Accueil du site > Numéros > N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés > Partie thématique > « Retrouver le soleil des vacances ». Valoriser l’authenticité dans la vente (...)


Giordano Denis

« Retrouver le soleil des vacances ». Valoriser l’authenticité dans la vente de vin italien en vrac

 




 Résumé

Nous présentons une analyse des modalités de vente de vin dans une boutique où nous avons travaillé. L’étude de cas se concentre sur les formes de valorisation du vin italien en vrac qui se nourrissent des contenus culturels du produit et de la capacité du vin et de son univers d’émouvoir le consommateur. La valorisation des produits passe par la promotion de l’imaginaire lié à l’Italie comme pays du vin et aussi comme lieu de vacance.

A partir d’une réflexion sur la demande de plus en plus forte d’authenticité de la part des consommateurs, nous voulons exposer les différentes manières de vendre le vin en vrac qui suivent une logique de marketing tendent davantage à solliciter la dimension émotionnelle auprès des clients qu’à valoriser la description détaillée des produits. Pour expliciter ces modalités de valorisation, nous développerons notre analyse en détaillant l’aménagement de la cave, le service à la clientèle et les discours qui accompagnent le processus de vente.

Mots-clés : Authenticité, vin italien, vin en vrac, produit culturel, valorisation, émotions

 Introduction 

« Dans l’étroite route pavée, une enseigne avec les lettres peintes à main se fait remarquer de loin. Affichée sur la porte, une grande carte géographique illustre le protagoniste du magasin : le pays de la botte. Au-dessus est spécifié en grandes lettres le cœur de la vente : « vino italiano », en italien, accompagné plus en petit par sa traduction. Nombreux bouchons en lièges avec l’inscription « mis en bouteille dans nos caves » sont éparpillés long de la vitrine autour d’une vieille machine bouchonneuse en acier. » (carnet de terrain, 8.10.14)

Ces notes décrivent l’extérieur d’une cave parisienne de vin italien que j’appelle Fluide, à partir de laquelle je présente une étude de cas portant sur la vente de vin. Mon objectif est de considérer comment les valeurs d’authenticité et l’imaginaire lié au lieu d’origine des produits sont mobilisés comme leviers pour la vente. La recherche se concentre sur la valorisation du vin en vrac à partir d’une boutique qui propose des vins « du terroir » et définis « de qualité », en véhiculant une authenticité présumée.

Cette contribution propose un regard critique des logiques de marketing orientées pour solliciter une dimension émotionnelle auprès des clients. L’étude de cas est basée sur les observations recueilles pendant une expérience de dix mois comme vendeur. Pour articuler mon propos, suite à une discussion autour de la construction sociale de la valeur d’authenticité et son importance dans le marketing, je détaille l’articulation de la valorisation du vin en vrac et l’importance dédiée aux discours qui accompagnent le processus de vente.

 1. Valoriser l’authenticité du vin…en vrac

Dans cette partie je veux présenter les enjeux associés à l’authenticité, une valeur ayant de critères souvent ambigus (1.1.). Les logiques de valorisation du vin s’appuient sur la construction d’une image d’authenticité alimentée par son univers sensoriel et culturel (1.2.). Dans ce contexte, la vente du vin en vrac se configure comme une particulière forme de valorisation des terroirs (1.3.)

1.1. A la recherche de l’authenticité

Le mot « authenticité » est une caractéristique devenue centrale dans les processus de valorisation des produits (Cohen et Cohen, 2012 ; Ferrandi, 2013 ; Ait Heda et Meyer, 2016). Brown et al. (2003 : 21) soulignent comme la recherche de l’authenticité constitue « une des pierres angulaires du marketing contemporain ». La valeur d’authenticité trouve dans l’origine géographique une des sources fondamentales de sa construction. Elle est évoquée à propos des produits agroalimentaires qui valorisent leur origine et leur appartenance à une région ou à une zone de production définie. Il s’agit donc d’un enjeu commercial : donner une image positive tout en contribuant à la diffusion du produit et éventuellement à son succès (Camus, 2007).

La construction d’une image d’authenticité commence par l’origine du produit. Qu’ils soient à manger ou à boire, les produits agroalimentaires sont qualifiés et valorisés à partir de leur lieu de production et de leur spécificité. Les consommateurs qui sont à la recherche de qualité sont de plus en plus sensibles à leur association en tant que produits « authentiques » et issus des lieux et « terroirs » spécifiques (Zeghny et Fabry, 2015 ; Vincent, 2018). L’origine géographique se configure ainsi comme un, si ce n’est l’élément central, de la construction de l’authenticité (Arnould et Thompson, 2005).

Toutefois, l’authenticité est très problématique à définir clairement et « se retrouve éparpillée dans une multitude d’interprétations » (Barrey et Teil, 2011 : 4). Même s’ils existent nombreuses interprétations pour définir les critères capables d’établir une authenticité (comme la législation sur les appellations d’origine protège), son attribution est aussi une conséquence d’une évaluation subjective, dictée plus par les émotions que par des éléments concrets (Bonnain-Dulon et Brochot, 2004). Elle se configure donc comme une valeur ayant de critères souvent ambigus et en évolution perpétuelle dans le temps et selon les interprétations successives.

L’authenticité peut alors être considérée comme une construction sociale située, spatialement et temporellement déterminée et exposée donc à un changement permanent, comme le signalait d’ailleurs Peterson (1992 : 4) à propos de la musique country : « l’authenticité n’est pas un trait inhérent à l’objet ou à l’événement que l’on déclare ’authentique’ ; il s’agit en fait d’une construction sociale, d’une convention ».

Les jugements des consommateurs (Barrey et Teil, 2011) accompagnés d’un sentiment de nostalgie et le désir associé à la garantie de qualité construisent l’authenticité des produits qui se montre donc comme une représentation subjective, sociale et culturelle (Casteran et Roederer, 2013).

Le cas du vin représente ainsi un contexte privilégié pour considérer l’attribution de la valeur d’authenticité à partir de l’origine géographique des produits et de l’univers culturel complexe qui lui est associé.

1.2. Le vin et le « terroir », des produits culturels

Dans le contexte de la vente du vin, les « terroirs » sont un gage d’authenticité. Le commerce de vin apparaît comme un précurseur de l’importance donnée au concept de « terroir » pour valoriser le produit, le différencier et offrir le maximum de garanties de qualité et de traçabilité aux consommateurs [1]. Les cépages et leur assemblage, ainsi que le lieu de production et de mise en bouteille, sont les éléments le plus souvent mis en avant dans la commercialisation et la valorisation du vin. Tout comme les détails sur les reliefs et les types de sols des régions de production, qui sont également parmi les matériaux de promotion les plus recourant.

