Bideran Jessica De, Bourdaa Mélanie, Argod Pascale, Bernard Katy
Alors que la récente création de la grande région aquitaine entraîne la refonte politique et culturelle de cette nouvelle entité territoriale et administrative, la réactualisation médiatique de la figure d’Aliénor d’Aquitaine permet d’interroger les logiques contemporaines de médiation patrimoniale. Si les pratiques documentaires et communicationnelles des professionnels et des publics du patrimoine s’établissent de plus en plus désormais dans cet espace public que représente le web, la conduite et le suivi d’un projet de valorisation du patrimoine néo-aquitain s’appuyant sur les principes du transmedia storytelling permet de réfléchir aux différentes façons dont le médiévalisme peut aujourd’hui être renouvelé par le numérique.
Mots-clés : Aliénor d’Aquitaine, transmedia storytelling, patrimoine, numérique, valorisation
While the creation of the new Aquitaine region brings about the political and cultural redesign of this new territorial and administrative entity, the media update of the figure of Eleonor of Aquitaine makes it possible to question the contemporary logics of digital diffusion and heritage mediation. If the documentary and communication practices of professionals and heritage audiences are more and more established in this public space that represents the web, the conduct and the follow-up of a project of valorisation of the neo-Aquitaine inheritance relying on the principles of transmedia storytelling thus make it possible to reflect on the different ways in which « medievalism » can today be renewed by digital technology.
Keywords : Eleonor of Aquitaine, transmedia storytelling, heritage, digital, mediation
À la figure du Roi Arthur, véritable mythe contemporain représentatif du médiévalisme anglophone, est traditionnellement associée Jeanne d’Arc, pendant francophone et symbole national largement revisité depuis le XIXe siècle. Mais d’autres personnages, attachés à des territoires géographiques plus restreints, sont aussi convoqués par différents acteurs et autour de différents enjeux culturels et politiques. La création de la grande région Aquitaine (Nouvelle-Aquitaine) fait ainsi d’Aliénor d’Aquitaine une figure médiévale propre à incarner cette nouvelle entité territoriale et administrative. Mais alors que ce vaste territoire aquitain est à réinventer, comment ce personnage historique peut-il être réactualisé par les nouvelles pratiques culturelles ?
Retracer précisément les origines d’un projet de valorisation patrimoniale centré sur la figure d’Aliénor d’Aquitaine et actuellement testé, dans une version bêta, par des publics scolaires de l’académie de Bordeaux permet d’apporter quelques éléments de réponse. Les voies d’Aliénor [1] a été conçu entre septembre 2016 et septembre 2017 par une équipe d’enseignantes chercheures de l’Université Bordeaux Montaigne réunies dans le cadre d’un programme de recherche-action soutenu et financé par la région Nouvelle-Aquitaine. Lancé en 2015, ce programme a plus largement pour objectif d’interroger les usages et l’impact du transmedia storytelling dans des contextes de valorisation patrimoniale.
Les profondes mutations que connaissent les industries culturelles et créatives, où les franchises et autres blockbusters nord-américains cherchent à fidéliser les publics en sollicitant notamment les fans pour s’approprier, détourner et diffuser à moindre frais et par effet de circulation des pans entiers de ces productions audiovisuelles, sont-elles effectivement observables dans l’univers plus institutionnalisé de la médiation culturelle ? Ces logiques sont-elles adaptables à la valorisation patrimoniale ? Comment ce concept de transmedia storytelling, aux frontières parfois mal comprises, se voit-il transformé lorsqu’on l’applique à d’autres secteurs culturels ? C’est pour répondre à ces questions que le programme auquel nous participons activement, a progressivement pris une dimension expérimentale. En se confrontant à l’élaboration concrète d’un projet de valorisation patrimoniale, il s’agit pour l’équipe de saisir toute la complexité de ce type de production où s’hybrident un registre narratif, soit ici un contenu historique développé à partir d’un récit biographique, et des registres figuratifs, soit les diverses expressions médiatiques de cette même narration se déployant sur différents supports.
La présentation détaillée de la conception des Voies d’Aliénor, des choix éditoriaux et médiatiques effectués par l’équipe et des motivations (scientifiques, culturelles, etc.) qui les ont déterminés est ici faite depuis les sciences de l’information et de la communication à partir des comptes rendus et suivis de production publiés sur le carnet de recherche MediaNum [2]. Il s’agit d’expliciter les intentions communicationnelles qui ont guidé cette production et de donner ainsi à voir la construction progressive d’un dispositif transmédiatique médiévalisant impliquant une réception nécessairement actualisée du Moyen Âge puisque sollicitant la participation des publics. Le projet étudié est donc questionné à partir des concepts de médiévalisme (Ferré, 2010) et de transmedia storytelling (Jenkins, 2006), la notion de dispositif (Foucault, 1977) permettant de lier ces derniers en interrogeant finalement comment les supports médiatiques développés par l’équipe cadrent et servent de cadre aux productions attendues du côté des enseignants et des élèves. Cette approche info-communicationnelle s’inscrit dans une réflexion plus globale sur la documentarisation du patrimoine (Welger-Barboza, 2001) puisqu’il s’agit de réfléchir à la façon dont les politiques culturelles régionales de numérisation et de diffusion du patrimoine actualisent notre passé médiéval et en quoi, in fine, la réception du Moyen Âge peut-elle être renouvelée par le numérique.
