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Comité de rédaction, Necker Sophie, Rémon Joséphine

Préface au n°40 - L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social

 




Numéro coordonné par Sophie Necker, Joséphine Rémon et Agnès Vandevelde-Rougale

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Halte au Chemin de la Potelle. Photo : Sophie Necker (Côte d’Or, 4 août 2020)

Le dossier thématique de ce quarantième numéro de la revue ¿ Interrogations ? a été pensé pour éclairer le phénomène de l’émerveillement comme objet scientifique dans la sphère francophone. En effet, si Belinda Cannone (2017) l’envisageait dans un essai fondateur, il s’agit ici de l’appréhender en sciences humaines et sociales, par concepts, corpus et terrains. L’intention formulée dans l’appel était l’étude des définitions, déterminants, contextes, médiations et artefacts, échelles et temporalités du phénomène, à travers des articles convoquant des champs et épistémologies heuristiques. Plus précisément, c’était le caractère commun des déclencheurs et manifestations qui était questionné, et la dialectique entre dimension individuelle et collective autour du faire société et de la socialisation. Le travail sous-tendant ce numéro a été l’occasion pour les coordinatrices de contribuer à un cheminement conceptuel et humain tant individuel que collectif : rencontre avec les « régimes ordinaires de l’enchantement  » (Baudoin, 2023) et la « reliance » (Bolle de Bal, 2003 ; 2009), réflexion sur la prégnance du sensible et l’expérience de la transformation (Necker, Rémon, 2024 ; Vandevelde-Rougale, Guerrero Morales, 2019 ; Vandevelde-Rougale, 2020).

Émotion ou sentiment, compétence, mouvement, effet et/ou processus, expérience, transformation, maîtrisable ou fortuit, éphémère ou durable, individuel et/ou collectif, isolé ou partagé, contextualisé ou transversal… l’« émerveillement » paraît multiforme. Le présent numéro permet d’en saisir différentes définitions, propres à chacun et chacune des auteurs [1], mais aussi résonant d’un article à l’autre. Une recherche dans des bases de données scientifiques d’articles en sciences humaines et sociales dont le titre fait apparaître « émerveillement » montre que cet objet retient l’intérêt scientifique : 28 articles sur Cairn.info, 11 dans Openedition.org (majoritairement publiés à partir des années 2000). Les textes sont principalement classés en psychologie, philosophie, sciences de l’éducation et littérature. En dehors de la sphère francophone, par exemple en langue anglaise, des publications ces trente dernières années ont abordé le concept de « awe », notamment dans le champ de la psychologie, avec des explorations du potentiel social de cet état émotionnel et de la sortie de soi (« self-transcendence ») qui l’accompagne (Chen, Mongrain, 2020 ; Nelson-Coffey et al., 2019), et en regard de la notion de « wonder » (Weger, Wagemann, 2021). Approcher ici l’émerveillement dans un seul et même numéro de revue pluridisciplinaire présente l’intérêt de saisir ce qui semble commun à l’éclairage de l’émerveillement : le lien.

Une nécessité paraît partagée, dans la sphère scientifique et au-delà : celle d’approcher le monde de façon « salutogène » (Molinier, 2018 ; Rascle, Bergugnat, 2016). « Bonheur », « bien-être », « résonance », « espoir », « émerveillement »… offrent des voies positives d’appréhension des façons d’être au monde, de le lire, d’y interagir, de le faire. Il n’est alors pas étonnant de voir l’émerveillement envisagé à différents niveaux : comme un « projet politique » (Morizot, Truong, 2020), une voie de « développement personnel » (Yamada, Santoso, 2024), un projet éducatif (Humbeeck, 2024). Récemment, l’émerveillement est notamment mobilisé dans des travaux de recherche portant sur l’éducation à l’environnement et par la nature (Bertin-Renoux et al., 2024 ; Fecteau, 2024 ; Terré, 2021).

Considérer l’émerveillement comme un objet pour les sciences sociales semble profitable à la connaissance de la réalité sociale, mais aussi enthousiasmer les chercheurs. En témoignent les retours positifs, empreints de joie et de gratitude, que nous avons reçus suite à la diffusion de l’appel à partir de janvier 2024 : « Voilà un thème très inspirant » ; « En vous remerciant pour cette proposition stimulante à laquelle j’aurais aimé répondre si cela avait été possible » ; « lorsque j’ai vu l’appel à communication sur le thème de l’’émerveillement’, j’ai senti la nécessité d’écrire cet article » ; « Au plaisir d’avoir des nouvelles de cette parution très prometteuse ! » ; « Je vous félicite de cette belle idée thématique pour un prochain numéro de la revue. ». L’appel a également incité des artistes, chercheurs, médiateurs culturels… à nous contacter, sans volonté ou disponibilité pour proposer un texte, mais pour manifester leur intérêt pour le projet et leur souhait de rester en contact.

