Changement social, n°16, Stéphanie Rizet (coord.), « Itinéraires de sociologues. Histoires de vie et choix théoriques en sciences sociales. Tome IV », Paris, L’Harmattan, 2010
Entrer dans l’histoire de vie de huit chercheurs en sciences sociales. Comprendre leurs choix théoriques à la lueur de leur subjectivité. Et cela au sein d’un dispositif dans lequel un collectif de chercheurs non seulement écoute un collègue livrer son récit autobiographique mais aussi soutient et stimule l’esquisse de son auto-analyse [1]. Tel est l’objet de ce seizième numéro de la revue Changement social, qui consacre donc un quatrième volet à des Itinéraires de sociologues. Par ce voyage dans le temps des chercheurs en sciences sociales, ce numéro donne à voir la pensée scientifique en train de se faire, en restituant le regard singulier de ses actants. Comme le souligne Stéphanie Rizet, coordinatrice du numéro, chaque texte constitue « une entrée tout à fait pédagogique dans l’œuvre d’un chercheur particulier ou dans les grands débats qui structurent aujourd’hui les sciences sociales, souvent retracés de manière vivante et claire. » (p. 10)
Sont ainsi présentés les parcours de Jacques Ardoino, Alain Caillé, Pascal Dibie, Nathalie Heinich, Marcel Mauss par Marcel Fournier, Danièle Linhart, Renaud Sainsaulieu et Benjamin Stora. Ces itinéraires, de par leur éclectisme, reflètent la pluralité disciplinaire particulièrement féconde des sciences sociales, tout en rendant compte d’une spécificité partagée : le destin des collectivités [2].
Ce recueil de données a été réalisé dans le cadre des séminaires « Histoires de vie et choix théoriques » qu’organise le Laboratoire de Changement Social (LCS) de l’Université Paris 7 - Denis Diderot, et ce depuis 1994. Chaque séance comprend deux parties. D’abord, l’invité présente son parcours durant une heure et demie, puis suit une discussion d’environ une heure avec le public (essentiellement composé de chercheurs, jeunes et expérimentés). À partir d’enregistrements, les invités disposent d’une transcription littérale de leur exposé qu’ils peuvent amender. Certains proposent ainsi une réécriture de leur récit autobiographique réflexif tandis que d’autres conservent l’exposé tel quel. La discussion avec la salle est par contre restituée sans modification.
Créé par le LCS, laboratoire de sociologie clinique et de psychosociologie, la publication de ce séminaire permet aux lecteurs de s’inscrire dans une démarche de recherche clinique, en allant « au plus près du vécu » des chercheurs. Au fil des récits et des discussions, le lecteur est embarqué, percuté, touché par la manière spécifique dont cette approche ouvre des voies d’accès à une compréhension du social par la singularité. Une des caractéristiques de la recherche clinique est en effet l’attention particulière portée aux affects du chercheur et à ceux des sujets de la recherche. Ainsi, dans le cadre de ce séminaire, le dispositif établit des conditions d’énonciation qui activent un processus d’incarnation sensitive signifiante [3]. Travaillé par celui-ci, les auditeurs établissent des liens entre l’histoire de vie et les choix théoriques des chercheurs. Nous pouvons d’ailleurs proposer ici deux exemples qui rendent compte de ce procédé d’élucidation des intrications psychosociales des Itinéraires de sociologues :
En premier lieu transparaissent les interrogations que pose la recherche clinique en sociologie, à l’instar de l’intervention de Jacques Ardoino, au sein de laquelle émerge un débat sur les sciences expérimentales et la recherche clinique. Débat dans lequel Jacques Ardoino soutient qu’ « il y a des paradigmes sous-jacents [qui] renvoient eux-mêmes à des visions du monde, c’est-à-dire à des valeurs, à des représentations qui nous donnent une intelligence du réel autre » (p. 21) et au cours duquel la discussion avec le public permet au lecteur de prendre connaissance des distinctions épistémologiques entre ces deux manières de faire de la recherche en sciences sociales.
De son côté, le créateur de la Revue du M.A.U.S.S., Alain Caillé, explicite ce qui a motivé son engagement dans la lutte contre l’utilitarisme, « vision totalement instrumentale où le monde n’est appréhendé que par son utilité » (p. 50). Lors de son exposé, il développe comment il s’est appuyé sur l’anthropologie du don, conceptualisé par Marcel Mauss, pour construire une alternative à « l’axiomatique de l’intérêt » (p. 47). Axiomatique qui embrase selon lui une bonne partie des sciences sociales au début des années 1970, sociologues, psychanalystes et économistes confondus.