La valorisation du vin s’appuie aussi sur la dimension culturelle et l’imaginaire associé à sa consommation (Charters, 2008). Les vins « ensoleillés du sud-est », le « caractère » du Languedoc, « les parfums de l’Ile de Beauté » sont quelques-unes des rhétoriques typiques associées à la valorisation des vins à partir de leur origine géographique. La région de production concourt en effet à véhiculer un imaginaire du vin avec l’objectif d’émouvoir le consommateur.

Cette dimension culturelle du vin est centrale : elle est au cœur des multiples initiatives vouées à valoriser les liens entre le monde du vin et celui de la culture. L’expérience culturelle liée au vin se manifeste aussi par la diffusion de l’œnotourisme comme moyen de promotion touristique des diverses régions françaises (Delaplace et al., 2012). La valeur culturelle du vin est attestée par les professionnels qui ont développé un système de connaissances lié à sa production et à sa dégustation. Cet aspect a d’ailleurs été confirmé au niveau international par l’Unesco qui considère le vin et les sites à forte vocation viticole comme faisant partie du patrimoine immatériel de l’humanité (Pichery, 2013).

L’agence Ipsos a réalisé depuis 2010 une enquête baromètre sur l’image du vin en France qui permet d’apprécier l’importance de sa dimension culturelle : 86 % des interrogés déclarent que le vin aide à passer un bon moment associé au « style de vie français » ; 79 % déclarent chercher à découvrir les vins locaux pendant leurs vacances (Ipsos, 2014). Ce dernier aspect souligne à quel point l’intérêt pour le vin est un élément enraciné dans l’expérience touristique, au même titre que la découverte de la gastronomie et des coutumes d’un pays.

La dimension culturelle associée au vin valorise les terroirs, mais aussi plus largement des pays, en célébrant leur authenticité ainsi que leur attractivité. En France, l’Italie est considérée comme le pays de la gastronomie et de la culture méditerranéenne pendant que sa cuisine est régulièrement indiquée comme la préférée des Français [2] (Capatti, 2006). Les produits locaux d’Italie occupent d’ailleurs une position privilégiée auprès des consommateurs français, souvent à la recherche des spécialités œnologiques et gastronomiques transalpines (Ziegler, 2015).

JPEG - 1.9 Mo
Présentation des produits chez Eatly - Paris, photo de l’auteur, 20.04.19

Cette attention constitue un atout commercial vu aussi la persistance de l’Italie comme une destination favorite des Français [3]. La préférence ne se limite pas aux voyages, mais s’étend à la consommation quotidienne, avec la fréquentation des restaurants et des boutiques proposant ses produits gastronomiques. Dans l’Hexagone, Paris illustre un cas d’une ville où la cuisine italienne est à l’honneur dans des centaines de restaurants [4] et épiceries.

Parmi les exemples de la valorisation de la cuisine et plus largement de la culture oeno-gastronomique italienne on peut citer le succès de l’ouverture parisienne d’Eataly [5], groupe commercial développé en collaboration avec Slow Food, une association née pour diffuser le « droit au plaisir » au travers « le bien manger et bien boire » [6] (Siniscalchi, 2014). Le concept d’Eataly est d’accompagner les rayons marchands par toute une série d’expériences oeno-gastronomiques en passant par la préparation de la mozzarella jusqu’aux vins à déguster : la culture et l’imaginaire lié à l’Italie sont au premier plan.

L’« Italie » devient une marque liée à la commercialisation des produits œnologiques-gastronomiques et me semble être un exemple stimulant pour se confronter aux formes de valorisation des produits dits authentiques. Dans le contexte parisien, je veux en particulier proposer une réflexion sur la valorisation du vin en vrac à partir d’une étude de cas qui souligne les modalités de construction d’une authenticité présumée pour encourager l’achat.

1.3. Valoriser le vin en vrac

Dans mon étude de cas la vente du vin italien est proposée en remplissant les bouteilles des clients directement de grandes cuves, une méthode encore peu développée à Paris bien que l’ouverture de diverses boutiques se soit accéléré depuis le 2015. J’indique ici quelques éléments cruciaux pour souligner la diffusion du recours à la vente de vin en vrac, en mobilisant des exemples du contexte français et italien.

Selon la Nomenclature du Système Harmonisé de l’Organisation mondiale des douanes [7], l’étiquette de vin en vrac indique l’ensemble des vins non embouteillés conditionnés dans un contenant supérieur à 10 litres. La vente de vin en vrac, en proposant le concept « à la tireuse » pour remplir directement les bouteilles, implique une organisation spécifique articulée autour de la régulière maintenance des cuves, tout comme l’approvisionnement et le nettoyage des bouteilles vides pour les clients.

Les formes de vente au détail du vin non embouteillé plus répandues concernent les « bag-in-box » et le vin vendu non embouteillé à la propriété et mis à disposition en vrac.

Le « bag-in-box », nouvelle méthode de distribution de vente au détail [8] du vin non embouteillé, est « un type de conditionnement d’un liquide permettant transport et stockage aisés et à faible coût. (…) Il consiste à placer le liquide à l’intérieur d’un packaging cartonné protecteur une poche scellée. Un système d’extraction (…) permet une utilisation/consommation fractionnée du liquide ». [9]

En France, en particulier depuis 2006, la diffusion des « bag in box » a contribué à une augmentation de la vente du vin en vrac. La note de synthèse sur la vente des vins en grande distribution rédigée par FranceAgriMer souligne une évolution de la vente de bag in box passée du 14 % au 28 % de part du marché en volume sur la période 2006-2016 [10]. Le site Ecce Vino consacre un article à cette méthode pour en expliciter le succès :

« Le temps où le BIB (bag in box) était exclusivement destiné aux vins courants est révolu. Les AOC n’hésitent plus à s’habiller en carton. (…) Les producteurs, dont beaucoup étaient sceptiques à cause de l’image véhiculée par le BIB, se laissent convaincre. Il a pour lui un atout de taille : celui de conserver, même après ouverture, la fraîcheur des vins. » [11]

