À la différence de l’expression illocutoire de haine, l’offense discursive est un effet perlocutoire. À strictement parler, un discours ne cause pas d’offense ; il est seulement une occasion de sa production qui, par ailleurs, nécessite une réaction de l’allocutaire. Celui-ci en est ainsi un « actant » qui dispose d’une certaine marge de manœuvre dans son ressenti d’offense. Quant au locuteur, il peut être considéré comme un « courtier » de l’offense et la prévisibilité qu’il peut avoir de sa production est à géométrie variable. Une éthique du discours offensant doit ne pas le confondre au discours de haine et ne peut être que perlocutoire, c’est-à-dire tenir compte de l’implication conjointe du locuteur et de l’allocutaire dans sa production.
Mots-clé : Offense, haine, acte illocutoire, effet perlocutoire, éthique du discours offensant
The mechanism of production of the discursive offense
Unlike illocutionary expressions of hate, discursive offense is a perlocutionary effect. Strictly speaking, a speech does not cause offense ; it is merely an occasion for its production, which, moreover, requires a reaction from the addressee. The addressee is thus an ’actor’ who has a certain leeway in his feeling of offense. As for the speaker, they can be considered a ’broker’ of offense, and the predictability of its production varies. An ethics of offensive speech must not confuse it with hate speech and can only be perlocutionary, that is, it must take into account the joint involvement of the speaker and the addressee in its production.
Keywords : Offense, hate, illocutionary act, perlocutionary effect, ethics of offensive speech
Sénèque
Les propositions aujourd’hui formulées de restreindre la liberté d’expression se déploient sur les deux fronts du discours de haine et du discours offensant. Ces propositions peuvent être interprétées à la lumière du principe de non-nuisance (harm principle) établi par John Stuart Mill (2012). Selon Mill, la seule limite imposable à la liberté d’expression (et plus généralement à toute action des individus) est le tort que peut entraîner son exercice pour autrui. Il est clair, dans l’esprit de Mill, que le tort en question est physique ; il doit consister en une atteinte à l’intégrité corporelle. Les tenants d’un plus grand resserrement de la liberté d’expression considèrent qu’il s’agit là d’une conception trop étroite : que les préjudices moraux, psychologiques et sociaux pouvant être causés par des propos ou des images devraient également constituer des limites à la liberté d’expression.
C’est d’abord à propos du discours de haine qu’est défendu ce point de vue. La Stratégie et Plan d’action des Nations pour la lutte contre les discours de haine en fournit la définition suivante : « Tout type de communication, qu’il s’agisse d’expression orale ou écrite ou de comportement, constituant une atteinte ou utilisant un langage péjoratif ou discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en raison de leur identité, en d’autres termes, de l’appartenance religieuse, de l’origine ethnique, de la nationalité, de la race, de la couleur de peau, de l’ascendance, du genre ou d’autres facteurs constitutifs de l’identité ». [1] Bien que la carence conceptuelle et opératoire d’une telle définition soit soulignée par plusieurs auteurs (Alexander Brown, 2017 ; Bhikhu Parekh, 2012 ; Anne Weber, 2009), de nombreuses législations internationales [2] et nationales [3] ont été adoptées pour sanctionner, nommément ou plus indirectement, le discours de haine. Il faut également noter que le débat sur la nécessité de sanctionner juridiquement le discours de haine perdure. Certains en disconviennent en invoquant l’autonomie des individus (Edwin Baker, 2009 ; Thomas Scanlon, 2003) ou un risque d’autoritarisme et d’une perte démocratique (Corey Brettschneider, 2012 ; Ronald Dworkin, 2009). À l’opposé, d’autres (par exemple, pour ce qui concerne plus spécifiquement les États-Unis, Jeremy Waldron, 2012) plaident pour un renforcement significatif de la répression juridique du discours haineux aux motifs qu’il porte atteinte à la dignité des individus et qu’il sabote l’inclusivité de la société.
Le discours offensant (non haineux) comme les expressions d’antipathie, d’aversion, de mépris et de dérision à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus et, dans un autre registre, la critique d’une religion et le blasphème [4], fait lui aussi débat. Certains (comme Joel Feinberg, 1985 et 1984) proposent qu’un principe d’offense (offense principle) soit juridiquement reconnu au même titre que le principe de non-nuisance de Mill. D’autres (comme Ruwen Ogien, 2014) revendiquent un droit à offenser et dénient un droit à ne pas être offensé. De façon encore plus aiguë que le discours de haine, le discours offensant souffre d’un manque de précision définitionnelle (Monique Canto-Sperber, 2001). Jocelyn Maclure (2019) considère qu’il ne diffère du discours haineux que par un degré moindre d’intensité et de véhémence et se situe donc sur un même spectre d’expression de sentiments négatifs à l’égard de personnes ou de groupes de personnes. Il en tire raison pour soumettre le discours offensant à une évaluation éthique. À ses yeux, bien qu’il ne tombe pas sous le coup d’une interdiction juridique comme le discours de haine, le discours offensant doit faire l’objet d’une appréciation morale en raison de ses mêmes effets délétères sur les individus et la société. Maclure et ceux qui, comme lui, estiment que des mesures doivent être prises pour de quelque façon contrer le discours offensant n’appuient cependant pas cette réclamation sur une démonstration de la façon dont un discours peut offenser. Ils postulent qu’un discours a la capacité à offenser au vu de sa teneur, de son ton, des répercussions ou du retentissement qu’il peut avoir ou encore du contexte dans lequel il est tenu, mais sans expliciter en quoi précisément il offense sous l’un ou l’autre de ces aspects.
L’objectif poursuivi dans le présent travail est d’établir le mécanisme de la production discursive de l’offense, c’est-à-dire de mettre au jour comment une offense peut résulter d’un discours. Il ne s’agit pas d’une étude sur corpus qui chercherait par la considération d’exemples à induire empiriquement la formation de l’offense discursive, mais d’une proposition théorique dont la visée est de caractériser et d’expliquer sa structure logique. [5] Dans cette appréhension de l’offense, elle est communément comprise comme un affect : un ressenti psychologique - c’est également cette compréhension de l’offense qu’ont les intervenants susmentionnés qui appellent ou s’opposent à sa restriction morale. Le cadre conceptuel retenu aux fins de l’étude est la théorie des actes de discours de John Searle (1969 et 1979) et, plus précisément, la distinction franche qui y est faite entre deux dimensions du faire discursif : les actes illocutoires produits en parlant comme ordonner, affirmer, menacer et aussi promettre ou s’excuser et les effets perlocutoires atteints par le fait de parler comme effrayer, convaincre ou intimider.
