Necker Sophie, Rémon Joséphine, Cannone Belinda
Entretien réalisé par Sophie Necker et Joséphine Rémon le lundi 21 octobre 2024, à Paris (18e arrondissement), 16h.
Belinda Cannone a enseigné la littérature comparée à l’université et mené simultanément une activité d’écrivain. Elle a commencé à enseigner en 1989 et a publié son premier roman en 1990. Sa bibliographie, riche d’une trentaine d’ouvrages, fait alterner la fiction et, depuis 2000, les essais. Initialement préoccupée par la double question de la violence du monde et du désir, à partir de 2016, elle a ouvert un nouveau volet de ses réflexions en travaillant sur l’émerveillement. Trois titres en témoignent : Un chêne (2016), poèmes et photos ; S’émerveiller (2017), essai ; La Forme du monde (2019), essai. Un point commun à ses diverses productions : la question de la relation – avec la nature, avec le cosmos, avec autrui. Convaincue que nous sommes des « êtres en relation », Belinda Cannone ne cesse d’interroger les différentes modalités de cette donnée humaine fondamentale.
Elle a publié notamment : Nu intérieur (2015) ; Le Vis-à-vis (2023), Les Vulnérables (2024b) ; L’Écriture du désir (2000) (Prix de l’essai de l’Académie française 2001) ; Petit Éloge du désir (2013) ; Petit Éloge de l’embrassement (2021).
Sophie Necker et Joséphine Rémon ont rencontré le travail de Belinda sur les relations positives au monde dans le cadre de leurs travaux sur l’expérience scolaire des élèves, autour des émotions intenses suscitées par des « moments spéciaux » (voir notamment Necker, Rémon, 2024).
Joséphine / Sophie : Comment en es-tu venue à travailler sur l’émerveillement ?
Belinda : Au départ, je ne réfléchissais pas à l’émerveillement, j’écrivais sur le désir – entre autres, bien sûr. Puis, à partir de 2015, j’ai lentement pris conscience qu’il fallait distinguer une autre modalité joyeuse d’être au monde qui n’était pas le désir mais l’émerveillement. Et celui-ci réclamait une autre attitude et une autre disponibilité. Le désir, je le connais bien, c’est ce qui nous jette en avant, qui nous fait anticiper, programmer telle et telle chose pour demain. Alors que l’émerveillement, au contraire, nous demande d’être présent ici et maintenant, d’être là et de profiter, si je puis dire, de ce qui est, d’en jouir. Désirer, c’est anticiper, c’est se projeter. Pour s’émerveiller, il faut habiter l’ici et maintenant, ce qui demande une immobilité, une lenteur. En même temps, vous m’accorderez qu’entre le désir et l’émerveillement, on reste dans le même registre, disons, d’un rapport positif et joyeux au monde et aux autres, on est là dans l’ordre de ce qu’on peut appeler les émotions positives. C’est pourquoi j’ai mis un certain temps à bien comprendre leur différence. Je les confondais d’autant plus facilement que les deux états me sont assez naturels. Mais en travaillant, j’ai découvert que c’était un nouvel objet et je ne devais pas craindre, en écrivant S’émerveiller (2017), de me répéter : il s’agissait d’un autre territoire.
Si je connais l’émerveillement, c’est qu’on m’a enseigné à l’éprouver dès l’enfance : on partait avec mon père dans les collines, et il nous disait : « Regardez ! Écoutez ! Imaginez ! ». Je suis donc formée à ça, mes frères et sœur pareillement. Mais dans ma façon d’être au monde, le désir est premier, quand l’émerveillement est plutôt un horizon. D’abord, parce qu’on ne peut pas être tout le temps émerveillé, c’est forcément un moment passager. Ensuite, parce que je suis une femme un peu déraisonnable, je cours trop. La formule qui me caractérise le mieux, c’est « Au galop ! » [rire]. L’émerveillement, qui m’apparaît comme une sagesse supérieure, est donc toujours à conquérir, c’est un travail sur moi que j’ai encore et toujours à mener. Donc… qu’est-ce que je distingue là ? Je n’avais jamais eu l’occasion de le faire aussi nettement qu’à cet instant. Je distingue une très ancienne disposition à l’émerveillement d’une manière de vivre – « Au galop ! » – qui me conduit à la négliger souvent. Le désir ne s’acquiert pas vraiment : c’est une donnée structurelle de la personne qui naît avec une forte propension à désirer, ou pas. Il s’agit d’une variété de ‘type’ humain. L’émerveillement, lui, se travaille : il résulte d’un mode de vie et peut donc être recherché. Je crois.