Nous interrogerons donc dans un premier temps le médiévalisme numérique observable à travers des projets financés par les politiques régionales. Ce rappel nous permettra d’aborder les formes de participation encouragées par ces projets de démocratisation culturelle. Nous présenterons ensuite les résultats de notre enquête menée à l’échelle internationale sur l’usage du transmedia storytelling dans la valorisation patrimoniale ; en nous focalisant là encore sur la participation des publics, nous introduirons l’expression de dispositif transmédiatique. Le contexte réflexif ainsi posé, nous nous concentrerons dans la seconde partie sur les enjeux géographiques et historiques qui entourent le personnage d’Aliénor d’Aquitaine. La troisième et dernière partie sera l’occasion de présenter plus spécifiquement la conception des Voies d’Aliénor en explicitant les choix effectués par la production et les objectifs de participation des publics visés.
La numérisation et la mise en ligne du patrimoine documentaire qui agitent depuis plus de 20 ans les pouvoirs publics s’inscrivent dans ce double mouvement généralisé de patrimonialisation et de documentarisation. Cette re-documentation du patrimoine dans et par le numérique double, en effet, les pratiques traditionnelles de valorisation culturelle en créant des objets médiateurs virtuels (bases de données, expositions virtuelles, etc.) qui proposent une actualisation informationnelle et donc de nouvelles réceptions de ces substituts. Si cette documentarisation reste largement encadrée par les professionnels de la culture, l’émergence de la « culture participative » (Jenkins, 2006) facilitée par le web et les réseaux sociaux incitent de plus en plus d’institutions à repenser leurs rapports aux publics, à l’image des pratiques encyclopédiques contemporaines comme Wikipédia (Mairesse, 2017) ou des campagnes de transcription collective, de type crownsourcing (Chupin, 2015). Aux campagnes de numérisation puis d’éditorialisation, succèderait donc aujourd’hui l’ère de la participation et des multiples appropriations permises par la plasticité du substitut numérique.
La politique culturelle et numérique menée depuis les années 2000 en Aquitaine (ancien périmètre) dans le cadre du Contrat Plan Etat Région (CPER) illustre parfaitement ce phénomène. Anciennement nommé Banque numérique du savoir en Aquitaine (BnsA), devenu aujourd’hui Aquitaine Cultures Connectées (ACC), ce système a permis la numérisation d’un nombre considérable de ressources patrimoniales du territoire aboutissant à la mutualisation de ces collections (Sibers, 2011) et matérialisant sur le web une entité aquitaine (Fraysse, 2007). Si toutes les époques sont bien évidemment représentées au sein de ces ressources, le patrimoine médiéval a fait l’objet d’une valorisation particulière qui illustre le goût des pouvoirs publics aquitains pour un Moyen Âge numérisé et modernisé [3]. Le projet Manuscrits médiévaux d’Aquitaine [4] peut à cet égard nous permettre d’esquisser quelques pistes de réflexion sur la façon dont le Moyen Âge et ses productions artistiques peuvent être, non seulement exposés, mais aussi et surtout exploités et réinterprétés dans le cadre d’activités de médiation culturelle. Parmi les très nombreux manuscrits qui furent produits au Moyen Âge en Aquitaine ou qui y parvinrent depuis cette époque, une sélection est ainsi consultable à partir de ce dispositif numérique produit par la région grâce à l’aide financière de la Drac Aquitaine, des villes et départements qui assurent la conservation de ces fonds et avec le soutien des chercheurs de l’IRHT (CNRS) et de l’Université Bordeaux Montaigne. Mis au service d’une stratégie info-communicationnelle fondée sur la façon dont les pouvoirs publics engagés dans ce projet se représentent leur mission de démocratisation culturelle, ce site se présente comme un lieu hybride, entre bibliothèque numérique permettant à l’internaute de consulter des extraits de manuscrits, et exposition virtuelle remettant ces œuvres dans leur contexte en développant diverses thématiques.
Transféré dans une sphère numérique et publique indéterminée, le manuscrit médiéval, objet produit au Moyen Âge selon des modalités et des fonctions bien particulières, se voit donc soumis ici à de nouvelles réceptions qui nous renseignent sur la façon dont le passé médiéval peut être actualisé dans l’univers numérique. Sur les 484 manuscrits recensés en Aquitaine, seuls 81 sont, de fait, présentés dans leur intégralité tandis que l’à-propos du site insiste sur la grande quantité d’images disponibles en haute définition (6500 images extraites du corpus). Derrière cette apparente contradiction, le site témoigne en réalité du présupposé principal des commanditaires : l’attrait du plus grand nombre pour les images colorées, loin du désir du chercheur de consulter in-extenso des manuscrits retranscrits dans un format interrogeable… Les enluminures, décors, lettrines et ex-libris exposés composent ainsi un parcours esthétique dense, une sorte de déambulation iconographique au cœur, par exemple, du bestiaire et des costumes médiévaux, autant de thèmes par ailleurs présentés dans la partie éditoriale du site. Le manuscrit devient alors une réserve de belles images déconnectées de leur contexte d’édition ; et si cette circulation au sein d’images peut indéniablement permettre d’explorer de manière intuitive le corpus, elle signe également l’autonomisation de ces motifs médiévaux qui se transforment en formes aisément identifiables qui « font » Moyen Âge.