Searle reprend cette distinction de John Austin (1962) en la radicalisant et en accordant une bien plus grande importance aux actes illocutoires qu’aux effets perlocutoires. En fait, Searle ne fait que prendre acte du perlocutoire et le marginalise. Contrairement aux travaux consacrés à Austin ou se situant dans sa foulée, il n’en traite pas véritablement et même l’évoque très rarement. [6] Il remarque bien ici ou là que tel effet perlocutoire peut être produit par tel acte illocutoire, mais, pour l’essentiel, le perlocutoire exerce une fonction repoussoir dans sa théorie du faire discursif : identifier des effets qui ne sont pas de l’ordre illocutoire sur lequel il concentre son intérêt.
Searle défend une conception très forte de l’illocutoire. La catégorisation en actes assertifs, directifs, commissifs, expressifs et déclaratifs qu’il propose (1975a) prétend marquer les limites de l’action discursive et l’examen de leurs conditions d’accomplissement entend faire voir comment y opère la rationalité (2001). Aux yeux de Searle, ce sont également les actes illocutoires qui, par la direction d’ajustement entre l’esprit et le monde des états intentionnels qui y sont exprimés, déterminent le rapport du discours à la réalité (1983). Encore plus fondamentalement, c’est au regard des actes illocutoires que Searle considère que le langage est indispensable à la pensée humaine ainsi qu’à la construction et au maintien de la réalité sociale (1995 et 2009). En accordant une telle importance à l’illocutoire, Searle laisse à peu près complètement dans l’ombre le perlocutoire.
C’est probablement la dissemblance cruciale (déjà présente en germe chez Austin) entre les actes illocutoires et les effets perlocutoires qui justifie cette attitude : les premiers sont accomplis de façon inhérente par l’emploi (réussi et sans défaut) d’un énoncé alors que l’atteinte des effets perlocutoires est contingente. [7] Le commandant d’une armée qui dit (dans des conditions habituelles d’énonciation) « Soldats, montez au front » effectue un ordre illocutoire. Il est possible que cet ordre effraie perlocutoirement les soldats, mais il peut arriver que ce ne soit pas le cas : que les soldats ne soient pas effrayés par l’ordre de monter au front. Non seulement l’atteinte des actes perlocutoires n’est pas assurée, mais ils peuvent également être produits sans être recherchés. L’ordre peut effrayer les soldats sans que ce soit l’intention visée par le commandant. La production effective d’un acte perlocutoire est ainsi incontrôlable par le locuteur. Un orateur peut chercher à convaincre son auditoire par la teneur d’une affirmation sans que l’auditoire y acquiesce et il peut arriver que l’auditoire soit convaincu par le contenu d’un rappel ou d’une prédiction de l’orateur sans que ce soit l’objectif qu’il poursuive. De même, une menace peut manquer à intimider et un allocutaire peut être intimidé par une déclaration du locuteur qui ne le recherchait pas.
En fait, un acte perlocutoire est plus précisément un effet. Être effrayé, convaincu et intimidé sont des conséquences ou des résultats possibles de l’accomplissement d’actes illocutoires. C’est figurativement, parce que l’acte illocutoire peut avoir cet effet, qu’on peut dire qu’un ordre effraie, qu’une affirmation convainc et qu’une menace intimide. Mais, à proprement parler, effrayer, convaincre et intimider ne sont pas des actions discursives, en tout cas pas de la même manière que le sont l’ordre, l’affirmation, la menace, la promesse et l’excuse.
À la différence (de la très grande majorité) des actes illocutoires, les actes perlocutoires n’ont pas d’usage performatif. On ne peut pas effrayer en disant « J’effraie », convaincre en disant « Je convaincs » et intimider en disant « J’intimide » comme il est possible d’ordonner en disant « J’ordonne », d’affirmer en disant « J’affirme », de menacer en disant « Je menace » et aussi de promettre en disant « Je promets » et de s’excuser en disant « Je m’excuse ».
Je soutiendrai d’abord ici que l’offense est un effet perlocutoire et que, donc, sa production discursive n’est pas assurée et échappe à l’initiative du locuteur. J’avancerai ensuite à ce propos les deux idées suivantes :
Offenser est manifestement un acte perlocutoire. Comme pour effrayer, convaincre et intimider, il n’existe pas d’usage performatif de l’acte d’offenser. On ne peut pas dire « J’offense » ou « Je vous offense » pour offenser. L’offense est, en toute rigueur, un effet produit par un acte illocutoire. L’atteinte de cet effet n’est pas assurée. La production de l’offense échappe au locuteur. Il peut vouloir offenser en faisant une critique sans y parvenir ; il peut aussi offenser l’allocutaire sans le vouloir en lui faisant une offre.
Comment comprendre la production discursive incertaine de l’offense ? [8]. Bien que contingente, la production des actes perlocutoires n’est pas gratuite ni totalement aléatoire. Il y a une raison pour laquelle un ordre peut effrayer, une affirmation, convaincre et une menace intimider. L’atteinte d’un effet perlocutoire est rendue possible en vertu de sa liaison à un acte illocutoire. Cette liaison a pour siège les conditions d’accomplissement des actes illocutoires. Ces conditions sont de trois types distincts : des conditions préparatoires, des conditions de contenu propositionnel et des conditions de sincérité. Une condition préparatoire est un état de choses présupposé. Par exemple, la capacité du locuteur d’effectuer la chose promise est une condition préparatoire de la promesse et la capacité de l’allocutaire d’effectuer la chose ordonnée est une condition préparatoire de l’ordre. Une condition de contenu propositionnel est une spécification de la teneur d’un acte illocutoire, par exemple un état de choses passé dans le cas d’un rappel et un état de choses futur dans le cas d’une prédiction. Une condition de sincérité est l’état psychologique exprimé par le locuteur dans l’accomplissement d’un acte illocutoire, par exemple une croyance dans le cas d’une affirmation, une intention dans le cas d’une promesse et un désir dans le cas d’un ordre [9].