Une approche « salutogène » de la réalité sociale par l’émerveillement ne dispense pas de lucidité et implique, comme pour l’approche de tout objet, nuance et précaution, distanciation et conceptualisation. Aussi, il ne s’agit pas de véhiculer une nouvelle injonction à prendre en charge individuellement la réparation du bien-être de chacun et du collectif, mais d’insister plutôt sur le fait que saisir scientifiquement l’émerveillement (ses contours, traces, acolytes théoriques…) relève de la complexité (Morin, 1990).

  Éclairer le ’faire lien’ par l’étude de l’émerveillement

Nous avons reçu au total 21 textes couvrant une diversité d’espaces sociaux : alimentation, astronomie, enseignement, arts (musique, littérature, arts plastiques, danse, land art), divertissement, intelligence artificielle, spiritualité, physico-théologie, écologie, écriture… Et nous remercions chaleureusement l’ensemble des auteurs qui ont pris du temps pour penser l’émerveillement. À l’issue du processus d’expertise, le dossier thématique comprend sept articles et un entretien. Les textes viennent de Belgique, du Canada, de France, de Suisse.

Les auteurs écrivent depuis des places diverses : chercheurs, enseignants, médiateurs culturels et scientifiques, intervenants… Les textes s’inscrivent dans – et pour certains entrecroisent – plusieurs disciplines : sciences de l’éducation, didactique, sociologies (du travail artistique, clinique, de la relation), médiation culturelle, muséologie, socio-ethnographie, philosophie, sciences politiques, épistémologie, sémiotique… Cette richesse permet un dialogue entre textes issus de traditions et filiations plurielles, laissant envisager l’émerveillement comme un objet qui fait médiation, autant dans son étude que dans son expérience.

Les processus d’expertise, les échanges avec les auteurs, les questionnements au sein de l’équipe de coordination rendent compte du défi épistémologique que représentent la définition et la conceptualisation de l’émerveillement en tant qu’objet de recherche. Glissement, association, torsion, modulation… l’émerveillement met au travail, d’autant plus lorsqu’il s’agit de le saisir par la tension entre individuel et social.

Dans ce numéro, vous lirez des articles qui reflètent des places diverses accordées à l’émerveillement et sa dimension sociale. Tous participent à la réflexion sur (voire pour) l’émerveillement comme objet des sciences sociales, sans perdre de vue les limites d’une approche résolument optimiste. Ils montrent l’intérêt d’envisager l’émerveillement par la voix de la dialectique (l’émerveillement saisi par l’enchantement et le désenchantement), de la controverse (deux postures face au divertissement par exemple), sous l’angle de ses enjeux politiques (dans le cas de projets artistiques participatifs)…

Tout d’abord, Nicole Matton, Huguette Gay et Jacques Quintin éclairent la thématique du dossier au travers de l’étude de deux éditions d’un groupe d’implication et de recherche (GIR) en sociologie clinique, sur la thématique de l’enchantement-désenchantement. Les auteurs approchent l’émerveillement à la fois comme un phénomène, une capacité et une disposition, et le saisissent par les parcours de vie en envisageant sa fonction émancipatrice. Ils mettent en avant une double approche possible de l’émerveillement : la première, intime, voire spirituelle, inopinée, la seconde, construite, comme une posture et un engagement au monde. Ils font ensuite émerger des contextes, des déclencheurs d’expérience de l’émerveillement. Ils logent notamment le passage de l’intime au social dans le geste de sa transmission à autrui. S’ils repèrent une disposition corporelle favorable à l’émerveillement, ils avancent que c’est la réflexivité partagée qui construit le lien social.