Ce processus trivial de réception et de transformation des manuscrits médiévaux en objets médiévalisants est également observable au travers des activités de médiation culturelle élaborées par les pouvoirs publics à destination des scolaires. Ce site a en effet été enrichi d’un module interactif permettant aux enseignants et élèves engagés dans un parcours d’Education Artistique et Culturelle (PEAC) [5] de créer, à partir de l’iconographie présente dans la base de données, des bandes dessinées. Détourées et dupliquées à l’infini par les élèves au sein de cases vierges et selon des postures d’usages qui s’affranchissent totalement d’une analyse discursive des manuscrits, ces images deviennent à leur tour de véritables « réplicateurs visuels » du Moyen Âge (Chandès, 2010) ; autrement dit des signes iconiques aisément identifiables parce qu’évoquant implicitement des poncifs et clichés médiévaux (le château fort, le donjon crénelé, le chevalier, le moine, le squelette, etc.). Cette mise en communication du patrimoine médiéval affiche donc un médiévalisme revisité dans ce nouvel environnement qu’est le web où l’image et la culture participative règnent mais où le Moyen Âge fonctionne avant tout comme une toile de fond, englobante et évocatrice, permettant de développer des discours de vulgarisation sur l’Histoire et des pratiques culturelles parfois très éloignées des objets valorisés (visite de monuments médiévaux sans lien historique avec les manuscrits, création de bandes dessinées à partir de miniatures décontextualisées, etc.). Les manuscrits, livres essentiellement religieux et de pouvoir, sont réutilisés et chargés de nouveaux sens : réservoirs de « belles » images, ils permettent in fine aux enseignants de plonger leurs élèves dans un univers médiévalisant. Ce que nous donne à voir ce site, c’est l’instrumentation d’un corpus d’images médiévales au profit de politiques culturelles qui s’inscrivent dans une double logique, la diffusion des collections publiques numérisées sur le web et l’injonction à la participation des publics dans un soucis d’appropriation selon des usages prescrits par les institutions et donc encadrés (Casmajor-Loustau, 2012), le dispositif numérique limitant au maximum les utilisations non contrôlées de ces enluminures et n’autorisant aucune interaction entre les différents usagers.
L’environnement numérique recompose donc les pratiques informationnelles et communicationnelles des établissements culturels, des objets tiers étant créés afin de faire circuler sur les réseaux numériques un patrimoine qui s’intègre à des pratiques plus larges de consultation et de production culturelle (Catoir-Brisson, 2013). Parallèlement à cette diffusion sur le web des objets et savoirs institutionnels, le développement et la démocratisation des différents outils numériques qui nous équipent tous désormais s’accompagne en effet d’une nouvelle forme de production et de mise en ligne de contenus culturels autoproduits (réalisation et diffusion de photographies, de vidéos, création de blogs, etc.). Ce système de création et de partage de ressources et pratiques amateurs est étudié par les cultural studies sous l’angle de la culture participative (Casemajor-Loustau, 2012). Ces figures du consommateur participatif et de l’usager acteur ont progressivement amené Henry Jenkins à se concentrer sur les stratégies économiques de production de contenus culturels selon une projection idéale du consommateur producteur. Délaissant les variabilités de réceptions des publics pour la figure idéale du « fan » producteur de valeur, celui-ci a ainsi conceptualisé la notion de transmedia storytelling, véritable « idéalisation de la conception de production médiatique » (Di Filippo et Landais, 2017 : 14). Et c’est justement parce qu’il propose des techniques de communication et de narration de contenus culturels centrées sur cette figure d’un public idéal assurant la valorisation de ces mêmes contenus que ce concept est susceptible d’intéresser les professionnels du patrimoine et de sa médiation.
En suivant les principes posés par Henry Jenkins (2006), les stratégies transmédiatiques visent en effet à créer des univers narratifs cohérents en dispersant les éléments d’un récit (fictionnel ou autre) sur différents supports, numériques ou non numériques, le tout dans le but d’engager les publics à une co-construction et une co-participation. Cet « art du worldbuilding » (Long, 2017) permet de construire un univers complexe, riche et foisonnant en contenus, correspondant donc a priori parfaitement aux pratiques de valorisation patrimoniale où l’on retrouve par exemple chez certains publics cette « passion de l’encyclopédiste avide de connaissance sur un monde » (Ryan, 2017). En d’autres termes, c’est en tirant parti de cette culture participative que les politiques de médiation culturelle pourraient faciliter les rapprochements entre les patrimoines et leurs publics et ainsi diminuer sur un même territoire les frontières entre les experts et les amateurs ou les simples curieux. Dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins, notre objectif est donc d’élargir la réflexion sur les logiques transmédiatiques en la confrontant à un autre domaine que celui des franchises et productions hollywoodiennes, celui de la médiation culturelle. L’état de l’art effectué par Florent Favard (2016) a permis d’identifier une trentaine de projets patrimoniaux et culturels répondant au critère principal de la narration éclatée sur de multiples supports.
Si cet inventaire peut paraître modeste, celui-ci permet toutefois de formuler quelques remarques préliminaires. Au-delà de la pluralité des supports recensés (sites web, blogs, applications mobiles, ARG, etc.), des patrimoines concernées (monumental, immatériel, documentaire, etc.) et des typologies de producteurs (institutionnels, studios indépendants, collaborations, etc.), les expérimentations principalement centrées sur une figure historique, telles que Le Roi est Mort [6] développé par le Château de Versailles autour de la personnalité de Louis XIV et Le Dernier Gaulois [7] diffusé sur France Télévision, s’appuient par exemple de préférence sur une stratégie top-down, c’est-à-dire de la production vers les publics selon un schéma communicationnel descendant classique. Tout se passe ici comme si la figure historique valorisée revêtait un caractère sacré, une sorte d’aura, qu’il ne convenait pas de questionner et sur laquelle seuls les discours des professionnels auraient voix au chapitre. Projets éditoriaux pensés autour d’une combinaison de médias complémentaires (exposition et site internet, docu-fiction et bande-dessinée), ces deux exemples nous montrent ainsi la mise en place de campagnes de communication créées à partir d’un personnage historique (le roi, le gaulois), d’un lieu (le château de Versailles) ou d’un média (la télévision) et selon une temporalité de quelques semaines à plusieurs mois en engageant finalement très peu les publics.
