La problématique posée par le « retour » aux enquêtés est indissociable de la question de la façon dont le sociologue s’engage dans la situation d’enquête, autrement dit des conditions de « l’aller ». Il faut, pour cela, s’interroger sur la nature de cette relation particulière nouée entre l’enquêteur, l’enquêté et ces « autres » auxquels ils sont liés. Le parti pris de ce texte est de considérer l’enquête sociologique comme un rapport d’échanges. Donner et recevoir y apparaissent comme les premières étapes d’une relation impliquant plusieurs acteurs contraints et obligés. Les conditions du don et de sa réception déterminent alors les possibilités de rendre. Cette étape dynamique n’est plus vraiment problématique si la relation est inscrite dans un rapport réflexif et que l’objet échangé circule, se transforme et produit du sens.
Mots-clés : Enquête, échange, Mauss, don, rendre
The issues raised by giving feed-back to the investigated are in direct relations with the way the sociologist has engaged in his field investigation in the first place, i.e. with the conditions of the « feed ». It is necessary to reflect on the relationship between the investigator and the investigated, as well as between each of them and the human environment they operate in. In this text, the author takes the deliberate bias of considering field investigation as an exchange. Here, giving and receiving are the first stages of relationships which bind and indebt. The conditions of the initial gift and reception will determine those of the eventual “giving back”, which is a dynamic process. If reflexivity is both instrumental and consubstantial to these relationships, if the object of the exchange is allowed to circulate, to transform itself, as well as to produce meaning, then the giving back is not a problem.
Key-words : Field investigation, exchange, Mauss, gift, giving back
« Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. »
Marcel Mauss [1]
L’apprentissage de l’enquête sociologique tel qu’il est réalisé dans nos universités fait totalement l’impasse sur la question d’un éventuel « retour aux enquêtés » [2], mais cette impasse relève sans doute moins d’un oubli que d’une posture particulière. Ainsi présentée, la question du « retour », quand elle se pose, surgit à la fin d’une enquête comme une épreuve supplémentaire qui n’apporte pas grand-chose. Au mieux, elle est considérée comme une valorisation des résultats sous la forme d’une vulgarisation à destination des profanes. Le point de vue que je voudrais défendre ici est différent, il part du principe que l’enquête sociologique gagne à être pensée et réalisée sur la base d’un échange à l’occasion duquel les relations entre l’enquêteur et les enquêtés prennent la forme de dons et de contre-dons permettant de rendre vivants les résultats produits. Cela signifie aussi que le « retour » ne peut pas se penser en dehors de « l’aller », c’est-à-dire de la posture adoptée en entrant sur le terrain et lors de cette relation sociale exceptionnelle produite par la situation d’enquête sociologique. Cette posture, qui est peut-être adoptée par un certain nombre de sociologues, est cependant rarement explicite, dans la mesure où l’apprentissage de la sociologie passe sous silence les liens établis entre le sociologue et ses interlocuteurs.
L’enquête sociologique, entrainant des contacts directs avec des acteurs sur le terrain, qu’il s’agisse d’observations, d’entretiens, et même de passation de questionnaires, engage les personnes sollicitées dans un rapport social différent de ceux de la vie courante, mais qui ne peut pour autant être considéré comme fictif. L’enquête sociologique est une situation d’interaction sociale à l’instar toutes les situations d’interaction entre des personnes, entretenant des différences mais aussi des points communs entre elles, et amenées à combiner avec leurs obligations réciproques. La nature de ce rapport social particulier ne peut pas non plus être saisie à travers sa proximité avec l’enquête policière ou sociale, dans son aspect formel et sa catégorisation lexicale [3]. Il s’agit néanmoins d’un rapport marqué par une inégalité de position, où le sociologue semble le seul à détenir une relative maîtrise du déroulé les évènements.
Dans ce contexte, penser la relation d’enquête sociologique comme un échange n’est pas une figure de style, c’est une façon de travailler et de penser la fonction sociale du sociologue. C’est aussi une manière d’enrichir constamment ses matériaux et de les soumettre à l’épreuve du terrain. Il ne s’agit pas, évidemment, de faire valider en direct nos travaux par les acteurs, mais d’en éprouver la solidité à travers les débats qu’ils suscitent, directement ou indirectement. Cette posture peut être explicitée à partir du principe fondamental de l’échange, dont le modèle d’analyse proposé par Marcel Mauss fournit une trame réflexive. Il nous donne l’occasion de nous questionner sur les protagonistes de l’échange, qui n’apparaît pas dual, mais triangulaire et de s’interroger sur ce que chacun est en mesure de donner et de recevoir des autres. Ensuite, il permet de se demander ce qui circule au moment du fameux « retour », c’est-à-dire au moment de « rendre ». Le résultat de l’enquête peut-il circuler entre les parties et y gagne-t-il ou au contraire, risque-t-il d’y perdre ses qualités scientifiques ?
