Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, Agora, Pocket, 2003 (réed.)
LTI, la langue du IIIe Reich [1] montre le questionnement d’un chercheur sur son époque et sur l’outil même qui lui permet de penser, la langue. À partir de l’étude philologique de la langue allemande en usage sous le Troisième Reich et au lendemain de la Seconde guerre mondiale, V. Klemperer nous offre un témoignage et une réflexion exemplaire sur l’influence sociopsychique du langage. Témoignage à double titre : par les faits rapportés et étudiés et par la forme même de l’ouvrage. LTI s’articule sur la dialectique récursive entre implication et distanciation de l’auteur et illustre sa thèse centrale, à savoir la contamination des esprits par la langue : « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir » (p. 40).
Linguiste, philologue et philosophe allemand d’origine juive, V. Klemperer élabore ses « carnets » à partir du journal qu’il tient clandestinement entre 1933 et 1945. La préface de Sonia Combe précise la genèse et le destin de cette analyse publiée pour la première fois en 1947 en Allemagne. L’ouvrage structuré en trente-six chapitres est encadré par une introduction, qui évoque l’empoisonnement durable de la langue allemande et des modes de pensée par la « langue du nazisme » (p. 24), et un épilogue rappelant ses motivations de publication. Le sigle « LTI : Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich » est « d’abord un jeu parodique, puis […] un moyen de légitime défense » (p. 33) qui symbolise pour l’auteur le rôle de l’étude philologique comme gardien de sa liberté intérieure. Initialement attachée à la compréhension de l’influence d’Hitler, la démarche devient politique avec la publication des « carnets » : il s’agit de « mettre en évidence le poison de la LTI et de mettre en garde contre lui » (p. 41).
Etayant sa pensée sur des exemples concrets puisés à diverses sources (discours radiodiffusés, presse, ouvrages scientifiques, littéraires ou éducatifs, conversations…), V. Klemperer montre comment le totalitarisme s’insinue dans le langage courant et s’inscrit au plus intime de chacun par l’adoption mécanique et inconsciente de l’idéologie véhiculée par les mots, expressions et formes syntaxiques. Le philologue avance que le III Reich a forgé peu de mots, en a importé certains, mais qu’il a surtout modifié la valeur des mots et leur fréquence d’utilisation, faisant de la langue le moyen de propagation de l’antisémitisme racial et d’adhésion de la masse.
L’ouvrage relève différentes caractéristiques de la LTI, comme :
Langue d’un groupe social aux fondements fixés dans Mein Kampf en 1925, la LTI devient « langue d’un peuple » avec l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. V. Klemperer avance que la langue du nazisme contribue à la propagation de l’idéologie nazie par une rhétorique dont les phrases et symboles « obscurcissent l’intelligence » (p. 84) par l’appel aux sens et aux sentiments. Selon lui, Hitler obtient l’adhésion et la fidélité de la masse par un « matraquage idéologique toujours simpliste et identique » (p. 236) basé sur le mépris et l’épouvante. L’utilisation du substantif singulier « le Juif » et de l’adjectif « judéo » permet l’amalgame de tous les adversaires en un seul ennemi. La LTI nie l’individualité de l’être humain et provoque une intériorisation de la discrimination raciale et la généralisation de la peur.
La LTI est une maladie de la langue qui touche « tous les domaines de la vie privée et publique » (p. 45). Sa structure imprègne la langue parlée et écrite, ce que révèle l’évolution des modes d’expression – on peut ainsi relever l’apparition de combinaisons lexicales stéréotypées [2] et de termes couplant le mécanique et l’organique, comme « cellules d’entreprise [Betriebszellen] » (p. 61). Elle contamine la pensée de tous, opposants ou victimes du nazisme compris. V. Klemperer montre en particulier que « la doctrine raciale des nazis […] a fini par rendre les Juifs plus juifs » (p. 246) en créant une communauté de fait marquée par de nouvelles habitudes linguistiques. Il reconnaît lui-même être influencé en dépit de sa vigilance. Ses « carnets » illustrent son intériorisation progressive de la LTI et ainsi celle des distinctions raciales prônées par le régime nazi : on voit par exemple l’effacement progressif des guillemets autour des termes « aryen », « juif » et leurs dérivés. Cette intériorisation révèle l’impact du totalitarisme sur le psychisme, phénomène qui sera illustré dans d’autres ouvrages issus de cette période historique [3]. « Langue du vainqueur… on ne la parle pas impunément, on la respire autour de soi et on vit d’après elle » (p. 261) [4].
