Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, Paris, Libertalia, 2010, 290 pages.
Dans cet ouvrage, Pierre Tevanian et Sylvie Tissot reprennent, dans une version corrigée et actualisée, une trentaine d’articles parus au fil des années 2000 sur le site éponyme dont l’adresse électronique est : http://lmsi.net/. Comme l’ensemble des textes mis en ligne sur ce site, ceux des deux auteurs précités visent à analyser et critiquer les discours médiatiques ordinaires. Le présupposé de cette démarche critique – qui se trouve très largement confirmé par cette dernière – est que, par delà la diversité des canaux et des supports de ces discours, l’on a bien affaire à un discours. Son unité tient sans doute en partie au fait qu’il est l’œuvre d’une poignée d’« éditocrates » [1], c’est-à-dire de journalistes et d’intellectuels tous terrains qui trustent les positions éditoriales dans les médias les plus en vue et dont les plus connus sont Alain Duhamel, Laurent Joffrin, Bernard-Henri Lévy, Alexandre Adler et Jacques Julliard. Mais elle tient encore plus sûrement aux fonctions qui sont dévolues à ce discours et aux procédés auxquels il a recours. C’est à mettre à jour les unes et les autres, par delà la multiplicité des locuteurs et la variété des sujets traités, que l’ouvrage est consacré.
Les textes ont été regroupés en sept chapitres thématiques. Le premier, intitulé « Poupées ventriloques », montre comment le discours de ces (petits) maîtres-penseurs s’entend à confisquer la parole populaire dans le mouvement même où ils prétendent s’en faire les relais. Sous le titre « La France d’en bas vue d’en haut », le deuxième chapitre met en évidence tout le mépris du peuple dont ce discours se charge dès lors que le peuple en question fait mine de ne plus acquiescer au sort que ses maîtres lui réservent, en se lançant dans la grève ou l’émeute ou en récusant feu le projet de Traité constitutionnel européen. S’il lui arrive donc de maltraiter le peuple, ce discours en traite mal le plus souvent, en étant aussi maladroit techniquement que malveillant moralement – c’est l’objet du troisième chapitre « Mauvaises langues, mauvais traitement ». Le quatrième s’intéresse à la fréquence, très inégale, avec laquelle certains sujets y sont traités ou au contraire délaissés – « Deux poids, deux mesures » en somme. Le cinquième plonge plus analytiquement dans sa matière en s’arrêtant sur les quelques « Gros concepts » (« la mixité », « le repli communautaire », « la honte d’être Français », etc.) autour desquels ce discours se structure : Pierre Tevanian et Sylvie Tissot montrent que ce sont autant de gros sabots que chaussent leurs usagers pour mieux piétiner les sujets dont ils traitent. Dans le même ordre d’idées, le chapitre suivant regroupe sous le titre ironique de « Grandes questions » quelques thèmes obsessionnels sur lesquels s’acharnent nos éditocrates (le racisme populaire, le sexisme des jeunes des banlieues, les banlieues plus généralement, etc.) que Pierre Tevanian et Sylvie Tissot s’ingénient à déconstruire. Quant aux « Grosses bites » finales, leur vulgarité est à l’aune de celle d’un discours dont les accents et les dérapages hétéro-sexistes ne sont pas le trait le moins saillant ni le moins fréquent, et dont la grande majorité des commentaires auxquels a donné lieu « l’affaire DSK », survenue depuis la parution de l’ouvrage, a fourni récemment une répugnante illustration.