Ces réflexions sont très largement inspirées de mon expérience de sociologue, c’est-à-dire de tâtonnements, d’interrogations, de difficultés à me situer, sur des terrains différents, prise dans des formes de relations très diverses, comme étudiante, comme chargée d’études puis, depuis quinze ans, comme chercheur. Cette expérience m’a conduite à réaliser des travaux d’études sur contrat et des recherches académiques, sociologiques ou pluridisciplinaires, parfois en collaboration directe avec les acteurs du terrain. Très souvent, dans des contextes différents et sur des sujets plus ou moins « chauds », j’ai échangé sur mes résultats au-delà des milieux de la recherche, dans des contextes parfois difficiles mais toujours féconds. De ce point de vue, mes premières années professionnelles furent douloureuses, car je ne savais pas comment me situer, comment négocier, comment susciter un dialogue avec mes interlocuteurs. J’ai appris sur le tas et les questions posées aujourd’hui par les jeunes chercheurs me confortent dans la conviction qu’il est possible de proposer un modèle dynamique de réalisation des enquêtes de terrain. J’illustrerai mes propos d’exemples tirés de mes expériences personnelles, à divers moments de ma vie professionnelle et forgeant une trajectoire d’apprentissage sur le terrain, du métier de sociologue.
L’enquêteur et l’enquêté n’ont parfois aucune raison objective de se rencontrer, ils n’ont pas nécessairement d’intérêt commun et leurs situations leur sont souvent étrangères. En fait, si enquêteur et enquêté vont s’échanger quelques biens symboliques au cours de l’enquête de terrain, ils ne sont mus l’un et l’autre par aucun rapport direct : ce qui les fait agir est tiers, il est extérieur mais il est prodigieusement agissant. Il convient donc au préalable d’étudier ce rapport très particulier qui se noue entre l’enquêteur, l’enquêté et ces « autres ».
L’enquêteur et l’enquêté
L’échange sociologique se place sur le registre d’un échange non marchand et ne donne, en principe, lieu à aucune rétribution financière. Nous ne sommes pas dans le cas d’un contrat établi entre deux personnes ni entre deux institutions, même si parfois ce contrat existe sous une forme détournée, par exemple lorsque l’institution à laquelle appartient l’enquêté est partie prenante de la commande d’étude. Mais même dans ce cas, ce qui se passe au moment d’un entretien par exemple, n’a jamais vraiment été formalisé entre ces deux personnes présentes, tenues par aucune obligation légale, du moins en France.
Nous sommes plutôt sur le registre d’une forme de contrat moral dont les termes sont tus, ou assez peu explicites. En particulier, l’enquêté ne dit pas toujours ce qui l’amène à accepter de participer à l’enquête et l’enquêteur n’est pas toujours non plus très précis sur l’objet de sa recherche. Ainsi, ces acteurs se rencontrent sur la base d’un intérêt réciproque implicite, où le sociologue tient un rôle dominant, y compris s’il a le sentiment, comme le dit Bourdieu, d’appartenir à une « fraction (dominée) de la classe dominante » [4]. En effet, le rapport entre enquêteur et enquêté est toujours un rapport en faveur de l’enquêteur parce qu’il détient cet ultime pouvoir d’effacer la parole de l’autre de son corpus d’enquête.
Comme le sociologue est celui qui demande, il pourrait apparaître fragilisé par cette dette. Certains jeunes chercheurs en ressentent de la culpabilité et il serait intéressant de travailler cette question avec eux à ce moment-là, plutôt que d’en faire un déni généralisé. Car si cette culpabilité n’a aucun intérêt, la reconnaissance de la dette en a un. Celle-ci en effet oblige à se poser la question de ce que l’enquêteur donne et reçoit, et non simplement de ce qu’il prend. Or qu’est-ce que l’enquêteur a à donner ? Indirectement, Durkheim propose une forme de réponse dans Les règles de la méthode sociologique, lorsqu’il nous incite à abandonner nos prénotions. Autrement dit, le sociologue donne parce ce qu’il abandonne son jugement d’acteur, ou du moins il accepte l’idée de le mettre en jeu. Il prend le risque de perdre le pouvoir sur son jugement : étymologiquement, abandonner signifie céder le pouvoir. En entrant sur son terrain, le sociologue s’engage personnellement dans la relation, en tant que professionnel, mais aussi comme personne, avec ses convictions, ses représentations, ses croyances et ses désirs. Si le sociologue n’a pas conscience de les mettre en jeu et refuse l’idée qu’ils puissent être contrariés, déçus, voire retournés et invalidés par ce qu’il va découvrir, il réduit son champ de réception.
Etudiante en sociologie, j’arrive dans un club de retraités où je compte faire de l’observation participante. Les premiers moments sont rudes, les femmes me regardent de travers, elles sont volontiers agressives, me font des réflexions curieuses du genre : « jeunes ou vieux, on finira tous dans le trou », me font remarquer je serai aussi moche qu’elles plus tard, me battent à la belote, se moquent de mes maladresses en broderie. Progressivement, je comprends qu’elles me disent quelque chose : ma jeunesse les dérange, elle déstabilise leur univers où l’âge n’a plus de prise. Je comprends alors ce qui se passe et progressivement ne vois plus un « club de vieux » mais une micro-société bien vivante et active. En oubliant ma peur de vieillir j’ai donné du sens à mon mémoire et gagné un peu d’humanité, celle-là qu’elles voulaient que je leur reconnaisse. J’ai fait « comme » elles et elles m’ont accepté, ce qu’elles m’ont donné à voir, je n’aurais pas pu leur prendre, il fallait d’abord que j’abdique de ma jeunesse.