À l’inverse, les projets axés sur un monument ou centrés sur un patrimoine immatériel semblent plus propices à favoriser la participation des publics, notamment par la co-construction de la narration. Le Défi des bâtisseurs [8] est à cet égard éclairant ; il s’agit là d’un projet produit par Arte en 2013, en association avec différents studios et structures institutionnelles, et visant à valoriser la cathédrale de Strasbourg. Cette expérimentation constitue finalement une sorte de parangon des principes du transmedia storytelling appliqués à la médiation patrimoniale. Les producteurs ont en effet créé un univers narratif complet permettant d’immerger les publics dans l’histoire racontée tout en délivrant des informations complexes sur le monument et sa construction. Des supports médiatiques plus classiques, tels que le docu-fiction, ont d’autre part été complétés par des médias plus originaux incitant les publics à construire une partie de l’histoire et à collaborer. Exploitant la valeur artistique, historique et touristique de la cathédrale de Strasbourg, ce projet a, à ses débuts, impulsé un véritable élan de participation chez les internautes, élan qui, certes, s’épuise avec le temps mais dont les créations continuent à exister et à circuler en ligne. À côté de ces projets d’envergure, d’autres expériences peuvent être relevées dans le domaine du patrimoine immatériel, des traditions, des langues ou encore des légendes de pays. Dans ce domaine, le territoire de la Nouvelle-Aquitaine se montre particulièrement prolixe avec plus de quatre projets transmédiatiques produits par des sociétés et des pouvoirs publics locaux dans le but de valoriser un patrimoine immatériel régional, à l’image du vignoble bordelais [9]. Objets culturels non tangibles, flottant dans le temps et dans l’espace, ces derniers perdent en effet parfois leur force d’une génération à l’autre, surtout lorsqu’ils dépendent essentiellement de la tradition orale. La mise en place d’un média les aide alors à se concrétiser et agit comme une archive, en conservant la trace de ces coutumes. La disparition et le manque d’intérêt parfois manifesté par les plus jeunes pour ce patrimoine immatériel peuvent en outre être contrebalancés par une démarche créative. La Chasse aux Légendes, en s’attaquant à la culture basque, est un bon exemple de ces expérimentations. Enfermée dans une application mobile, une narration se déploie pour chaque légende à travers une bande dessinée interactive avant d’inciter les jeunes joueurs et leurs familles à se rendre sur des sites naturels du pays basque afin de chasser l’une des créatures fantastiques évoquées pour la « capturer », comme dans le célèbre jeu Pokemon Go. Des publics scolaires ont également été impliqués dans l’écriture de nouvelles légendes, à partir, là encore, d’antiques récits basques et de déplacements dans des lieux géographiques. Intégrées à la stratégie globale, ces éléments narratifs ont été réalisés par des lycéens bayonnais et traduisent la dimension vivante de cette culture traditionnelle qui réussit à réunir patrimonialisation, création documentaire et appropriation culturelle.
Pour autant, l’ensemble des projets repérés semblent, si ce n’est limiter, à tout le moins encadrer la participation des publics. Alors que dans l’univers des industries culturelles et créatives (cinéma, télévision et jeu vidéo), l’accent est mis sur la variabilité des réceptions et sur la co-création de contenus, ces productions s’éloignent de ce canon en modérant l’intervention des publics et en encadrant au maximum les regards portés sur les patrimoines ainsi valorisés. Ce contrôle de la participation par les institutions culturelles, qui mettent pourtant massivement en ligne des objets documentaires, a déjà pu être souligné par ailleurs (Casemajor-Loustau, 2012) et amène à s’interroger, en tant que producteur d’une telle stratégie dans un cadre culturel, sur la notion de dispositif transmédiatique (Di Filippo et Landais, 2017) régulant ce rapport entre la diffusion et la participation. Comment en effet élaborer un dispositif facilitant l’appropriation d’une culture aquitaine commune tout en permettant une variabilité de lecture des objets patrimoniaux concernés ? Comment concilier la diffusion de la culture savante que les experts peuvent poser sur le Moyen Âge et les réceptions médiévalisantes propre à chaque public ? Engager des publics dans un tel dispositif de valorisation patrimoniale ne suppose-t-il pas enfin d’éloigner le plus possible le fictionnel du récit historique ? Pour répondre à ces questions, faisons un pas de côté et revenons succinctement sur les enjeux géographiques et historiques qui structurent ce programme.
Depuis le 1er janvier 2016, l’Aquitaine, le Limousin et le Poitou-Charentes sont en effet réunis au sein d’une même collectivité sous l’appellation de Nouvelle-Aquitaine. Cet espace géographique (Pontet, Jourdan, Boisson, 2003) possède les atouts nécessaires au développement d’un tourisme culturel à travers notamment la médiation de son patrimoine matériel et immatériel. L’espace néo-aquitain investi d’imaginaire devient dès lors un espace touristique contemporain (Amirou, 2000), caractérisé par un terroir et des paysages culturels empreints d’authenticité. Or, cette unité identitaire s’est instaurée au fil d’une écriture spatiale tracée par les historiens et combinée à une valorisation de ressources historiques qui a pu prendre ces dernières années différentes formes info-communicationnelles (analogiques et numériques). Démontrer l’unité géographique et historique de la Nouvelle-Aquitaine participe donc, non seulement d’une valorisation culturelle, mais aussi d’une mise en avant du potentiel touristique de ce territoire (Péraldi, 2014) qui jouit d’une renommée nationale et européenne et en fait le 5e employeur touristique de France et la 2e région la plus visitée par les Français. Comment dès lors lier cette géographie imaginée, touristique et contemporaine, à une géographie historique, héritée et éprouvée par les affres des évènements passés ? Trois facteurs semblent étayer l’existence d’un creuset culturel territorial commun à l’ensemble de la Nouvelle-Aquitaine et hérité du Moyen Âge : la carte et les limites régionales de l’époque d’Aliénor, le paysage des vignobles lié au commerce du vin au XIIe siècle et le tracé du pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle.