Y a-t-il diverses catégories d’émerveillement selon toi ?
Oui, bien sûr, et je me suis intéressée à l’une d’entre elles, que j’appelle l’émerveillement modeste, non parce qu’il serait moins puissant, mais parce que c’est le monde modeste, celui qui nous entoure quotidiennement, qui le suscite en nous. Un arbre, une lumière, le chant d’un merle…
Chez les enfants, cette capacité d’émerveillement modeste est intacte et vive, car pour eux le monde est neuf. Mais ensuite, en s’habituant à ce qui nous entoure, si on ne la cultive pas, elle disparaît. Il y a des tas de gens incapables de s’émerveiller, qui ont perdu cette capacité. Il me semble que dans l’enfance, elle est liée à la nouveauté. C’est pourquoi je dis que, adulte, il faut savoir défamiliariser le monde. Alors que l’enfant, parce qu’il voit « tout en nouveauté », comme le dit Baudelaire (2024 [1863]), est d’emblée défamiliarisé, si je puis dire. Ensuite, progressivement, tout lui devient familier. Une fois qu’il connaît parfaitement ce mur, comment y remarquerait-il les derniers jolis rayons du soleil si on ne lui a pas appris l’attention aux changements de la lumière ?
J’ai l’impression que de nombreuses personnes retrouvent l’émerveillement en vieillissant. C’est une capacité de la vieillesse, l’émerveillement. J’ai souvent observé que les gens âgés, peut-être parce qu’ils ralentissaient, qu’ils avaient plus de temps, peut-être aussi parce qu’ils devenaient plus sages, plus philosophes, trouvaient ou retrouvaient l’émerveillement. C’est troublant, non ?
La forme de l’essai, c’est une écriture que nous connaissons moins bien. Comment as-tu procédé ? Comment fais-tu, pour écrire ?
Je pense qu’un essai doit avoir une forme, et si on intitule un essai « S’émerveiller », sa forme doit correspondre à ce sujet. Je n’avais pas de repère pour inventer la forme de celui-ci. J’avais lu depuis longtemps Henri Raynal [1], mais je ne pouvais m’appuyer sur aucun autre livre. Il ne s’agissait pas non plus d’écrire « S’émerveiller en 10 leçons », comme un livre de développement personnel, ce n’est pas du tout mon rayon.
J’ai beaucoup peiné pour écrire ce livre parce que, je vous l’ai dit, je craignais de me répéter. Ce n’est pas comme si je m’étais dit : « Tiens, j’ai travaillé sur le désir, maintenant je vais changer et travailler sur l’émerveillement ! », pas du tout ! Au début, pendant au moins deux ans, je me suis dit : « Je refais la même chose, je reparle des mêmes thèmes ». Ça me désolait. Je suis étonnée aujourd’hui d’avoir mis tant de temps à identifier la nouveauté, pour moi, de mon objet.
Sinon, je suis un écrivain du processus, et non pas du programme. C’est-à-dire que je n’écris pas en fonction d’un plan : chaque jour apporte un nouveau déploiement de l’idée, des idées. J’avance à tâtons très longtemps. Cet essai s’est donc écrit comme tous mes livres, chaque jour apportant ‒ ou pas ‒ son écot au développement de ma pensée. Ainsi, j’écris et tout à coup je m’aperçois qu’il manque quelque chose, là. Je l’ajoute. J’avance. À petits pas. Et quand j’ai toute la matière, vers la fin, je peux vérifier la structure générale du livre, éventuellement déplacer des chapitres, revoir la composition. C’est pourquoi je ne peux pas te dire comment il s’est construit, parce que ça a été, comme toujours, un bricolage au jour le jour.
Finalement, j’ai opté, dans cet essai, pour une forme qui m’est assez familière, faisant alterner de brefs textes poétiques (des situations ou visions d’émerveillement) et des passages plus théoriques, cherchant comme toujours à faire surgir la réflexion de l’expérience sensible.
