Cet article vise à étudier le secret comme une pratique sociale et symbolique au sein d’un squat d’activités militantes. Par une observation participante menée pendant deux ans auprès d’un collectif militant s’inspirant des théories marxistes et anarchistes, des secrets apparaissent progressivement aux yeux et aux oreilles du chercheur. Loin d’être un objet mineur ou anodin, le secret présente des propriétés et des fonctions sociales indéniables pour un microgroupe politique aux pratiques perçues comme déviantes. Les usages différenciés qui en sont faits, les opérations de dissimulation et de dévoilement, varient selon les contextes socio-discursifs et les types d’acteurs en présence. En ce sens, l’analyse du secret constitue une entrée heuristique pour comprendre l’organisation sociale du groupe. Les inégalités d’accès aux secrets mettent alors au jour l’organisation des rapports sociaux, notamment dans leurs principes de division et de hiérarchie symboliques, propre à ce lieu singulier.
Mots clefs : Sociologie politique, militantisme, engagement, déviance, secret
When the sociologist is let in on the secret : the functions and social uses of the secret within radical militant groups
This article aims at studying secrets as a social and symbolic practice in a radical militant squat. Secrets have surfaced and been carried to the attention of the sociologist who has been immersed for the past two years in a participant observation of a militant group inspired by marxist and anarchist theories. Far from being a minor or anecdotal occurrence the secret displays important properties and social functions for a militant microgroup with practices considered deviant. The differentiated uses made of the secret, the operations of dissimulation and unveiling vary upon the different socio-discursive contexts and the types of present social actors. Therefore the analysis of secrets forms a heuristic starting point for understanding the social organization of the group. The inequalities in access to secrets of this singular space reveal the layout of social relations, most noticeably in their principals of division and symbolic hierarchy.
Keywords : political sociology, militantism, political engagement, deviance, secret
Qu’elles soient racontées au sociologue ou observées in situ, les pratiques considérées comme déviantes, voire illégales, engagent, outre les acteurs concernés au premier chef, la responsabilité du chercheur en sciences sociales. Masqué ou à découvert, celui-ci est désormais symboliquement attaché au groupe restreint de ceux qui sont dans la confidence. Ayant été moi-même confronté à cette situation [1], ce groupe se compose, dans le cas de mon enquête, d’une trentaine de militants « révolutionnaires », anarchistes et marxistes, qui, entre janvier 2013 et août 2014, squatte un ancien restaurant du nord-est parisien pour en faire un espace de « solidarité de classe » [2]. Plusieurs activités à destination des travailleurs et habitants du quartier organisent la temporalité du lieu [3] : des repas à prix libre le midi, des cours de français gratuits, une permanence pour les sans-papiers, ou encore un cinéclub. Le lieu fonctionne de manière autogérée et les décisions se prennent lors d’une assemblée générale hebdomadaire, d’abord ouverte au public puis, à partir de mai 2013, progressivement réservée aux participants les plus actifs. Rebaptisé « La cuisine », ce lieu s’inspire des centres sociaux italiens occupés et autogérés qui, « cultivant la tradition révolutionnaire, la remaniant aussi par l’empreinte opéraïste et autonome », sont devenus dans les années 1970 des lieux « d’expérimentations de pratiques politiques pour le moins ’non conventionnelles’, mais aussi de valeurs et modes de vie alternatifs légitimés par une critique radicale de la société capitaliste » (Sommier, 1998 : 118).
Les militants de La Cuisine proviennent d’ailleurs, pour la plupart, du « milieu autonome », sorte de microcosme composé de quelques centaines de personnes où des groupes aux sensibilités et aux pratiques politiques différentes se rejoignent sur une critique anticapitaliste, anti-institutionnelle et antiautoritaire. Je n’ai pas la place ici de dresser un historique de ce mouvement politique mais je peux raisonnablement affirmer qu’il s’inscrit dans le « sous-champ politique radical » que Philippe Gottraux définit comme le « réseau constitué par les groupes, organisations, partis (ou fractions de partis), partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure » (Gottraux, 1997 : 12). Par ailleurs, le répertoire d’action collective propre à de nombreux groupes autonomes est constitué, en partie, de pratiques étiquetées comme « déviantes », parfois illégales, réactualisant par exemple des théorisations anarchistes anciennes : la propagande par le fait, l’action directe, la reprise individuelle. À ce titre, il n’est pas étonnant que les militants de La Cuisine voient d’un mauvais œil la venue d’un sociologue souhaitant observer leurs pratiques de lutte et l’organisation sociale de ce squat d’activités. J’ai pourtant pu réaliser, avec leur accord, une ethnographie de deux ans au sein du lieu et du collectif ainsi qu’une trentaine d’entretiens approfondis.