Qui est donc l’enquêteur pour l’enquêté ? Il n’est pas une figure abstraite, puisque nous l’incarnons, le faisons vivre, lui prêtons notre corps, notre voix, nos réactions aussi. L’enquêteur n’est jamais totalement nous mais il est aussi nous et nous ne pouvons faire l’impasse sur cette subjectivité-là, à laquelle les enquêtés sont toujours sensibles. Qu’elle s’exprime par de l’empathie ou de l’antipathie, elle est à l’œuvre dans le recueil des données et doit faire partie intégrante de l’analyse. Or l’usage que fait un sociologue de ses sentiments et ressentis est rarement abordé dans les comptes-rendus d’enquête et cela mériterait en soi une réflexion, en particulier lorsque nous enquêtons sur des terrains dits difficiles [5]. Cette subjectivité conditionne aussi la possibilité d’un retour, car il existe des liens étroits entre ce qui se passe au moment de l’échange et la façon dont nous sommes en mesure d’en restituer l’usage que nous en faisons ensuite.
Enfin, et parce que cette situation pose de façon directe la question du « retour », la relation entre l’enquêteur et l’enquêté est aussi fortement dépendante des rôles endossés par chacun et/ou attribués à l’autre. Car derrière les protagonistes de l’échange, il y a « les autres », invisibles sur le terrain mais actifs dans la relation.
L’enquêteur et « les autres »
Nous ne réalisons jamais une enquête que pour nous-mêmes et nous ne sommes en principe pas les seuls à en connaître les résultats. La finalité d’une enquête est d’être rapportée, lue, voire utilisée par d’autres. A l’université, les étudiants réalisent des travaux dont ils rendent les résultats à leurs professeurs d’abord, puis aux membres du jury de leur thèse, qui ont pour mission d’en évaluer la qualité [6]. Ensuite, s’ils deviennent chercheurs, c’est à l’ensemble de la communauté scientifique que les résultats sont restitués et c’est elle qui en jugera la pertinence. Cette façon d’inscrire l’enquête sociologique dans un rapport exclusif aux normes académiques et à minimiser les autres systèmes de relations dans lesquels elle s’insère pourtant de fait, sur le terrain, tend à placer le chercheur dans un espace social à part, celui de l’expert imposant ses connaissances sur et à ceux-là même qu’il étudie. « Les autres » de l’enquêteur sont d’abord, en France du moins et dans un système universitaire qui privilégie la production de travaux à destination académique, ceux dont il dépend professionnellement : maîtres, directeurs scientifiques, pairs.
L’échange sociologique n’est jamais un échange à deux, mais toujours à beaucoup plus que cela. On pourrait même dire qu’il s’agit d’une relation triangulaire en partie masquée, puisque ceux pour qui le sociologue enquête n’apparaissent pas explicitement au moment de l’échange. Il travaille sur un matériau qu’il va chercher chez ceux qui ne l’évalueront pas et qui n’ont en principe aucun pouvoir direct sur lui. Autrement dit, si l’enquêteur ne doit apparemment rien à l’enquêté, il doit quelque chose à de nombreux « autres ». Mais de quelle nature est cette dette-là ?
La formation universitaire du sociologue le prépare mal à réaliser des recherches financées par contrats avec des organismes privés ou publics. Très vite, les contraintes des financeurs heurtent les normes académiques. Pensées de façons contradictoires, elles apparaissent sous la forme d’un conflit difficilement négociable. Il est pourtant souvent possible de négocier les conditions d’une enquête, si l’on est clair avec les limites que l’on se donne, c’est-à-dire sur le sens même des normes académiques garantissant la qualité de notre travail.
Pour cela, il faut pouvoir les interroger et éventuellement les remettre en question. Cela ne signifie pas que la rigueur scientifique ne prime pas, au contraire, cela implique qu’elle prenne sens dans une situation particulière. Car les normes scientifiques n’ont d’intérêt que lorsqu’elles permettent de renouveler les connaissances, pas lorsqu’elles entravent la liberté créative du chercheur. Si nous portons sur nous-mêmes un regard sociologique, nous constatons que l’adhésion à ces normes ne les affaiblit pas pour autant, bien au contraire.
Dans une situation d’échange, tout se négocie, dès le départ, quel que soit le commanditaire, le terrain ou le destinataire de l’enquête. Cette négociation est déterminante pour préparer les conditions dans lesquelles les résultats de l’enquête pourront ou non circuler. La meilleure façon de le faire est sans doute de travailler au plus près des acteurs du terrain, lorsque c’est possible et de leur donner les moyens d’évoluer sur leurs propres questions.
C’est la capacité à négocier en amont qui rend possible la réalisation d’un travail et la circulation de ses résultats en aval. Si les conditions sont réunies, le sociologue peut élaborer, avec les enquêtés, une connaissance critique de leurs actions dont le résultat est souvent riche et fécond, y compris et surtout, pour ses propres résultats.
En travaillant dans un centre associé au Céreq, j’ai mené un certain nombre d’enquêtes en lien direct avec des acteurs du terrain, dont les questions étaient souvent floues mais qui étaient de vraies questions. C’est d’ailleurs le premier exercice à faire devant une demande d’étude : les questions des commanditaires sont-elles vraiment des questions ? Ce qui se voit concrètement à travers leur façon de nous les poser qui peut se dire ainsi : « nous ne comprenons pas pourquoi… » ou ainsi : « nous avons la solution, trouvez-nous la question » [7]. Dans le premier cas, tout est possible, dans le second, pas grand-chose…
Lorsque la question est bien réelle, j’ai souvent fonctionné sur la base de groupes de travail permettant à mes interlocuteurs de s’approprier les questions progressivement et ainsi de trouver celles qui leur permettent (et à nous aussi) d’avancer. Ces situations nous apprennent beaucoup car là où les acteurs « bloquent », le sens est à l’œuvre.