Ah ! Une chose que je peux vous confesser et qui me paraît un peu dingue maintenant : au tout début, voulant précisément que la forme réponde au thème, j’avais pensé écrire tout le texte sous forme poétique ‒ un livre qui aurait été en même temps un essai et un livre de poésie. Ne me demandez pas comment je m’y serais prise…
Dans ce numéro, nous interrogeons le lien social dans l’émerveillement. Comment l’abordes-tu, toi, l’émerveillement ?
J’ai mis du temps à le formuler, à le comprendre vraiment, mais mon travail est fondé, depuis le début, sur deux faits : nous sommes des êtres en relation et nous sommes des êtres de désir. Ce qui se fait dans la solitude ne m’intéresse pas ‒ pas pour l’explorer dans mes livres en tout cas. Je cherche plutôt à penser la relation. À propos de l’émerveillement, il y a une chose que je n’ai toujours pas explorée mais que je constate, c’est le rapport du sentiment amoureux avec l’émerveillement. Je pense que le sentiment amoureux est le meilleur déclencheur de l’émerveillement. Pour des raisons que j’ignore, on y est complètement connecté au monde. C’est quand même un grand mystère qu’on ne s’émerveille jamais autant que quand on est amoureux ! Alors on voit tout ; un coucher de soleil nous met dans une joie profonde, alors que d’autres fois on aurait pu le voir mais passer à côté de sa beauté. Un arbre, une lumière, une musique. Qu’y a-t-il dans le sentiment amoureux ? Ça a l’air d’être une question bête mais elle ne l’est pas. Quelle est la modification du psychisme dans le sentiment amoureux ? Peut-être la liaison intime de nos deux natures, être de désir et être en relation ?
Dans ce que tu évoques, on entend la dimension physique de l’émerveillement, la matérialité et la sensorialité de la relation au monde. Cela invite à questionner la part corporelle de l’émerveillement, les gestes de l’émerveillement…
Pour moi l’émerveillement, si vous cherchez des gestes, c’est ça [Belinda place la paume de sa main sur le torse avant de tendre le bras devant elle et de tourner la main dans un geste d’ouverture et d’offrande]. Oui, pour moi c’est ça.
Donc si on peut le décrire, ce serait : une main…
Ce serait une main devant soi pour parler de l’intériorité qui se tourne vers l’extériorité. Et le sentiment amoureux favorise cela. Il y a une connexion incroyable entre les deux… entre ce sentiment et cette émotion. Vous, vous dites sentiment ou émotion pour l’émerveillement ? J’hésite toujours entre les deux termes.
Nous le prenons par l’émotion.
Oui, je crois que c’est une émotion. Parce que dans l’idée de sentiment, il y a celle de constance. Même le sentiment amoureux, si passager soit-il, dure un peu quand même. Alors que dans l’émerveillement, tout est fugace.
Tu indiques que ce qui est individuel ne t’intéresse pas, mais tu es partie de ton émerveillement individuel et tu en as fait un livre. Et ce livre, c’est un acte de résistance qui a une portée justement.
J’espère ! Disons qu’en effet, je pars toujours de l’expérience individuelle pour monter vers la généralité, vers le commun. C’est d’ailleurs pourquoi j’écris : à la fois pour parler de l’humanité commune, et pour mettre en partage mes idées. Il s’agit toujours de voir comment on peut améliorer la société, s’améliorer, penser mieux et, éventuellement, agir mieux. Je dis souvent que, dans les essais surtout, je traite des secrets communs. S’émerveiller (2017) est un livre qui relève absolument de cette catégorie.
Qu’est-ce qu’un « secret commun » ? C’est ce que tout le monde a sur le bout de la langue mais, pour diverses raisons ‒ qu’on n’ait pas les mots, le temps ou le désir de le faire ‒, la tâche d’exprimer ces secrets revient à l’écrivain, parce qu’il se trouve qu’écrire est sa besogne. Grâce à ma notion de secret commun, je peux exposer la manière dont je conçois le travail de l’écrivain et particulièrement celui des essais. Dans S’émerveiller, j’exprime ce que mille personnes autour de moi connaissent déjà mais de façon diffuse, non réfléchie. Moi, je mets des mots sur cette expérience commune : c’est donc bien un secret commun.