Deux articles apportent ensuite un point de vue complémentaire sur le monde de l’éducation, le premier s’intéressant aux enseignants, le suivant aux élèves. D’abord, Marie-Claire Lemarchand-Chauvin explore l’émerveillement comme émotion chez les enseignants de langue, de l’école primaire à l’enseignement supérieur. L’étude menée par questionnaire auprès des enseignants s’intéresse à la définition de l’émerveillement, la place de cette émotion dans le quotidien des enseignants, ses facteurs déclencheurs, son expression verbale et corporelle et ses effets sur l’apprentissage. Sur ce dernier point, les enseignants ayant participé à l’enquête paraissent unanimes : l’émerveillement jouerait un rôle positif, avec des effets sur les enseignants comme sur les élèves et leurs relations. L’émerveillement pourrait, d’après eux, renforcer non seulement la curiosité intellectuelle, mais aussi la résilience face aux défis, en instaurant un cadre émotionnel propice à l’apprentissage et à la découverte. Dans l’article, l’autrice envisage l’émerveillement comme une émotion intense, mêlant joie et surprise. Elle montre que les enseignants enquêtés associent à l’émerveillement un rapport singulier au temps, une harmonie. Ils le repèrent par exemple dans les « étoiles dans les yeux » des élèves et l’interprètent comme la manifestation d’un lien relationnel-émotionnel de qualité avec eux. L’article interroge alors la place de l’émerveillement dans le cadre professionnel scolaire et invite à travailler ses conditions d’émergence.

Alain Sénécail, Saskia Quarello, Oriana Ordonez-Pichetti, Cora Cohen-Azria, Marion Picard, Léa Wobmann et Laure Kloetzer explorent quant à eux l’émerveillement des élèves dans le contexte de la médiation scientifique (jardins, musées, espaces naturels) et tentent une première catégorisation de ses manifestations visibles. Les auteurs explorent l’intégration de l’émerveillement dans les analyses didactiques à partir de situations filmées. Les traces discursives d’émerveillement mises en évidence comprennent notamment les mentions explicites, les onomatopées et variations d’intonation, tandis que les traces corporelles se manifestent lors de stimulations olfactives, gustatives, tactiles, autour de pointages et de partages mimétiques. L’irruption de l’émerveillement se révèle être tantôt scénarisée, tantôt impromptue. Les auteurs insistent sur l’échelle des indicateurs, des « presque riens » qui peuvent être difficiles à saisir pour le chercheur. Ils mentionnent aussi, dans une dimension méta, l’émerveillement des chercheurs portant un regard sur les phénomènes éducatifs. L’article défend une approche sociale de l’émerveillement dans une double dimension : par une étude en contexte d’interaction avec la nature et le vivant, d’une part, et par l’approche de l’émerveillement comme émotion autant individuelle que collective, d’autre part.

Le lien à la nature est également au cœur de l’article de Guillaume Laigle. Celui-ci réalise une analyse sémiotique et socio-ethnographique de l’expérience vécue par les participants à une soirée de découverte astronomique. L’auteur interroge la relation que les participants entretiennent au monde et entre eux, au travers de deux concepts : l’« atteignabilité » et l’« indisponibilité  » (Rosa, 2023). Dans son article, il définit l’émerveillement comme un « appel marquant du monde en soi qui manifeste positivement l’être-soi en tant qu’il est partie du monde ». L’article mobilise la sociologie de la relation au monde à un double niveau de relation : la médiation pour accéder aux savoirs scientifiques et la relation à la chose astronomique. Interrogeant les modalités scientifiques de reconnaissance de l’émerveillement, il propose de le repérer dans les manifestations d’un intérêt (extériorisations non verbalisées ou gestualisées et interactions langagières). Pour l’auteur, « l’émerveillement astronomique » dépend de la conjonction de « micro-résonances » qui ne peuvent être entièrement maîtrisées, ce qui contribue à son émergence.

Les trois derniers articles considèrent l’émerveillement comme une stratégie d’acteurs individuels et organisationnels. Tecla Raynaud analyse ainsi l’activité d’artistes intervenants du point de vue de l’émerveillement mis en œuvre comme stratégie professionnelle, dans des rencontres entre artistes et non-artistes. L’autrice place l’émerveillement entre la surprise et un bonheur situé, le qualifiant d’émotion qui peut être travaillée, « cultivée ». Elle envisage l’émerveillement comme une compétence d’intervention que les artistes plasticiens peuvent mobiliser dans le cadre des projets participatifs auxquels ils prennent part. L’émerveillement comme ressort participatif est au cœur de son article, tissant du social à partir de l’émotion individuelle des participants. L’émerveillement est ainsi envisagé comme outil de mobilisation qui fait participer et créer autour de la beauté, et qui véhicule une reconnaissance de l’expertise de chacun. Elle le qualifie d’« opérateur discursif d’artification (Heinich, Shapiro, 2012) mobilisé par les artistes  », c’est-à-dire qu’il possède une fonction performative portée par le discours des artistes sur les productions de non-artistes, permettant de considérer les œuvres comme un objet esthétique et artistique.