Dans ces situations, j’ai constaté que le « retour » ne posait plus aucun problème car le travail s’est fait avant, mes interlocuteurs ont modifié (un peu au moins) leur façon de penser la question. Au mieux, ils ont parfois été de bien meilleurs intermédiaires pour rendre compte de nos travaux que nous ne l’étions nous-mêmes.
Pour qui travaillons-nous ? Quelles sont les règles à partir desquelles nous devons réaliser notre travail d’enquête et à qui devons-nous rendre compte de ce travail ? Ces questions méritent d’être posées au sociologue dans les termes mêmes que nous utilisons pour interroger le travail des autres. Cette posture oblige à prendre conscience que, derrière chaque protagoniste, il y a des collectifs, des communautés qui échangent, guident notre conduite et nous identifient [8]. Alors que la communauté sociologique bénéficie, in fine, de l’accès à un terrain et de quelques uns de ses secrets, la communauté de l’enquêté se dévoile à d’autres. Cette inégalité des positions est rendue possible par la seule légitimité sociale du sociologue à enquêter, c’est cette identité professionnelle qui nous ouvre les portes et nous permet d’accéder à des mondes sociaux plus ou moins bien cachés. Méfions-nous de ne pas nous comporter comme ces experts dont nous dévoilons souvent, à juste titre, leur tendance à énoncer des discours audibles à leur seule communauté en contribuant à la confiscation des débats publics et de la confrontation des idées [9].
L’enquêté et « les autres »
Au nom de qui un enquêté s’adresse-t-il au sociologue ? Certes, la consigne est en général de lui demander de nous parler en son nom propre, y compris s’il entre en contradiction avec l’institution dont il dépend ou du groupe auquel il est rattaché. C’est d’ailleurs en vertu de ces liens qu’il est sollicité. Mais cette parole « en son nom » est toujours une illusion [10]. Il est plus opportun de considérer les discours recueillis comme des récits, mis en forme dans le contexte particulier de l’entretien, adaptés au personnage de l’enquêteur et aux attentes qui lui sont attribuées. Dans ce sens, l’enquêté parle toujours d’un autre que lui, voire de plusieurs autres, soit en s’en distinguant explicitement, soit en indiquant sa conformité à un comportement qu’il considère normal. Ses mensonges mêmes nous disent sa vérité, ce qu’il nous livre doit être reçu comme un bien de la communauté sur laquelle nous investiguons.
L’enquêté n’ayant aucune prise sur l’usage de son don, les raisons de celui-ci restent mystérieuses. Sans doute le caractère éphémère de la relation d’enquête permet-il en partie de l’expliquer, puisque cette confidence ne viendra pas perturber une relation interpersonnelle de long terme. L’inavouable s’avoue plus facilement à l’étranger qu’à son ami, l’indicible est plus prononçable lorsque l’affection n’y est pas mêlée. Qu’il lui attribue le rôle de « porte-parole », de confident ou d’examinateur, la place à laquelle nous met notre interlocuteur n’est décelable (quand elle l’est, ce qui est toujours mieux), qu’au cours, voire après la relation elle-même. Nous avons pourtant intérêt à y prêter attention, car l’enquêté s’adresse à cet autre et lui livre sa vérité.
Je dois faire un entretien avec une jeune femme ayant fait quelques années auparavant des études de Langues étrangères appliquées à l’université, dans le cadre d’une enquête sur l’insertion des étudiants. Elle habite en cité HLM mais son appartement est agencé à l’intérieur comme un appartement plutôt bourgeois, étudié façon « revue de déco ». Lorsque je lui demande l’autorisation d’enregistrer l’entretien, elle refuse catégoriquement et aucun argument ne la fait plier. Elle me fait part de son amertume envers l’université, je sens la tension monter chez elle, comme si j’incarnais l’institution. Je n’insiste pas et accepte ses conditions : c’est elle, cette fois, qui « a le pouvoir » puisque c’est moi, « représentante » de l’université, qui vient lui demander quelque chose. Je range donc mon matériel et nous commençons. Elle me raconte son parcours : troisième fille d’une famille arrivée du Portugal dont le père est venu travailler dans le bâtiment, première bachelière de la famille, elle entre en LEA en portant les espoirs déçus de ses aînées qui font pression sur ses parents pour qu’ils la laissent s’inscrire à l’université. Elle arrête après un échec en maîtrise, ne trouve pas d’emploi tout de suite dans sa branche et, pressée de travailler, entre dans une banque au guichet, le poste le plus bas. Elle a honte et ne dit pas qu’elle vient de l’université jusqu’au jour où, demandant à ne plus être en contact avec la clientèle, elle s’entend proposer le… « poste marqué d’échec ». Je n’en crois pas mes oreilles, je lui fais répéter et elle confirme : « oui, le poste marqué d’échec, c’est comme ça qu’on l’appelle ». Elle me raconte qu’à ce moment-là elle s’est mise en colère et a dit qu’elle n’avait pas fait une licence pour se retrouver là. Sa chef est étonnée : « vous avez été à l’université, vous ? » A la suite de cet épisode, elle s’est inscrite aux concours internes et a décidé de gravir les échelons de son établissement. Et je comprends, à la fin, que le poste qui a tout déclenché consistait à « marquer des chèques ». Jamais une telle confusion auditive n’avait duré aussi longtemps dans un entretien.
