Delphine Naudier, Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2011, 251 p.
En sociologie, le travail du chercheur, en contact parfois prolongé avec ses enquêtés, requiert une forme d’investissement polymorphe, qu’elle soit temporelle, spatiale, intellectuelle, physique ou encore affective. Le sociologue s’engage alors sur son terrainet il est dès lors confronté au dilemme des limites de son implication. Mais le sociologue, qui est aussi citoyen, peut également être engagé au sens militant du terme, en politique par exemple. Ce qui pourra conduire au soupçon d’une trop grande proximité à l’objet pouvant, à terme, donner une coloration politique aux travaux du chercheur… Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’épineuse question des causes, des conséquences et des effets produits par une implication et/ou une proximité trop grande à son objet qui se pose et qui renvoie à l’équilibre à trouver entre « engagement et distanciation », pour reprendre la formule de NorbertÉlias [1].
Durant de longues années, beaucoup de sociologues se sont cachés derrière ce que Raymond Aron et Julien Freund, les importateurs-traducteurs de Max Weber en France, sont parvenus à ériger en véritable norme : la « neutralité axiologique » [2]. Se parant des vertus d’une objectivité sans faille qui passe par la dissociation des activités de recherche et des activités politiques, le sociologue, en suivant cette injonction, serait alors impartial, capable de neutraliser les effets de ses propres valeurs, de sa propre subjectivité mais aussi de son rapport spécifique au monde social qu’il enquête. La « neutralité axiologique » ferait alors du sociologue une sorte d’individu hyper clairvoyant échappant aux pesanteurs, à l’histoire ou aux mutations du monde qu’il habite tout autant qu’aux effets de sa propre socialisation. Non engagé politiquement, « neutre », ses analyses seraient définitivement objectives, gage d’une scientificité avérée.
Seulement, comme tous les autres, les sociologues sont des hommes et des femmes, qui adhèrent à certaines normes, croyances et valeurs ; ils sont aussi le produit d’une histoire sociale et culturelle tout comme celui d’une socialisation primaire et secondaire spécifiques. Leurs manières d’être et leur rapport au monde sont nécessairement façonnés par cette somme d’éléments pluriels et disparates. Leur(s) manière(s) de faire de la sociologie, d’exercer et de vivre, parfois passionnément, leur métier de chercheur sont donc inéluctablement inscrits dans ce contexte. Leurs engagements, qui sont parfois préexistant à leur profession de sociologue ou qui guident leursenquêtes, sont aussi à l’origine de grilles de lecture particulières du monde, voire d’une conversion à la sociologie.C’est en somme à travers ces éléments que Delphine Naudier et Maud Simonet, dans l’ouvrage qu’elles ont dirigé, défendent, assument et même revendiquent l’implication du sociologue, d’abord parce que la neutralité est illusoire puisqu’elle « n’existe pas en dehors des représentations produites par des rapports sociaux déterminés » (p. 9), ensuite parce que l’engagement peut être à l’origine d’un important « retour réflexif ». En témoignent le développement de l’auto-analyse et de l’égo-histoire, qui teintent plusieurs contributions et qui permettent de mettre à jour les engagements, parfois à nu, les sociologues. Lorsqu’elles évitent le piège de « ‘l’épanchement narcissique’ » (p. 13), ces démarches sont particulièrement heuristiques – et l’ouvrage le montre bien –, elles lèvent toute perplexité sur la scientificité des travaux sociologiques. L’engagement du sociologue ne peut donc être disqualifiant ; a contrario, assumé et revendiqué sans pour autant être imposé comme une condition sine qua non pour la production de savoirs, l’engagement est à l’origine d’une démarche accentuée d’objectivation sociologique. C’est du moins le parti pris des douze contributions réunies dans cet ouvrage qui fait suite à une réflexion menée par DelphineNaudier et Maud Simonet dans le cadre d’un séminaire de recherche qu’elles ont animé entre 2004 et 2009 à l’IRESCO.