Au terme d’une discussion collective en assemblée générale, les militants acceptent de laisser libre cours à mon enquête : je commence mon ethnographie en mars 2013, deux mois après l’ouverture de La Cuisine. En réalité, au fur et à mesure que mon implication s’intensifiait, l’observation est vite devenue participante puis participation observante. En effet, il m’est rapidement apparu impossible d’observer des activités qui demandent un investissement en nombre, en temps et en énergie, sans y proposer ma contribution. Par ailleurs, la participation était une manière de désamorcer la suspicion (est-il un « indic » ? Un « vendu » ? De quel bord politique penche-t-il ?), en partageant des pratiques militantes et des convictions politiques. Sur un tel terrain, difficile d’accès et plutôt hostile au monde universitaire, la participation était alors fondamentale pour saisir la subtilité des relations sociales, recueillir des propos et accéder aux pratiques quotidiennes des acteurs dans leur contexte.
Parallèlement à l’ethnographie, je me suis rapidement employé à réaliser des entretiens approfondis avec les militants. Tout au long de l’enquête, l’observation et les entretiens se trouvaient ainsi imbriqués et s’alimentaient mutuellement. D’une part, l’observation participante favorisait l’obtention d’entretiens par des militants peu enclins à parler de leur expérience et de leur trajectoire à un inconnu. « Tu sais, c’est surtout pour te filer un coup de main que j’ai accepté parce que je te connais et que je t’aime bien », me confiait par exemple un militant avant que je n’allume mon magnétophone. Aussi, plus l’enquête avançait, et, avec elle, les relations que je nouais avec les militants, plus les entretiens prenaient la forme de récits de vie [4]. D’autre part, les entretiens agissaient en retour sur la situation d’enquête : familiarisation avec les catégories indigènes, renforcement des liens avec les militants, prolongement de l’entretien lors de discussions informelles, etc. Cette dynamique entre ces deux outils méthodologiques construisait d’une certaine manière la temporalité de l’enquête et de mes découvertes empiriques en produisant une richesse de matériau aussi bien sur ce que les acteurs pouvaient dire de leurs pratiques que sur ce que leurs pratiques disent observées in situ. Surtout, je devenais progressivement un des membres actifs du collectif, en témoigne ma présence permanente aux assemblées générales. Dans mon journal ethnographique, le passage du pronom « Eux », utilisé pour désigner les militants, à celui du « Nous » marque le basculement à la fois symbolique (quant à mon appartenance au groupe) et pratique (in situ, la participation primant désormais sur l’observation) de la démarche ethnographique.
Ce détour méthodologique était important pour comprendre comment s’immisce la problématique du secret dans un tel travail de recherche. Premièrement, devenant en quelque sorte un « insider » et participant au processus de décisions (lesquelles peuvent toucher à des conflits internes, à des pratiques relevant de l’illégalisme ou à des aspects stratégiques importants, notamment contre l’expulsion du squat), j’avais connaissance de nombreux éléments susceptibles de mettre en danger l’activité même du lieu et de ses protagonistes. Deuxièmement, cette appartenance au groupe a également instauré une relation de proximité avec les militants qui, dès lors, génère des discussions informelles, des anecdotes personnelles et, que ce soit ou non au cours d’entretiens, un dévoilement de la sphère privée, voire intime. Nombre d’éléments biographiques qui ont pour condition, tacite ou explicite, d’être tenus secrets.