Un acte illocutoire peut entraîner un effet perlocutoire donné quand celui-ci est en connexion avec l’une des conditions d’accomplissement de l’acte illocutoire. Ainsi, un ordre peut effrayer si sa condition de contenu propositionnel est une situation dangereuse pour l’allocutaire. Une affirmation peut convaincre parce que sa condition de contenu propositionnel est une raison susceptible d’emporter l’adhésion de l’allocutaire ou encore parce qu’elle a comme condition préparatoire la crédibilité du locuteur. Une menace peut intimider parce qu’elle a comme condition préparatoire la capacité du locuteur de la mettre à exécution. De même, une promesse peut rassurer parce qu’elle a comme condition de sincérité l’intention du locuteur d’effectuer une action bénéfique pour l’allocutaire ; une critique peut peiner parce qu’elle a comme condition de contenu propositionnel un jugement dépréciatif à l’égard de l’allocutaire ; une accusation peut indigner parce que sa condition de contenu propositionnel est une action dont l’allocutaire est tenu responsable. En aucun cas, la liaison de l’effet perlocutoire à la condition d’accomplissement de l’acte illocutoire ne garantit qu’il sera atteint. L’ordre peut ne pas effrayer, l’affirmation ne pas convaincre, la menace ne pas intimider, la promesse ne pas rassurer, la critique ne pas peiner et l’accusation ne pas indigner. Néanmoins, si l’effet perlocutoire est réalisé, c’est en vertu de sa filiation à une condition d’accomplissement de l’acte illocutoire.
Cela peut être le cas suivant trois modalités différentes : par assentiment de l’allocutaire, par contestation de l’allocutaire, par aberration [10]. Un ordre pourra effrayer l’allocutaire s’il conçoit que l’action ordonnée la place dans une situation dangereuse (la condition de contenu propositionnel de l’ordre). L’affirmation pourra convaincre si l’allocutaire acquiesce à sa teneur (la condition de contenu propositionnel de l’affirmation) ou attribue crédibilité au locuteur (la condition préparatoire de l’affirmation). La menace pourra intimider si l’allocutaire estime que le locuteur a la capacité à la mettre à exécution (la condition préparatoire de la menace). Une promesse pourra rassurer si l’allocutaire admet que le locuteur a l’intention de la respecter (la condition de sincérité de la promesse). Dans tous ces cas, pour que l’effet perlocutoire soit atteint, il faut que l’allocutaire reconnaisse qu’est satisfaite la condition d’accomplissement de l’acte illocutoire à laquelle il est lié.
Dans d’autres cas, il faut au contraire que l’allocutaire refuse d’admettre qu’est satisfaite une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire pour que celui-ci puisse produire un effet perlocutoire donné. Une critique pourra peiner l’allocutaire s’il récuse le jugement dépréciatif formulé par le locuteur (la condition de contenu propositionnel de la critique). Une accusation pourra l’indigner si l’allocutaire n’admet pas être responsable de l’action dont on l’accable (la condition de contenu propositionnel de l’accusation). Une rétrogradation humiliera l’allocutaire s’il estime ne pas avoir agi pour la mériter (la condition préparatoire de la rétrogradation). Une lamentation agacera l’allocutaire s’il n’accorde pas foi à la tristesse ou au chagrin exprimé par le locuteur (la condition de sincérité de la lamentation).
Par ailleurs, il peut arriver qu’un effet perlocutoire soit atteint de façon aberrante si l’allocutaire mésinterprète l’acte illocutoire accompli par le locuteur et considère satisfaite une condition d’accomplissement de l’acte illocutoire qu’il croit à tort être accompli. Ordinairement, une promesse ne peut pas effrayer parce que sa condition de contenu propositionnel est une action non pas néfaste mais avantageuse pour l’allocutaire. De même, normalement, une demande ne peut pas offusquer parce que sa condition préparatoire est que l’allocutaire a l’option de la refuser et non pas qu’il est dans l’obligation de l’accepter. Mais il est possible que la promesse effraie et que la demande insulte si l’allocutaire se méprend sur l’acte illocutoire qui est accompli. S’il interprète la promesse comme une menace, il peut considérer que l’action dont elle fait l’objet est pour lui malheureuse (la condition de contenu propositionnel de la menace) et en être effrayé. Si le locuteur interprète la demande comme une exigence, il peut penser que le locuteur le met dans l’obligation de lui donner suite (la condition préparatoire de l’exigence) et en être offusqué. La mésinterprétation possible de l’allocutaire s’explique par la parenté très grande entre la promesse et la menace et entre la demande et l’exigence. La promesse et la menace ont la même condition préparatoire : la capacité du locuteur d’effectuer l’action dont elles font l’objet, et la même condition de sincérité : l’intention du locuteur d’effectuer cette action. Les deux actes illocutoires se distinguent l’un de l’autre seulement par leur condition de contenu propositionnel : une action favorable à l’allocutaire dans le cas de la promesse ; une action défavorable à l’allocutaire dans le cas de la menace. De même, la demande et l’exigence ont la même condition de contenu propositionnel : une action à être effectuée par l’allocutaire, et la même condition de sincérité : le désir du locuteur de voir l’allocutaire effectuer cette action. C’est seulement par leur condition préparatoire que la demande et l’exigence diffèrent : l’option laissée à l’allocutaire d’effectuer l’action demandée ; l’obligation imposée à l’allocutaire d’effectuer l’action exigée. C’est en raison de leur grand cousinage qu’est possible l’accomplissement indirect d’une menace par une promesse et d’une exigence par une demande [11] au moyen par exemple des énoncés « Je te promets que tu le regretteras » et « Tu n’as pas le choix ; je te le demande ».
L’offense peut être produite suivant deux des trois modalités de la liaison des effets perlocutoires aux conditions d’accomplissement des actes illocutoires : par contestation et par aberration.
De la même manière que peut l’être une peine par une critique, une indignation par une accusation, une insulte par une rétrogradation et un agacement par une lamentation, une offense peut être produite si l’allocutaire refuse d’admettre qu’est satisfaite une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire. Ainsi, une offense peut être produite par un ordre ou une interdiction si l’allocutaire ne reconnaît pas que le locuteur occupe une position d’autorité (la condition préparatoire de l’ordre et de l’interdiction). Une offense peut également être produite par une offre si l’allocutaire ne considère pas avoir besoin de la chose offerte (la condition préparatoire de l’offre) ou par un conseil si l’allocutaire considère que le locuteur n’est pas dans une position pour le lui donner (la condition préparatoire du conseil). De même, un rappel à l’ordre peut offenser si l’allocutaire n’admet pas avoir le comportement déplorable dont il fait l’objet (la condition de contenu propositionnel du rappel à l’ordre). Plus simplement encore, une affirmation peut offenser si l’allocutaire récuse sa teneur (et dément que soit actualisée la condition de contenu propositionnel de l’affirmation). Finalement, un refus et un blâme peuvent offenser si l’allocutaire estime que n’ont pas lieu d’être le mépris et la réprobation exprimés par le locuteur dans le refus et le blâme (les conditions de sincérité des deux actes illocutoires).