Quant aux propos de Nathalie Heinich, ils permettent d’apprécier la notion de posture en sciences sociales. Pour elle, il s’agit d’une « disposition interne par rapport à son propre travail, par rapport à ses objets » (p. 217). Elle compare cette disposition « à la façon dont se tient un danseur » (p. 217). Portée par ces conceptions, Nathalie Heinich montre comment sa posture l’a amenée à passer d’une sociologie explicative à une sociologie compréhensive. Dans son récit, elle explicite aussi les effets de ce déplacement sur les liens avec ses pairs. Ces travaux étant principalement rattachés à la sociologie de l’art, l’affirmation de sa posture a engendré la transformation de ses liaisons collégiales dont l’explicitation offre au lecteur la possibilité d’apprécier les modalités d’affiliation des chercheurs.
En second lieu transparaissent les questions éthiques auxquelles sont soumis les chercheurs face au matériau de recherche, comme en atteste avec éclat Pascal Dibie : « C’est ma société, c’est ma culture, j’y ai une responsabilité de témoin, la question reste de savoir jusqu’où je peux aller dans cette restitution, sans oublier le comment ? » (p. 94). Ethnologue du quotidien, c’est en ces termes qu’il problématise les difficultés qui accompagnent sa volonté de partager, de rendre compte auprès de ses concitoyens.
Tandis qu’Alain Caillé s’inscrit explicitement, par la Revue du M.A.U.S.S., dans la lignée du célèbre socio-anthropologue, Marcel Fournier restitue le travail biographique qu’il a réalisé sur Marcel Mauss en employant la première personne « je ». Cela suscite un sentiment d’étrangeté dans l’assistance qu’énonce Vincent de Gaulejac, tout en ajoutant que « l’objectivité, c’est de comprendre comment la subjectivité intervient dans le processus de production de la connaissance » (p. 172). Le lecteur, agi par la situation d’énonciation choisie par Marcel Fournier, partage l’étrangeté qui s’en dégage. L’expérience émotionnelle ainsi vécue permet de comprendre les tensions intérieures que suscite la restitution des données pour les chercheurs.
En dernier lieu transparaissent des interrogations liées aux implications politiques du travail de recherche. Renaud Sainsaulieu lie ainsi son travail de sociologue aux valeurs et aux principes qu’il défend, affirmant que « la solidité d’un appareil économique dépend de sa solidité sociale et des capacités que les gens ont de se comprendre et, finalement, d’arriver à de la confiance et non à de la méfiance généralisée. » (p. 314)
Sociologue du travail, Danièle Linhart constate pour sa part que les activités menées avec des dirigeants conduisent à « une incorporation managériale des résultats de la recherche assez déroutante, affligeante, une capacité de récupération et d’instrumentalisation. » (p. 243) Parallèlement, l’intervention de Benjamin Stora, dont le travail consiste à « s’intéresser à la trace qui agit toujours dans le ‘présent’ » (p. 328), permet de saisir comment le chercheur en sciences sociales est un acteur politique. Le récit de son exil ainsi que des rejets et des soutiens dont il est l’objet en sont l’illustration.
En guise de conclusion, nous pouvons avancer que, riche de toutes ces expériences personnelles et professionnelles, ce numéro est à conseiller aux chercheurs, aguerris ou débutants, ainsi qu’à toutes personnes qui souhaitent éprouver les enjeux épistémologiques et politiques des sciences sociales.
[1] Problématique qui n’est pas sans évoquer l’ouvrage posthume de Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004). Pierre Bourdieu étant par ailleurs intervenu en avril 2011 au sein de ce dispositif de recherche.
[2] En ce sens que ce qui anime les chercheurs réunis ici est le souci de comprendre les hommes et les femmes en société en vue de participer au mieux-être individuel et collectif des sujets.
[3] Tout au long de son récit, l’exposant émet des affects liés aux expériences qu’il évoque. Ceux-ci sont reçus par les auditeurs au niveau corporel. Les auditeurs sont habités, touchés, troublés et c’est de cette incarnation sensitive qu’ils dégagent de l’intelligibilité quant aux liaisons entre l’histoire de vie et les choix théoriques de l’exposant. En effet, de ces perturbations naissaient des liens intersubjectifs à partir desquels les auditeurs élaborent une compréhension singulière des situations évoquées. Ce processus que je nomme incarnation sensitive signifiante résulte des conditions particulières d’écoute et d’énonciation mises en œuvre lors des séminaires.
[4] Ce faisant, Florence Giust-Desprairies développe une appréhension du sentiment d’exclusion qui complexifie son acception négative, en démontrant les effets dynamiques de celui-ci quant à la créativité dont fait preuve Danièle Linhart tout au long de son parcours.
[5] J-P Bouilloud, Devenir sociologue. Histoire de vie et choix théoriques, Toulouse, Erès, Sociologie clinique, 2009. Cet auteur, membre du Laboratoire de Changement Social, a étudié une partie du corpus recueilli entre 1994 et 2004. L’ouvrage restitue une version remaniée de son travail d’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR).
Baralonga Louisa, « Changement social, n°16, « Itinéraires de sociologues. Histoires de vie et choix théoriques en sciences sociales. Tome IV » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Changement-social-no16-Itineraires (Consulté le 9 décembre 2024).