La première une cave dédiée à la vente de vin non embouteillé s’est installé à Paris en 2012 [12]. Ensuite de nombreuses boutiques de vin en vrac se sont ouvertes [13] pour mettre en place un concept de vente capable d’aller à la rencontre d’un public demandeur de nouveautés avec une offre déconnectée du seul terroir régional, tout en gardant des prix raisonnables. A titre d’exemple on peut indiquer les quatre boutiques parisiennes dédiées à la seule vente de vin en bag in box, sous l’enseigne BiBoViNo. La question du prix est aussi présente car le système « bag in box » permet de commercialiser aussi du vin de meilleure qualité, à un prix réduit par rapport à la bouteille [14]. Il s’avère enfin que la vente des « bag in box » peut aussi permettre une niche de valorisation de certains « box » de vin avec des prix plus hauts [15]

JPEG - 1.2 Mo
Boutique de vente de vin à la tireuse (d’Italie et de France) à Paris, photo de l’auteur, 19 avril 2019
JPEG - 1.1 Mo
Boutique de vente de bag in box, photo de l’auteur, 18 avril 2019

Si on passe à considérer le contexte italien, la vente de vin en vrac a été moins bouleversée par l’arrivée des « bag in box ». En Italie, la présence de zones géographiques de production viticole dans chaque région du pays, avec une grande diversité des productions locales, a assuré la présence des caves à vins en vrac. Proches des producteurs, ces caves offrent aux particuliers du vin à bas prix de la dernière vendange pour leur consommation quotidienne. Le vin est acheté par dizaines de litre dans des cubitainers en plastique ou dans des bonbonnes en verre et le plus souvent remis en bouteille à domicile.

L’achat de vin en vrac est une pratique de consommation répandue qui a été souvent célébrée comme élément typique des certains régions en revêtant ainsi le rôle d’atout pour valoriser le vin en vrac.

Après la crise économique de 2008, de façon presque spectaculaire, l’Italie a assisté à une large diffusion des vins en vrac. Cette tendance s’accompagne par l’ouverture des nombreuses boutiques proposant du vrac qui permettent d’accéder aux vins à un prix beaucoup plus réduit par rapport aux vins en bouteille.

En Italie, dans les boutiques plus récemment ouvertes, on assiste aussi à une diversification de l’offre des vins, elle ne se limite pas aux seuls produits régionaux, mais s’ouvre aussi aux spécialités des différentes terroirs. Lors de ma formation à Turin, où selon l’annuaire il y a 24 boutiques en total, j’ai pu visiter cinq d’entre-elles qui proposent du vrac en accompagnant les vins classiques du territoire (la Barbera et le Dolcetto) avec les vins « d’ailleurs », surtout du sud d’Italie. Dans ces boutiques les vins sont vendus en proposant de remplir les contenants des clients pendant que demeure encore marginale la diffusion des bag-in-box.

Privilégier la vente en vrac demande surtout de se confronter aux nombreuses implications culturelles liées à la consommation du vin acheté sans une bouteille étiquetée avec toutes les informations sur la provenance et la production. La diffusion en France et en Italie de ce type de vente peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

  • la possibilité de trouver des vins à un prix considérablement plus bas que le vin en bouteille [16] ;
  • la diffusion des nouvelles techniques de conservation du vin qui améliorent la sauvegarde des qualités et des propriétés du produit (les cuves en inox avec un système de fermeture en azote liquide ou dotées d’un flottant pneumatique, ainsi que le système des bag-in-box) ;
  • la possibilité de pratiquer une démarche écologique avec le recyclage des contenants, la réduction des emballages et des coûts de transport ;
  • l’opportunité de pouvoir goûter les vins ;
  • la réduction des intermédiaires entre producteur et consommateur ;
  • la désacralisation de la bouteille étiquetée à la propriété comme seule référence de qualité.

La vente du vin en vrac devient un segment du marché du vin, en exploitant les opportunités liées aux nouvelles technologies de stockage et à l’amélioration de la qualité de conservation des vins. Le prix du vin en vrac augmente tout en restant en-dessous du prix moyen du vin embouteillé. Le vin en vrac est profondément entrelacé à l’image de son terroir, vu le manque d’une promotion spécifique associée à la bouteille étiquetée. Pour sa valorisation, il demeure donc crucial de célébrer son authenticité en utilisant un univers de rhétoriques capables d’aller au-delà de la seule description du vin.

 2. Vendre du vin en vrac d’Italie… à Paris

L’objectif des gérants de Fluide était de proposer des vins des différentes régions d’Italie en privilégiant le vrac, pour faire le lien avec un phénomène déjà affirmé en Italie et en train de se diffuser en France. Cette cave se situe entre deux tendances de marketing liées à la valorisation du vin. D’une part la visibilité majeure donnée aux vins étrangers en France, dont les plus dégustés et achetés sont les vins d’outre Alpes [17]. D’autre part l’adoption d’un « concept » comme la vente des vins « en vrac », récent à Paris.

Pour aborder les différents aspects qui ont forgé la construction de cette image d’authenticité, suite à quelques détails sur la démarche méthodologique de l’étude de cas (2.1), je considère d’abord l’aménagement spatial (2.2.) pour détailler ensuite les formes d’organisation du travail et de la présentation des vins articulés pour les clients (2.3.). Enfin, je me concentre sur les discours à la base du rapport vendeur-client, en soulignant les stratégies de communication mises en place durant la vente (2.4.).

2.1. Méthodologie de la recherche

La recherche a été alimentée par les observations recueillies dans le cadre d’un emploi alimentaire comme vendeur chez Fluide, nom d’emprunt d’une cave parisienne de vin italien. En suivant une démarche ethnographique, je me suis concentré sur le déroulement du service de vente et les relations avec les clients ainsi que sur les pratiques managériales de valorisation des produits. J’ai ainsi adopté une posture de plein engagement sur le terrain de recherche (Wacquant, 2002 ; Jounin, 2008, Giordano, 2016), avec une permanence à temps plein dans le point de vente.

J’ai été recruté dans une entreprise familiale ayant ouvert à Paris, une cave dédiée aux vins italiens. Le rôle de chercheur n’était pas explicite, même si ma formation sociologique n’était pas cachée. La position dans l’entreprise était celle d’employé dans la fonction de vendeur. Le couple franco-italien de gérants, déjà chargé d’un traiteur italien dans la capitale, m’a sélectionné par ma précédente expérience dans un restaurant italien, en plus de ma nationalité italienne, particulièrement appréciée.