Je crois que cette information livrée de manière aussi brute ne pouvait pas l’être à un magnétophone perçu comme un outil d’interrogatoire, voire d’examen. En acceptant de le faire disparaître, j’acceptais aussi de recevoir ce qu’elle avait à dire à cette institution universitaire sur qui elle brûlait d’avoir sa revanche.
Toutes ces situations placent l’enquêteur dans une position de miroir, mais d’un miroir dont il ne maîtrise pas toujours les reflets ni les déformations. Pris à partie de cette « réflexion » de l’autre il peut, s’il se saisit de ce qui passe par lui, entendre au-delà du discours explicite ce que son interlocuteur adresse, par son intermédiaire, à d’autres que lui. Le sociologue devient ainsi la part socialement manquante de l’enquêté, à partir de laquelle il produit ce discours si particulier à l’entretien sociologique.
Les éléments constitutifs du rapport d’échange noué dans l’enquête sociologique, et tout particulièrement, des subtilités de ce qui se donne et de ce qui se reçoit, permettent de comprendre comment cette relation exceptionnelle produit des matériaux exceptionnels. Toute la difficulté de la restitution porte sur cette spécificité de l’esprit de l’échange sociologique, celui qui donne du sens aux résultats de nos recherches.
Le hau de l’échange sociologique
Nous ne savons jamais, en commençant une enquête, ou celle-ci nous mènera. Nous ne pouvons pas non plus prédire l’usage qui sera fait des matériaux avant de les avoir récoltés et analysés. Dans ces circonstances, tout le monde semble avancer un peu à l’aveugle. Certains enquêtés ne demandent pas ce qui sera fait de l’enquête, mais cela ne signifient pas qu’ils ne se posent pas la question, ils ne nous la posent pas, c’est différent [11]. D’autres au contraire vont chercher à en savoir plus, et il s’agit en général de personnes occupant des positions sociales et/ou un capital scolaire plus élevés. En outre, la diffusion de nos travaux sur le Net en rend aujourd’hui la confidentialité impossible, car si l’accès à nos résultats n’est pas aisée pour tous, il n’est plus impossible et nous ne pouvons ignorer ce qui circule « sur la toile » [12].
Il n’est pas toujours agréable, tant à titre individuel qu’à titre collectif, de se retrouver dans une enquête sociologique, c’est même une expérience plutôt déroutante et susceptible d’être narcissiquement blessante [13]. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il y a une forme d’imposture dans ce type d’enquête car si les enquêtés sont parfois très heureux de participer à notre travail, nous ne sommes pas toujours sûrs qu’ils s’expriment « en connaissance de cause ». Confrontés à nos résultats, les enquêtés en général se reconnaissent, mais ils éprouvent en même temps un sentiment d’étrangeté qui les fait douter. Cela n’est pas important, l’essentiel n’est pas que les enquêtés se « retrouvent » ou non dans ce qu’ils lisent ou entendent, ni qu’ils soient d’accord ou non, mais que l’analyse produite soit en mesure d’apporter un surcroît de sens au monde dans lequel ils vivent et sur lequel porte l’enquête. Ce surcroît de sens est ce que nous pourrions appeler, en référence à l’analyse de Mauss, le hau de l’enquête sociologique : ce qui sera rendu, c’est-à-dire redonné et accepté en retour, ce qui est mis en circulation et dont nous ne maîtrisons pas nécessairement les effets.
Nous sommes en 2001. Je vais avec des collègues rendre compte de nos travaux sur les effets de la réforme des études médicales de 1982 [14], auprès d’une assemblée de médecins réunis par un conseil l’Ordre d’une des régions étudiées. Nous sommes curieux de savoir ce que ce retour pourra donner car nous avons le sentiment que nos résultats devraient déclencher des débats. Par ailleurs, je sais que dans l’auditoire, il y a un de nos enquêtés, celui-ci a même fait l’objet d’une étude individuelle et il a sans doute lu notre rapport, qui a circulé. Nous présentons donc nos travaux et lançons la discussion. Peine perdue : personne ou presque ne réagit. Seul « l’interviewé » me prend à part à la fin pour me dire qu’il s’est reconnu et qu’il n’a sûrement pas dit ce qui est retranscrit. Nous blaguons et je le rassure : si, il l’a dit, mais personne ne peut savoir que c’est lui et je lui apporte les preuves que son anonymat est garanti. Il est rassuré mais nous sommes déçues, la rencontre a été plutôt plate.
Ces dernières années, J’ai été très souvent sollicitée pour intervenir sur ces mêmes travaux et les suivants, par des médecins, syndicats, conseils de l’Ordre, universitaires, juniors et seniors, hommes et femmes. Leurs questions sont aujourd’hui nombreuses, sur des sujets dont, quelques années plus tôt, ils refusaient de discuter : je peux questionner le modèle libéral de la médecine, comparer les revenus des médecins à ceux des autres professions, parler de la féminisation autrement que comme un fléau. Ils réagissent comme s’il y avait urgence : ils découvrent des faits qui pourtant étaient sous leurs yeux depuis longtemps, ils veulent entendre parler d’eux, eux qui, il y a si peu de temps, semblaient seuls légitimes pour étudier leur profession et certains vont même jusqu’à me demander « quoi faire »… Au-delà de l’anecdote, ce revirement permet au sociologue de prendre la mesure de l’isolement dans lequel la profession médicale produit un discours sur elle-même et se donne finalement des moyens dérisoires d’agir sur ses propres évolutions structurelles. Cela montre aussi que l’accueil fait à nos résultats ne dépend pas que de nous, mais il nous renseigne sur les conditions dans lesquelles les groupes observés sont en mesure de s’interroger sur eux-mêmes, avec quels mots, quelles priorités, et dans quels contextes.