Dans le champ de la muséologie, Élina Noris repère, à partir de la littérature scientifique, des variations d’approche de l’expérience du visiteur selon le type de médiation muséale, puis elle étudie, en appui sur une recherche-action, une forme particulière de médiation : la médiation sensible. Elle en discute les effets positifs (sur le bien-être des visiteurs, leur relation au musée et aux œuvres) au regard de la mobilisation et de l’engagement des sens, des corps, des émotions, définissant l’émerveillement comme une « expérience sensorielle et émotionnelle profonde », à la suite de Lebat (2022). La contribution envisage le potentiel de cette expérience au musée pour créer des liens sociaux et redéfinir la médiation, cherchant à montrer que la médiation sensible permet une mise en relation « qualitative et émotionnelle » du public avec les œuvres, le monde et les autres, ainsi que des expériences de « résonance » (Rosa, 2012 ; 2018). L’autrice met cependant en garde contre l’injonction à innover, et pointe le potentiel de la « post-médiation » (travail réflexif après la visite) pour la création d’un lien social, au-delà d’un émerveillement individuel.

Nathanaël Wadbled envisage l’émerveillement à l’aune du divertissement et de la consommation. À partir d’une revue de littérature critique, il explore les catégories sociologiques utilisées pour analyser des visites à Disneyland, autour de la tension entre artificiel et authentique dans la qualification de l’expérience vécue. Le texte questionne la qualification comme aliénation de l’expérience du merveilleux vécue par les visiteurs du parc. Selon l’auteur, cette expérience peut être vécue par les visiteurs comme merveilleuse. Considérer l’expérience du merveilleux comme moins valable, parce que médiatisée par une industrie du divertissement, n’aurait dès lors pas de sens. L’auteur propose de problématiser la capacité des individus à combiner conscience critique et décision de profiter d’une expérience, approchant l’émerveillement comme un rapport au monde pouvant prendre des formes singulières. Il discute le faire société que porte la controverse qui entoure l’émerveillement à Disneyland, entre marque de la consommation (la merveille artificielle) et relation au monde merveilleux (l’artificialisation pour émerveiller, la matérialité d’un monde merveilleux). L’auteur invite à une sociologie de l’émerveillement dont le programme serait de « dépasse® l’opposition théorique entre l’émerveillement comme marchandise et comme relation », en conciliant des référentiels méthodologiques différents.

Enfin, l’entretien avec Belinda Cannone, notamment autrice de l’essai S’émerveiller (2017), conclut la partie thématique de ce numéro. Son propos développe la notion de « faire-part » (Cannone, 2017), soit le partage social de l’émerveillement en écho au « partage social des émotions » (Rimé, 2009). Si Belinda Cannone pointait en 2017 le « risque d’enténèbrement », ce risque paraît toujours d’actualité et pousse à enquêter sur les ressorts de la construction de liens à l’œuvre dans les interactions entre individus dans et avec leur environnement. Sophie Necker et Joséphine Rémon ont ici invité Belinda Cannone à exposer l’émergence de l’émerveillement dans son parcours (notamment d’autrice) et à dévoiler son processus d’écriture sur ce qu’elle présente comme un « secret commun ». Le texte donne à lire la réflexion à l’œuvre quant à un objet où l’attention à soi recentre, guide et accompagne la relation, par la défamiliarisation.

  L’émerveillement : objet pour les sciences sociales… Quelles perspectives ?

Au terme de ce travail éditorial, des pistes apparaissent pour de futurs travaux. L’émerveillement semble rester un objet aux contours difficiles à saisir, se positionnant aux côtés de notions voisines ou satellites telles que l’enchantement, la joie, la surprise, l’admiration, le merveilleux, la résonance, le flow, le lâcher prise mais aussi l’engagement, la curiosité, l’étonnement, la fascination ou la sidération. Comme si, pour le saisir, se ressentait le besoin d’aller chercher “ailleurs”, de tisser, d’hybrider, afin d’élaborer des modèles et/ou des méthodologies composites. Alors, comment qualifier, conceptualiser, circonscrire l’émerveillement ? Comme concept qui fait médiation, a-t-il une autonomie en tant qu’objet d’étude ?