Entre octobre 2014 et juillet 2015, j’ai ainsi eu l’occasion de suivre l’ouverture de la boutique, son enracinement dans le quartier, le développement des rapports avec les clients et le perfectionnement des procédures de vente. Suite à l’embauche j’ai bénéficié d’un apprentissage spécifique à la vente ainsi qu’une sommaire formation à la dégustation du vin italien et à la manipulation des vins en vrac auprès d’une cave à Turin (Italie). L’expérience quotidienne avec la clientèle a ensuite permis de comprendre l’importance de la trame narrative des échanges au sujet du vin qui concurrent à véhiculer l’esprit de la vente du vrac italien.

Un cahier de terrain a recueilli mon quotidien de vendeur, en détaillant les indications du management à propos de la vente ainsi que les échanges avec les responsables du magasin et les clients. Cette expérience d’observation et de participation a permis d’approfondir la connaissance des pratiques de vente associées au vin en vrac.

2.2. La cave à vin en vrac, un lieu comme « là-bas »

S’engager dans une niche de marché non encore affirmée expose l’entrepreneur à de nombreux risques, en particulier si son concept de vente n’est pas bien compris et bien reçu par les clients potentiels. Il y avait donc dans l’ouverture de la boutique Fluide un double enjeu : convaincre les clients de la qualité et de l’authenticité liée aux vins « en vrac », en s’appuyant également sur une démarche « écologique ».

Dès l’entretien d’embauche la direction a explicité l’esprit qu’elle voulait donner à la boutique : un lieu convivial pour les amateurs du vin qui essaye de « démocratiser » le vin italien et sa consommation. Le mot « démocratisation » indique l’accessibilité à un prix réduit aux vins italiens, en ayant l’opportunité de « découvrir » des vins méconnus. L’objectif était d’importer à Paris un lieu le plus ressemblant possible aux boutiques italiennes traditionnelles de vin à la tireuse. Les vitrines et l’aménagement intérieur concourent à promouvoir la boutique : le symbole est la cuve en inox qui se remarque de l’extérieur pour communiquer de façon immédiate le concept du vin à la tireuse.

Ce système propose à la clientèle des vins jeunes, des dernières récoltes. Le liquide est prélevé sous leurs yeux depuis des cuves en acier de 50, 80 ou 100 litres, ou depuis des « bag-in-box » de 20 litres. Les clients peuvent remplir leur propre bouteille, ou en acheter une au magasin prêt à être remplie ; ils ont aussi la possibilité d’acheter un bag-in-box de 3 litres.

Derrière ce choix on peut voire un compromis entre le système de conservation du vin et l’exigence d’un élément esthétique qui pouvait mieux alimenter l’imaginaire de la clientèle. Les cuves installées chez Fluide, ont un réglage à flottant pneumatique (moins couteux par rapport à celui en azote) qui garantit le maintien des caractéristiques du vin, notamment en limitant l’oxydation. Pour cette même raison, les tonneaux en bois, bien qu’esthétiquement séduisants n’ont pas été adoptés car ils sont très difficiles à nettoyer et n’offrent pas les mêmes garanties dans la préservation du vin dans le contexte d’une vente en vrac.

JPEG - 366 ko
Cave de vin en vrac à Paris – photo de l’auteur, 6 mai 2019

à côté de cet élément matériel, c’est tout l’imaginaire lié à l’Italie qui est sollicité. Le nom de l’enseigne, écrit à la main par un peintre, est en italien, tout comme les noms des vins vendus. Le profil de la « botte » sur la grande carte géographique affichée à l’intérieur est facilement reconnaissable depuis la vitrine du magasin.

Une attention très méticuleuse a été portée à la construction d’un « esprit du lieu » (Augé, 1992) qui pouvait véhiculer le plus possible l’image liée à l’Italie et à l’authenticité de son vin. Pour l’entretenir la direction soigne le décor, multiplie les références à l’Italie, tout en essayant de recréer une atmosphère qui peut être considérée comme « authentique » (Cova et Cova, 2002) et cohérente avec l’image stéréotypée d’une cave à vin italienne. Une partie du mur est revêtue de plaquettes de parement en pierre pour renvoyer à l’image des anciennes caves de producteurs de vin. On trouve une cage en bois pour aligner des saucissons avec une présentation qui fait plus allusion à la « manière paysanne » qu’aux dernières innovations liées à la conservation hygiénique de la nourriture. La salle des cuves est sommaire : deux dalles en béton brut qui soutiennent les cuves, accompagnées de petites ardoises qui arborent en italien le nom du vin et sa provenance.

L’enseigne sur la façade, les mots sur la vitrine et sur les ardoises à l’intérieur, sont tous écrits à la main. C’est un choix précis de ne pas afficher plus d’éléments technologiques pour donner une image proche de l’idée d’une cave à vin d’antan. L’un des objectifs de l’entreprise est que le concept du « fait maison » soit reconnu comme marque d’authenticité par les clients. Dans cette optique on comprend mieux les choix « artisanaux » : écrire à la main sur les ardoises, confectionner une à une les étiquettes à coller sur les bouteilles avec des tampons à encre, employer une veille machine d’embouteillage des années ‘80 pour boucher devant le client. L’objectif de la direction était de tout faire pour donner aux clients l’impression de rentrer dans une boutique de « là-bas », une authentique boutique d’Italie. Dans la boutique, la radio était toujours allumée sur les fréquences italiennes, une touche pensée pour donner aux clients la sensation d’être dans un « vrai » magasin italien. L’insistance des responsables devant les clients sur la nationalité italienne du personnel représentait donc une sorte de garantie supplémentaire d’authenticité : j’étais ainsi sollicité maintes fois par jour par le client à propos de ma ville natale, proche de Venise.

2.3. Du buongiorno au service aux clients

Les modalités d’accueil du client, la présentation des produits et l’explication du fonctionnement du vin en vrac étaient soigneusement préparées par les responsables. En plus des recommandations liées à la description du vin et aux conseils à donner aux clients, les responsables ont beaucoup insisté sur le type d’image à transmettre à toute personne entrant dans la boutique.

« Ils doivent se sentir en Italie » aimait répéter l’un des responsables – le français du couple de gérants, en encourageant les vendeurs à saluer les clients par un buongiorno à l’accent impeccable à la place du plus commun et pratique « bonjour ». Il accompagnait le mot en ouvrant les bras avec une exagération gestuelle assez marquée, comme pour confirmer les stéréotypes sur la mimique des italiens.