Quelle a été la réception de l’ouvrage ?
Très bonne et surtout continue : bien que le livre commence à être ancien (2017, c’est loin pour notre époque pressée), j’ai constamment des sollicitations pour en parler. Ce qui me prouve, s’il en était besoin, que l’émerveillement est bien un secret commun. Ce qui concerne une minorité de personnes, le strictement singulier, ne m’intéresse pas vraiment. Non que ce ne soit pas intéressant en soi, mais je préfère m’attarder sur les émotions qui relèvent de l’universel.
Je me souviens d’une anecdote merveilleuse. Un jour que je faisais une signature en librairie, à Orléans, une dame est venue me voir. Elle m’a dit : « Vous savez, je photographie depuis vingt ans les couchers de soleil sur la Loire. Mais je n’avais jamais pensé que c’était de l’émerveillement ». Pour la première fois, grâce à mes mots, cette dame pouvait nommer et mieux comprendre le mouvement intérieur qui la conduisait au geste de photographier les couchers de soleil.
Tu dis que l’émerveillement est à la portée de toutes et tous, mais il est quand même rare.
Bien entendu, on ne peut pas s’émerveiller constamment, sinon on serait le ravi de la crèche. Sans compter que le monde contemporain est plutôt inquiétant et nous porte moins à ces émotions tranquilles. En courant le monde avec S’émerveiller (2017), je rencontre des tas de gens qui racontent, qui parlent d’émerveillement, de cet émerveillement modeste en tout cas. Ils sont très nombreux… Je me rappelle avoir animé un atelier d’écriture, il y a deux ans, dont le thème était les figures modestes, c’est-à-dire les personnages modestes qui avaient compté dans la vie de chacun des participants. Et ils m’ont souvent parlé de ceux qui leur avaient appris l’émerveillement. C’étaient fréquemment des grands-parents, des vieilles tantes. Ils racontaient comment ils avaient ainsi été formés à l’émerveillement. Souvent, quand on fait parler les gens, on s’aperçoit qu’ils ont dans leur histoire quelqu’un qui leur a transmis cette capacité. Mais pour te répondre, si on ne peut certes pas s’émerveiller tout le temps, cette émotion est pourtant plus commune qu’on ne le croit, simplement, on n’en parle guère parce qu’on craint d’avoir l’air un peu idiot. La gravité et la tristesse s’affichent plus volontiers parce qu’elles donnent l’illusion qu’on est plus lucide, et donc plus malin.
Mais dans le fait de photographier tous les jours un même paysage, il y a un côté rituel. L’émerveillement est-il compatible avec la répétition ? Il y a des endroits de Bourgogne où je (Sophie) veux absolument retourner. Et à chaque fois que j’y vais, cela me procure un bonheur immense, que je n’attribue pas forcément à l’émerveillement. C’est là où je me reconnecte à tout un tas de choses, à mon vécu…
À mon avis, et paradoxalement, la répétition favorise l’émerveillement, justement parce que grâce à elle, tu vois l’infiniment petit, le changement minuscule qui t’enchante et qu’un regard trop pressé t’aurait fait manquer. Ce nouveau coucher de soleil, n’est-il pas plus rose qu’hier ? Et ces nuages en suspens, ce vol d’oiseau ? Ils sont pareils mais ton attention te permet de voir les différences d’avec hier. Défamiliariser, c’est voir « en nouveauté » (Baudelaire, 1868 : 62) ‒ pas forcément voir du nouveau. Il faut ajouter qu’il y a une dimension de gratuité dans l’émerveillement : à part la joie, tu n’en tires aucun bénéfice, aucun. Tu vis cette espèce de joie, ce frémissement devant ce qui est, devant ce avec quoi tu entres en relation. Mais tu ne penses pas forcément à toi. D’ailleurs, je dis que l’horizon de l’émerveillement, c’est peut-être le sentiment océanique, qui implique la dilution totale du moi. Il me semble que dans l’émerveillement, on est en soi et hors de soi. C’est-à-dire qu’on est vraiment centré ‒ ça ne peut partir que d’un centre silencieux, calme, présent ‒ mais en même temps on est connecté au monde en face de soi dans lequel on se projette.