Les auteurs de ce numéro ont envisagé l’émerveillement comme émotion, sentiment, compétence, disposition, expérience, phénomène, en mêlant parfois ces approches. Cette diversité porte un questionnement épistémologique quant à la définition même de l’émerveillement : si cela est possible, comment et pourquoi faudrait-il choisir entre le caractère surgissant propre aux émotions et le caractère construit de la disposition, le caractère multimodal de l’expérience et le caractère contextualisé de la compétence ?

Néanmoins, parmi ce qui traverse les textes, nous repérons le mouvement de reliance associé à l’émerveillement. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs auteurs s’appuient sur les travaux de Rosa. Sa « résonance », déclinée en théorie (Rosa, 2018) et en pédagogie (Rosa, 2022), a en commun avec l’émerveillement de se situer entre notion permettant de penser le monde et notre relation à celui-ci, d’une part, et principe opérant engageant à travailler ces relations de vibration intérieure au monde (Humbeeck, 2024), d’autre part. Nous notons aussi l’instauration d’un rapport au temps singulier dans l’expérience d’émerveillement.

Alors, l’émerveillement ne peut-il être qu’approché ? D’un point de vue méthodologique, l’émerveillement peut-il être défini a priori par des indicateurs permettant d’en chercher des traces dans des actions ou discours, comme certains auteurs ont essayé de le faire ? Doit-il être défini par les sujets eux-mêmes, considérant que leur expérience relève de l’émerveillement ? Est-ce ainsi un objet qui convoque une épistémologie dans laquelle les sujets ont leur place en tant qu’experts de leur expérience ? Certains des auteurs de ce numéro ont cherché l’émerveillement dans des traces plurielles (verbales ou mimo-gestuelles, individuelles ou interactionnelles, en plein ou en creux, par différentes manifestations corporelles), avec des essais de catégorisations à éprouver dans de futures enquêtes. L’exploration dans un même contexte des multiples dimensions de l’expérience de l’émerveillement montre la voie pour une approche holistique qui saisirait sensorialité, matérialité, corporéité, spatialité… Certains espaces-temps de fabrique de l’émerveillement (sentiment amoureux, dispositif de construction de compétences protectrices, etc.) se présentent comme des laboratoires d’étude des relations au monde, d’un mouvement intime à un partage social.

Mais l’émerveillement peut-il être convoqué par une ingénierie ? Nous voyons, au fil des articles, des contextes dans lesquels l’émerveillement est un attendu, dans la confrontation à l’extraordinaire : dans l’observation astronomique, la visite muséale, la visite botanique. Le tissage social est dans le « faire-part » (Cannone, 2017) et la résonance simultanée à un même déclencheur, pendant l’expérience, mais aussi dans la phase post-expérience. Il y a une intention d’émerveiller intégrée à l’ingénierie de l’expérience, qui relève dans certains cas d’une stratégie professionnelle ou marketing. Cette intention porte par ailleurs le danger d’une injonction à l’émerveillement. Dans le cas de Disneyland par exemple, celle-ci peut venir se superposer de manière incidente à une expérience vécue d’émerveillement.

Dans d’autres cas, l’émerveillement peut surgir et se loger dans des signes ténus, au détour d’une interaction qui pourrait être qualifiée d’ordinaire. Belinda Cannone nous invite d’ailleurs à distinguer cet émerveillement « modeste » de l’émerveillement « devant la merveille ». Ainsi, l’étude de l’émerveillement amène à la fois à porter un regard sur des ingénieries de l’émerveillement et sur des contextes où l’intention d’émerveiller n’est pas centrale, ou non calculée, mais où les relations sociales et la disponibilité des sujets en réception n’en portent pas moins le potentiel. Si seul le sujet, agent dans l’expérience de l’émerveillement, peut en réalité qualifier in fine son vécu, les dispositifs de médiation peuvent proposer des expériences susceptibles de rassembler des conditions favorables (dispositif muséal, didactique, astronomique, clinique, etc.). Si l’émerveillement peut survenir dans le cadre d’une médiation ou d’un dispositif réflexif, comme en dehors de ce cadre, se pose alors la question du contexte ordinaire comme médiation.