Il est également possible que, comme une promesse peut effrayer et une demande insulter si l’allocutaire les comprend comme une menace et une exigence, une offense soit produite de manière aberrante par une invitation interprétée comme une convocation et un compliment interprété comme un reproche. Cette mésinterprétation s’avère possible par la grande similitude entre les actes des deux paires. Semblablement à une demande et une exigence, une invitation et une convocation ne se distinguent que par leur condition préparatoire : alors que la première laisse à l’allocutaire l’option de lui répondre, la seconde impose à l’allocutaire l’obligation de s’y soumettre. De manière similaire, le compliment et le reproche se distinguent seulement par leur condition de sincérité : une approbation dans le cas du compliment, une désapprobation dans le cas du reproche. C’est en raison de leur parenté que l’allocutaire peut confondre une invitation avec une convocation et un compliment avec un reproche et en être offensé. Dans le premier cas, il pense à tort que le locuteur lui impose une obligation et s’insurge contre cette contrainte. Dans le second cas, l’allocutaire perçoit à tort une désapprobation du locuteur dont il refuse de porter le poids.
L’analyse qui précède de la production des effets perlocutoires permet de mettre en évidence deux aspects importants qui seront ici soulignés à propos de l’offense discursive : sa production exige une réaction de l’allocutaire et elle n’est pas causée mais seulement occasionnée par l’accomplissement d’actes illocutoires. Un acte illocutoire n’entraîne pas infailliblement une offense, mais ouvre la possibilité de sa production, laquelle dépend ultimement de la façon dont l’allocutaire y répond.
C’est chez l’allocutaire qu’émerge l’offense. Elle est une conséquence chez lui de l’accomplissement d’un acte illocutoire. Mais il y a plus : l’offense ne peut advenir que par une réaction de l’allocutaire, soit sa contestation de l’actualisation d’une condition d’accomplissement de l’acte illocutoire, soit sa mésinterprétation de l’acte illocutoire accompli. Pour qu’un ordre ou une interdiction offense, il faut que l’allocutaire ne reconnaisse pas que le locuteur occupe une position d’autorité ; pour qu’une offre offense, il faut que l’allocutaire conçoive ne pas avoir besoin de la chose offerte ; pour qu’un rappel à l’ordre offense, il faut que l’allocutaire n’admette pas avoir eu le comportement répréhensible qui en fait l’objet ; pour qu’une affirmation offense, il faut que l’allocutaire en infirme la teneur ; pour qu’un refus ou un blâme offense, il faut que l’allocutaire dénie la pertinence du mépris et de la réprobation exprimés par le locuteur ; pour qu’une invitation offense, il faut que l’allocutaire la prenne pour une convocation et refuse l’obligation qu’elle lui impose ; pour qu’un compliment offense, il faut que l’allocutaire le prenne pour un reproche et ne pense pas mériter la désapprobation exprimée par le locuteur. À défaut de cette réaction de l’allocutaire, l’offense discursive n’est pas produite. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’allocutaire ne peut être offensé par un acte illocutoire s’il ne conteste pas l’actualisation de l’une de ses conditions d’accomplissement ou s’il ne se méprend pas sur l’acte illocutoire accompli. Un ordre et une interdiction n’offensent pas si l’allocutaire admet que le locuteur occupe une position d’autorité. Une offre n’offense pas si l’allocutaire reconnaît avoir besoin de la chose offerte. Un rappel à l’ordre n’offense pas si l’allocutaire concède avoir eu le comportement répréhensible en faisant l’objet. Une affirmation n’offense pas si l’allocutaire en accepte la teneur. Un refus et un blâme n’offensent pas si l’allocutaire considère mériter le mépris et la réprobation du locuteur. Une invitation n’offense pas si l’allocutaire ne l’interprète pas comme une convocation et ne s’insurge pas contre l’obligation qu’il ne perçoit pas qui lui être imposée. Un compliment n’offense pas l’allocutaire s’il ne l’interprète pas comme un reproche et ne se défend pas d’encourir la désapprobation exprimée par le locuteur. [12] Bref, pour le dire d’une autre manière générale, la production discursive de l’offense est subordonnée à une opposition de l’allocutaire.
Cette dépendance apparaît d’autant plus forte quand on la compare à l’impossibilité des actes illocutoires de produire par eux-mêmes une offense. Il est nécessaire que l’allocutaire y réagisse pour que l’offense soit produite. Il n’en demeure pas moins que cette réaction porte spécifiquement sur une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire. Si l’acte illocutoire n’est pas en mesure de produire de lui-même une offense, c’est néanmoins relativement à l’une de ses conditions d’accomplissement qu’elle peut être suscitée. Par cette condition d’accomplissement, l’acte illocutoire crée une occasion d’offense même s’il ne peut pas lui-même la concrétiser. Il faut, pour que l’offense soit produite, que l’allocutaire saisisse cette occasion en réagissant à la condition d’accomplissement de l’acte illocutoire. La condition d’accomplissement de l’acte illocutoire n’entraîne pas forcément l’offense, mais elle constitue le matériau auquel réagit l’allocutaire pour que l’offense soit produite [13].
L’offense n’est pas un effet sui generis d’un acte illocutoire. À défaut de la contestation d’une de ses conditions d’accomplissement ou de sa mésinterprétation, un acte illocutoire ne peut pas produire une offense. La condition d’accomplissement d’un acte illocutoire n’est donc pas une condition suffisante à la production d’une offense. Si l’on conçoit la relation de causalité en un sens fort où une cause déterminée entraîne nécessairement un effet donné, la production discursive de l’offense n’est certainement pas régie par une relation de causalité. Ni, non plus, par quelque relation d’implication logique : l’offense ne découle pas infailliblement de l’accomplissement d’un acte illocutoire. Par l’une de ses conditions d’accomplissement, l’acte illocutoire rend possible la production d’une offense, mais ne la déclenche pas automatiquement. Le rapport de la production de l’offense au discours en est un d’occasionnalité : des actes illocutoires créent une éventualité d’offense à laquelle l’allocutaire réagit en contestant l’actualisation d’une condition d’accomplissement ou en mésinterprétant l’acte illocutoire accompli.