Je ne sais pas si ce que tu décris de ces endroits de Bourgogne est de l’émerveillement, toi seule le sais. Mais la conscience réflexive n’est pas le chemin le plus direct. Je me rappelle un très grand malheur qui m’est arrivé en 2011, je l’ai décrit dans un livre, La chair du temps (2012) : on m’avait volé quarante ans de journaux intimes et je traversais un deuil épouvantable, une violence sans pareille. Et, dans le Cotentin, je repassais devant une ferme un peu cabossée que j’aimais beaucoup, avec toujours des pigeons sur le toit, où une fois ou deux j’avais aperçu la vieille dame qui habitait là. Mais je ne pouvais plus m’émerveiller et je me disais : « Je serai sortie du deuil le jour où je retrouverai l’émerveillement ».
Il me semble que l’émerveillement est possible justement quand on ne pense pas à soi (or la douleur nous contraint à nous focaliser sur nous-même) mais qu’on est connecté à l’altérité, au non-moi.
Je reviens en arrière, si vous me le permettez… Ça me chiffonne un peu de vous avoir dit que l’émerveillement était solitaire. On peut revenir à la solitude parce que je trouve que c’est une question très importante.
Oui, d’autant que notre appel est sur le potentiel social de l’émerveillement.
Sur la dimension sociale, Raynal a des analyses très intéressantes. Il remarque notamment une chose très commune qu’avant lui personne n’avait soulignée : lorsqu’on s’émerveille, si jamais il y a quelqu’un avec nous, on ne peut s’empêcher de lui dire « Regarde ! Regarde ! ». Et je prends à témoin l’univers entier, est-ce qu’il vous est déjà arrivé d’être avec quelqu’un devant un spectacle émerveillant, et de ne pas l’interpeler ? C’est impossible ! Voilà une expérience universelle dont je sais vraiment gré à Raynal de l’avoir formulée. L’émerveillement appelle ce que je nomme le « faire-part ».
Mais si je crois que la solitude est importante, c’est parce qu’elle permet de nous centrer, pour accéder à une forme de contemplation. J’aime être avec autrui, je chéris autrui, mais dès qu’on est accompagné, on sort de soi parce qu’on se porte à cette espèce d’endroit où l’autre et moi nous rencontrons. C’est cela, être en relation, c’est s’extraire de soi pour rencontrer activement l’autre à cet endroit-là. Or, dès qu’on sort de soi, on peut être dans le désir, mais l’émerveillement est plus difficile à ressentir parce que, je crois, pour s’émerveiller, pour être réceptif à l’entour, quel qu’il soit, il faut être calmement centré en soi-même et ainsi avoir un regard jaillissant vers le monde, sans souci de soi. Pour synthétiser, je dirai : l’émerveillement demande d’être centré en soi sans souci de soi.
Pour s’émerveiller, est-ce qu’il faut être conscient qu’on est en train de s’émerveiller ?
Qu’est-ce que tu en penses ?
Tu as donné l’exemple d’une personne qui s’émerveillait sans s’en rendre compte…
Parfois on s’émerveille et on ne prend pas le temps de se dire : « Ah, je m’émerveille ! ». L’émerveillement arrive et on en profite, voilà tout ! La semaine d’après, on peut toujours se dire : « Je me suis émerveillée », mais on peut aussi ne rien se dire. La dame des couchers de soleil sur la Loire s’est émerveillée vingt ans sans se le dire…
Il y a quand même la conscience qu’on est en train de vivre quelque chose d’un peu fort, quand on dit « Regarde ! ».
Pas forcément. Quand on dit « Regarde », on est surtout happé par le spectacle et on dit à l’autre : « Porte aussi ton regard là-dessus ». Mais on ne parle pas de soi, on ne se dit pas : « Oh là là, je vis un truc ». « Regarde » dit quelque chose de profond sur notre rapport à l’autre, et il serait très fructueux d’y réfléchir plus, d’ailleurs. Il témoigne à la fois de la puissance du spectacle, et de la crainte que l’autre n’en jouisse pas lui aussi. C’est un mouvement intime vraiment mystérieux. Pourquoi cette invitation nous échappe-t-elle immanquablement ? Pourquoi ce faire-part ? Parce que la beauté est plus belle d’être partagée ? Parce que nous sommes, définitivement, des animaux sociaux ? En tout cas, ce mouvement ne nous ramène pas à nous-même, j’en suis persuadée, il est entièrement tourné vers l’altérité. Mais je le trouve tout à fait énigmatique.