Enfin, ce numéro invite à une réflexion, qui reste à mener, sur la place de l’émerveillement dans la recherche, ou encore sur la place de l’émerveillement du chercheur dans la recherche sur l’émerveillement, à l’occasion du recueil, du dépouillage et de l’analyse des données, de la rencontre, avec les acteurs sur le terrain comme à distance de celui-ci, par exemple dans la lecture ou le dialogue avec des auteurs et chercheurs inspirants, dans l’émergence d’une communauté de recherche… sur l’émerveillement.

 Rubriques non-thématiques

Ce numéro inclut également plusieurs articles dans ses différentes rubriques.

La rubrique Des Travaux et des Jours accueille une contribution de Virginie Pigeon, architecte et paysagiste, qui interroge les effets des expériences «  co-cartographiques  » collectives qu’elle mène dans le cadre de ses démarches de recherche-action. Elle fait l’hypothèse que « décrire collectivement ce à quoi nous tenons dans nos territoires de subsistance et matérialiser ces attachements situés et pluriels constitue un processus écopédagogique qui engage potentiellement les participants à l’attention et au soin de leurs environnements communs ».

Dans la rubrique Fiche Pédagogique, Maxime Rouzaut s’intéresse aux enjeux de la relation d’enquête, à la question de la distance sociale et à l’utilisation des outils numériques dans la collecte des données sur son terrain de recherche. Au travers de son expérience, il présente différentes stratégies de réduction de la distance qui peut séparer un chercheur et ses enquêtés.

Dans la rubrique Notes de lecture, Raymond Debord propose de revenir sur l’ouvrage Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ?, publié par Gérard Neyrand aux éditions Érès en 2024. L’auteur de la note souligne la visée critique du sociologue toulousain qui cherche à « […] restituer la cohérence idéologique d’un certain nombre de thématiques ‘positivistes’ (pensée positive, éducation positive, parentalité positive) qui ont en commun de tenter d’abstraire l’homme de son caractère social pour le formater comme individu responsable au sens néo-libéral ».

Dans la rubrique Varia, la contribution de Gilles Gauthier vise non seulement à distinguer le traitement éthique du discours de haine à celui du discours offensant, mais surtout à définir les fondements d’une approche éthique de ces deux discours. « Offenser par le discours ne pose pas d’emblée et de façon immanente une question morale », conclut l’auteur, s’appliquant au fil de l’argumentation à rétablir les conditions d’une telle approche.

Pour finir, nous remercions pour leurs conseils avisés l’ensemble des experts qui ont permis la réalisation de ce numéro :

Ambroise Bruno, Anselmini Julie, Bouilloud Jean-Philippe, Bigey Magali, Bourdaa Mélanie, Cardon Philippe, Chaudet Bruno, Chabot Hugues, Chesnais Nolwenn, Cislaru Georgeta, De Bideran Jessica, De Iulio Simona, Douyère David, Espinoza Gaëlle, Fugier Pascal, Gaudez Florent, Gautero Jean-Luc, Hamisultane Sophie, Laborde Barbara, Ledda Sylvain, Loriol Marc, Mitropoulou Eleni, Nemoz Sophie, Ouvrard Elise, Péquignot Bruno, Pronovost Gilles, Roth Raphaël, Roy Jean-Baptiste, Vandenberghe Frédéric, Zuniga Michael, Zwer Nepthys.

 Bibliographie

Baudouin Jean-Michel (2023), « Régimes Ordinaires de L’enchantement », dans L’enchantement qui revient, Brahy Rachel, Thibaud Jean-Paul, Tixie Nicolas, Zaccaï-Reyners Nathalie, Winkin Yves, Hermann, pp. 41-61.

Bertin-Renoux Anne, Fuchs Julien, Gottsmann Léa (2024), « Faire vivre des expériences de nature : le cas d’enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) », L’Éducation par la nature : théories, pratiques, formations, halshs-04514638, non paginé.

Bolle de Bal Marcel (2003), « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques », Sociétés, 80, pp. 99131.

Bolle de Bal Marcel (2009), « Éthique de reliance, éthique de la reliance : une vision duelle illustrée par Edgar Morin et Michel Maffesoli », Nouvelle revue de psychosociologie, 8, pp. 187198.

Cannone Belinda (2017), S’émerveiller, Paris, Stock.

Chen Susan, Mongrain Myriam (2020), « Awe and the interconnected self », The Journal of Positive Psychology, 16(6), pp. 770–778.