La Nouvelle-Aquitaine hérite en effet d’un passé glorieux : celui du duché d’Aquitaine constitué au XIe siècle par la maison de Poitiers et s’étendant de la Loire jusqu’aux Pyrénées. C’est ce territoire, aussi appelé Gascogne ou Guyenne, selon son étendue au gré des différents traités, qui devient en 1154 « anglais », rattachant ainsi l’Aquitaine au royaume anglo-angevin. Le territoire inclut alors La Rochelle, Poitiers, Limoges mais évince le Béarn et l’Armagnac. Et si, en 1204, Philippe-Auguste prend la Normandie aux Anglais, la Guyenne, elle, reste anglaise : le territoire perd alors le Poitou, le territoire charentais et Limoges. Résultant de ces changements d’autorités, la Guerre de Cent ans débute en 1337 et oppose les Français aux Anglais. Et ce n’est qu’en 1453, après de nombreux épisodes guerriers et d’incessantes modifications des limites territoriales, que l’armée anglaise est battue à Castillon (33), « rendant » l’Aquitaine au royaume de France.
Directement liée à ces évènements, la commercialisation du vin vers toute l’Europe du Nord - surtout l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande - est largement favorisée par le Duché qui fait de Bordeaux le premier port de toute la Chrétienté ; les tonneaux chargés sur des gabares convergent alors vers la Garonne et ne sont autorisés à partir pour l’étranger que depuis le « port de la lune », unique lieu d’exportation de ce territoire. En trois siècles d’histoire anglaise, Bordeaux établit donc un monopole sur la production, la vente, l’expédition et la distribution des vins vers la Grande-Bretagne et dépasse son record d’exportation en 1303. Pour faire face à la demande commerciale, la vigne s’étend vers les faubourgs de la ville et conquiert les « palus » et les ceintures des bourgades de l’estuaire de la Gironde. Depuis 1999, c’est en partie ce paysage culturel, relatif aux appellations Saint-Émilion et Saint-Émilion Grand Cru, qui est classé au patrimoine mondial de l’Humanité, inaugurant la liste des labels UNESCO récemment rejoint par la ville de Bordeaux (2007). Iter Vitis, réseau valorisant le paysage culturel vitivinicole dans le respect d’un tourisme durable, a par ailleurs été certifié « Itinéraire culturel du Conseil de l’Europe » en 2009 et « l’intégration de ce patrimoine dans les activités touristiques durables permet de raconter l’histoire et la vie des populations, les grandes et les petites histoires locales » [10]. Ces chemins de la vigne permettent donc d’apprécier aujourd’hui l’ensemble des terroirs et des vignobles du Sud-Ouest qui s’étend du Massif Central aux Pyrénées, des rives de la Garonne à la Vallée du Lot, en passant par le Pays Basque, les Pyrénées et la Gascogne.
Autre héritage médiéval déterminant, le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, qui identifie notre patrimoine aquitain comme partie d’un héritage commun européen. Trois voies parcourent en effet la Nouvelle-Aquitaine : les voies de Tours et de Vézelay qui convergent (avec celle du Puy-en-Velay) au Pays Basque pour former le Chemin Navarrais, puis la voie du Littoral qui conduit via Bayonne à la voie du Baztan. Et « ce qui, pendant des siècles, était un phénomène religieux, est devenu grâce à la Déclaration du Conseil de l’Europe en 1987 et à la mise en place d’une signalétique européenne commune, un itinéraire-symbole, vivant, vécu, vecteur d’une coopération culturelle pour la Grande Europe » [11]. Le 23 octobre 1987, les chemins de Saint Jacques inaugurent ainsi le programme des « Itinéraires Culturels Européens du Conseil de l’Europe ».
Ce rapide examen révèle la complexité des déterminismes géographiques et historiques au cœur de l’héritage médiéval de la Nouvelle-Aquitaine. Pour autant, c’est bien le premier que semble avoir choisi la collectivité comme symbole de son vaste territoire, à l’image de son logo [12], une tête de lion qui enserre l’ensemble du territoire et fait clairement référence à Richard Cœur de Lion, le fils adoré d’Aliénor. C’est donc à travers cette figure historique que la Nouvelle-Aquitaine tente de re-construire une identité régionale, originelle car s’appuyant finalement sur un récit fondateur, au cœur d’un monde globalisé et d’une Europe dont l’identité culturelle collective reste à construire. Fort de ce constat, c’est bien autour d’un personnage réel que nous avons souhaité développer notre stratégie, Aliénor d’Aquitaine ayant l’avantage de personnifier l’ensemble de ce territoire mais aussi d’évoquer cette longue période riche en productions culturelles (monuments, manuscrits, objets d’art, etc.) et qui sont aujourd’hui valorisées à travers différents discours et dispositifs de valorisation patrimoniale.
Si dans le cadre des supports de communication contemporains de la région, Aliénor permet d’incarner le récit originel de la Nouvelle-Aquitaine, que nous dit l’Histoire sur ce personnage ? Comme tout être cristallisant les passions, Aliénor fut, déjà de son vivant, dotée d’une légende noire qui n’a très souvent que peu de rapports avec la réalité du personnage telle qu’elle a pu être reconstituée par les historiens (Aurell, Flori, 2004). Certes, c’est cette légende noire qui a conféré au personnage une grande part de sa célébrité et qui lui a fait traverser les siècles en en faisant une source d’inspiration continuelle pour la littérature, le cinéma, la télévision ou la bande dessinée… Mais un projet de valorisation patrimoniale se doit de dépasser cette réception de l’Histoire pour reposer sur une certaine rigueur scientifique. Or, la vie d’Aliénor suffit à révéler combien son destin fut exceptionnel (Bernard, 2015).