Autrui peut aussi être déclencheur. Si on s’attarde aux « moments spéciaux » [2] que nous étudions, la relation à autrui, la rencontre, la présence d’autrui peuvent être déclencheurs d’émerveillement. Quelle place l’autre prend-il dans le processus d’émerveillement ?
Dans mon Petit éloge du désir (2013), j’ai essayé d’exprimer l’émerveillement du désir charnel. C’est l’autre, le partenaire, le danseur, qui suscite un émerveillement profond dans ce temps où on le désire. L’autre désiré suscite en nous un émerveillement.
Nous n’utilisons pas le mot désir mais « tendance à l’action » [3].
C’est moins plaisant, mais ça parle aussi de ça !
Dans le cas du désir charnel, autrui est bien présent.
Ce serait une autre longue discussion [4], mais ce désir charnel n’est selon moi émerveillant que dans le cadre d’une relation amoureuse. C’est l’amour qui magnifie l’autre au point qu’il nous émerveille ‒ que même ses défauts nous émerveillent !
L’émerveillement « altruiste » et « modeste ».
Il y aurait donc toujours quelque chose de l’ordre de la relation dans l’émerveillement ?
Toutes ces considérations me font dire que l’émerveillement est altruiste, parce qu’il met l’altérité en gloire. Cette altérité peut être la nature, le cosmos ou une autre personne. C’est pourquoi je considère que ce Petit éloge [du désir] de 2013 précédait, sans le savoir, S’émerveiller (2017), et c’est aussi ce qui explique que, dans ce dernier essai, j’aie peu parlé de l’émerveillement suscité par autrui : je considérais que je l’avais déjà fait dans le Petit éloge [du désir].
Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas s’émerveiller de soi. Au moment où j’écrivais S’émerveiller (2017), j’étais allée à Prague, comme je le raconte. Il y avait de très belles choses partout, notamment des bâtiments somptueux, et je me suis étonnée de les apprécier beaucoup mais de ne pas m’en émerveiller. Il m’a semblé que cela tenait au fait que l’architecture est un produit humain, c’est du soi, c’est du même. C’est l’homme qui fabrique l’immeuble, et quand je vois l’immeuble, je vois la main de l’homme. Tandis que mon chêne, dans le Cotentin, ce chêne dont je parle souvent (Cannone, 2016), n’a rien à voir avec l’humain. Il est là dans sa « chênéité ». Je fais donc l’hypothèse que l’émerveillement ne peut naître que de la véritable altérité. Pas d’émerveillement sans autre. Et l’autre n’est pas forcément un autre humain. La nature, mon chêne m’émerveillent. Le ciel peut être émerveillant. J’ajoute que si un autre humain, dans l’amour, peut m’émerveiller, c’est que contrairement à l’immeuble qui se donne sans mystère, il oppose une formidable opacité à ma perception. Son énigmaticité le rend autre.
Une œuvre aussi peut être…
Oui, mais là on sort du cadre qui m’intéresse. Bien sûr, je connais et apprécie l’émerveillement devant une œuvre d’art. Il me passionne même. Mais comme je vous l’ai dit, dans S’émerveiller (2017), je n’ai pas voulu explorer tous les émerveillements, j’ai choisi de me concentrer sur celui que je qualifie de « modeste » ‒ au sens où ce sont les objets modestes du monde qui le suscitent en nous. S’émerveiller devant le Mont-Saint-Michel, c’est facile, si je puis dire. Et devant les œuvres d’art pareillement. Cet émerveillement ne réclame pas une disposition particulière, parce que l’œuvre le prévoit, l’appelle. Elle est faite pour le provoquer. Tandis que le soleil sur ce mur, on peut ne pas le voir, ne pas s’en émerveiller car il faut, pour le saisir, ce que je nomme une attitude de « vigilance poétique ».
En effet ce qui nous intéresse aussi, c’est l’émerveillement devant le quotidien… Ce sont les fameux « petits riens » [5].