Fecteau Maxime (2024), « L’émerveillement comme levier pédagogique : Apports des scientifiques-écrivaines à l’éducation relative à l’environnement », Éducation relative à l’environnement, 19(1), [en ligne] http://journals.openedition.org/ere… (consulté le 21 avril 2025).

Heinich Nathalie, Shapiro Roberta (2012), « Quand y a-t-il artification ? », dans Heinich Nathalie, Shapiro Roberta (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, pp. 267-306.

Humbeeck Bruno (2024), Éduquer à l’émerveillement. Comment cultiver le goût du merveilleux chez l’enfant et le restaurer chez l’adulte, Bruxelles, Racine.

Lebat Cindy (2022), « Une muséologie du sensible  : enjeux et conséquences pour les visiteurs déficients visuels », Les Cahiers de Muséologie, 2, [en ligne] https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=917 (consulté le 28 janvier 2025).

Molinier Pascale (2018), Le care monde : trois essais de psychologie sociale, Lyon, ENS Éditions, [en ligne] https://doi.org/10.4000/books.enseditions.9377 (consulté le 5 juillet 2023).

Morin Edgar (1990), Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil.

Morizot Baptiste, Truong Nicolas (2020), « Il faut politiser l’émerveillement », Le Monde, 4 août, [en ligne] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/baptiste-morizot-il-faut-politiser-l-emerveillement_6048133_3451060.html (consulté le 21 avril 2025).

Necker Sophie, Rémon Joséphine (2024), « J’étais inoubliée : les moments spéciaux en danse à l’école, l’émerveillement comme expérience de transformation », Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, 26(3), pp. 79–100.

Nelson-Coffey Katherine, Ruberton Peter M, Chancellor Joseph, Cornick Jessica, Blascovich Jim, Lyubomirsky Sonja (2019), « The proximal experience of awe », PLoS ONE, 14(5) : e0216780, [en ligne]https://doi.org/10.1371/journal.pon...https://doi.org/10.1371/journal.pone.0216780 (consulté le 21 avril 2025)

Rascle Nicole, Bergugnat Laurence (2016), « Qualité de vie des enseignants en relation avec celle des élèves : revue de question, recommandations », CNESCO, [en ligne] https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/11/enseignants2.pdf (consulté le 5 juillet 2023).

Rimé Bernard (2015 [2005]), Le partage social des émotions, Paris, PUF.

Rosa Hartmut (2012), Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte.

Rosa Hartmut (2018), Résonance. Une sociologie de la relation au monde, [2016], Paris, La Découverte.

Rosa Hartmut (2022), Pédagogie de la résonance. Entretiens avec Wolfgang Endres, [2016], Paris, Le Pommier.

Rosa Hartmut (2023), Rendre le monde indisponible, [2018], Paris, La Découverte.

Terré Nicolas (2021), « Le cours d’EPS : un espace de résonance avec l’environnement », conférence “Les sciences aiment l’EPS”, département Sciences du sport et de l’éducation physique, ENS Rennes, 20 mai, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=BmkDlIXnh3E (consulté le 21 avril 2025).

Vandevelde-Rougale Agnès (2020), « Visibiliser l’imposture. Irrésignation au discours managérial », Nouvelle revue de psychosociologie, 29, pp. 49-62.

Vandevelde-Rougale Agnès, Guerrero Morales Patricia (2019), « Emoción, discurso managerial y resistencia : El mobing como revelador », Psicoperspectivas - Individuo y Sociedad, 18, 3, [en ligne] www.psicoperspectivas.cl/index.php/psicoperspectivas/article/view/1595 (consulté le 30 avril 25).

Yamada Kobi, Santoso Charles (2024), S’émerveiller. Comment savourer les petits bonheurs de la vie, Vanves, Hachette livres – Lotus et l’Éléphant.

Weger Ulrich, Wagemann Johannes (2021), « Towards a conceptual clarification of awe and wonder », Current Psychology, 40, pp. 1386–1401.

Notes

[1] Par simplicité d’écriture, nous utilisons dans cette préface le masculin générique. Ainsi, le terme « auteurs » désigne ici auteurs et autrices. De même, « chercheurs » désigne chercheurs et chercheuses, etc.


Pour citer l'article :

Comité de rédaction, Necker Sophie, Rémon Joséphine, « Préface au n°40 - L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social », dans revue ¿ Interrogations ?, N°40. L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social, juin 2025 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface-au-no40-L-emerveillement (Consulté le 12 juin 2025).



ISSN électronique : 1778-3747

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