Peut-être est-il possible de considérer que c’est par compatibilité et par là de quelque façon conventionnellement qu’une offense peut être produite par un acte illocutoire du fait de l’une de ses conditions accomplissement. Si un ordre peut offenser, c’est bien en vertu d’une certaine forme d’adéquation entre sa condition préparatoire posant une position d’autorité du locuteur et la réaction de l’allocutaire qui refuse de la reconnaître. Cette concordance n’est cependant pas assimilable à une relation de causalité même entendue en un sens mou non mécanique puisque la condition d’accomplissant d’un acte illocutoire ayant disposition à entraîner une offense peut être satisfaite sans que l’offense soit nécessairement produite. Il peut même aussi arriver qu’une offense soit produite sans que soit satisfaite la condition d’accomplissement de l’acte illocutoire : l’allocutaire peut être offensé par un ordre qu’il ne saisit pas être donné par un locuteur n’occupant pas une position d’autorité vis-à-vis lui. La relation entre un acte illocutoire susceptible de l’entraîner et une offense n’a pas de régularité fixe.
La notion d’occasionnalité permet de mieux caractériser l’élasticité de cette relation que celle de causalité. L’accomplissement d’un ordre aménage des conditions de possibilité de la production d’une offense. La production de celle-ci ne dépend pas de l’ordre, mais la conjoncture ouverte par l’ordre la facilite.
L’idée que l’offense n’est pas produite par les actes illocutoires rejoint et, d’une certaine façon, généralise les positions défendues par Luvell et Ernie Lepore (2103a et b) et par Geoff Nunberg (2018) qui, chacun à leur façon, soutiennent que ce n’est pas de lui-même qu’un discours insultant peut offenser. Depuis une vingtaine d’années, un grand nombre de travaux ont cherché à montrer en quoi, sous différents aspects, c’est en fonction de leur contenu que les insultes ont un effet offensant et que, donc, c’est par une propriété interne qu’un discours insultant offense (voir Aldo Frigerio et Maria Paola Tenchini, 2025). En mettant en évidence, comme ici à propos de tout discours, qu’une insulte peut ne pas offenser, Anderson et Lapore s’inscrivent en faux contre ces interprétations suivant lesquelles un discours insultant peut offenser en raison de sa teneur. Ils avancent que c’est plutôt parce qu’il fait l’objet d’une interdiction qu’il développe un potentiel d’offense. Dans une veine similaire, Nunberg exclut l’idée que les insultes permettent, en vertu de leur valeur sémantique, d’exprimer des émotions et, conséquemment, attribue à sa prise en compte externe la possibilité qu’un discours insultant offense (et aussi qu’il déshumanise ou stigmatise). La thèse ici avancée va dans le même sens en portant plus spécifiquement sur l’accomplissement d’actes de discours et en stipulant que c’est une réaction de l’allocutaire qui est nécessaire à la production d’une offense.
Mais alors, comment convient-il de concevoir la position dans laquelle se trouvent le locuteur et l’allocutaire et, conséquemment, la fonction respective que l’un et l’autre exercent dans la production de l’offense discursive ?
Comme l’acte illocutoire qu’il accomplit ne cause pas l’offense mais est seulement l’occasion de sa production, c’est uniquement de l’avènement de cette occasion dont le locuteur est l’auteur mais pas de la production en tant que telle de l’offense. Le locuteur ne crée pas l’offense que peut susciter l’ordre, l’interdiction, le rappel à l’ordre, l’affirmation, le refus, le blâme, l’invitation ou le compliment qu’il accomplit parce que cet accomplissement ne provoque pas ipso facto l’offense. Cependant, puisqu’il n’y a pas offense si ces actes illocutoires ne sont pas accomplis, le locuteur n’est pas non plus totalement dégagé de sa production. Il n’en est pas véritablement l’agent, l’auteur ou l’artisan, mais c’est par l’intermédiaire de son accomplissement d’un acte illocutoire qu’est suscitée une offense. En cela, le locuteur exerce en quelque sorte une fonction de commissionnaire : il est le courtier de la production de l’offense au sens où il la rend possible.
Cette fonction n’est pas remplie de manière homogène. Son exercice est plutôt à géométrie variable au regard de la prévisibilité de la production d’une offense. Car les actes illocutoires n’ont pas une potentialité équivalente à produire une offense. Pour certains, l’éventualité d’une réaction de l’allocutaire génératrice d’une offense est plus probable en raison d’une connexion directe à leur condition d’accomplissement. C’est le cas, par exemple, du rappel à l’ordre, de la critique, du blâme et de la réprimande. Leur condition de contenu propositionnel a trait à une action reprochée à l’allocutaire. C’est assez naturellement que celui-ci peut être offensé s’il dément avoir effectué cette action. Même si le locuteur ne cherche pas à offenser l’allocutaire en le rappelant à l’ordre, en le critiquant, en le blâmant ou en le réprimandant, il est quand même en état d’appréhender que son accomplissement de ces actes illocutoires risque d’offenser l’allocutaire. C’est aussi le cas, à un degré moindre, de l’ordre et de l’interdiction. Le locuteur peut assez facilement concevoir que l’allocutaire puisse être offensé à la suite de leur accomplissement dans la mesure où il peut raisonnablement comprendre qu’il y a des chances que l’allocutaire ne reconnaisse pas qu’il occupe une position d’autorité.
Le locuteur peut plus difficilement anticiper la production d’une offense dans des cas contraires où elle apparaît incompatible, du point de vue du locuteur, avec l’acte illocutoire qu’il accomplit. Il est certes possible que l’allocutaire soit offensé par une offre s’il estime ne pas avoir besoin de la chose offerte (la condition préparatoire de l’offre) et par un conseil s’il considère que le locuteur n’est pas dans une position pour le lui donner (la condition préparatoire du conseil). Mais le locuteur n’est pas, lui, à même, du moins aisément, de prévoir la production de l’offense dans la mesure où, dans des circonstances habituelles, il accomplit l’offre précisément en présumant que l’allocutaire a besoin de la chose offerte et le conseil en pensant qu’il est dans une position pour en faire profiter l’allocutaire. Il serait pour lui incohérent d’envisager que l’allocutaire puisse contester la condition préparatoire de l’offre et du conseil et en être offensé.
C’est encore davantage le cas pour un troisième cas de figure : quand une offense est produite par aberration. L’allocutaire peut être offensé s’il interprète une invitation comme une convocation et un compliment comme un reproche comprenant à tort, dans le premier cas, qu’une obligation lui est imposée et, dans le second cas, que le locuteur lui exprime sa désapprobation. Le locuteur n’est pas (normalement) en mesure de concevoir cette réaction de l’allocutaire puisque son compliment exprime son appréciation (et a même pour objectif d’exprimer son approbation) et que son invitation laisse ouverte à l’allocutaire l’option de l’accepter ou non. Une telle prévision relèverait même d’une anticipation équivoque du fait qu’elle placerait le locuteur dans la position d’imaginer que l’allocutaire réagit à l’acte illocutoire carrément contraire à celui qu’il accomplit.