Encore une fois, l’émerveillement devant la merveille, heureusement, fait partie de notre vie, c’est pour ça qu’on aime l’art, qu’on écoute de la musique, qu’on aime le musée de Bilbao ou le Mont-Saint-Michel. C’est très important, mais il est aussi intéressant de savoir pratiquer ce travail sur soi qui nous rend disponible pour de l’inespéré, de l’infime, du fugace. Encore une fois, je ne dévalorise pas l’émerveillement devant la merveille, mais il m’a paru intéressant de mettre en lumière le secret commun de l’émerveillement modeste.
Pour en revenir à l’humain, je dois ajouter une chose qui m’importe : je me suis aussi penchée sur l’émerveillement devant certaines figures puissantes, par exemple celle de Germaine Tillion, ou d’autres grands résistants. J’ai intitulé le chapitre « Modestie du sublime » (2017), parce qu’on remarque que l’héroïsme, au XXe siècle, n’est plus nécessairement passé par de grands faits guerriers, mais par des gestes « modestes ». Bien sûr, quand j’ai écrit le livre, en 2017, la guerre en Ukraine n’avait pas commencé, elle qui nous a remis devant les yeux ce qu’est le courage au combat. Mais l’attitude constante de Germaine Tillion, notamment dans le camp de Ravensbrück, a consisté en petits gestes qui étaient à la portée de chacun. Chacun pourrait les accomplir, nul besoin d’être un guerrier intrépide. Vous voyez, toujours mon désir de nous ramener à l’humanité commune, ordinaire, à ce qui est accessible pour chacun de nous… De même que l’émerveillement nous concerne tous ‒ nul besoin d’être riche, de faire de grands voyages, pour s’émerveiller ‒, eh bien « l’héroïsme modeste » est aussi à notre portée : on peut tous y accéder.
Je ne l’avais jamais dit ainsi, mais oui, au fond c’est ça. Tout ce qui m’intéresse, en général, mes objets, c’est ce qui est à notre portée.
Tu as parlé de formation à l’émerveillement. Le dispositif de la « boîte à billets » [6] s’apparente, d’une certaine manière, à une formation à l’émerveillement. Tu disais que tu as grandi ainsi, avec cette éducation de l’attention. Avec notre boîte, notre intention pourrait être d’agir sur cette éducation à l’attention, voire à l’émerveillement, par l’attention à soi. Demander aux élèves d’écrire un billet revient à dire « Attention, il peut se passer quelque chose, quelque chose de spécial ».
C’est une attention en tout cas au régime de nos émotions, de nos sentiments, etc. Et tout à coup, plutôt que cela se passe dans l’indistinct, le fait d’écrire est une façon d’en prendre vraiment conscience.
À un moment donné on doit se dire « Il s’est passé ça pour moi » ?
Je préférerais que tu dises « Il s’est passé ça en moi ». C’est peut-être ça la conscience. Je distinguerais ce qui se passe « en soi » de ce qui se passe « pour soi », parce que ça, c’est quand même assez limité comme préoccupation. C’est cela, la prise de conscience liée à l’écriture. Un écrivain passe son temps à ça, à voir ce qui se passe en soi, personnellement, mais en restant constamment connecté à l’altérité. Être en relation équivaut à un aller-retour qui, dans le cas de l’écrivain, est vécu en soi et examiné.
Le « en soi », on voit bien que c’est le creuset : des choses y prennent naissance.
C’est intéressant. Dans cette conversation, vous m’obligez à repenser, à réfléchir, de même que je vous oblige à le faire. On est toutes les trois en train d’essayer de refaire des connexions… C’est passionnant !
Oui, nous avions aussi envie de te rencontrer, de pouvoir échanger à partir de ce que tu as produit, de pouvoir faire émerger des choses, de pouvoir échanger autour de cet objet, à partir de là où nous en sommes aussi.
Tu vois, il ne fallait pas que je fasse un article, je me serais répétée. Seule face à moi-même, c’est toujours l’inconvénient. Toute seule, il n’arrive rien. J’aurais juste pu faire une synthèse. Tandis que là, pour moi-même, c’est intéressant parce que je formule des choses nouvelles. Mais ça, ça ne peut arriver que dans l’interaction. En relation.
Audrin Catherine (2020), « Les émotions dans la formation enseignante : une perspective historique », Recherches en éducation, 41, pp. 5-19.
Baudelaire Charles (1868), « Le Peintre de la vie moderne », dans L’Art Romantique, Paris, Michel Lévy frères, pp. 51-114.