Ces deux types d’informations recueillis posent évidemment des problématiques méthodologiques de taille, mais l’objet de cet article consiste avant tout à éclairer ce qu’ils disent sur la structuration et les pratiques de ce groupe. Par mon expérience et ma participation au sein du collectif, mes observations ethnographiques, et les nombreux récits de vie réalisés, j’envisagerai alors le secret comme une pratique sociale et symbolique, faisant partie d’un ensemble de valeurs, de normes et de schèmes de perception propre à ce microgroupe politique. Deux niveaux de secrets sont donc en jeu dans cet espace social. Le premier relève de l’activité du groupe, à la fois idéologique et militante. Le second est de l’ordre du privé et de l’intime pour des militants qui restent, en public, souvent évasifs, voire muets, quant à leur famille, leur situation amoureuse, ou même leur activité professionnelle.
La distinction goffmanienne entre la scène et les coulisses fonctionne ici à plein pour interroger les espaces de dévoilement et de dissimulation du secret : « Puisque les secrets essentiels d’un spectacle sont visibles dans la région postérieure et puisque les acteurs qui s’y trouvent abandonnent leur personnage, il est naturel de s’attendre à ce que le passage de la région antérieure à la région postérieure soit maintenu fermé aux membres du public, ou encore à ce que la région postérieure toute entière lui soit cachée. » (Goffman, 1973 : 111). Sur scène, c’est-à-dire le lieu même de La Cuisine lorsqu’il est ouvert au public, les militants doivent composer avec un risque permanent, ce que Goffman appelle les « informations destructives ». Ils doivent ainsi éviter, consciemment ou inconsciemment, qu’apparaissent aux yeux du public des secrets et des faits susceptibles d’altérer la bonne marche de la représentation, ou bien d’en révéler un sens caché : « En d’autres termes, une équipe doit être capable de garder ses secrets et de les faire garder » (Goffman, 1973 : 137). Un bel exemple de dissimulation se trouve dans le vocable utilisé dans les tracts ou les affiches émanant du collectif militant : « On veut rameuter des gens pour discuter et échanger… Et il y a des mots, si tu les emploies directement, ça va fermer des portes. Il y a des tas de gens s’ils voient ‘révolutionnaire’ dans un tract ils le foutent à la poubelle direct. Il y a des mots qu’on s’attache à ne pas employer, comme ‘prolétaire’. C’est dommage parce qu’il a un vrai sens. » [5]. De la même manière, le décor reste relativement débarrassé de marqueurs idéologiques ou d’une identité militante particulière. L’idéologie fait figure de secret stratégique [6] ; secret qui, loin d’être inavouable, se révèle au grand jour lors des assemblées générales.
Les assemblées générales peuvent être considérées comme les coulisses de la représentation. Même si celles-ci ne sont pas formellement fermées au public [7], un certain nombre de barrières symboliques et pratiques lui freine l’accès à ces réunions qui se composent, sauf exception, exclusivement d’« initiés » [8]. Les décisions qui s’y prennent, par exemple le refus ou l’acceptation d’organiser un repas de soutien à tel ou tel collectif auquel reviendront les bénéfices de la journée, tracent une ligne de démarcation entre les groupes qualifiés de « camarades » et les adversaires, notamment les groupes « réformistes » ou « sociaux-démocrates ». Des questions plus épineuses sont également discutées et/ou tranchées. Elles peuvent relever de la préservation de l’ordre symbolique et politique du lieu (exclusion d’un usager tenant des propos sexistes ou racistes), de conflits internes au collectif, ou encore de secrets qui ne doivent en aucun cas sortir du cercle des initiés puisqu’ils touchent aux stratégies militantes face à la répression étatique (défense juridique, ouverture d’un autre squat en prévision de l’expulsion, occupation de la mairie etc.). Ce dernier type de secrets est évidemment le plus impératif à sauvegarder : si de telles informations arrivaient aux oreilles de représentants de l’État, elles mettraient en danger l’existence du lieu. En ce sens, ces secrets sont les mieux conservés par le groupe car, à moins d’être un traître ou un espion, les membres du collectif ne sauraient divulguer un secret qui les mettrait eux-mêmes en péril. Les secrets partagés par le groupe en assemblées générales viennent ainsi renforcer un « esprit de corps ». Ce phénomène collectif est d’ailleurs redoublé par le langage militant qui, édulcoré sur scène, se durcit dans les coulisses, à la fois sur la forme (maîtrise du jargon révolutionnaire) et sur le fond politique (anticapitaliste, antiautoritaire, antiraciste, féministe…).