La dimension discursive liée à la vente était soigneusement préparée : il y avait des formules formatées concernant les vins à apprendre et à répéter. Je parle de dimension discursive car la simple description des caractéristiques du produit était secondaire dans l’argumentation à employer, focalisée plutôt sur l’image de la région de production et sur sa gastronomie.

A chaque vin correspondait un discours de présentation, établi par la direction, voici un exemple :

« Ce vin, le rosso toscano (rouge de toscane) est pratiquement du Chianti, le prince des vins rouges d’Italie. Le cépage est à 100 % le sangiovese. C’est un vin rond et très parfumé originaire des collines Toscanes, avec leur magnifique paysage de douceur. Ce vin est récolté à Vinci, la ville de Leonardo, le grand inventeur. C’est un terroir à quelques kilomètres de Firenze, la reine du Rinascimento et de Siena, la ville bijou de Toscane avec son Palio des chevaux connu dans le monde entier. On est en plein dans la région de production de Chianti, le vin est parfait pour accompagner les viandes rouges, d’ailleurs il se marie divinement avec la célèbre bistecca alla Fiorentina, le bifteck du jeune bœuf de race Chianina. Sentez les arômes fruités de son parfum, on se croirait en train de se promener entre les collines… » [18]

Cette présentation, similaire aux autres dans la structure et le type des références, explicite la modalité de valorisation du produit. Il y a d’abord la volonté de souligner la provenance du produit d’une région très connue ; ensuite il y a une attention à énoncer, en italien bien évidemment, de nombreuses références aux différents univers culturels concernés. On mentionne des villes, les noms des cépages et des vins, tout en rappelant aux clients les artistes, le paysage et les manifestations culturelles et œnologiques-gastronomiques spécifiques du terroir. L’argumentation est orientée vers l’éveil d’images de la région et d’émotions liées à l’expérience touristique : les détails du paysage, les plats régionaux, le patrimoine artistique. Les caractéristiques plus classiques du produit sont explicitées de manière fugace, la présentation se concentre à faire visualiser le « terroir », en mobilisant tout l’univers sensoriel et mémoriel.

Les discours de présentation ressemblent ainsi à des guides touristiques sur le terroir plus que sur le vin. Les éléments classiques de la présentation du vin comme la production, les caractéristiques de la vigne et de la récolte, le vocabulaire spécifique de la dégustation sont marginaux. Il est plutôt évoqué l’imaginaire liée à la région de provenance du vin. Ce choix est justifié par la volonté de la boutique de mettre en avant des vins « authentiques » dont l’origine géographique doit servir de gage de qualité. Les vendeurs sollicitent donc la dimension émotionnelle des clients, évoquant une expérience touristique, vécue ou fantasmée.

Dans la présentation riche de détails, on passe pourtant à côté d’une information sensible pour le vin : la nature même de l’appellation. « Presque du Chianti » signifie aussi que le vin ne possède pas la dénomination officielle. Bien qu’il partage le cépage et le terroir, il s’appelle plus généralement « rouge de Toscane ». Mais sa valorisation au travers ces discours encourage une confusion en le rapprochant au vin plus renommé. Lors de la vente il est donc sollicitée une ambiguïté entre zone de production et type de vin, facilitée par l’absence de l’étiquette de production, pour associer un imaginaire plus propice à la vente qu’un vin n’ayant pas une dénomination certifiée.

Les discours font nombreuses références liées aux sens, en premier lieu l’odorat et le goût, grâce à une méthode de présentation des produits bien précise : « les clients s’ils le veulent, doivent toujours goûter le vin ». Cette modalité est sans doute un des points forts du marketing du magasin et implique une attention particulière pour accompagner les clients dans leur choix.

2.4. La dégustation et les discours pour émouvoir le client

Une des particularités de la vente du vin en vrac est la possibilité d’accéder facilement au produit même en très petite quantité : on n’ouvre pas une bouteille pour faire goûter le vin. En goutant, le client peut se faire une idée du vin, de sa qualité et élargir ses choix même au-delà de ceux qu’il connaît déjà. « Goûter rassure le client », répétaient les gérants. La dégustation propose une sorte de « cadeau » de bienvenu qui peut aussi renforcer la volonté d’achat du client, séduit par ce « don » (Mauss, 1924) et plus disposé à faire des achats en retour.

Faire goûter le vin modifie aussi le type de relation entre vendeur et client qui apparaît ainsi plus horizontale, avec le client qui exprime ses opinions et ses jugements. Cette posture lui permet en partie de se substituer au professionnel pour évaluer lui-même le vin, tout en évoquant une sorte de démocratisation du rapport au vin, comme était dans l’objectif du management. Une telle approche s’éloigne d’une vision de présentation du vin qui suivrait les canons des sommeliers professionnels. Au contraire, dans la boutique « chacun doit se sentir capable de goûter et choisir », comme le répétaient les gérants. En conséquence il n’y a pas de sensibilisation aux étapes de la dégustation professionnelle (examen visuel, premier nez, deuxième nez, examen gustatif) et au langage spécifiques de l’œnologie. Ces derniers peuvent rester en retrait car c’est le client qui, en goûtant, peut directement se faire son avis.

La dégustation se caractérise comme le moment « clef » du rapport avec le client. En tant que vendeur, j’étais conseillé par la direction à profiter de cette occasion pour exalter toute une série de caractéristiques qui appartiennent plus au terroir (et à son patrimoine culturel) qu’au vin lui-même. Pour illustrer cette démarche voici deux exemples tirés de centaines de conversations avec la clientèle. Le premier illustre une conversation consécutive à la dégustation d’un vin rouge, avec le discours du vendeur (V.) au client (C.) :

(V.) « Vous avez ressenti son corps ? C’est un vin puissant, parfumé et structuré. Il est bien long en bouche et plutôt fort, il est à 14°. Le Primitivo est un vin typique de Puglia, des Pouilles, même si celui-ci vient de Basilicata, mais sa zone de production la plus connue est le Salento. Vous connaissez ? C’est la région du soleil, de la mer bleue et de la taranta, il est juste au talon, au sud, à la pointe de la botte… Dans le vin on sent bien tout ce soleil, n’est-ce- pas ? »

(C.) « Ah, c’est vrai qu’il est puissant ! Il me rappelle mes vacances dans le sud, c’était tellement bien ces vacances sous le soleil. C’est bien ce vin du sud… et vous, vous connaissez Naples ? J’étais là-bas il y a deux ans et j’ai trouvé la cuisine magnifique…. » (Cahier de terrain, 12 février 2015).