Divisé en trois parties équilibrées, le livre s’intéresse d’abord à l’engagement militant et politique des sociologues. Les quatre contributions (BernardPudal et le PCF ; AlbanBensa et les indépendantistes Kanaks de Nouvelle-Calédonie ; Anne-MarieDevreux et les mouvements syndicaux et féministes ; XavierDunezat et les mouvements de « sans »), comme l’ensemble de celles réunies dans le livre, proviennent de chercheurs dont les trajectoires biographiques aussi bien que les ancrages théoriques, idéologiques et axiologiques sont très diversifiés.Toutes démontrent toutes que c’est parce que la frontière est ténue entre travail de recherche et engagement que la production d’un savoir objectif est possible. C’est aussi et justement parce que le chercheur est engagé, militant, qu’il n’est pas imperméable au politique et plus largement parce que ses champs de recherches « sont la résultante d’attachements sociaux et affectifs » (Alban Bensa, p. 51), qu’il est à même de voir se dresser devant lui de nouvelles interrogations et perspectives de recherches,voire d’éprouver le besoin de réévaluer ses travaux antérieurs, ce qu’une participation distanciée ne permet pas. En revendiquant une proximité certaine à leur objet, les sociologues sont constamment amenés à réinterroger leurs pratiques et à objectiver leur production en même temps que cet engagement nourrit en retour leurs pratiques, dans une sorte de mouvement permanent de va-et-vient qui montre à nouveau la porosité des sphères dont il est question. Dès lors, puisque « les sciences humaines et sociales, avant même que de débuter sont « engagées », coulées (embedded, dirait-on en anglais) dans les faits qu’elles s’emploient à penser » (Alban Bensa, p. 44), la neutralité axiologique telle qu’elle est envisagée et mise en scène ne peut exister.
La deuxième partie du livre interroge cette fois l’ensemble des contraintes institutionnelles qui font que le sociologue est parfois engagé par son objet. Les deux premiers textes (JeanBaudérot et sa participation aux travaux sur la laïcité menés au sein de la commission STASI ; Cécile Guillaume et SophiePochic, au cours d’une enquête sur l’égalité professionnelle dans une grande entreprise industrielle) mettent en lumière que, engagé par nomination ou par contrat pour son expertise, le chercheur est aussi engagé dans un double rapport de subordination et de pouvoir avec ses commanditaires. Cette situation particulière le contraint à s’inscrire dans un rapport de force au sein duquel la négociation est permanente. Au risque de voir la commande, les modalités de sa participation, son indépendance comme ses conclusions scientifiques lui échapper ou être instrumentalisées. La partie s’achève sur deux textes traitant de la relation, parfois « intime », qui existe entre le sociologue et son objet. Est d’abord évoqué le cas d’un objet de recherche considéré comme illégitime voire discrédité par la communauté scientifique(Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot) : les « dominants » de la « grande bourgeoisie ».Le choix de cet objet spécifique amène le sociologue à devoir davantage justifier de son libre-arbitre, de son indépendance et à prouver que son approche intimiste n’est synonyme ni de bienveillance, ni de compromission.Et ce, alors même qu’il cherche à mettre à jour sur untemps long (vingt années de recherche dans le cas présent !) les mécanismes de la domination et de l’injustice sociale dans les traces d’une sociologie critique et militante héritée de Karl Marx et de Pierre Bourdieu. Le dernier texte, de Stéphane Beaud, est un essai d’auto-socio-analyse dont le fil conducteur est l’identification des dispositions l’ayant conduit à faire le choix d’un objet (les classes populaires) alors qu’il se dit lui-même être issu de la « bourgeoisie de province » (p. 149). En situant historiquement sa trajectoire familiale, scolaire, sociale et professionnelle, le sociologue donne ici à voir un enchevêtrement de dispositions, d’opportunités et de contraintes institutionnelles et académiques qui en ont participé de la construction de sa (tardive) vocation de sociologue. Même si l’on peut regretter que la démarche n’est pas ici complétement aboutie [3], elle donne à voir un exercice d’auto-socio-analyse qui semble profitable pour toutes celles et ceux qui cherchent à objectiver leurs travaux ou le rapport qu’ils et elles entretiennent à leur objet.