C’est donc seulement en partie et au total très faiblement que le locuteur peut envisager la réaction de l’allocutaire à une condition d’accomplissement de ses actes illocutoires.
Comme beaucoup d’autres effets perlocutoires, l’offense est d’ordre psychologique : elle est un ressenti de l’allocutaire. Or, les états psychologiques (du moins certains d’entre eux) ne relèvent pas d’une initiative ou d’un choix. Ils s’imposent à un sujet indépendamment de sa volonté et, souvent, sans qu’il puisse faire obstacle à leur émergence. C’est, par exemple, le cas de certaines peurs et phobies. On peut être effrayé par certaines choses et ne pas avoir de contrôle sur la peur qu’elles nous inspirent. L’offense est d’une nature semblable. Être offensé, c’est se trouver dans un état affectif ou émotif qu’on n’a pas recherché et auquel on est, du moins en un premier temps, assujetti.
Conséquemment, bien que la réaction de l’allocutaire (sous la double forme d’une contestation de l’actualisation d’une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire ou d’une mésinterprétation de l’acte illocutoire accompli) soit à l’origine de la production discursive de l’offense, il serait abusif d’en faire un agent au sens plein du terme. Inspiré par la notion proposée par Bruno Latour (2005), il convient plutôt de le concevoir comme un actant. Défini par Latour, l’actant est un être ou une chose qui de quelque façon participe à une action. Alors que l’action d’un agent relève de sa résolution et de sa décision, celle d’un actant est assimilable à une gestion indéterminée et même passive dans certains cas. La réaction de l’allocutaire à une condition d’un acte illocutoire productrice d’une offense est de ce type : elle sourd de manière irréfléchie et pulsionnelle.
Par ailleurs, des états psychologiques qui s’imposent d’abord à un sujet peuvent être après-coup maîtrisés et éventuellement mis hors-jeu. Il est possible, dans certaines circonstances, de résister à une peur, de la dominer et même de la faire disparaître, par exemple s’il peut être établi qu’elle est sans fondement. [14] Il en va de même, dans certains cas, d’une offense discursive. C’est notamment le cas quand elle est produite par une mésinterprétation de l’allocutaire de l’acte illocutoire accompli. Offensé par une invitation qu’il prend comme une convocation ou par un compliment qu’il prend pour un reproche, l’allocutaire ne le sera plus s’il s’aperçoit de son erreur. Il est également possible à un allocutaire de mettre en question son ressenti d’offense dans les cas de connexion directe à une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire et d’incompatibilité entre la production d’une offense et la condition d’accomplissement de l’acte illocutoire. Offensé par un ordre ou une interdiction, l’allocutaire ne le sera plus s’il en arrive à reconnaître la position d’autorité du locuteur. De même, l’allocutaire cessera d’être offensé par un rappel à l’ordre, une critique, un blâme et une réprimande si, après l’avoir nié, il admet avoir commis l’action répréhensible en faisant l’objet. Si l’allocutaire se ravise et concède avoir besoin de la chose offerte et s’il convient que le locuteur est dans une position pour le conseiller, il ne sera plus offensé par une offre et un conseil. Dans tous les cas considérés, l’allocutaire dispose ainsi d’un certain self-control sur son ressenti d’offense.
Établir que le discours est une occasion et non pas une cause d’offense et que l’allocutaire prend dans son actualisation une part essentielle force à préciser comment il faut entendre la notion de discours offensant. Contrairement à son acception littérale, elle ne peut pas signifier que le discours produit une offense ni qu’il a en lui-même une capacité à offenser, comme l’affirment ou le présupposent les appels à son encadrement juridique ou éthique. Dire d’un discours qu’il est « offensant », c’est dire qu’il entraîne la possibilité de production d’une offense, plus précisément encore qu’il peut susciter une réaction de l’allocutaire qui fait naître chez lui un sentiment d’offense. Il faut donc veiller à ne pas réifier la notion de discours offensant et, en toute rigueur, l’entendre dans un sens figuré ou allégorique pour signifier que le discours dégage une opportunité pour qu’une offense soit produite [15].
S’il n’y a pas, au sens strict, de discours offensant, il n’existe pas, non plus, de différence ou d’opposition entre discours offensant et discours non offensant. La distinction saillante est à faire entre discours offensant et discours haineux. L’analyse du mécanisme de la production discursive de l’offense met clairement en lumière cette différence et celle entre l’expression de l’offense et l’expression de la haine. Alors que l’offense est un ressenti de l’allocutaire, la haine est un sentiment du locuteur. Si un locuteur ne peut exprimer l’offense, il peut exprimer la haine. Il peut le faire de la façon la plus simple en recourant au performatif « Je (vous) hais ». Un discours haineux est un discours qui exprime la haine éprouvée par le locuteur. Comparativement au discours offensant, le discours haineux n’est pas qu’une occasion de production de haine ; il produit de la haine. La distinction cruciale réside dans le fait que la haine est un état psychologique du locuteur alors que l’offense est un état psychologique de l’allocutaire.
Poser de la sorte la différence entre discours haineux et discours offensant permet de mettre en lumière une relation possible de leur production discursive : un discours haineux peut provoquer une offense. Un allocutaire peut se sentir offensé par la haine exprimée par le locuteur. Cette relation n’est pas stricte. Une offense n’est pas nécessairement produite par un discours haineux. Un allocutaire peut ne pas avoir à l’égard d’un discours de haine une réaction telle qu’il en est offensé ; il peut, par exemple, rester indifférent à l’expression de haine du locuteur. Par ailleurs, l’offense peut être suscitée par un discours qui n’est pas haineux. L’ensemble de la production discursive de l’offense ci-avant analysé le fait bien voir. Aucun des actes illocutoires d’offense précédemment examinés n’exprime de la haine.
À défaut de saisir la spécification du discours offensant par rapport au discours haineux, la proposition de Feinberg d’une répression juridique du discours offensant et celle de son appréciation éthique telle qu’elle est énoncée par Maclure restent immotivées. L’idée de Maclure d’un continuum entre les deux types de discours qui ne se distingueraient finalement que par une différence de degré dans l’expression d’une aversion ou d’une hostilité à l’égard de l’allocutaire est incorrecte. Elle implique que le discours haineux et le discours offensant seraient tous deux d’ordre illocutoire et auraient le même effet perlocutoire de porter atteinte à la dignité des personnes visées et à l’inclusivité sociale. Cette vue des choses est erronée. Contrairement à la haine, l’offense n’est pas d’ordre illocutoire, mais est un effet perlocutoire. À proprement parler, il n’y a pas d’expression discursive d’offense alors que la haine peut, elle, être exprimée discursivement. La dénaturation de l’offense en un acte illocutoire et l’occultation qui en résulte de la différence ontologique entre discours haineux et discours offensant fait que la proposition d’une appréciation éthique du discours offensant procède d’une category mistake. [16] En l’assimilant conceptuellement à la haine, elle postule à tort que l’offense peut être produite discursivement et, sur la base de cette prémisse fautive, elle considère improprement le traitement éthique à fournir du discours offensant sur le modèle de celui du discours haineux.