Rappelons tout d’abord ici les circonstances de l’entrée d’Aliénor dans l’Histoire. Elle nait en 1122 ou 1124 de l’union de Guillaume X d’Aquitaine et d’Ainor de Châtellerault. Suite au décès de son unique fils, Guillaume X fait d’Aliénor, l’aînée de ses enfants, son héritière et la confie, après sa mort, à son suzerain le roi de France. C’est ainsi que l’héritier de la couronne, Louis, épouse Aliénor le 25 juillet 1137 à Bordeaux. L’histoire aurait pu s’arrêter là mais la suite de son destin révèle combien celui-ci est singulier pour une femme du Moyen Âge. Aliénor, duchesse d’Aquitaine en titre, possède en effet ses domaines en propre et, quand est prononcée l’annulation de son mariage avec Louis VII, en 1152, l’ex-reine de France reste maître de son territoire et retourne donc en ses terres. Forte de ce prestige, Aliénor se remarie deux mois plus tard avec l’un des meilleurs partis de son temps, Henri Plantagenêt. Duc de Normandie, il peut également prétendre à la couronne d’Angleterre : Henri et Aliénor sont ainsi couronnés roi et reine le 19 décembre 1154. À partir de 1158, leur pouvoir s’étend encore sur une partie du Pays de Galles puis sur le duché de Bretagne à partir de 1166, et c’est ensemble qu’ils dirigent l’empire Plantagenêt. Mais la seconde partie de leur mariage est marquée par les conflits : à partir de la fin des années 1167-1168, le couple royal ne s’accorde plus et Henri II exerce son pouvoir de façon de plus en plus autoritaire. Aliénor soutient alors, en 1173, la révolte de son fils Henri le Jeune contre son père et encourage ses deux autres fils aînés, Richard et Geoffroy, à s’allier à leur frère. Après environ neuf mois de guerre, Aliénor est finalement capturée par une garnison de son époux et retenue captive sous son ordre. Elle ne retrouvera sa liberté que le 6 juillet 1189, à la mort d’Henri II !
Ces différents moments de sa vie, son enfance au palais de Poitiers entourée de troubadours et d’artistes (1), son mariage à la cathédrale de Bordeaux (2), sa capture sur les terres aquitaines lors de la guerre menée contre Henri II (3), sa fin de vie, marquée par le décès de Richard lors du siège d’une forteresse limousine (4) et sa dernière chevauchée sur ce vaste territoire aquitain dans le but de faire reconnaître son dernier fils, Jean sans Terre, comme unique et légitime héritier (5), permettent ainsi de découper ce récit biographique en autant de chapitres qui constituent progressivement, en s’articulant les uns aux autres, des « volets narratifs » (Di Crosta, 2013) permettant d’immerger les publics dans un univers complet. Les différents épisodes relatés ci-dessus structurent en effet une chronologie tout à fait applicable à la mise en place d’une stratégie transmédiatique impliquant un déploiement de l’histoire narrée dans le temps. Le parcours exceptionnel de ce personnage historique autorise quant à lui à dépasser la fameuse légende noire pour aborder plus largement la condition féminine au Moyen Âge. Tout comme la notion de patrimoine, qui s’est progressivement mais sûrement ouverte aux objets et vestiges plus modestes que les seuls monuments historiques ou objets d’art [13], cette évocation la vie des femmes au Moyen Âge permet d’élaborer un discours de médiation « par le bas », c’est-à-dire par le quotidien plus que par des actes de pouvoir, désincarnés et lointains, provoquant ainsi chez les publics un rapport au personnage plus individuel et donc, a priori, plus efficace.
Ligne éditoriale et narrative ainsi déterminées, reste désormais à l’équipe la tâche de scénariser, non seulement une histoire, mais aussi et surtout un dispositif de valorisation patrimoniale se matérialisant sur des supports médiatiques et proposant des formes d’appropriation du patrimoine pertinentes.
Associant des chercheurs issus des SHS (Occitan, Histoire de l’Art et Sciences de l’information et de la communication) avec des acteurs institutionnels (Drac Nouvelle-Aquitaine et Rectorat de Bordeaux), ce programme de recherche est né d’un constat simple : la distinction fondamentale entre la diffusion des ressources patrimoniales numérisées et notamment accessibles en ligne et l’appropriation des savoirs contenus dans ces dernières. Transférés dans un espace public numérique indéterminé, les documents patrimoniaux et l’histoire qu’ils nous content doivent en effet faire l’objet de traductions spécifiques qui, bien souvent, supposent la création de nouveaux dispositifs médiateurs (vidéos, images, textes, etc.) facilitant la lecture de leur complexité spatio-temporelle. Or, comme cela a pu être démontré par ailleurs, tout dispositif médiateur porte en lui une part de fiction qui « opère comme un processus organisateur de connaissance, grâce à un monde cohérent qui met en relation des éléments auparavant disparates » (Flon, 2012 : 98). Autrement dit, construire un dispositif de valorisation patrimoniale, c’est aussi et avant tout mettre en scène (dans l’espace) et en relation (dans le temps) des objets et des discours afin de connecter des traces tangibles du passé (monuments, objets d’art, archives) à notre réalité présente pour ainsi donner du sens au patrimoine. Parce que la fiction sert le patrimoine et la transmission de savoirs, alors le recours à « la scénarisation transmédia, définie comme une fiction polyptyque [où] chaque média […] est censé apporter sa contribution unique au déroulement sériel de l’histoire » (Di Crosta, 2013 : 104) pour construire ces dispositifs médiateurs, semble particulièrement pertinent.