Le discours de façade, propre à la scène, diffère donc de celui produit en coulisses, lequel vise à organiser et à définir la représentation publique. Ces deux contextes socio-discursifs, caractérisés par la dissimulation et le dévoilement de secrets, révèlent ainsi le statut des acteurs en présence. Pour autant, les deux situations appartiennent au registre formel. Elles se tiennent entre les murs de La Cuisine et ont pour objet la réalisation ou l’organisation de l’activité militante. Le privé et l’intime y sont implicitement proscrits et les membres du collectif endossent en quelque sorte le costume du « militant professionnel », posture froide dans laquelle le « Moi » se dissout dans l’expérience collective et les objectifs communs. Un troisième espace du secret, informel, se caractérise alors par une rupture de cadre. Les bars, les soirées, ou les rencontres au domicile de certains militants sont autant de contextes conviviaux où l’hexis corporelle se transforme, où l’expression se meut, et au sein desquels sont dévoilés des manières d’être, des sensibilités et des éléments biographiques qui jusque là s’effaçaient. Caractérisé par l’amitié et les affinités entre les militants en présence, cet espace informel, « les coulisses des coulisses » en quelque sorte, m’a été progressivement ouvert, au fur et à mesure que mes relations avec les militants s’intensifiaient. De nombreuses discussions, interpersonnelles ou collectives, portaient sur leurs opinions politiques, leur expérience militante et personnelle, parfois sur des anecdotes ou des ragots liés de près ou de loin à l’activité de La Cuisine. J’avais désormais partie liée avec des confidences d’un autre type, intimiste et privilégié, qui suppose une relation de confiance entre les interlocuteurs.
Cette description analytique des espaces sociaux pose inévitablement la question, brièvement esquissée dans cette partie, des processus d’inclusion et d’exclusion face au secret. Comment s’opère la circulation des individus à travers ces différents espaces ? Dans quelle mesure un « outsider » peut-il être « mis au parfum » ? Quels enjeux sociaux recouvrent les différents usages du secret ?
« Même toi, tu vois, ça aurait pu t’arriver quand tu t’es présenté. Sauf que tu es jeune, tu nous ressembles, tu as plus ou moins la même gueule que nous. Mais ça se joue à rien, c’est des petits critères. Si ça se trouve tu aurais été un peu plus vieux, habillé un peu différemment et en plus tu nous aurais dis ‘je suis sociologue’. Franchement…on n’aurait sûrement pas réagi comme ça. On essaye de sortir de tout ça mais ce n’est pas facile. » (Extrait du journal de terrain, conversation en septembre 2014 avec un des militants à propos des logiques d’exclusion).
Tant pour être partagés que pour être gardés, les secrets participent d’une relation de confiance entre initiés, lesquels sont reliés par une forme d’interdépendance mutuelle. Mais les individus qui fréquentent La Cuisine sont inégalement dotés en des ressources qui, en somme, forment les conditions de possibilité du dévoilement d’un secret. L’extrait mis en exergue traduit de manière symptomatique la prégnance des affinités d’habitus, elles-mêmes très liées aux manières de faire et aux manières d’être militantes, dans le processus de reconnaissance symbolique d’un individu et la construction de sa légitimité. En effet, la socialisation secondaire au sein du « milieu autonome » a considérablement remodelé les dispositions de ces acteurs, façonnant par là leurs schèmes de perception et d’action, jusqu’aux manières de parler, de se vêtir et de se mouvoir [9]. De toute évidence, un individu qui partage un certain nombre de ces dispositions a, toutes choses égales par ailleurs, plus de chance qu’un autre d’évoluer au sein du collectif ou, tout du moins, plus rapidement. D’une part, sa socialisation avec les militants y est rendue plus aisée. D’autre part, si son positionnement idéologique s’avère proche du collectif et qu’il en donne des indices visibles, la méfiance sera plus vite dissipée. Le positionnement politique et les affinités d’habitus ont donc, a priori, une fonction de désamorçage de la suspicion susceptible, avec le temps, de lui ouvrir certaines portes fermées au public.