Cannone Belinda (2000), L’Écriture du désir, Paris, Calmann-Lévy.
Cannone Belinda (2012), La chair du temps. Paris, Stock.
Cannone Belinda (2013), Petit Éloge du désir, Paris, Folio.
Cannone Belinda (2015), Nu intérieur, Paris, Éditions de l’Olivier.
Cannone Belinda (2016), Un chêne, Caen, Le Vistemboir.
Cannone Belinda (2017), S’émerveiller, Paris, Stock.
Cannone Belinda (2019), La Forme du monde, Paris, Arthaud.
Cannone Belinda (2021), Petit Éloge de l’embrassement, Paris, Folio.
Cannone Belinda (2023), Le Vis-à-vis deux nouvelles érotiques, Paris, La Pionnière.
Cannone Belinda (2024a), « Noblesse du désir, entretien avec Philippe Chanial », La Revue du MAUSS, 64, pp. 21-33.
Cannone Belinda (2024b), Les Vulnérables, Paris, Stock.
Magnat Émilie, Rémon Joséphine, Necker Sophie, Dubois-Pager Marion (2023), « Cours de langue en 45 minutes : vécu des acteurs au cœur d’un écosystème éducatif », Mélanges CRAPEL, 44, pp. 121-145 [en ligne] https://didatic.net/2023/10/10/les-dispositifs-dapprentissage-enseignement-des-langues-melanges-crapel-n44-1-2023/(consulté le 20 février 2025).
Molinier Pascale (2018), Le care monde, Lyon, ENS Éditions.
Necker Sophie, Rémon Joséphine (2024), « J’étais inoubliée : les ‘moments spéciaux’ en danse à l’école comme expérience de transformation », Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, vol. 26, n°3, pp. 79-100.
Necker Sophie, Rémon Joséphine, Magnat Émilie (2023), « Bien-être subjectif d’élèves de CM2 : les relations au cœur des ‘moments spéciaux’ », Éducation et socialisation, 67, [en ligne] https://journals.openedition.org/edso/22550 (consulté le 20 février 2025).
Necker Sophie, Rémon Joséphine, Magnat Émilie (2022), « L’accès aux émotions à l’école : de la boîte à ‘moments spéciaux’ à l’émoscope », Tréma, 57, [en ligne] https://journals.openedition.org/trema/7454 (consulté le 20 février 2025).
Raynal Henri (2012), Ils ont décidé que l’univers ne les concernaient pas, Paris, Klincksieck.
Raynal Henri (2016), Cosmophilie, Bordeaux, Les extras du MAUSS.
Sander David, Scherer Klaus (2014), « Avant-propos », dans Traité de psychologie des émotions, Sander David (dir.), Malakoff, Dunod, pp. 9-10.
[1] Henri Raynal est écrivain, poète et critique d’art. Il est notamment l’auteur de Ils ont décidé que l’univers ne les concernaient pas (2012) et Cosmophilie (2016).
[2] À l’issue d’une journée de classe ou d’un temps plus réduit d’apprentissage, les élèves déposent dans une boîte un billet anonyme sur lequel ils ont indiqué leur « moment spécial » (voir, par exemple : Magnat et al., 2023 ; Necker et al., 2022, 2023).
[3] La composante « motivationnelle » des processus émotionnels est la mise en mouvement associée à l’évaluation d’une situation par l’individu. Cette « tendance à l’action » peut s’accomplir, ou non (Audrin, 2020 ; Sander, Scherer, 2014).
[4] Pour un développement sur ce point, voir (Cannone, 2024a).
[5] Par ce terme, Molinier (2018) désigne des gestes de soin pouvant paraître insignifiants. Dans notre étude de l’expérience scolaire, cette approche nous invite à porter attention à tous types d’échelles et de phénomènes.
[6] Il s’agit de la boîte dans laquelle les élèves déposent leur billet moment spécial. Voir la note précédente à ce propos.
Necker Sophie, Rémon Joséphine, Cannone Belinda, « Rencontre avec Belinda Cannone autour de l’émerveillement comme objet à penser », dans revue ¿ Interrogations ?, N°40. L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social, juin 2025 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Rencontre-avec-Belinda-Cannone (Consulté le 12 juin 2025).