Le propre de l’échange est de permettre la circulation d’un objet qui se transforme en passant des uns aux autres. Cela peut prendre du temps ou se faire dans le conflit, qu’importe. L’important à mes yeux est de pouvoir continuer à alimenter ses résultats, à les confronter à différents intervenants, à susciter des réactions qui viennent toujours un peu modifier les choses et apporter des compléments d’information. Il n’y a pas que nous qui transformons nos matériaux, nos interlocuteurs y prennent leur part et l’on aboutit ainsi à une forme de coproduction de données beaucoup plus adaptées à la réflexion collective que nos articles de recherche. L’échange sociologique permet d’aller vers cette production de sens, en faisant circuler ce que l’on pourrait appeler le « hau » de l’enquête, l’esprit du terrain dont nous tirons nos résultats. En réfléchissant à la relation d’enquête sous cet angle, nous introduisons une obligation à notre travail, non seulement à l’égard de notre communauté, mais aussi à l’égard des enquêtés, y compris si ceux-ci ne seront jamais destinataires d’un quelconque retour en direct. De ce point de vue, l’analyse intègre comme objectif l’enrichissement d’un échange à partir des matériaux recueillis. Si le sociologue est un « porte-parole » ce ne peut être que dans le sens où il transporte et se charge de la parole de l’autre. Ce faisant il s’engage, dès lors qu’il la reçoit, dans cette parole et contribue à la transformer pour en faire un véhicule d’idées, de réflexions, d’analyses et de critiques. Ce qui fait la valeur d’une restitution de matériaux recueillis sur le terrain n’est donc pas sa fidélité, au sens strict, au message envoyé par les acteurs, mais sa capacité à provoquer à nouveau d’autres échanges, à ouvrir des débats, à entretenir aussi la controverse.
Rendre, pour ne pas s’arrêter là
Cette façon de penser l’action de rendre a plusieurs implications dans l’enquête sociologique. Le « retour aux enquêtés » ne concerne pas nécessairement ceux-là même qui se sont livrés à nous, et la nature de ce retour n’est pas forcément l’analyse brute des matériaux recueillis. Surtout, ce moment de l’enquête sociologique ne permet pas de clore, mais de poursuivre le travail. Toute confrontation nouvelle avec des acteurs des terrains enquêtés fait bouger les résultats, ouvre de nouvelles pistes, réinterroge certaines hypothèses, nous alerte sur des zones d’ombres, nous conduit à rectifier certaines interprétations un peu rapides etc. Ce que l’on fait de cette étape est pourtant totalement passé sous silence par la communauté scientifique [15], on n’apprend pas aux étudiants à tirer parti de ce moment, il fait peur et on les incite à tout faire pour l’éviter. Le pire est sans doute la dévalorisation dont il est l’objet, rangé du côté de la vulgarisation, ce qui n’est pas sans irone : tirant nos matériaux du vulgaire, ceux-ci, à son adresse, sont (re)vulgarisés, tandis qu’adressés à la communauté scientifique, ils sont valorisés. Comme si notre travail anoblissait le vulgaire. Pourtant, le « rendre » est une évidence pour qui ne se fait pas propriétaire des données recueillies, mais plutôt transporteur de sens. Ce que nous récoltons sur le terrain ne nous appartient pas, c’est le fruit d’une succession de dons dans lesquels nous nous sommes placés à un moment donné afin d’en saisir la dynamique et qu’il nous faut remettre dans le circuit pour en faire vivre l’interprétation. C’est aussi une façon de se faire sociologue de notre production sociologique, en prenant le risque d’en observer les effets, y compris lorsqu’ils sont problématiques. Comme les indiens étudiés par Mauss étaient arrêtés dans leur vie d’homme s’ils ne pouvaient pas rendre ce qu’ils avaient reçu, le sociologue n’est-il pas stoppé dans son action s’il est incapable d’échanger sur ses résultats ? Pourquoi en a-t-il si peur ? La question mérite, une fois encore, d’être traitée en amont de ce moment dit de restitution. En effet, la qualité de l’échange avec l’enquêté, qui commence au recueil des matériaux mais se poursuit aussi durant toute leur exploitation, détermine ce moment-là. L’idée même d’avoir à présenter un jour devant ces mêmes personnes notre analyse (que cela se fasse ou non) nous oblige constamment à réfléchir à l’exactitude de celle-ci, à faire preuve de rigueur, à ne pas distordre nos matériaux, à prendre en compte jusqu’au bout (ou du moins aussi loin que possible) l’ensemble des propos tenus. C’est une posture a priori et si elle est tenue, la réaction des enquêtés n’est plus à craindre, ils peuvent être fâchés ou déçus, mais ils ne devraient pas être blessés [16]. L’observation de cette réception et de la nouvelle dynamique d’échange qu’elle déclenche constitue parfois le véritable point d’achèvement (toujours provisoire cependant) d’une recherche de terrain.