Pour autant, le patrimoine est une construction intellectuelle hybride, mêlant temporalité et spatialité. Valoriser le patrimoine régional (monuments du territoire, collections muséales et ressources documentaires en ligne) à partir de la figure d’Aliénor d’Aquitaine, c’est donc non seulement réfléchir à l’histoire racontable mais aussi aux multiples chemins possibles et empruntables par les publics pour lier cette figure au territoire et aux monuments de cette vaste région. Après une année de réflexion et de conception, ce chemin se déploie aujourd’hui à travers différents supports numériques (site internet et application mobile) et non-numériques (kit de bienvenue ou amorce pédagogique comprenant une grande carte du territoire de la Nouvelle-Aquitaine et un set de cartes présentant les personnages marquants du destin d’Aliénor), selon différents volets narratifs structurés par la vie d’Aliénor (enfance, adolescence, mariages et captivité, fin de vie). Jalonnée de contenus numériques (bases de données documentaires, audiovisuels et réseaux sociaux) activables depuis la grande carte du territoire (imprimée en grand format pour permettre des usages en groupe) grâce à l’application mobile et en visant des lieux couvrant ce nouveau périmètre et liés à Aliénor ou à sa famille (Bordeaux, Poitiers, Châlus, Blaye), ce dispositif appréhende donc les publics visés (des jeunes collégiens et lycéens entre 12 et 16 ans), le contexte d’usage (un projet pédagogique dans le cadre de leur parcours d’Éducation artistique et culturelle - EAC) et les compétences « littéraciques » de ce jeune public (Bideran, Bourdaa, 2017 ; Pécolo, 2017).
En multipliant les accès informationnels au patrimoine (ressources en ligne et proposition de visite in situ) tout en laissant des volets narratifs vides, l’objectif d’un tel dispositif est de passer d’une logique de diffusion, qui prime jusqu’à présent dans les pratiques culturelles des institutions patrimoniales, à celle d’une appropriation par participation. La difficulté reste donc d’impliquer les publics dans la création de contenus autoproduits (carnet de voyage numérique, journal intime, etc.) et d’inciter les classes à se déplacer pour visiter des monuments en lien avec cette histoire. Les béances narratives laissées vacantes dans l’histoire à partir du canevas narratif et médiatique proposé sont justement là pour engager ces publics scolaires dans une activité de braconnage culturel afin de fabriquer une partie de ce récit collectif et ainsi produire une expérience qui sera réinjectée dans l’ensemble. Et bien que la grande carte de l’Aquitaine médiévale ait une fonction stratégique déterminante, puisque c’est grâce à elle que le lien entre la vie d’Aliénor et le territoire actuel de la Nouvelle-Aquitaine est cernable, le média fédérateur demeure le site web qui permet aux usagers d’identifier des ressources patrimoniales exploitables dans le cadre de leur propre production (bibliothèques numériques, sites et musées à visiter, etc.). Une grande partie de la conception a consisté à identifier et localiser des ressources fiables et utilisables dans le cadre d’une activité de « remix », mais aussi d’inventorier des outils numériques permettant aux publics scolaires d’élaborer des contenus en ligne autoproduits (vidéo, exposition virtuelle, blog, etc.). Et c’est ainsi que, progressivement, le dispositif transmédiatique élaboré réactualise non seulement ce personnage, son histoire et son lien avec le territoire aquitain mais structure aussi les conditions de sa réception.
Aujourd’hui validée, cette stratégie globale (la narration) et les dispositifs élaborés (supports éditoriaux de base) sont proposés depuis la rentrée 2017-2018 à des élèves de 5e et de Seconde dans le cadre de l’offre culturelle et des actions académiques portées par le Rectorat de Bordeaux [14]. Les types d’insertions pédagogiques retenus (EPI et EAC) pour tester cette version bêta de la stratégie transmédia supposant, de la part des élèves, une restitution finale, les contenus qu’ils produiront auront donc pour but de combler les espaces négatifs (Long, 2017) que nous avons volontairement laissés vacants, reprenant bien en cela le principe de la participation des publics. C’est cette participation qui a pour objectif d’engager ces publics spécifiques, scolaires, dans une démarche de recherche informationnelle et de production de contenus. Pour autant, cette participation reste très encadrée puisque plusieurs types d’éditorialisation ont d’ores-et-déjà été envisagés avec le Rectorat. Au sein de ces propositions, l’exploitation de réseaux sociaux et d’outils collaboratifs permettant de créer des carnets de voyage ont en effet plus particulièrement retenu l’attention des chercheurs, enseignants et inspecteurs impliqués dans la conception globale du dispositif. Le carnet de voyage, en transformant le simple lecteur en véritable conteur de son épopée, favorise en effet l’appropriation tout en facilitant une certaine forme de collaboration.
Récit autobiographique d’un déplacement où l’image est centrale, voire prédominante par rapport à l’écrit, le carnet de voyage se définit comme le récit pictural d’une découverte témoignant de la place du voyageur et se caractérise par la quête entreprise (thème, découverte, finalité), l’expression (technique, image, écriture, rapport texte-image) et l’intention (cible et regard). Malgré la diversité des techniques, la variété des points de vue, la multiplicité de thématiques, etc. quatre critères essentiels le caractérisent à l’ère du numérique : le reportage ou témoignage – soit des références aux documents authentiques dans le cas d’un carnet historique –, le lien texte-image ou l’iconotextuel, la narration par l’image au fil du carnet et, enfin, l’itinéraire ou la carte mentale. Les carnets traitant spécifiquement du patrimoine (Argod, 2014) valorisent quant à eux les sites, les hauts lieux du patrimoine et les traces du passé. Adapté aux voies d’Aliénor, c’est alors à la classe de créer son itinéraire sur les pas de ce personnage historique au fil de la stratégie, des ressources patrimoniales consultées en ligne, des visites de sites effectuées, etc.