Cette première ressource n’est évidemment pas la seule pour approcher le cercle des initiés. L’investissement dans les activités de La Cuisine est un deuxième élément d’une grande importance. Plusieurs personnes ne disposant pas nécessairement des dispositions militantes requises accèdent aux coulisses par leur participation intensive à différents ateliers. Cuisiniers, professeurs de français ou organisateurs du cinéclub réguliers sont ainsi conviés à participer aux assemblées générales au bout d’un certain temps. Léa, une retraitée de plus de 80 ans donnant des cours de français deux fois par semaine et Stéphane, un homme d’une cinquantaine d’années fortement investi dans la préparation des repas et l’organisation du cinéclub, siègent par exemple de manière assidue aux assemblées générales. Le dévoilement des coulisses, puis des coulisses des coulisses [10], à des non-militants est alors légitimé par leur degré d’implication dans l’activité du lieu. J’ai d’ailleurs vécu moi-même ces étapes – quoique plus rapide compte-tenu de mes affinités d’habitus et de mes accointances idéologiques – par lesquelles passe tout individu qui intègre un groupe déjà constitué. Cela rejoint la réflexion de Broqua à propos de son enquête à Act Up : « Finalement, de même que l’expérience de l’ethnographe dans cet espace n’est pas seulement la sienne, son souci de la ’bonne distance’ pourrait n’y avoir rien d’unique. » (Broqua, 2009 : 121).
Il est important de remarquer que la plupart des non-militants accédant aux secrets des coulisses combine à cet investissement durable deux types de ressources. Ce qu’on pourrait appeler un « capital d’autochtonie » (Retière, 2003) mais qui se définit moins ici par l’ancienneté résidentielle ou générationnelle que par le réseau de sociabilités et d’interconnaissances locales. Et un capital économique relativement faible qui, dans un renversement symbolique au regard de l’ordre social dominant, devient un capital légitime au sein de La Cuisine. En effet, moins un individu est doté en capital économique, plus les militants, orientés par l’idéologie marxiste, semblent attentifs à son intégration.
Les imbrications de ces quatre ressources – un habitus remodelé par la socialisation militante, un capital économique faible, un capital d’autochtonie fort, et un degré d’investissement régulier et durable – confèrent ainsi à un « outsider » la légitimité pour accéder aux coulisses de la représentation [11]. Quant aux coulisses des coulisses, là où se dévoile les secrets privés, son accès reste en grande partie réservé aux relations affinitaires et amicales ; lesquelles sont d’ailleurs généralement nourries par une expérience militante commune. Cependant une hypothèse peut être émise sur la relative fermeture de cet espace et la tendance des militants à ne pas livrer d’informations d’ordre privé. Outre le fait que la culture militante enjoint de masquer le privé en public, les militants dont les pratiques quotidiennes sont les plus étiquetées comme « déviantes » (habiter en squat, vivre du RSA, etc.) pourraient chercher, ne sachant pas véritablement qui ils ont en face d’eux, à dissimuler le stigmate (Goffman, 1975) associé au stéréotype du « squatteur » ou de « l’anarchiste ».
Ainsi, si la circulation entre les espaces du secret est sujette à des processus d’ouverture et de fermeture, le dévoilement d’un secret est un acte symbolique fort, capable de transformer le statut – ou plutôt d’entériner sa transformation – d’un individu au sein de La Cuisine. Loin d’être un simple outil technico-fonctionnel, les assemblées générales recouvrent bien des aspects du rituel politique (Abélès, 2005) dont la composante communicationnelle fait partie intégrante. Elles fonctionnent, en reprenant le point de vue de Durkheim, comme un cérémonial réaffirmant l’identité et les valeurs du groupe. Tout se passe alors comme si le secret contribuait à produire ou à conserver une identité collective. L’identité, en tant qu’elle est un objet d’étude et non un concept explicatif, se prête à une précaution épistémologique soutenue par Surdez, Voegtli et Voutat : « Il s’agit de penser ensemble les conditions sociales de production et de réception des narrations identitaires pour saisir alors plus complètement leurs effets dans le monde social, sur les individus ainsi que sur les catégories ou groupes constitués. » (Surdez, Voegtli et Voutat, 2009 : 19-20). Le « Nous » régulièrement employé par les militants en assemblée générale renvoie à l’ensemble du groupe réuni autour de la grande table de La Cuisine. Il délimite par là une frontière du visible entre ceux qui connaissent les coulisses et ceux qui sont cantonnés à la représentation « officielle ». Énoncé dans une proximité sociale (un petit groupe d’initiés) et spatiale (un espace exigu) et consacré par les rituels de l’assemblée générale (tour de parole, décisions prises au consensus), le secret renforce alors, par une forme de sacralisation, « l’esprit de corps » du collectif.