S’ensuit l’un de ses principaux défauts, celui d’imposer au seul locuteur la charge morale de l’offense discursive et d’en déresponsabiliser totalement l’allocutaire. Si l’on conçoit illocutoirement la production discursive de l’offense et qu’on fait l’impasse sur sa production perlocutoire, le locuteur seul se voit moralement confronté à une interpellation morale et l’allocutaire s’en voit totalement acquitté. Cet exclusivisme s’avère déficient dès lors que l’on discerne que le locuteur n’est qu’un courtier de la production de l’offense et que l’allocutaire en est un actant.
Est-il possible, cependant, en prenant acte de la défaillance de la proposition d’une éthique du discours offensant en regard du discours haineux et en tenant compte de l’analyse de la production discursive de l’offense, au moins de poser quelques balises de ce que pourrait être sa considération éthique ? Quelques points, d’importance inégale, peuvent à cet égard être formulés.
Le plus général a trait à l’implication combinée du locuteur et de l’allocutaire. Si tous deux jouent un rôle dans la production discursive de l’offense, le premier à titre de courtier et le second à titre d’actant, une appréhension éthique du discours offensant devrait pouvoir mesurer le poids moral pesant sur l’un et l’autre [17]. On pourrait, à ce propos, développer la perspective globale d’une éthique perlocutoire du discours (Gilles Gauthier, 2023) suivant laquelle les seules contraintes morales découlant de l’accomplissement des actes de discours lui sont exogènes, c’est-à-dire relèvent non pas de cet accomplissement lui-même, mais des effets qu’il peut avoir. De ce point de vue, par exemple, l’obligation de tenir sa promesse n’a aucune teneur morale, mais la promesse peut éventuellement faire l’objet d’un jugement moral si son accomplissement a des conséquences néfastes.
Peut-être est-il possible, sous cet angle théorique, d’énoncer quelques requêtes morales exigibles du locuteur et de l’allocutaire dans la production discursive de l’offense qui, notamment, précisent le type de responsabilité qui peut être imputée au locuteur même si son accomplissement d’actes illocutoires n’est qu’une occasion d’offense [18]. Dans le cas d’une connexion directe entre un effet d’offense et une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire où le locuteur peut aisément prévoir la production d’une offense, peut-être devrait-il s’assurer de la satisfaction de la condition d’accomplissement de son acte illocutoire et jauger l’intérêt de l’accomplir. Peut-être pourrait-on ainsi réclamer du locuteur qu’il vérifie avec suffisamment de soin que l’allocutaire a bel et bien effectué l’action faisant l’objet d’un rappel à l’ordre, d’une critique, d’un blâme ou d’une réprimande et qu’il évalue au moins minimalement si, par rapport à l’offense qu’il peut entraîner, il vaut la peine qu’il accomplisse malgré tout l’acte illocutoire. Une telle exigence ne pourrait toutefois pas être imposée dans les cas où la production d’une offense est dans une relation d’incompatibilité avec une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire et dans les cas où l’offense est produite de façon aberrante. Par exemple, comme le locuteur n’est pas à même d’anticiper une offense ressentie par l’allocutaire quand il estime ne pas avoir besoin d’une chose offerte ou quand il considère que le locuteur n’est pas dans une position pour lui adresser un conseil, il n’apparaît pas à propos d’enjoindre le locuteur à quelque délibération morale relative à son accomplissement de l’offre et du conseil. De même, comme le locuteur ne peut pas prévoir que l’allocutaire interprétera son invitation comme une convocation et son compliment comme un reproche et en sera offensé, on ne voit pas quelle contrainte morale il serait approprié de lui imposer.
Quant à l’allocutaire, peut-être serait-il moralement judicieux de l’appeler à user de la marge de manœuvre dont il dispose dans la gestion de l’offense qu’il ressent. Après tout, il est un actant de sa production. Ne devrait-il pas mettre en question sa réaction à l’acte illocutoire accompli par le locuteur ? Peut-être devrait-il ainsi s’assurer qu’il interprète correctement cet acte illocutoire, par exemple qu’il ne commet pas l’erreur de prendre une invitation comme une convocation ou un compliment comme un reproche. Peut-être l’allocutaire devrait-il aussi s’assurer qu’est justifiée sa contestation de l’actualisation d’une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire dont procède l’offense qu’il ressent, par exemple qu’il a raison de refuser d’admettre qu’il a effectué l’action répréhensible faisant l’objet d’un rappel à l’ordre, d’une critique, d’un blâme ou d’une réprimande, d’évaluer ne pas avoir besoin d’une chose offerte ou de considérer que le locuteur n’est pas en position de le conseiller.
Tout autant pour le locuteur que pour l’allocutaire, il s’agit là moins de véritables impératifs que de recommandations. Dans la mesure, en effet, où ces réclamations morales échappent à la constitution logique des actes illocutoires et aussi, pour certains d’entre elles, à la conscience du locuteur et de l’allocutaire et à leur capacité de les entrevoir clairement, on ne peut pas leur imposer mais seulement exprimer le souhait qu’ils y donnent suite [19].
En tout cas, l’analyse de la production discursive de l’offense conduit à se méfier de sa possible méséthicisation (pour une définition détaillée du concept au sujet du débat public, voir Gilles Gauthier, 2019), c’est-à-dire d’une considération abusive de l’éthique à son propos. Offenser par le discours ne pose pas d’emblée et de façon immanente une question morale. Pour qu’un point de vue éthique juste soit développé concernant la production discursive de l’offense, il importe qu’il soit réfléchi et ne soit pas seulement rhétorique. C’est en prenant acte de la façon dont le discours peut occasionner une offense et du rôle qu’y joue l’allocutaire qu’il convient d’établir ce qu’on peut moralement en dire.