Les emprunts aux travaux d’Henry Jenkins effectués dans cette phase de conception sont ici totalement assumés ; en élaborant cette stratégie de valorisation et en concevant le dispositif global, nous avons, au-delà du travail éditorial, projeté et imaginé une figure idéale de l’usager transformé en « troubadour transmédiatique » et investissant différentes formes de médias numériques pour retranscrire son expérience collective (en classe) de découverte patrimoniale. Toute la conception de l’univers des Voies d’Aliénor s’est donc faite selon ce prisme d’une narration biographique déployée sur plusieurs plateformes médiatiques tout en pariant sur la capacité des usagers, des classes scolaires, à produire par eux-mêmes des contenus respectant cette histoire et susceptible d’alimenter à leur tour la narration globale. Car la particularité du domaine de la médiation culturelle est ce respect du savoir historique qui entraîne inévitablement de la part des instances de diffusion une imposition du sens et du regard. Et s’il est encore trop tôt pour analyser finement les réalisations imaginées par les enseignants et leurs élèves durant cette année scolaire [15], il est évident que la réception du Moyen Âge à laquelle nous assisterons sera régulée par cet encadrement voulu par le dispositif transmédiatique (cartes des personnages retenus, territoire indiquant les musées ou monuments visitables, ressources en ligne consultables, etc.) ainsi que par le contexte pédagogique d’exploitation…
Au terme de ces réflexions, rappelons que l’invention d’une identité régionale repose avant tout sur une construction intellectuelle, sociale et politique qui prend d’abord appui sur des savoirs constitués par des spécialistes pour ensuite être réinterprétée par les groupes sociaux intéressés (scolaires, amateurs et passionnés, etc.). Si la fabrique du patrimoine ne peut en effet s’envisager sans une phase, experte et scientifique, de documentation (Heinich, 2009), ces documents (photographies, textes, cartes, etc.), tout comme les informations dont ils sont porteurs, doivent ensuite être présentés aux publics et médiatisés via différents supports et procédés permettant, dans une approche communicationnelle de la patrimonialisation, de la rendre effective (Davallon, 2006). Ce mouvement peut prendre diverses formes et s’appuyer sur des structures expertes, telles que des institutions muséales ou des centres d’interprétation (Bideran et Fraysse, 2016), ou bien, plus prosaïquement, se manifester dans l’espace public à travers des objets triviaux dont l’objectif est de faciliter la reconnaissance d’une appartenance commune à un territoire historique (Fraysse, 2009).
Or, cette volonté de créer une culture commune se voit aujourd’hui renouvelée par ce nouvel espace public que constitue le web et la nouvelle organisation numérique des connaissances oblige à repenser les notions de médiation et de valorisation culturelle. Elle impose d’une part une coopération de plus en plus manifeste entre des scientifiques, qu’ils soient historiens ou spécialistes des pratiques numériques des publics contemporains, et des professionnels de la communication et des réseaux sociaux numériques afin de produire des objets qui pourront ensuite être mis en circulation et ainsi médiatiser autrement les savoirs actualisés. Conformément aux politiques culturelles, qui financent le dispositif transmédiatique des Voies d’Aliénor, le patrimoine historique et culturel devient alors un argument identitaire et un levier économique permettant de soutenir l’innovation numérique en région.
Enfin, parallèlement à ces points de rencontre entre différents professionnels et différentes expertises, les publics sont aussi, et de plus en plus souvent, sollicités pour créer de nouveaux contenus en détournant par exemple des ressources qu’ils peuvent ensuite publier librement sur le web. Cette part de plus en plus grande laissée aux amateurs dans cette conversion numérique entraîne inévitablement la réactualisation du « médiévalisme » qui porte désormais les couleurs de la culture numérique, à l’image du blason des Voies d’Aliénor…
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[1] http://lesvoiesdalienor.org/
[2] Voir pour cela notre carnet de recherche en ligne : https://medianum.hypotheses.org/
[3] Sans être exhaustif, nous pouvons en effet citer, en plus de celui que nous présentons ici, au moins sept projets de sites web et/ou de ressources éditorialisées traitant du Moyen Âge et de ses monuments réalisés entre 2004 et 2014 dans le cadre de l’ancienne BnsA, sur plusieurs dizaines de projets éditoriaux, dont un déjà dédié à Aliénor et aujourd’hui disparu…
[4] http://www.manuscrits-medievaux.fr/
[5] Pour plus d’information, voir le site du Rectorat de Bordeaux : http://www.ac-bordeaux.fr/pid31028/education-artistique-culturelle.html
[6] En ligne : http://www.leroiestmort.com/fr/l-exposition
[7] En ligne : http://lederniergaulois.nouvelles-ecritures.francetv.fr
[8] En ligne : http://cathedrale.arte.tv/
[9] En ligne : http://espritsduvin.com/
[10] http://www.itervitis.fr/ (consultée le 06 octobre 2017).
[11] http://www.saintjamesway.eu/ (consultée le 06 octobre 2017)
[12] Voir la présentation du logo par la région sur son site internet : https://www.nouvelle-aquitaine.fr/toutes-actualites/nouveau-logo-pour-region.html (consultée le 05 juin 2018).
[13] On parle ainsi de patrimoine vernaculaire.
[14] http://www.ac-bordeaux.fr/cid117202/p@trinum-eac-et-numerique.html
[15] Les développements à venir, à peine esquissés pour l’instant, feront l’objet d’une analyse selon un protocole de recherche qui reste à préciser. Seule cette étude pourra in fine nous permettre de comprendre les processus de réception de l’histoire racontée et du discours porté par les élèves et de préciser, enfin, si une identité régionale semble identifiable à travers cette valorisation patrimoniale.
Bideran Jessica De, Bourdaa Mélanie, Argod Pascale, Bernard Katy, « Les voies d’Aliénor ou la construction d’un médiévalisme transmédiatique », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Les-voies-d-Alienor-ou-la (Consulté le 11 décembre 2024).