Laurent Bonelli, Willy Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une contre-révolution silencieuse, Paris, La Découverte, Le Monde diplomatique, « Cahiers libres », 2010, 323 pages.
Un livre coédité par le Monde diplomatique et dont l’un des co-directeurs est membre du Nouveau Parti Anticapitaliste et coordinateur général de la Fondation Copernic (Willy Pelletier) a de quoi faire frémir les tenants orthodoxes de la « neutralité axiologique ». Ces supposés lecteurs fidèles de Max Weber oublient que celui qui prônait une « non imposition des valeurs » dans le cadre des cours, en raison de la relation dissymétrique entre l’enseignant et ses étudiants [1], n’a jamais pensé que cela s’appliquait à la recherche. Le sociologue parlait d’un « rapport nécessaire aux valeurs » [2] dans la construction de l’objet et a déclaré être prêt, lui le conservateur, à soutenir la candidature d’un militant anarchiste, pensant que celui-ci pourrait avoir dans le cadre de son travail scientifique, du fait de ses opinions personnelles, des intuitions qui échapperaient à quelqu’un de plus conformiste [3].
L’engagement est ici assumé ouvertement, et ce de deux manières : dans les mots et les personnes. D’une part, les différentes contributions ne laissent guère planer de doute sur l’objectif de cet ouvrage puisqu’il s’agit de « défendre la civilisation » (Laurent Bonnelli, Willy Pelletier, p.23), et de réaffirmer que l’État « demeure, qu’on le veuille ou non, “une des plus hautes conquêtes de notre civilisation” » (Bernard Lacroix, p. 307). D’autre part, les contributeurs majoritairement universitaires accueillent à leurs côtés des militants syndicaux, des fonctionnaires et même un médecin.
Mais de quel État parle-t-on dans ce livre ? Ce n’est pas dit explicitement, mais il semble bien que les auteurs défendent le modèle de l’État tel qu’il s’est construit après 1945, traduction partielle du programme du Conseil National de la Résistance. Cet ouvrage dénonce le démantèlement d’un type d’État particulier qui a connu son apogée au temps du « consensus keynésien ».
Car il faut bien reconnaître que si l’État délaisse un certain nombre de ses fonctions, il en est d’autres qu’il remplit avec un zèle tout particulier. Le sociologue Loïc Wacquant a montré ailleurs que l’État néolibéral était consubstantiel à un interventionnisme répressif visant à faire accepter aux couches sociales les plus défavorisées les mutations vers un salariat précaire combiné avec une restriction des politiques sociales [4]. De sorte que les directeurs de l’ouvrage ont raison de préciser qu’il « ne s’agit pas d’une disparition de l’État, mais de sa refabrication » (Laurent Bonnelli, Willy Pelletier, p.18).
Le « démantèlement de l’État » est présenté ici dans un ensemble découpé en quatre parties dont les trois dernières se recoupent plus ou moins. L’ensemble ne tombe pas dans le piège du présentisme et même si il est beaucoup question de réformes récentes (LOLF [5], RGPP [6]), les mutations de l’État sont inscrites dans une perspective plus longue.
La première partie s’intéresse aux « Promoteurs et aux promotions de l’État modeste ». François Denord y explique très clairement que, contrairement à un cliché très répandu, les néolibéraux ne souhaitent pas moins d’État, mais plutôt réorienter son action en faveur du marché, de sorte que ce qui est communément appelé la dérégulation n’est rien d’autre que la re-régulation en faveur du marché. Ce courant idéologique apparait dans les années 1930 et connait un profond essor après la seconde guerre mondiale. Ces premières concrétisations politiques se font jour dès la fin des années 1950 (Plan Pinay-Rueff). Le Plan Pinay-Rueff (1958) est une réponse au Traité de Rome (1957) dont Antoine Schwartz rappelle qu’il est guidé par une volonté libre-échangiste et dérégulatrice. Les idées et la volonté de quelques uns ne suffisent pas pour changer la donne immédiatement et les premières conséquences des choix initiaux de la construction européenne ne se font véritablement sentir qu’à l’orée des années 1980 (avec l’Acte unique en 1986 notamment). Et ce, d’autant mieux qu’un certain nombre de mutations vont venir les appuyer. Le journalisme économique (Philippe Riutor), fortement méprisé jusqu’alors, connait un essor incroyable durant les années 1980 et diffuse une vision du monde très favorable au marché. Tandis que de nombreux hauts-fonctionnaires (Blaise Magnin) s’orientent vers le privé et se font les critiques, dans des essais à succès, des pesanteurs de l’État. Cela est confirmé par l’analyse du cursus scolaire de l’élite dirigeante (Alain Garrigou) dont une grande partie passe désormais par HEC ou l’ESSEC avant d’intégrer l’ENA, avec des conséquences idéologiques évidentes qui se traduisent matériellement par des va-et-vient continus entre le public et le privé, prouvant par là-même qu’à leurs yeux, il n’y a guère plus de distinction entre les deux.