Je suis invitée, avec ma collègue, à intervenir au sein d’un groupe de réflexion éthique d’un service d’oncologie pédiatrique d’un hôpital parisien. Nous devons parler de l’étude que nous avons menée ensemble auprès de jeunes adultes ayant été traités pour un cancer dans leur enfance ou adolescence, et traitant des effets paradoxaux de la guérison [17]. Le groupe est formé d’une vingtaine de personnes, directement concernées : professionnels de santé et parents d’enfants ayant été atteints d’un cancer, dont la plupart sont décédés. La tâche est compliquée : évoquer la guérison et les conditions difficiles d’existence de ces jeunes adultes devant des parents qui n’ont pas vu leur enfant grandir nous paraît violent. Mais les échanges que nous avons eus avec d’autres acteurs nous ont appris que ce qui leur manque le plus, c’est la parole. Il faut donc faire confiance à ceux qui nous ont invitées et connaissent nos travaux.
Cette expérience fut certainement la plus intense que j’ai connue dans ma carrière de chercheur. Ce que nous avons dit a déclenché des réactions de la part de parents (minoritaires) dont l’enfant était guéri et qui n’osaient pas s’exprimer. D’autres parents se sont montrés très concernés et nous ont fait comprendre que leur expérience n’était pas aussi éloignée de celles que nous rapportions, ce à quoi nous ne nous attendions pas. J’ai, pour ma part, commencé à partir de là à penser autrement certaines questions restées sans réponses à l’issue de notre travail ; une énigme commençait à s’éclaircir grâce à nos échanges. J’ai réalisé aussi (une fois de plus !) que les craintes que nous éprouvions à ce « retour » étaient les nôtres et que ceux à qui nous nous adressions étaient plus avancés que nous sur cette question…Ces moments de l’enquête sont souvent les plus émouvants, amusants ou éprouvants, selon le thème et les conditions des débats : il se passe toujours quelque chose d’imprévisible qui nous surprend et nous fait entrevoir de nouvelles questions. Mais le sociologue peut aussi être pris en défaut, il doit pouvoir se remettre en question et affûter ses arguments et ses démonstrations. Rien n’est indicible sur l’autre si, dans ce que nous écrivons de cet autre, nous lui laissons cet espace d’inconnu dans lequel il peut continuer à se dire. Le dévoilement de formes plus ou moins cachées de domination ou d’inégalités, la remise en question de certaines rationalités légitimes ou d’explications « évidentes », peut paraître provoquant mais est toujours défendable dans le cadre d’un débat. En revanche, l’absence de place pour ce débat est problématique, tout comme l’écriture sociologique fermée, celle qui n’est produite que pour elle-même et « fait parler » plus qu’elle ne « laisse parler ».
Le sociologue est-il l’obligé de ceux qu’il enquête ? Cette question est rarement posée, il faut le reconnaître, dans les facultés de sociologie où le rapport au terrain est quasiment neutralisé par la doxa académique. Pourtant, elle mérite d’être soulevée dans sa dimension anthropologique, puisque l’acte d’enquête sociologique participe à la vie sociale. La nature de cet acte, ce que les acteurs en font, comment ils le perçoivent, le racontent ou en usent, voire en détournent l’usage, mérite interrogation. Nous retiendrons de ces réflexions trois pistes qu’il faudrait creuser. La première est la nécessité de ne pas penser le « retour » sans interroger « l’aller ». En effet, le problème ne se pose pas en fin d’enquête, il met en cause directement la nature de la relation nouée entre l’enquêteur, l’enquêté et ces autres si présents entre eux. Peut-on inscrire cette relation au registre des rapports d’échanges sociaux ? Ne pas le faire serait déroger à nos propres obligations de sociologue. Le faire nous met en scène, nous place dans la posture de l’enquêteur enquêté, situation dont nous ne savons que trop l’inconfort. Ainsi, si nous considérons que la situation d’enquête est un rapport d’échanges sociaux, non marchands mais fortement symboliques, il nous faut en saisir les règles dès le départ. Dans le cas contraire, comment déterminer la nature de cette relation ? Car s’il ne s’agit pas d’un échange, il relève d’un registre beaucoup moins pacifique où s’exerce la violence symbolique propre aux rapports de domination. La seconde piste est l’implication de la personne du sociologue dans l’analyse sociologique. Méfions-nous du refuge scientifique pour clamer notre objectivité et nous dédouaner de toute explication sur notre propre posture. Cette position est intenable sur le long terme, d’abord à titre personnel, car à un moment ou à un autre, nous sommes inévitablement renvoyés à notre propre façon d’entendre, de penser, de ressentir et donc, de vivre. Il n’est possible d’accepter d’être le véhicule d’un « esprit de la chose » qu’en s’impliquant dans cette chose. Cette dimension de la pratique sociologique mériterait un vrai débat. Enfin, il faut soulever ici un problème fondamental posé autant à la sociologie qu’à l’ensemble des disciplines scientifiques, qui est la fonction sociale de l’expert. L’enjeu est majeur, surtout dans un champ de la connaissance susceptible, peut-être plus qu’un autre, de nourrir le débat social et politique. La circulation du hau, nous rappelle Mauss, est ce qui permet à celui qui en a été le véhicule de continuer à vivre en homme et à conserver des relations sociales avec les membres de sa communauté. Dans ce sens, « rendre » peut être pour le sociologue une façon de reconnaître son humanité et de conserver sa place au sein de la société qu’il étudie.
[1] M. Mauss, Essai sur le Don, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, 1980[1950], p. 159.
[2] Merci à Fabienne Le Roy, Cédric Le Bodic et les rédacteurs de la revue pour leur lecture attentive et leurs conseils avisés.