La dernière partie, en lien avec la précédente contribution, traite de l’engagement personnel du sociologue dans son terrain, analysé sous le prisme « des dispositions personnelles (trajectoires sociales, professionnelles ou histoires familiales) qui façonnent tant le rapport au métier et à cet univers professionnel que l’entrée dans le terrain et la production scientifique » (Delphine Naudier, Maud Simonet, p. 20). On apprend alors combien la propre expérience du monde social du sociologue peut être enrichissante pour l’analyse en permettant une compréhension plus poussée des enquêtés (DanielBizeul sur les milieux nomades et les militants frontistes). Il est finalement répété que le travail de terrain nécessite cette implication intime du chercheur ; implication qui est aussi un engagement physique, émotionnel ou corporel (PatriciaBouhnik et les usagers de drogues en milieu précaire ; LoïcWacquant et les boxeurs). Sont alors traitéesles questions du risque d’aspiration par le terrain,desfrontières à tracerou encore de ce qu’engage une telle inscription sur et dans un terrain.Enfin, ces derniers textes interrogent également les façons dont les chercheurs passent de l’expérience vécue, parfois marquée jusque dans les corps, à la production scientifique (Pierre-EmmanuelSorignet et sa double vocation de sociologue-danseur professionnel).
La lecture de cet ouvrage, qui ne peut qu’être recommandée, notamment aux apprentis chercheurs en sciences sociales, est donc salutaire. Bien construit et très cohérent, il traite à travers des formes d’engagements diversifiées, des manières, souvent méconnues, dont les sociologues font leur travail. En revenant sur un épineux problème déontologique mais aussi épistémologique, les contributions réunies par DelphineNaudier et Maud Simonet donnent ‘‘de la matière’’ mais aussi des armes pour poursuivre une nécessaire réflexion sur les interactions entre les chercheurs et leurs objets, dans le cadre d’une tout aussi indispensable objectivation sociologique. Encastrés dans le monde social qu’ils étudient, les sociologues sont nécessairement engagés (politiquement, institutionnellement, professionnellement ou biographiquement) sur leur terrain avec lequel il font parfois corps. Le parti pris des auteurs, en revendiquant un engagement assumé source de réflexivité plutôt qu’en portant l’étendard d’une « neutralité axiologique » qui ne dit rien de ses conditions de production et reste un leurre, est constamment réaffirmé sans pour autant tomber dans une forme de dogmatisme qui aurait eu pour effet de clore le débat. Cependant, si le plaidoyer pour l’engagement du chercheur sur son terrain est convaincant, on aurait aimé trouver un ou plusieurs textes portant sur des modes d’engagement différents, peut-être moins intenses, que dans les enquêtes ethnographiques auxquelles se rapportent l’ensemble des travaux présentés [4].En outre, une conclusion aurait pu être insérée afin de synthétiser des pistes méthodologiques disséminées tout au long du livre qui montrent que, bien qu’immergé dans la réalité qu’il analyse, le sociologue peut produire un travail scientifique objectif.
Au final, cet ouvrage tient ses engagements et les douze articles proposés fournissent une contribution très stimulante sur l’implication, l’objectivation et la réflexivité sociologique.Et l’on voit bien ce que l’engagement fait au chercheur mais aussi ce que le chercheur fait de son engagement.
[1] N. Élias, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1998.
[2] M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959 (préface de R. Aron ; traduction de J. Freund). Voir également la nouvelle traduction récemment proposée par I. Kalinowski, Max Weber. La science, profession et vocation, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande, Marseille, Agone, 2005.
[3] L’auteur indique lui-même ne retenir qu’une hypothèse pour expliquer ici sa vocation de sociologue, celle d’un lien fort avec l’histoire sociale d’une génération qui reste très marquée, notamment d’un point de vue culturel, par les évènements de mai et juin 1968. Une seconde hypothèse porterait sur l’examen du lien entre vocation pour la sociologie et histoire sociale de sa famille.
[4] On peut penser aux enquêtes ponctuées de phases d’observations, à certains entretiens ‘‘marquants’’ qui nécessitent un certain degré d’engagement, par exemple pour obtenir la confiance de l’enquêté, mais également aux enquêtes quantitatives réalisées par des sociologues possédant eux-aussi des ‘‘qualités’’ qui peuvent orienter leurs questionnements, pratiques et résultats, etc.
Gateau Matthieu, « Delphine Naudier, Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Delphine-Naudier-Maud-Simonet-dir (Consulté le 4 octobre 2024).