Ce terrain favorable facilite l’importation du modèle anglais du New Public Management. Appliquée de manière quasi expérimentale au service de l’emploi britannique (Corine Nativel), cette politique peut être résumée en quelques mots : externalisation - ou dépossession - en faveur du marché, budget soumis à des critères de performances serrés qui entraînent une vision à court terme de l’action, réduction du nombre des fonctionnaires. Ces principes se voient appliqués au service public français avec des conséquences pour le moins funestes. Dans la police (Laurent Bonelli), les fonctionnaires sont conduits à jouer avec les chiffres et à porter leur action vers ce qui est le plus rentable statistiquement. L’hôpital (André Grimaldi) voit perdre ses secteurs les plus lucratifs au profit des cliniques privées qui n’ont pas l’intention de s’appesantir sur les soins les plus coûteux. La justice, quant à elle, est écrasée par le manque de moyens ; de fait elle perd son indépendance et se voit dans l’impossibilité d’exercer correctement ses missions. Car là aussi « la méthode quantitative triomphe de la recherche qualitative des jugements rendus » (Gilles Sainati, p. 136). Le gouvernement a imposé à l’enseignement supérieur (Frédéric Neyrat) une autonomie qui n’est en fait que la soumission au marché, la perte de liberté des chercheurs et la mise en concurrence très inégalitaire entre les universités. Tous ces secteurs voient se constituer des résistances qui ont bien du mal à enrayer ce mouvement malgré ces conséquences déjà bien visibles.
La troisième partie ne fait que confirmer la logique signalée dans la deuxième. La création de Pôle Emploi (Willy Pelletier) est, certes, inspirée du modèle anglais mais est rendue possible par la perte de puissance des syndicats salariés et la prise en main du MEDEF par une nouvelle génération d’entrepreneurs (le patronat financier) moins intéressés par le paritarisme et la négociation collective. Ces mutations ont consacré un traitement libéral et en partie sous-traité à des prestataires privés la question de l’emploi. Les salariés qui ont encore la chance d’avoir un emploi ne peuvent guère compter sur la main secourable de l’inspection du travail (Jean-Christian Billard) quand il s’agit du respect de leurs droits sur leur lieu de travail, celle-ci ayant de moins en moins les moyens de remplir ses missions. D’autant que l’État, loin de donner l’exemple, emploie les méthodes les plus contestables - y compris le harcèlement - pour faire partir les fonctionnaires, comme le montre l’exemple du Ministère de l’Agriculture (Ogun Ar Goff). L’Éducation nationale, instrument essentiel d’émancipation dans le modèle républicain français, fait face à un plan drastique de réduction de ses personnels (Axel Trani) et voit une partie de ses missions externalisées au profit des prestataires privés ou des familles (Sandrine Garcia). Quant à la décentralisation (Gilles Garnier, Francine Bavay) qui fut initialement un acte démocratique, elle n’est dans son acte II (2003) que l’occasion de consacrer le désengagement de l’État.
Le désengagement de l’État prend sa forme la plus radicale avec les privatisations qui sont en grande partie l’objet de la dernière partie. Pour cela, les auteurs usent des comparaisons avec l’étranger afin d’éclairer la logique des réformes en cours. Olivier Cyran s’appuie sur l’exemple de la privatisation du chemin de fer allemand afin de montrer que la France est en train de suivre plus ou moins la même voie et que les conséquences en sont par conséquent très prévisibles. Toutefois, comme le montrent les exemples de France-Telecom (Willy Pelletier) et de La Poste (Hélène Adam), les privatisations prennent à chaque fois des formes singulières qui sont liées à l’histoire de l’entreprise et aux conjonctures politiques. On peut s’étonner de trouver dans cette partie une contribution sur la culture (Sabine Rozier) et une sur l’armée (Edouard Gill) qui ne voient leur activité privatisée que partiellement. Elles auraient été certainement mieux à leur place dans la troisième partie. En ce qui concerne l’armée, c’est la maintenance qui est confiée à des opérateurs privés, même si l’exemple américain montre qu’on peut s’attendre à ce que de plus en plus de ses missions - y compris le combat - lui échappent. La culture, elle, face à l’amenuisement des ressources qui lui sont consacrées, fait appel de plus en fréquemment au mécénat. L’ensemble des modifications et des redéfinitions du rôle de l’État pèsent en premier lieu sur ses agents (Nathalie Robatel) et se traduisent par des dépressions et parfois des suicides.
On peut regretter, vu l’enjeu qu’il y a autour de l’évaluation chiffrée, qu’une contribution n’ait pas étudié en détail le devenir de la statistique publique qui, elle aussi, est en train d’être démantelée. Il est vrai toutefois que compte-tenu de l’ampleur du sujet traité, un tel livre ne saurait être complet, et que malgré tout, dans le format qui est le sien, il offre un panorama important des réformes qui ont cours, en remplissant la mission que les auteurs s’étaient assignés, ne pas regarder les réformes uniquement d’en haut mais scruter les formes qu’elles prennent sur le terrain et la manière dont les agents se les approprient.
[1] Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte/Poche, 2005, p.93.
[2] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Presse Pocket, « Agora », p.395.
[3] Idem., p.375-376.
[4] Loïc Wacquant, « La fabrique de l’État néolibéral », Civilisations, 59-1, 2010, mis en ligne le 29 juin 2010. URL : http://civilisations.revues.org/index2249.html
[5] Loi organique relative aux lois de finances.
[6] Révision Générale des Politiques Publiques.
Cavatz Martial, « Laurent Bonelli, Willy Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une contre-révolution silencieuse », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Laurent-Bonelli-Willy-Pelletier (Consulté le 11 octobre 2024).