Dès lors, les individus au fait du secret, reconnus comme des gens de confiance, changent de statut. Ce changement constitue une forme de « rétribution symbolique » (Gaxie, 1977) à leur engagement moral et à leur investissement militant. Au regard de l’idéologie et de la structure informelle du groupe, les rétributions matérielles sont quasi inexistantes et seules les rétributions symboliques viennent ainsi gratifier le travail militant. Les secrets d’un haut degré de confidentialité (stratégie face à l’expulsion, adresses de lieux vacants pour ouvrir un nouveau squat, etc.) peuvent ainsi être considérés comme la rétribution symbolique par excellence. Ils sont généralement dévoilés lors de discussions informelles en groupe restreint ou bien dans des interactions interpersonnelles. Là encore, les procédés énonciatifs insistent sur le privilège de détenir une telle information et viennent redoubler l’effet symbolique de la confidence : « Évidemment, tu le gardes pour toi, on est très peu nombreux à être au courant. ».
Une fois reconnu comme faisant partie du groupe, des individus prennent ainsi connaissance de secrets plus ou moins précieux. Quels usages, non-usages ou mésusages les individus récemment initiés peuvent faire du secret ? Quelles sont les conduites à adopter ? Comment fonctionnent les rappels à l’ordre face aux « bourdes » ou aux « maladresses » ? La gestion du secret, les opérations de son dévoilement ou, à l’inverse, de sa dissimulation, résultent d’un apprentissage dans le temps qui, in fine, s’apparente à un sens pratique spécifique, c’est-à-dire à une « maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité immanente du jeu qui s’acquiert par l’expérience du jeu et qui fonctionne en deçà de la conscience et du discours » (Bourdieu, 1987 : 77).
Si le secret, lorsqu’il est révélé à quelqu’un, présente des fonctions de reconnaissance et de rétributions symboliques, il est aussi une charge. En effet, le détenteur d’un secret courre toujours le risque d’en faire une mauvaise gestion et, en conséquence, d’être perçu par le groupe, au mieux comme défaillant, au pire comme un traître. Je prendrai ici trois exemples empiriques tirés de mon observation montrant que la « bonne » maîtrise du secret, loin d’être naturelle ou évidente, est le fruit d’un processus qui s’acquiert par la pratique et qui passent par des erreurs de jugement ou des maladresses.
1) Arrivé depuis peu à La Cuisine et participant aux assemblées générales, j’endossais le rôle d’écrivain public qui me permettait d’articuler mes prises de notes ethnographiques sur le déroulement des réunions et de restituer par mail un compte-rendu formel sur une large liste de diffusion prévue à cet effet. Alors qu’un des points à l’ordre du jour consistait à réduire les dépenses en électricité, plusieurs militants évoquent des techniques et autres « débrouillardises » de squatteurs afin d’économiser de l’argent. Le lendemain, j’envoyais le compte-rendu en laissant apparaître les idées lancées à propos de cette problématique. Deux heures après l’envoi, je recevais un coup de téléphone d’un des militants me rappelant à l’ordre et les précautions à prendre : « Ce type d’infos, il ne faut pas que tu les diffuses dans le compte-rendu. T’inquiète ce n’est pas dramatique mais fais gaffe pour les prochaines fois . ». Cette expérience me renvoyait ainsi en quelque sorte à mon statut de néophyte, méconnaissant les règles tacites de sécurité propres à ce milieu militant.