[3] Une analogie repérée par Stéphane Beaud et Florence Weber dans leur Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.
[4] P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, p. 70.
[5] Il est fréquent, sur le terrain de la santé, de rencontrer des situations qui nous touchent directement, déclenchant des émotions difficilement maîtrisables. Faut-il alors faire « comme si » celles-ci n’avaient pas eu lieu ou, au contraire, les inclure dans l’analyse ? A l’issue de ma propre expérience, il me semble que la première solution n’est pas tenable et en outre, oblige à faire l’impasse sur le sens de ce qui se joue à ce moment-là. Le fait qu’une situation observée ou racontée nous renvoie directement à notre propre histoire et donc à des émotions parfois fortes nous conduit, non pas à moins ou mieux entendre ce qui se dit, mais très certainement à l’entendre autrement, c’est-à-dire à caractériser la façon dont il nous est désormais possible de nous en saisir. Cela permet de dévoiler la part subjective de l’analyse sociologique, innomée la plupart du temps, mais qui pourrait renvoyer, dans des conditions différentes, à ce que les psychanalystes nomment le « contre-transfert ».
[6] La plupart des manuels d’enquête se positionnent d’ailleurs très clairement sur cette ligne : c’est pour la communauté universitaire que se réalise une enquête de terrain, elle doit obéir à des exigences repérées comme « scientifiques » et répondre à certaines normes académiques.
[7] A.-C. Dubernet, « Entre chercheurs et décideurs : qui évalue qui ? » dans : Évaluation des aides publiques à l’insertion et à la réinsertion - journée d’études du Céreq et du réseau des centres associés, D.Demazière et É.Verdier (eds) - Céreq Documents série séminaires n° 94, mai 1994 - pp.289 - 300
[8] Ce qui n’est pas sans rappeler les personnes morales au contrat décrites par Mauss : « ce ne sont pas des individus qui « ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales », M. Mauss, op. cit., p. 150.
[9] C’est d’ailleurs, pour prendre un exemple extérieur à la sociologie et que le regard du sociologue est souvent plus apte à comprendre, ce qui se passe au sujet de la médecine. Le « médical » est nécessairement conditionné par l’état de la société qui le produit, et c’est la croyance – tant des médecins que des « profanes » - dans son autonomie scientifique qui permet son utilisation dans des domaines moraux, politiques, voire économiques et coupe ainsi court à des débats publics. Rien n’empêche alors de penser que la croyance des sociologues dans l’objectivité, ou du moins, l’indépendance de leurs analyses, ne les place pas dans une situation de vulnérabilité particulière dès lors que leurs résultats sont présentés comme des produits « scientifiques ».
[10] Ce qu’explique bien Pierre Bourdieu à propos du recueil des biographies. P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, Vol. 62, N°62-63, pp. 69-72.
[11] Et si nous n’en voulons rien savoir, nous sommes un peu comme ces médecins qui ne donnent pas d’explication à leur patient sous prétexte qu’il ne leur a pas posé la question et qui disent : « s’ils veulent savoir, ils n’ont qu’à demander »…
[12] Cette situation peut nous rattraper à tout moment et nous ne pouvons pas l’éviter au simple motif de l’indépendance scientifique du chercheur, ce qui reviendrait à mettre hors débat avec les « profanes » nos résultats et à placer les sciences sociales à un niveau de « vérité scientifique » que nous n’accordons nous-même à aucune autre discipline scientifique. Cf. la controverse autour de l’article de Delphine Naudier dans Genèse, et tout particulièrement l’article de Florence Weber sur cette question : F. Weber, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des enquêtés », Genèse n°70, mars 2008, p. 140-150.
[13] Je n’ai jamais eu autant de refus qu’en enquêtant auprès d’anciens étudiants en sociologie, et ces refus disaient très nettement qu’ils ne voulaient être passés au filtre de l’analyse sociologique…
[14] A.-C. Hardy-Dubernet (dir.), M. Arliaud, C. Horellou-Lafarge, F. Le Roy, M.-A. Blanc, La réforme de l’internat de médecine et ses effets sur les choix professionnels des médecins, programme INSERM/CNRS/MIRE 98, Novembre 2001, 165 p. Synthèse publiée dans les Cahiers de recherche de la MiRe n°15, avril 2003.
[15] A l’exception de quelques initiatives audacieuses comme ce numéro de revue, qui méritent d’être saluées.
[16] Ce qui n’est pas du tout la même chose, la contradiction n’étant pas du même ordre que le du propos qui « blesse » et porte atteinte à « l’estime de soi ». A mon sens, cette atteinte pose un problème de fond, dans la mesure où elle fait apparaître une dimension du « sujet à étudier et à comprendre » qui n’a pas été prise en compte, comme le souligne très judicieusement Alain Desrosières. Cf. F. Weber, op. cit. et A. Desrosières, « Quant une enquêtée se rebiffe : de la diversité des effets libérateurs, ou les arguments des trois chatons », p. 152, Genèse n°71, Juin 2008, p. 148-152.
[17] A.-C. Hardy, H. Lecompte, « le mal guéri : La relation thérapeutique à l’épreuve du cancer pédiatrique », Sociologie Santé n°33, mars 2011.
Hardy Anne-Chantal, « Donner, recevoir et rendre : Réflexion sur les règles de l’échange sociologique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Donner-recevoir-et-rendre (Consulté le 12 décembre 2024).