Écrite d’une plume alerte, trempée dans l’acide de l’ironie qu’autorise et que suscite naturellement la polémique, l’ensemble se lit avec plaisir. Mais le sujet est plus sérieux qu’il n’y paraît de prime abord. Car la fonction principale pour ne pas dire unique de ce discours – et cela en renforce bien évidemment l’unité – est bien une fonction idéologique : il vise à conforter l’ordre social en le justifiant. L’ordre social ? Entendons ce désordre institué par l’ensemble des rapports de domination qui structurent les sociétés contemporaines : domination entre classes évidemment, mais aussi domination entre sexes et domination entre « races » (entre groupes nationaux ou ethniques « racialisés » par les stéréotypes des discours et des politiques racistes. « (Le) constat est le suivant : les médias que nous critiquons sont les médias dominants, et de ce fait, leur langue spontanée n’est au fond pas la leur : la langue première des médias dominants n’est pas la langue des médias mais la langue des dominants. » (p. 281) écrivent Pierre Tevanian et Sylvie Tissot en développant en un sens la célèbre formule d’Engels et Marx dans L’idéologie allemande : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance intellectuelle dominante. » [2]
Á cette différence près, qui est plus qu’une nuance et que nos deux auteurs tiennent expressément à souligner, que la fonction idéologique du discours dont ils font la critique ne conforte pas seulement la domination de classe mais encore tout aussi bien les dominations de sexe et de « race » – ce que signent son hétéro-sexisme et son racisme également récurrents. C’est que, tout simplement, les différentes dominations de classe, de sexe et de « race » s’imbriquent étroitement et se soutiennent réciproquement, même si chacune possède sa spécificité et son autonomie relative. Spécificité et autonomie dont le discours dominant sait d’ailleurs lui-même se servir comme le montrent Pierre Tevanian et Sylvie Tissot. Ainsi lorsque ce discours prend des accents antisexistes et antiracistes pour mieux flétrir le prolétariat des banlieues. Ou encore, lorsque, inversement, il s’attaque aux mouvements féministes, gays ou lesbiens ou qu’il s’en prend aux revendications des jeunes issus de l’immigration maghrébine ou africaine au nom de la défense du prolétariat « de souche française ». Vieille tactique de tout pouvoir consistant à diviser pour régner.
Reste à déterminer comment ce discours remplit sa fonction idéologique générale. Rejoignant en cela une intuition que j’ai moi-même développée dans La novlangue néolibérale [3], Pierre Tevanian et Sylvie Tissot montrent que le procédé est essentiellement rhétorique et combine l’euphémisation de la violence des dominants avec l’hyperbolisation de la violence des dominés. « L’euphémisation consiste, étymologiquement, à positiver du négatif. Dans la sphère politique, elle consiste essentiellement à occulter, minimiser, relativiser une violence. » (p. 273-274). Ainsi les entreprises ne pratiquent-elles plus des licenciements collectifs, réduisant leurs victimes à la pauvreté et à la misère : elles proposent « des plans sociaux » ; l’armée états-unienne ne bombarde plus les populations en Irak ou en Afghanistan, elle y pratique des « frappes chirurgicales » ; un policier qui a abattu un jeune sans défense ni menace dans une quelconque banlieue n’a commis qu’« une bavure ». Quant à l’hyperbolisation de la violence des dominés, elle a « pour effet d’une part de disqualifier leur parole, d’autre part de donner à l’oppression le visage de la légitime défense » (page 275). Les travailleurs grévistes des services publics sont « des enragés » qui prennent le public en « otage » ; le foulard est « islamique » voire « islamiste » quand il est porté par certaines femmes des populations immigrées ou issues de l’immigration mais n’est ni mentionné ni surtout qualifié de « chrétien » et encore moins de « christianiste » quand il l’est par des femmes des populations siciliennes, balkaniques ou égéennes ; quant au jeune abattu dans la banlieue, il est évidemment « bien connu des services de police »… même quand son casier judiciaire est vierge.
On prête à Clemenceau qui, en tant que politicien, était un expert en la matière le bon mot suivant : « On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse. » Dans cette sorte de guérilla permanente qui oppose dominants et dominés dans les différents rapports de domination, le mensonge aussi est une arme. Ceux qui monopolisent le discours public disposent évidemment de moyens considérables en la matière, qui assurent une partie de leur puissance. Raison de plus pour ne pas être dupe des mots qu’ils emploient et de se souvenir que les mots sont importants et méritent d’être pris au sérieux. Autant ceux dont on fait usage que ceux dont l’adversaire ou l’ennemi se sert.
[1] Cf. Monna Cholet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle, Mathias Raymond, Les Editocrates, Paris, La Découverte, 2009.
[2] F. Engels et K. Marx, L’idéologie allemande (1845-1846), 1ère partie « Feuerbach », Paris, Editions Sociales, 1966, collection « Classiques du marxisme », page 74. [En ligne]. http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000.htm (page consultée le 16 octobre 2011)
[3] A. Bihr, La novlangue néolibérale, Lausanne, Page 2, 2007.
Bihr Alain, « Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Pierre-Tevanian-et-Sylvie-Tissot (Consulté le 4 octobre 2024).