2) Mon observation avait démarré depuis plus d’un an et mon sens pratique relatif aux usages différenciés du secret s’affinait. Alors que j’entre à La Cuisine pour manger un vendredi midi, j’aperçois Stéphane, très investi dans les activités et de plus en plus présent aux assemblées générales, en train de discuter sur une petite table avec une femme d’une quarantaine d’années que je n’avais encore jamais vue. Stéphane me fait signe. Je vais lui dire bonjour et il me présente la femme en face de lui : « C’est une journaliste pour Télérama Sortir, elle a entendu parler de La Cuisine et voudrait faire un article et quelques interviews. ». J’échange brièvement avec la journaliste puis, discrètement, j’invite Stéphane à me suivre vers le comptoir et lui demande s’il lui a beaucoup parlé. Il me dit avoir répondu à quelques questions à propos du lieu et du collectif. En faisant l’effort de ne pas le mettre mal à l’aise, je lui explique que nos relations avec les médias doivent toujours être discutées en assemblée générale et qu’il a été décidé collectivement de ne pas leur accorder d’interviews individuelles. En effet, les militants ont plutôt une stratégie d’invisibilisation vis-à-vis des médias dominants – notamment parce qu’ils refusent l’idée de se remettre à un porte-parole. Stéphane a saisi ce qui était en jeu et nous retournons auprès de la journaliste pour lui expliquer la ‘procédure’ habituelle. La journaliste comprend et me donne son numéro de téléphone. Je l’appellerai quelques jours plus tard pour lui annoncer la décision du collectif de ne pas apparaître dans l’hebdomadaire.
3) Le dernier exemple est sans doute le plus problématique. L’expulsion approchant à grands pas, la décision d’ouvrir un nouveau squat a été prise par l’ensemble du collectif. Une commission est chargée d’écrire un tract annonçant une manifestation qui précéderait l’ouverture. Une des personnes de cette commission, arrivée tardivement à La Cuisine mais intégrée très vite au cercle des initiés en raison de ses dispositions militantes, envoie le tract sur la mailing list. Rapidement, plusieurs militants s’aperçoivent de l’erreur : il a diffusé le mauvais tract, celui dans lequel est indiquée l’adresse du futur squat. La « fuite » n’aura finalement pas de conséquences mais, comme il me le racontera en entretien, sa maladresse sera relevée plusieurs fois par les membres du collectif : « Les questions de sécurité c’est des trucs typiquement militants et du coup ça m’énerve parce qu’on reproduit encore… La sécurité dans le milieu militant c’est un super moyen d’avoir l’air plus radical que les autres, dans l’espèce de course à la pureté […] Et le fait que les gens répètent à chaque fois qu’ils me voient que ce n’est pas grave et que ce n’est pas important, je ne vois pas pourquoi on le répète. Qu’est-ce que tu cherches à prouver ? On se voit deux fois dans la semaine, tu me parles de ça… Qu’est-ce que ça produit comme effet ? Ça renforce la paranoïa. » [12].
Les deux premiers exemples montrent bien comment les « bons » usages du secret s’apprennent par l’expérience pratique. La maîtrise progressive du secret apparaît ainsi comme un des éléments de connaissance et de savoir-faire construit au gré des étapes de la « carrière militante » (Fillieule, 2001), jusqu’à, stade ultime du processus, son intériorisation infraconsciente. Le troisième exemple se situe à un autre niveau puisque, plutôt qu’une maladresse, il s’agit d’une erreur d’inattention commise par un individu qui dispose d’une large expérience militante au sein du sous-champ politique radical ; un « virtuose » militant pour reprendre l’expression de Lilian Mathieu [13] (Mathieu, 2012). Avoir failli dans son rôle militant en dévoilant un secret de la plus haute importance, le rappel à l’ordre est vécu de manière plus difficile. Manifestement irrité par la situation, ses propos recueillis en entretien disent cependant des choses importantes sur le rôle du secret dans le milieu militant.
Outre le rapport à soi et à l’engagement, « un super moyen d’avoir l’air plus radical que les autres, dans l’espèce de course à la pureté », le secret est un élément structurant du groupe politique pouvant produire des stratégies de distinction, un renforcement de l’identité du groupe ou encore un sentiment de reconnaissance collective quant à la radicalité de l’action menée. Les opérations de dissimulation et de dévoilement sont ainsi (re)configurées en fonction des espaces et des contextes socio-discursifs au sein desquels différents types d’acteurs sont en situation de coprésence. Être dans la confidence devient une forme de rétribution symbolique de l’engagement qui implique dans le même temps un « bon » usage du secret, un « sens du jeu » indissociable du fonctionnement du milieu militant.