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[1] https://www.un.org/en/genocideprevention/documents/Action_plan_on_hate_speech_FR.pdf, p.3
[2] Le Pacte relatif aux droits civils et politiques, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
[3] Entre autres, dans des pays européens, en Afrique du Sud, en Australie, au Brésil et au Canada. En France, les lois les plus connues sont la Gayssot qui sanctionne le négationnisme et la loi Pleven qui sanctionne les discriminations. Les États-Unis font bande à part. Le 1er amendement de la Constitution limite fortement la restriction de la liberté d’expression.
[4] Un exemple très souvent traité de discours offensant, jusqu’à en être considéré comme l’archétype, est la publication des caricatures de Mahomet par le Jyllands-Posten, Charlie Hebdo et d’autres journaux et magazines à leur suite.
[5] Il est possible, dans le développement initial de cette proposition, de faire abstraction des conditions sociales et politiques dans lesquelles s’inscrit le discours offensant ainsi que l’ancrage socio-historique dans lequel il prend place. Elle pourrait être suivie d’un travail de contextualisation qui prendrait en compte comment la production discursive de l’offense est articulée dans les différents régimes de pouvoir, par exemple les dominations coloniale ou de classe.
[6] De ce point de vue, la démarche de Searle se distingue des études sur la « performativité » du discours qui, en liant plus ou moins étroitement l’illocutoire et le perlocutoire, cherchent à établir comment les actes de discours sont (pour le dire rapidement) immédiatement des actes sociaux.
[7] C’est fort probablement cette nature du perlocutoire qui incite Searle, entre autres choses, à ne pas croire possible, contrairement à Vanderveken (1992), l’élaboration d’une théorie de la conversation comparable à la théorie des actes illocutoires.
[8] Comme les autres effets perlocutoires, l’offense n’a pas un mode de réalisation seulement discursif. Il est possible qu’un allocutaire soit offensé par un geste, une conduite ou une attitude du locuteur comme il est possible qu’il soit effrayé par une image, convaincu par l’éthos du locuteur et intimidé par sa prestance corporelle ou sa réputation. Certains actes illocutoires peuvent aussi être accomplis non discursivement. Il est possible de menacer du poing. Mais la majorité des actes illocutoires ont un mode de réalisation discursif. On ne voit pas comment on peut affirmer, prédire ou inviter autrement qu’en parlant.
[9] Ces conditions d’accomplissement des actes illocutoires ainsi que celles dont il sera fait mention dans la suite du texte sont identifiées à partir de propositions faites par Daniel Vanderveken (1988).
[10] Pour une analyse détaillée, voir Gilles Gauthier (2021).
[11] Telle que l’indirection est analysée dans la théorie des actes de discours (John Searle, 1975b), un acte illocutoire primaire (la menace et l’exigence) est accompli indirectement par l’accomplissement d’un acte illocutoire secondaire (la promesse et la demande). Gilles Gauthier (2004, 2002, 2001 et 2000) met en lumière le très fort usage de l’indirection en communication publique, en communication politique et en publicité.
[12] Il faut souligner que pour Searle, contrairement à la production des effet perlocutoires, l’accomplissement réussi des actes illocutoires ne requiert pas une telle réaction de l’allocutaire Searle se démarque ainsi encore ici de positions prises dans le sillage d’Austin (par exemple par Jennifer Hornsby, 1994) selon lesquelles l’illocutoire devrait être assuré par un uptake de l’allocutaire. Pour Searle, un acte illocutoire est accompli avec succès si sont satisfaites ses conditions d’accomplissement. Pour qu’un ordre soit réussi, par exemple, il faut (entre autres conditions) que le locuteur soit dans une position d’autorité vis-à-vis l’allocutaire. Par ailleurs, même si son accomplissement est réussi, un acte illocutoire peut ne pas être satisfait. Par exemple, l’ordre peut ne pas être suivi par l’allocutaire. Cependant, cette carence n’affecte pas la réussite de l’accomplissement de l’acte illocutoire. Il faut aussi noter que la satisfaction des actes illocutoires n’est pas qu’affaire de l’allocutaire. Une promesse n’est pas satisfaite si c’est le locuteur qui manque à lui donner suite et une assertion n’est pas satisfaite (est fausse) si son contenu ne correspond pas à un état de choses. Un uptake de l’allocutaire n’est ainsi pas requis, aux yeux de Searle, pour l’accomplissement réussi des actes illocutoires comme est indispensable une réaction de l’allocutaire pour l’atteinte des effets perlocutoires.
[13] Cela vaut aussi pour les cas de production d’effets perlocutoires autres que l’offense, où c’est l’assentiment de l’allocutaire à l’égard de la satisfaction d’une condition d’accomplissement d’un acte illocutoire qui est requis, comme la menace qui effraie et la promesse qui rassure. Ce n’est pas non plus la condition d’accomplissement en tant que telle qui produit l’effet perlocutoire, mais l’acquiescement de l’allocutaire à l’égard de son actualisation. Quel qu’en soit la forme ou le mode, la réaction de l’allocutaire est nécessaire à la production perlocutoire discursive.
[14] Dans sa philosophie de l’esprit (1983), Searle distingue trois types d’états mentaux : les attitudes propositionnelles qui représentent des états de choses (comme la croyance, le désir et l’intention), des états objectaux qui représentent des entités singulières (comme l’amour et la haine) et des états non intentionnels qui n’exercent pas de fonction de représentation (comme des formes d’angoisse et d’ennui). La capacité de résistance du sujet est sans doute différente pour l’un et l’autre de ces types d’états mentaux.
[15] On peut généraliser cette observation à l’ensemble des effets perlocutoires. À proprement parler, il n’y a pas de discours convaincant, de discours effrayant et de discours intimidant, mais des discours qui peuvent être l’occasion de convaincre, d’effrayer et d’intimider.
[16] L’erreur est double. Elle consiste à incorporer l’offense à la catégorie des actes illocutoires alors qu’elle relève de la catégorie des effets perlocutoires et à intégrer le discours offensant et le discours haineux au sein d’une seule et même catégorie.
[17] Cette proposition fait écho à l’approche de l’éthique et de la responsabilité morale sous un mode interactionnisme. Voir, entre autres, Emmanuel Jeulad et Emmanuel Picavet (2016).
[18] Dans Gilles Gauthier (2022), j’ai inscrit ces requêtes dans le cadre plus général de la responsabilité qu’il est possible d’imputer aux locuteurs dans leur exercice de la liberté d’expression en la situant par rapport aux théories éthiques de la vulnérabilité de Robert Goodin (1985) et du principe de précaution de Hans Jonas (1979).
[19] Peut-être devrait-on considérer, plus généralement, que c’est le cas de toutes les exigences morales : qu’elles relèvent de desiderata plutôt que d’obligations au sens strict.
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