Au travers la dégustation on peut une nouvelle fois écarter les détails de qualification du vin. La petite gorgée séduit le client et puis tant pis si le Primitivo si typique ne vient pas exactement du terroir de production historique.

L’échange illustre une description du produit préparée pour faire associer le goût du vin avec une expérience bien plus complexe qui concerne la région de production. Pour favoriser l’achat, les multiples références mélangent les caractéristiques propres au vin avec une série d’éléments qui proposent l’association aux vacances. Le dialogue commence avec la description du vin et son évaluation pour ensuite se diriger, comme centaines d’autres fois, vers une discussion plus générale sur l’Italie. Le vin devient donc un instrument pour penser, parler et se souvenir d’autre chose, in primis une expérience de loisir. Cette tendance se rencontre aussi dans cette autre conversation autour de l’achat du vin blanc pétillant :

(V.) « Goutez ça pour l’apéritif…c’est parfait, c’est léger et frais et avec la chaleur… parfait. C’est du Prosecco de la région de Venezia. Le vin pour le vrai apéritif à l’italienne ! Avec ça on se dirait transporté au bord des canaux de Venezia, il y a les bulles si sympathiques, en plus il est assez fruité et si facile à boire qu’une bouteille finit toute seule… »

(C.) « Ah c’est cool vous avez le Prosecco ! Je trouve ça idéal pour l’apéritif, on ne peut pas boire du Champagne tous les jours et… moi je préfère ça avec les tartines. Et c’est vrai je me souviens quand j’étais en Italie… les Prosecco au soir, tout le monde en boit… mais pas qu’un verre, n’est pas ?  » (Cahier de terrain, 26 juin 2015).

Cet extrait fait partie d’un des nombreux échanges autour du très demandé vin blanc pétillant. Dans ce cas la valorisation du produit passe en associant les caractéristiques du vin avec sa fonction sociale et récréative liée à l’apéritif (à l’italienne). Le Prosecco a d’ailleurs connu une vraie et propre explosion dans sa production et exportation lors des dernières années (25 % d’augmentation pour le seul 2019, selon la Coldiretti italienne [19]), soit comme vin d’apéritif, soit comme ingrédient du cocktail Spritz, devenu populaire bien au-delà de la région vénitienne où il est né.

Le cas du Prosecco de chez Fluide, comme dans autres caves du vin en vrac, est plutôt instructif des formes de la valorisation du vin pratiquée dans ces boutiques. Les bouteilles des clients sont remplies du vin pétillant à la pression stocké dans des fûts de 20 litres. Le vin est cependant du Glera, soit le même cépage à l’origine du Prosecco qui pour les normes européennes avec cette dénomination ne peut se vendre seulement qu’en bouteille [20]. La promotion du vin « de l’apéritif à la vénitienne » s’alimente donc de la popularité du Prosecco sans toutefois offrir aux clients exactement le même produit, mais seulement du vin pétillant du même cépage. Cette ambigüité souligne l’importance de la célébration du style et des bulles de ce vin à la pression au travers la dégustation et les discours. De cette manière, grâce à l’engagement sensoriel et expérientiel, on peut laisser en arrière-plan les différences entre un vin blanc pétillant et le Prosecco d’origine contrôlé DOCG (sorte d’équivalent de l’AOC).

La dimension émotionnelle liée aux expériences touristiques et aux références sur le patrimoine culturel deviennent des leviers de valorisation de vins en vrac, tout comme plus largement d’autres produits. La vente du vin en vrac offre ainsi un cas de construction d’un imaginaire d’authenticité présumée associé au produit qui devient l’atout pour la vente tout en éloignant les clients des caractéristiques spécifiques du produit.

 3. Conclusion : quelle authenticité pour encourager la vente ?

Le choix de privilégier nombreuses initiatives vouées à valoriser une image liée à l’Italie et à l’authenticité de ses produits œnologiques-gastronomiques ainsi qu’à (ré)évoquer les souvenirs des expériences des clients suive une stratégie de marketing spécifique. Les discours préparés par le management pour valoriser le vin en vrac laissent en arrière-plan les caractéristiques spécifiques des produits. Les vins ne sont pas valorisés comme de simples marchandises, mais surtout comme des sources d’émotion (Flacandji, 2016).

Le cas de Fluide s’inscrit dans une tendance bien consolidée où la conception du lieu et la construction d’imaginaire sont cruciales pour la valorisation des produits. Pour inciter la clientèle à découvrir de nouveaux produits, la promotion de l’« esprit du lieu » (Augé, 1992) se montre cruciale, une boutique doit renvoyer à l’image d’un lieu authentique où retrouver l’atmosphère a qui s’inspire. La reconstruction esthétique du magasin est articulée autour de la mise en scène de son environnement spatial (Stock et Schmiz, 2018). Les détails sont soignés et le point de vente est conçu comme une scénographie (Hoëllard et Brée, 2013) pour valoriser les stéréotypes associés à ses produits.

Les consommateurs encouragent à leur tour les efforts du management dans la mise en scène d’une authenticité présumée (Crang, 1996 ; Cova et Cova, 2001, 2002). Leur sentiment de nostalgie peut contribuer à les rassurer sur la qualité des produits qui peuvent juger comme authentiques, en devenant ainsi un outil de marketing :

« La quête d’authenticité postmoderne se vit alors comme une redécouverte du local et de l’imaginaire qu’il véhicule (…) Redécouverte, car, (…) le local se vit en négatif comme un manque. Et, comme toute expérience liée au manque, la compensation qu’exprime la quête d’authenticité est essentiellement fantasmée » (Cova et Cova 2002 : 34)

Je suis d’accord avec Bonnain-Dulon et Brochot sur le fait qu’« aujourd’hui et plus que jamais, l’authenticité est un mot magique qui transforme en or tout ce qu’il touche… » (2004 : 2). Bien évidemment cet imaginaire d’authenticité est artificiel, mais il répond à la recherche, même fantasmée, d’authenticité de la part des clients (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Goulding, 2000).

La composante émotionnelle et expérientielle du client se montre au centre des attentions de valorisation des produits. Les émotions du consommateur sont depuis longtemps dans le viseur des experts de marketing comme un levier potentiel de consommation (Bagozzi et al., 1999). Ces attentions s’inscrivent dans une stratégie de promotion du produit et de vente qu’ont été définies comme du marketing émotionnel (Chetochine, 2008 ; Rytel, 2010) ou expérientiel (Cova et Cova, 2001 ; Roederer, 2012 ; Roederer et Filser, 2015).