Dans cet article, j’ai choisi de mettre l’accent sur le caractère éminemment social du secret et sur le rôle qu’il joue dans l’organisation, la division et l’identité du groupe. Cependant ce terrain spécifique mériterait une réflexion autour de problématiques méthodologiques et déontologiques puisque je me situais, par mon implication de longue durée, mes affinités avec les militants et les récits de vie réalisés, au carrefour de nombreux secrets. Le « bon » usage du secret se pose donc aussi, et peut-être encore plus, au sociologue. Comment restituer aux enquêtés des résultats qui dévoilent des informations, souvent recueillies en entretiens, pouvant être gênantes (confessions d’ordre privé) ou créatrices de conflits au sein du collectif (retours d’expérience, critiques des rapports de domination ou de pouvoir internes) ? En bref, comment un sociologue disposant de certains matériaux explosifs peut-il « vendre la mèche » sans engendrer une détonation susceptible de fragiliser le groupe et, par conséquent, d’altérer sa propre légitimité ?
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[1] Pour faciliter la lecture, j’ai choisi d’utiliser le pronom « je » tout au long de l’article afin d’éviter des changements énonciatifs répétés selon la nature du propos (ethnographique, réflexif/théorique, analytique). Par ailleurs, ce choix répond à une démarche empruntée à l’anthropologie sociale dans laquelle le chercheur intègre le cercle des initiés et se trouve lui-même marqué du sceau de la confidentialité.
[2] Expression consacrée par un tract.
[3] Il s’agit bien d’un squat d’activités et non d’habitation ; aucun militant ne loge sur place.
[4] Même s’il n’est pas le seul, un critère qui permet d’objectiver cette évolution est l’accroissement, bien que non-linéaire, de la durée des entretiens : autour d’1h30 pour les premiers et environ 4-5h pour les derniers (l’un deux allant même jusqu’à une douzaine d’heures étalée sur trois jours).
[5] Extrait d’un entretien avec un militant effectué en septembre 2013.
[6] Cette stratégie répond à la volonté du collectif d’ouvrir le lieu à des individus qui ne partagent pas (forcément) leur culture politique ; d’où l’effacement des marqueurs identitaires. Si l’idéologie est à première vue édulcorée, elle n’a pas pour but d’être inexorablement cachée. Elle apparaît d’ailleurs assez nettement lorsqu’on prête attention aux interactions entre les militants, par exemple lors de discussions pendant les repas.
[7] En tout cas jusqu’en mars 2013.
[8] Nous utilisons ici ce terme dans le sens goffmanien.
[9] On peut relever, entre autres, un style vestimentaire, chez les hommes comme chez les femmes, épuré (tee-shirt, sweat à capuche, basket) et aux couleurs sombres, la maîtrise du jargon militant – à la fois dans les termes indigènes tels que « soc-dem » (pour sociaux-démocrates) ou « totos » (pour les autonomes) mais aussi dans l’usage de concepts empruntés aux théories politiques ou philosophiques –, une forme d’ethos agonistique dans la posture et le parlé et, évidemment, un ensemble de pratiques proprement militantes (rédaction et diffusion de tracts, collage d’affiches, participation à des mouvements sociaux, des assemblées générales etc.).
[10] Léa allant même jusqu’à participer à la pendaison de crémaillère d’un des militants, fête qui rassemblait en grande majorité des militants du « sous-champ politique radical ».
[11] S’il est compliqué d’objectiver les hiérarchies entre ces différentes ressources, il apparaît nettement que l’habitus militant, ainsi que le degré et le temps d’implication dans les activités du lieu, priment sur les deux autres.
[12] Entretien réalisé en octobre 2014.
[13] Lilian Mathieu distingue ainsi les « virtuoses » des « novices » de l’action collective selon les inégalités de dispositions et de compétences que celle-ci requiert.
Robineau Colin, « Quand le sociologue est dans la confidence : les fonctions et les usages sociaux du secret en terrain militant radical », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Quand-le-sociologue-est-dans-la (Consulté le 9 décembre 2024).