V. Klemperer insiste sur l’importance de considérer l’intention présidant au discours et s’intéresse à la fois au mot isolé et à son contexte pour comprendre la « pensée d’une époque […] où se niche celle de l’individu » (p. 199). Il nous donne ainsi la clef de lecture d’un chapitre qui peut laisser perplexe : le chapitre 23 intitulé « Quand deux êtres font la même chose… » (pp. 199-210). Il considère dans ce chapitre l’usage de termes techniques. Afin de comprendre leur effet, il postule l’importance d’analyser les intentions à l’œuvre derrière le lexique. Il avance alors que la LTI mécaniserait intentionnellement l’individu pour obtenir sa soumission aveugle, tandis qu’un vocabulaire similaire dans le discours bolchevique traduirait une volonté émancipatrice. La contextualisation historique de la publication permet d’éclairer l’hypothèse formulée par l’auteur : elle peut être comprise comme un mécanisme de défense pour donner du sens à son engagement dans la future République démocratique allemande en sacrifiant, consciemment ou non [5], sa lucidité. Au raisonnement logique paraît ici se substituer la logique sociale du chercheur. Mais si ce chapitre nous montre l’emprise des contingences sociales, il illustre également avec force la proposition avancée par le philologue selon laquelle « ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour » (p. 35). En effet, s’il montre sa réticence à voir dans le bolchevisme une doctrine totalitaire, il donne simultanément les clefs interprétatives qui permettent au lecteur d’interroger la langue qui l’environne, qu’elle soit langue de l’écrivain ou langue socialement dominante.
V. Klemperer évoque un autre antidote au pouvoir de la langue dominante : la diversité linguistique. Après le bombardement de Dresde qui lui permet d’échapper à la déportation, ses pas le mènent à travers l’Allemagne où il peut observer l’influence de la LTI. Il relève la contamination des sciences révélée par des publications qui usent abondamment de répétitions, références au sang, à la race et au sentimentalisme. Il s’interroge alors sur la « trahison envers la culture, la civilisation, toute l’humanité » (p. 341) commise par les intellectuels. Parallèlement, il constante l’antinazisme de paysans slaves chez qui il se réfugie un moment et postule que leur attachement à leur langue aurait agi comme « contrepoison » à la LTI (p. 347).
L’analyse de V. Klemperer « nous parvient comme un mode d’emploi critique de notre présent » (p. 373), selon les mots d’Alain Brossat dans la postface de l’ouvrage. LTI a une portée heuristique qui dépasse l’analyse des systèmes totalitaires. A l’heure de la mondialisation, du développement d’une « novlangue néolibérale » (Bihr) qui véhicule des concepts gestionnaires [6], et de la disparition de langues minoritaires [7], la réflexion de Victor Klemperer apparaît particulièrement pertinente pour interroger la société contemporaine prise dans un système non pas totalitaire mais « globalitaire » [8].
[1] Titre original : LTI – Notizbuch eines Philologen [1947], Leipzig, Reklam Verlag, 1975 (rééd.) ; traduction française par Elisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996.
[2] Par exemple la large mobilisation du mot « Volk [peuple] » : « on saupoudre tout d’une pincée de peuple : ’fête du peuple’, ’camarade du peuple’, ’communauté du peuple’ […] » (p. 58).
[3] Par exemple : C. Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2004 (élaboré à partir du recueil de rêves d’hommes et de femmes entre 1933 et 1939) et G. Orwell, 1984 [1950], Paris, Gallimard, Folio, 1996 (roman sur un régime totalitaire qui développe une langue spécifique pour appuyer sa doctrine, le Novlangue). Ces écrits montrent l’instillation de la suspicion et de la terreur qui visent « une démolition méthodique du Moi » (M. Lebovici, « Préface » in C. Berardt, op. cit., p. 30).
[4] Cette observation de la domination de la langue d’un groupe social sur un autre sera théorisée avec le concept de langue légitime (P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, Points, 2001).
[5] Le journal de V. Klemperer révèle qu’il a conscience de la convergence entre langues nazie et bolchevique dès 1945 (cf. J. Dewitte, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire, Paris, Michalon, 2007, p. 174). Mais il nie ou dénie cette convergence dans LTI, publié en 1947 dans la partie de l’Allemagne sous domination soviétique.
[6] Voir notamment : A. Bihr, La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Page deux, 2007, et M. Holborow, « Language, Ideology and Neoliberalism », in Journal Of Language And Politics, 6, 1, pp. 51-73, 2007.
[7] Voir notamment : D. Nettle et S. Romaine, Vanishing voices. The extinction of the world’s languages, New York, Oxford University Press, 2000.
[8] V. de Gaulejac, Travail. Les raisons de la colère, Paris, Le Seuil, 2011, p. 317.
Vandevelde-Rougale Agnès, « Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Victor-Klemperer-LTI-la-langue-du (Consulté le 11 octobre 2024).