Dans ce cadre s’inscrivent aussi les stratégies de marketing appliquées chez Fluide qui cherchent d’accompagner le client à « visiter l’Italie » lorsqu’il franchit la porte ; elles ont pour objectif de susciter une expérience plaisante, créatrice de sens et mémorable (Kwortnik et Ross, 2007). Les vacances sont d’ailleurs fréquemment évoquées pour nourrir l’imaginaire des clients sur l’Italie et son vin.

Encourager les clients à repenser au soleil des vacances ou aux soirées dans les villes d’art se configure comme une incitation à leur faire éprouver du plaisir et de l’attachement aux lieux (Ghali et Toukabri, 2015), un des piliers du marketing des émotions pour valoriser les produits (Chetochine, 2008) et promouvoir leur achat (Carù et Cova, 2006).

Les choix de valorisation de l’imaginaire typique de chez Fluide soulignent les potentialités liées à la promotion d’une authenticité associée à un terroir qui marginalisent l’attention aux caractéristiques spécifiques des vins. Mettre l’accent sur des attributs extrinsèques aux vins comme l’imaginaire de sa région d’origine permet ainsi d’esquiver les questions plus précises au sujet de la qualité et des méthodes de production.

La dégustation devienne l’occasion pour émouvoir le client, en embrassant les cinq sens (Gibson, 1979), et pour permettre de juger directement le vin et se « laisser porter » sans faire recours aux informations plus spécifiques.

Cette valorisation des produits au travers les émotions devient un levier à l’achat en proposant une dimension fantasmée de l’authenticité avec une marginalisation de l’attention à la qualité des produits. Ce cas de vente du vin en vrac dessine une situation où est encouragée la possibilité de se passer des certains critères qui cherchent une objectivation de la qualité du vin, comme la dénomination ou mode de production (Barrey et Teil, 2011). A leur place la stratégie de vente mise sur la création d’imaginaire et sur la dégustation comme moment central du triomphe de l’évaluation subjective. Une des devises de chez Fluide, « chacun doit se sentir capable de goûter et choisir » implique donc aussi qu’on achète du Sangiovese en croyant de siroter du Chianti, tout comme du Glera en rêvant l’effervescence du Prosecco.

 Références bibliographiques

Ait Heda A., Meyer V., 2016. « Valorisation, stratégies et communication des territoires à l’épreuve de l’authenticité », Communiquer, 16, 1-8.

Arnould E. et Thompson C., 2005. « Consumer culture theory (CCT) : Twenty years of research » Journal of consumer research, 31.4 : 868-882.

Augé M., 1992. Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris.

Bagozzi R. P., Gopinath M. et Nyer P. 1999. « The role of emotions in marketing » Journal of the academy of marketing science, 27(2), 184-206.

Boltanski L. et Chiapello E., 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.

Bonnain-Dulon R. et Brochot A., 2004. « De l’authenticité des produits alimentaires » Ruralia. Sciences sociales et mondes ruraux contemporains, 14, 2-19.

Brown S., Kozinets R.V. et Sherry J.F. 2003. « Teaching old brands new tricks : retro branding and the revival of brand meaning », Journal of Marketing, 67 (July), 19-33.

Camus S., 2004. « Proposition d’échelle de mesure de l’authenticité perçue d’un produit alimentaire », Recherche Et Applications En Marketing, 19(4), 39-63.

Camus S., 2007. « La marque authentique et l’expérience de consommation » Actes des 12.

Capatti, A., 2006 « De la Guida gastronomica d’Italia au slow food : le rôle pionnier de l’Italie en tourisme gastronomique » Téoros, 25-1, 19-22.

Carù A. et Cova B., 2006. « Expériences de consommation et marketing expérientiel » Revue française de gestion, 162, 99-113.

Charters, S., 2008. « L’influence de l’histoire et de la culture sur le marketing des vins », Market Management, vol. 8, no. 2, pp. 32-47.

Chetochine G., 2011. Le marketing des émotions : pourquoi Kotler est obsolète ?, Eyrolles, Paris.

Cova V. et Cova B., 2001. Alternatives marketing, Dunod, Paris.

Cova V. et Cova B., 2002. « Les particules expérientielles de la quête d’authenticité du consommateur », Décisions Marketing, 28, 33-42.

Crang M. 1996. « Magic kingdom or a quixotic quest for authenticity ? », Annals of Tourism Research, 23, 2, 415-431.

Delaplace M., Gatelier E. et Pichery M., 2012. « Patrimonialisation de la vitiviniculture et développement du tourisme dans les régions viticoles », Documents de travail du Laboratoire d’Economie et de Gestion, Université de Bourgogne, 1-22.

Ferrandi, J. 2013. De la tarte aux pommes de Mamie aux carambars : quand nostalgique ne rime pas nécessairement avec authentique, Management & Avenir, 64(6), 143-166.

Flacandji, M., 2016. « De l’expérience au souvenir de l’expérience : étude des invariants et des décalages entre parcours de magasinage et souvenir immédiat », Management & Avenir, (4), 79-100.

Ghali Z. et Toukabri M., 2015. « Émotions ressenties et attachement au lieu de loisir : Rôle médiateur de l’immersion dans l’expérience de consommation », Revue des Sciences de Gestion, 272, 95-108.

Gibson J., 1979. The ecological approach to visual perception, Houghton Mifflin, Boston.

Giordano D., 2016. « Conflits et arrangements dans les parkings de banlieue : les pratiques des mécaniciens de rue », Muller S. et al. (s.d.) Aux marges du travail, Octares, Toulouse.

Goulding C., 2000. « Romancing the past : Heritage visiting and the nostalgic consumer » Psychology & Marketing, 18-6, 565-592.

Hoëllard E., Brée J., 2013. « La métaphore théâtrale au sein du point de vente : mettre en scène l’histoire racontée pour créer du lien avec la cible visée », Actes du colloque International de l’Association française de marketing, 2013 [en ligne].

Humbert F., 2010. « Approche historique du processus de délimitation des AOC vinicoles françaises. Contribution à la compréhension des principes et de l’application d’une expertise. », Sciences humaines combinées [En ligne], 5 | 2010.

Ipsos, 2014. « Baromètre de l’image du vin – vague 5 » enquête Ipsos avec Vin et Société, 4.12.2014.

Jounin N., 2008. Chantier interdit au public : enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, Paris.

Kwortnik R. et Ross W., 2007. « The role of positive emotions in experiential decisions » International Journal of Research in Marketing, 24(4), 324-335.

Malorgio G. (et al.), 2011. « La catena del valore nella filiera vitivinicola » Agriregionieuropa, 27(1), 1-13.

Mauss M., 1924. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, PUF, Paris (édition 1973).

Peterson R. 1992 « La fabrication de l’authenticité », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 93, 3-20.

Pichery M., 2013. « Reconnaissance officielle en France du vin comme produit culturel Enjeux pour les professionnels dans la mondialisation » communication pour la 50ème journée de l’Association des sciences régionales de langue française (ASRDLF).

Rytel T., 2010. « Emotional marketing concept : The new marketing shift in the postmodern era » Verslas : teorija ir praktika, 1, 30-38.

Roederer C., 2012. Marketing et consommation expérientiels, EMS Editions, Paris.

Roederer C., Casteran H., 2013. « Does authenticity really affect behavior ? The case of the Strasbourg Christmas Market », Tourism Management, 36, 153-163.

Roederer C., Filser M., 2012. Le marketing expérientiel : vers un marketing de la cocréation, Vuibert, Paris.

Siniscalchi V., 2014. La politique dans l’assiette. Restaurants et restaurateurs dans le mouvement Slow Food en Italie. Ethnologie française, vol. 44(1), 73-83.

Stock M., Schmiz A., 2018. « La mise en scène de l’authenticité. Stratégies de distinction de restaurants arabe et vietnamien dans le processus de gentrification de la ville de Berlin », Hommes & Migrations, vol. 1320, no. 1, pp. 69-77.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Vincent E., 2018. « Les qualités du lieu dans les délimitations des appellations d’origine », Crescentis : Revue internationale d’histoire de la vigne et du vin [En ligne], 1 | 2018.

Wacquant L., 2002. Corps et âme : carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Agone, Marseille.

Zeghni S., Fabry N., 2015. ’La gastronomie entre mémoire, innovation et valorisation touristique des territoires, Post-Print halshs-01183407, HAL.

Ziegler M., 2015 « Les produits italiens ont de plus en plus la cote en France » LSA Commerce & Consommation, n° 2372 du 25 juin 2015, disponible en ligne : www.lsa-conso.fr.

Notes

[1] La dénomination des vins avec l’indication de l’Appellation d’Origine Contrôlée remonte à 1935, suite à un décret-loi pour identifier les vins par leurs origines (Humbert, 2010).

[2] Au 64 % de l’échantillon indique l’italienne comme sa cuisine préférée parmi les cuisine du monde. Sondage Bva-Foncia du septembre 2017 : « Les Français et la cuisine ».

[3] Selon l’étude Ifop pour Hotels.com « Où les français rêvent-ils de partir en vacances cette été ? » en date 20 mars 2014, l’Italie est, avec l’Espagne, la première destination touristique en Europe pour les Français.

[4] Selon une recherche sur pagesjaunes.fr (au 8.11.19) dans Paris sont répertoriés 1020 restaurants italiens.

[5] Selon l’édition en ligne du 1 mai 2019 de Le Parisien : www.leparisien.fr/paris-75/paris-ea&hellip ;.

[6] Référence au texte fondateur de l’association : «  Bon, Propre et Juste : le Manifeste Slow Food pour la Qualité », approuvé en 1989.

[7] Source : www.oiv.int/fr/vie-de-loiv/omd-oiv-&hellip ;.

[8] On retrouve aussi des bag in box pour le commerce de gros, sont les confections de plus de 10 litres.

[9] Source : e-marketing.fr/Définitions-Glossaire/Bag-in-Box-240642.htm, consulté le 21 décembre 2015.

[10] Reporté par le journal La vigne, n° 291, novembre 2016, pages 80-81.

[11] Source : www.eccevino.com/magazine/le-bag-in&hellip ;, consulté le 21 avril 2019.

[12] Selon son site se présente aussi comme « la première cave de vin en vrac de France » (vinenvrac.fr, consulté le 23 décembre 2015).

[13] « à Paris les vins en vrac prennent du galon », Reporterre, 12 février 2019, reporterre.net/A-Paris-les-vins-en-vrac-prennent-du-galon.

[14] Sur le site de la boutique parisienne En vrac on signale : « L’économie de la bouteille et de son bouchon permet de réduire les prix de 40% environ et d’obtenir des tarifs variant entre 3 et 7 euros les 75 cl ».

[15] A titre d’exemple dans la boutique BiBoViNo on peut trouver un vin Bordeaux bio à 32 euro le 2 litres, mais aussi un Pomerol à 110 euro pour deux litres. Site commercial bibovino.fr, consulté le 26.4.18

[16] Selon un calcul proposé par Malorgio et al. (2011), le coût moyen du vin en vrac est de 40% moins cher par rapport au même vin en bouteille.

[17] Les vins italiens obtiennent les meilleurs taux de satisfaction auprès des consommateurs les ayant déjà goutés (86%). Le vin italien est le vin étranger le plus gouté un vin avec le 71 % de l’échantillon de l’étude comportementale C10 « La consommation de vin dans les établissements CHR », 2013 (source : https://www.infosbar.com/La-consomm&hellip ;).

[18] Ce discours est issu de la présentation faite par les propriétaires et maintes fois répétée de façon plus ou moins similaire aux clients, les phrases et les termes sont tirés du cahier de notes de terrain. En italique les expressions utilisées en italien.

[19] Source : www.socialwine.info/prosecco-boom-d&hellip ;

[20] Réponse du 17 février 2015 de la Commission Européenne à l’interrogation n° P-000159/2015, disponible (en anglais) : www.europarl.europa.eu/doceo/docume&hellip ;.

Articles connexes :



-Pour une relecture historique des dynamiques d’institutionnalisation de sports « alternatifs » : l’exemple du skateboard, par Laigroz Louise, Machemehl Charly, Roult Romain

-Vin et terroir(s) : une identité entre mythe et réalité, par Collet-Parizot Anne

-Les voies d’Aliénor ou la construction d’un médiévalisme transmédiatique, par Argod Pascale, Bernard Katy, Bideran Jessica De, Bourdaa Mélanie

Pour citer l'article


Giordano Denis, « « Retrouver le soleil des vacances ». Valoriser l’authenticité dans la vente de vin italien en vrac », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Retrouver-le-soleil-des-vacances (Consulté le 6 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation