Cet article présente le cadre et la méthodologie d’une recherche-action ancrée dans la discipline du paysage et visant à renforcer l’attention et le soin des citoyens à leurs paysages communs, à partir d’un processus basé sur l’émerveillement et le partage des attachements aux lieux. Le protocole mis au point engage les participants dans un atelier en trois temps mettant en œuvre une enquête collective via trois types d’interface : les corps, les expériences individuelles de lieux aimés et la cartographie. Les cartes sont l’assemblage multirelationnel capable de traduire les interdépendances entre le paysage et les affects. L’hypothèse se constitue autour de l’idée que ce dispositif composite renforce les liens entre les habitants et leur environnement, comme une forme d’écopédagogie.
Mots-clés : Cartographie, participation, attachement, paysage
This article presents the framework and methodology of an action-research project rooted in the landscape discipline and aimed at strengthening citizens’ attention and care for their shared landscapes, using a process based on wonder and shared attachments to place. The protocol developed engages participants in a three-stage workshop implementing a collective inquiry via three types of interface : bodies, individual experiences of beloved places and cartography. Maps are the multi-relational assemblage capable of translating the interdependencies between landscape and affect. The hypothesis is that this composite device strengthens the links between inhabitants and their environment, as a form of ecopedagogy.
Keywords : Mapping, participation, attachment, landscape
Le cadre dans lequel s’est construite la recherche-action présentée ici est le suivant. Issue du monde professionnel du projet d’aménagement du territoire, de paysage et d’espace public, j’ai accumulé au fil des ans une forme de désillusion par rapport aux processus participatifs que nous sommes amenés à mettre en place en agence dans le cadre des missions d’auteurs de projet. Ces processus, encouragés depuis une vingtaine d’années par l’injonction du développement durable comme par la Convention européenne du paysage [1], ont trop souvent pour objectif premier et inassumé de légitimer une démarche de projet dont les tenants et aboutissants sont déjà verrouillés. Néanmoins, ma conviction de la nécessité d’enrôler le citoyen dans le projet de territoire n’a cessé d’amplifier au regard de la décrépitude de nos paysages, qui traduisent directement notre rapport à la terre. L’extractivisme capitaliste et l’exploitation des ressources terrestres a modifié de manière brutale les paysages ordinaires, ce qui a donné progressivement lieu à des mécanismes de protection des reliquats de paysages historiques, puis a posé plus largement la question de notre capacité à produire et prendre soin de paysages de qualité. Les paysages ne sont pas uniquement le fruit des visions de l’aménagement du territoire et de la gestion publique. Ils sont avant tout le résultat de pratiques d’habitation, de production, d’exploitation et de régénération dans lesquelles l’individu est un acteur puissant. Mobilisée par ces questions, exercée à la conduite de processus participatifs par ma pratique, et convaincue du rôle émancipateur du dessin pour épaissir le réel, j’ai saisi au pied de la lettre la proposition de Bruno Latour (2019) de rematérialiser collectivement nos attachements pour savoir quel territoire, quel environnement, nous souhaitons produire en commun. À travers les recherches-actions au cœur de ma démarche, je pose l’hypothèse que décrire collectivement ce à quoi nous tenons dans nos territoires de subsistance et matérialiser ces attachements situés et pluriels constitue un processus écopédagogique qui engage potentiellement les participants à l’attention et au soin de leurs environnements communs. Cette hypothèse se précise selon un triple postulat qui convoque l’émotion et l’émerveillement à la fois comme moteurs et comme résultats du processus : en provoquant trois types de relation entre les habitant.es et leur paysage situé, celleux-ci expérimentent différents modes d’être au monde pour renforcer les attachements et le partage des connaissances. Les trois types d’interface mobilisés par la recherche sont les corps, individuels, les langages, vecteurs communicationnels singuliers (verbaux, graphiques, ils sont appelés « traces » dans le processus), et enfin, les cartes, assemblages multirelationnels capables de combiner des données hétérogènes et de traduire les interdépendances entre le paysage, les corps, les traces et les affects. Les conclusions de cette recherche-action nous amènent à penser le dispositif proposé en tant qu’enquête, dans le sens que donne à cette notion John Dewey (2010 [1927]) : il la considère comme une expérimentation menée volontairement pour chercher à sortir d’une situation de crise, à transformer ou à réorienter une trajectoire problématique. Dans ce sens, l’enquête, en tant qu’expérience, est une pratique créative de réparation sociale, de réorganisation des interactions individus-environnement (Zask, 2015).
Je pars du postulat que la prise de conscience et le partage des émotions et de l’émerveillement associés aux expériences personnelles des lieux aimés provoque un enthousiasme et une émulation, une circulation des connaissances, une attention aux altérités (aux invisibles mis en avant et à la pensée de l’autre) et une potentielle reconfiguration de nos rapports au monde et de nos désirs pour le futur. « Dans les lieux que j’aime, quelque chose pousse, me pousse et me fait pousser. » (Zask, 2023) Durant mes recherches, j’ai testé une méthode de terrain en trois temps pour faire émerger, par les émotions, les attachements habitants au paysage et les inscrire dans des cartes co-construites articulant les conceptions locales et multiples d’un territoire désirable. Ces étapes sont l’immersion par les corps, la narration-inscription par le faire, et enfin la négociation et le débat à travers la carte imprimée. Dans chacune, l’émerveillement a été à la base des opérations et a garanti l’enrôlement des participant.es.
Ces expériences que j’ai appelées « co-cartographiques » se sont concrétisées en résidence dans deux lieux successifs et ont été le support d’une thèse sur la place des pratiques co-cartographiques dans les disciplines de l’aménagement du territoire et du paysage. La première expérience de terrain, à Saint-Jean-de-Boiseau en 2019, était organisée en partenariat entre la Maison d’Architecture des Pays de la Loire et Wallonie Bruxelles International. Son objectif était la sensibilisation, par des pratiques créatives articulant lectures paysagères et dessin, des habitant.es des périphéries aux changements territoriaux rapides liés à la métropolisation nantaise. À cette occasion, nous avons travaillé en équipe avec Anne Ledroit, architecte, et Éric Valette, artiste plasticien, et avons produit une série de quatre cartes. La méthodologie proposée ici s’est construite empiriquement lors de ce premier terrain, et a été peaufinée lors d’une deuxième expérience de co-cartographie, où l’enquête par les attachements et les émotions s’est précisée. Celle-ci s’est tenue à Walcourt, soutenue par l’Institut Culturel d’Architecture Wallonie-Bruxelles et le centre culturel local. Elle avait pour but d’interroger les relations au paysage à la suite du confinement et de mettre en perspective les attachements des habitant.es à leur territoire de subsistance comme levier d’attention et de soin. Elle s’est concrétisée par la publication en 550 exemplaires de l’atlas (Pigeon, 2021a) en 2021, un ensemble de 10 cartes thématiques.
L’enquête démarre à l’échelle de l’individu, de son expérience et de son écologie mentale, dont Felix Guattari (1989) suggère qu’elle pourrait articuler les registres des écologies sociale et de la nature. Il nous invite à prendre en compte les processus de subjectivation dans les questions environnementales et politiques, plutôt que de les aborder de manière technologique : construire et faire tenir des modes de vie écologiques serait d’abord comprendre comment les subjectivités locales, autour de cette question, se produisent et peuvent se réagencer dans la conscience de mondes communs — l’écologie sociale — afin de proposer de nouveaux modèles écologiques créatifs et situés, loin des idées toutes faites et déconnectées des réalités de terrain.
Sur site, il s’agit de trouver le moyen d’abstraire les participant.es [2] de leur course habituelle pour les amener à partager des attachements à leur paysage quotidien, à leurs conditions de vie. La question des attachements est le levier qui initie l’enquête. Chaque témoin est invité à nous emmener en immersion sur un itinéraire de son choix dans le terrain communal exploré, afin d’évoquer ce à quoi il tient dans son territoire de subsistance. Les individus participants, immergés dans le paysage, témoignent d’un attachement, d’une émotion positive, d’un émerveillement de l’espace ; partagé à partir de souvenirs, de pratiques, d’expériences qui offrent un sentiment singulier, personnel, de liberté, d’accomplissement. En marchant, l’une me montre le pont où elle sauve les poules de la noyade dans la rivière, l’autre un point de vue d’où il embrasse les champs encore possédés par les derniers petits agriculteurs. Un autre désigne une faille discrète dans la roche où il aime se glisser, où il se sent protégé. Pas de valeur générique, mais des particularités : une grammaire unique d’un paysage local, des choses qui comptent, là, sans pour autant compter pour un.e autre ou un ailleurs.
Ces lieux d’expériences ne sont pas le décor de nos existences, ils font partie de nous et participent de la construction de nos personnalités, de nos écologies mentales. Dans son ouvrage intitulé « Les émotions de la terre », Glenn Albrecht (2021), espérant voir l’humain sortir de l’impasse écologique, évoque l’importance qu’il accorde à des émotions positives vécues dans l’expérience d’environnements où le contact au vivant et au sauvage est prégnant. Il appelle « sumbiographie » la description de ces évènements de symbiose qui relient un être à la richesse du monde vivant. Pour qu’un individu se soucie du devenir d’un écosystème riche, il faut que ces liens expérientiels riches et émouvants aient pu se créer. Ces émotions liées à l’expérience positive d’un lieu particulier et aimé sont parfois tapies au fond de nos mémoires, relatives à un souvenir d’enfance. Il ne s’agit pas d’y voir un sentiment associé à l’autochtonie, qui ferait de nous des êtres viscéralement associés à la géographie qui nous a vus traverser l’enfance (Zask, 2023). C’est plutôt que l’enfance est un moment particulièrement propice à l’expérience sensorielle : l’enfant part à la découverte de son environnement sans attente, sans a priori, sans crainte, et l’explore au plus loin de ses capacités physiques, son corps est réceptacle, le processus engendrant des expériences sensibles puissantes et exaltantes. Paul Morgan (2009), spécialiste en psychologie environnementale, a montré à travers ses recherches que les émotions puissantes issues de ces expériences d’enfance ont un rôle dans la construction des identités adultes. Et un rôle crucial dans l’émergence d’une capacité d’attachement au lieu, l’attachement étant associé à une relation réciproque d’attention et au soin. Le système d’exploration, dans l’enfance, renforce le sentiment d’efficacité et de compétence, il crée un affect qui motive à l’âge adulte l’engagement pour l’environnement et les pratiques de soin des lieux. Les adultes qui ont vécu dans l’enfance ces états émotionnels puissants d’immersion ont généralement de forts attachements d’adultes à des lieux.
Albrecht et Zask suggèrent d’utiliser ces émotions personnelles pour éduquer à l’environnement, décrire des expériences désirables et construire une vision pour l’avenir. Albrecht avance d’ailleurs que l’absence de ce type d’émerveillement peut avoir des conséquences graves sur la santé mentale. Paradoxalement, ces expériences d’immersion se font de plus en plus rares parce que notre société moderne multiplie les intermédiaires technologiques qui remplacent le contact direct. Le registre d’émotions qu’engendre l’immersion dans le monde vivant s’éteint et s’oublie, et avec lui les chances de voir chacun concerné, mobilisé et moteur de relations à défendre.
Dans mes recherches de terrain, l’enquête en immersion s’adresse aux adultes, mais aussi aux enfants, par l’intermédiaire de l’école. En promenade avec eux, en petits groupes, ils évoquent in situ les lieux qu’ils aiment fréquenter et les expériences qu’ils y vivent. Ces émotions partagées sont recueillies et consignées. Ainsi, le processus provoque de nouvelles expériences en immersion, où le partage d’émotions dissémine l’émerveillement. « Quand je soulève cette pierre, il y a toujours un nid de cloportes et je joue avec », « ici, j’aime donner à manger aux chevaux le long de la clôture », « de cet endroit, j’aime voir le village et les champs », « quand je viens ici dans la forêt, ça m’apaise et ça me fait du bien »…
L’immersion nous met en contact direct avec le monde, amenant les limites de nous-mêmes à se flouter. Dans le paysage, le corps est le paysage. Les relations sont réciproques, l’attention est activée. S’il est possible de voir sans être vu, on ne peut pas toucher sans être touché : le contact est mutuel. Il augmente l’intensité et la multitude des relations, laisse percevoir d’autres mondes, existences insoupçonnées ou marginalisées. Découvrir au contact, au toucher, par le corps, c’est profiter de la puissance de l’expérience sensorielle, c’est se laisser gagner par sa charge affective. Mais c’est aussi exposer notre vulnérabilité et en même temps, saisir nos co-fragilités. (Puig de la Bellacasa, 2017)
Ces expériences sensibles et touchantes sont donc vécues, racontées, partagées. Après avoir éprouvé la valeur émotionnelle de celles-ci, il s’agit d’en garder la trace. Le second temps de la recherche-action est une invitation à produire cette trace en faisant usage de différents médiums : « faire », « faire trace » permet d’aviver la valeur de l’expérience de chacun.e et de la consigner en l’inscrivant sur un support, support que nous étofferons et développerons collectivement. Choisir des mots, énoncer, décrire, par le langage, par le dessin, ce qui nous touche, ce à quoi nous tenons dans ces pratiques du paysage : une atmosphère, une vue, un parcours, une pratique. Retrouver, digérer, savoir ces émotions par l’écriture ou le dessin, faire renaître de nos mains ce paysage qui nous émeut, penser ce qui nous relie à lui : cela active un émerveillement d’être au monde, une attention que l’on retrouve dans les pratiques de création. Paul Auster (2019) raconte comment le processus de décrire le monde l’a mis dès son jeune âge dans un état où il se sentait plus proche et plus connecté aux choses autour de lui, lui révélant qu’il était une partie d’un tout et que le tout était attaché à lui, comme un mode de connexion.
Cette connexion au monde par les traces, dans notre expérience de terrain, passe aussi par la cartographie, un langage pour situer les lieux qui nous sont chers dans l’interface géographique, comme une manière d’organiser ou de classer ces savoirs particuliers dans une matrice commune. Afin de nous familiariser avec l’outil-carte, avant de nous improviser chacun.e cartographe, nous observons et commentons les cartes IGN et les cartes anciennes du territoire qui nous occupe. De mon côté, je produis parallèlement une série de tracés géographiques thématiques qui serviront de support aux cartes finales faisant le compte rendu de nos travaux. Je collecte également, dans les livres d’histoire locale et les savoirs experts, une série de traces élaborées par d’autres qui ont commenté ce territoire, dont les thèmes partagés par les témoins. Relire les paysages dans lesquels nous nous sommes immergés à travers les cartes qui en ont été produites par d’autres, de la gravure historique aux cartes officielles contemporaines, fait prendre conscience de la posture des cartographes, appréhendant, selon les époques, l’espace de manière particulière, convoquant des registres de rapport au savoir très différents. Sans refaire l’histoire de la cartographie, on sait que cette catégorie d’objets a évolué, avec l’avènement de la modernité, d’un système graphique basé sur le sensible et l’expérience incarnée, partagée, voire collective dans certains cas, vers une construction experte à partir des outils de mesure et des conventions généralisantes, dont la compréhension par le grand public n’est plus une priorité (Pigeon, 2022a). C’est ainsi que Bruno Latour (2012) et Donna Haraway (1988), parmi d’autres, pointent du doigt une faille dans nos représentations du monde : si elles offrent un sentiment de maîtrise totale, les technologies de visualisation contemporaines sont des outils abstraits, sans histoire, début, ni fin, provoquant une position de recul par laquelle il est difficile de penser les relations multiples que revêt le fait d’habiter l’espace. Ainsi, Latour appelle à imaginer de nouvelles cartes de nos inscriptions terrestres (Wiame, 2018). À partir des expériences du lieu que nous avons partagées in situ, chacun.e propose donc une carte établie avec comme repères « ce à quoi je tiens, ce que je pratique du territoire ». Adultes et enfants se prêtent au jeu, faisant émerger une série de repères et d’attachements aux lieux singuliers, attachements que l’on a trop peu souvent l’occasion de partager collectivement, et qui restent généralement dans la sphère de l’intime (Sébastien, 2016).
Concentré.es sur la fabrication de ces traces, on se trouve dans une disposition à recevoir, à apprendre des savoirs des autres : s’invitent alors dans le processus des catégories cognitives qui provoquent et renforcent les émotions. Les lieux sont associés à une histoire, à des logiques de gestion du sol, aux sciences du vivant, aux temps longs de la formation des paysages, à partir des savoirs habitants. Apparaît également une autre prise de conscience ; celle de l’altération de ces milieux vivants provoquée par nos pratiques contemporaines, et de la nécessité de leur prêter attention et maintenance pour les voir perdurer.
Un matériel riche et hétérogène est ainsi co-produit : une collection graphique d’expériences, de lieux aimés, d’histoires et de savoirs situés, d’attachements, de regrets, de désirs pour demain : des histoires relationnelles locales affectées par les autres vivants. Il s’agit de les mobiliser et les donner à lire comme un ensemble, de composer avec elles dans l’interface géographique, de donner à chaque chose, à chaque récit, à chaque attachement sa place. Je pars du postulat, étayé par les recherches de la géographie critique, que la cartographie est un médium qui permet d’assembler des langages hybrides dans un système de référencement (géographique) particulièrement connu des lecteurs locaux.
La carte, nous dit Christian Jacob (1992), crée le territoire, plus qu’elle ne le décrit. Si elle apparaît comme une simple image de la terre, elle est en fait un processus, dont la particularité, nous dit-il, « (…) vient de ce que l’image préexiste à son référent, le supplée, tient lieu de médiation permettant de l’imaginer et de le penser. En ce sens, on pourrait dire que la carte de la Terre ne représente pas, mais met en forme, crée, fait accéder à l’existence sensible un objet qui ne peut être pensé et vu avant d’être figuré. La carte a avant tout un pouvoir performatif. » (p. 351-352) Ainsi, dans l’expérience qui nous occupe, l’assemblage de toutes ces traces d’attachement dans la matrice géographique les fait exister dans la conception que nous nous donnons du territoire habité, génère une attention au paysage particulier qui est décrit. Il s’agit de restituer l’hybridité et l’épaisseur de nos rapports au monde, en évitant les catégories qui réduisent la riche et proliférante diversité des entités et des médiations complexes dont elles ont été extraites. Faire place aux choses, c’est éviter les sélections, les explications binaires, et accueillir le désordre et la complexité des préoccupations. C’est aussi laisser s’exprimer les points de vue opposés, les controverses, afin qu’elles opèrent potentiellement, sur les lecteur.ices, des déplacements. L’exercice d’assemblage cherche à rester fidèle aux expériences plus qu’à interpréter. « On ne se met pas à la place, on peuple la place avec. On ne substitue pas un point de vue à un autre ; tout, au contraire, se fait par addition de points de vue. » (Despret et Porcher dans Hache, 2019, p. 52)
À cette étape, je deviens seule garante du processus d’assemblage. En mettant au travail les dispositifs graphiques [3] de la cartographie, en interrogeant leur raison et leur fonction, j’en arrive à utiliser l’interface comme un grand collage convoquant différents types de régimes graphiques, intégrant des données quantitatives et des extraits de textes, de photographies, de dessins des particpant.es, de gravures anciennes issues de l’histoire locale. Les cartes fonctionnent par thématiques, chacune abordant un ensemble de relations entre l’espace et ses habitant.es, décrivant nos interdépendances dans des chaînes d’action et de conséquences sur le paysage, issues des témoignages oraux et graphiques. Pour qu’elles contribuent à articuler des mondes sociaux hétérogènes, il s’agit de doter les cartes des qualités nécessaires pour qu’elles puissent agir avec tou.tes, à travers une structure et un langage partiellement commun. C’est le rôle, notamment, des conventions cartographiques, qui ont pour objectif de pouvoir généraliser les informations et faciliter leur partage. Dans la perspective d’une construction de savoirs situés (Haraway, 1988), je fais l’hypothèse que les repères paysagers évoqués doivent avoir une traduction graphique spécifique aux expériences des lieux abordés, plutôt que générique ; remettant en question le rôle de la légende. De la sorte, l’apparition, dans les cartes produites, d’éléments graphiques engendrés par les participant.es aide à créer une relation intime entre la carte et les habitant.es, à susciter du pathos et des émotions.
Dans la carte « Production », on trouve par exemple un assemblage graphique autour de la question de la production agraire de la commune, abordée par les témoins. La chaîne de relations proposée combine l’industrialisation des pratiques agricoles, la démesure des investissements, le déséquilibre entre prix mondiaux et coût d’une production locale, l’intensité des importations, la destruction des vergers historiques (nombreux auparavant, et détruits par la politique agricole commune), et la mémoire, aussi, des pratiques agricoles anciennes qui réquisitionnait aux champs la main d’œuvre féminine. Dans la carte « Co-habitations », un autre assemblage montre les milieux où humain et non-humain se côtoient dans une cohabitation plus ou moins respectueuse. Ça concerne notamment la forêt, l’assemblage interrogeant les modalités extractivismes d’appropriation, d’exploitation, de compensation, et les pratiques d’entretien, de protection, de régénération, avec toute la charge de ces vocabulaires et de ce qu’ils impliquent dans nos habitudes.
Les cartes finalisées sont imprimées. Plusieurs marches guidées et expositions sont organisées pour les présenter aux habitant.es, avant qu’elles ne suivent leur propre chemin dans les librairies. Ces moments de rencontre sont l’occasion de découvrir leur agentivité. Rémi Astruc (2015), autour du lien entre la communauté et les arts, avance que les œuvres qui ont la capacité de procurer, en un lieu, une émotion partagée génèrent un moment fondateur de la communauté. Ici, le public, originaire principalement des territoires décrits par les cartes, se montre enthousiaste, ému du temps consacré à présenter leur paysage quotidien, et fier d’en être partie prenante : « Quand on vit dedans, on ne se rend pas compte qu’il y a toutes ces belles choses », me dit-on plusieurs fois. On peut supposer que cela renforce l’attachement au lieu, et indirectement le fait d’en prendre soin, même si cela reste difficile à évaluer. De même, je constate, à travers les commentaires, que l’atlas impacte les connaissances et la posture des lecteurs. « Ah, je ne savais pas qu’il y a avait eu un haut fourneau à Yves-Gomezée ! », « oh, c’est étonnant que certains ne trouvent pas utile de tondre les pelouses du parc ! », « d’où sort cette information concernant l’abattage des arbres à la forêt de Thy ? », « Bonne idée, une marche des femmes ! »… La dimension sensible des cartes permet d’enrôler les lecteur.ices dans la découverte de contenus cognitifs, de partager une palette de savoirs sur le paysage et son évolution. Les savoirs techniques, réunis par l’enquête, et les savoirs habitants assemblés témoignent d’une connaissance fine des milieux et renforcent l’idée d’un savoir situé. Mais là encore, déterminer si ces découvertes individuelles auront des conséquences dans la considération apportée au paysage est délicat. J’ai par contre pu faire le constat que les participant.es à l’expérience de terrain s’appropriaient de manière beaucoup plus intense l’atlas co-construit, s’en emparant pour proposer à leur tour des guidances entre amis, le diffusant autour d’eux, l’utilisant comme témoignage pour défendre certaines causes paysagères, conscients de l’ensemble des controverses qui y sont associées. Le centre culturel, lui, s’en sert pour construire sa programmation.
De ces observations, j’ai donc pu tirer deux conclusions. D’abord, que ce sont les participant.es à l’enquête de terrain qui ont accueilli avec le plus de ferveur l’atlas, et que le processus qui les a enrôlé.es a de l’intérêt, tout autant que la publication finale, dans la manière dont il mobilise et fonde un public. Les cartes donnent à voir le territoire aimé, reconfiguré à partir des repères chers à chacun.e, et chacun.e se sent acteur.ice et participant.e de la construction de l’interface, engendrant de nouveaux sentiments de territorialisation. L’espace virtuel de la carte appartient à chacun.e et à tou.tes, hors d’une pensée du droit du sol.
Ensuite, je constate que les débats informels émergeant lors de la présentation de l’atlas mériteraient d’être considérés et organisés comme un objectif en soi, dans le sens où ils exercent la démocratie et l’expression citoyenne réclamée par Latour (2019). Dewey lui-même considère la démocratie comme un processus en constante expérimentation, qui nécessite un exercice continuel dans de multiples assemblées (2010 [1927]). Plus particulièrement, l’étape de cartographie des interdépendances et des chaînes de conséquences, que j’ai conduite en solo, serait l’occasion de débattre et de traduire cette activité démocratique : en effet, le processus réflexif que j’ai mené pour donner leur plus juste place aux multiples phénomènes et expériences recueillis est le temps de l’arrangement, de la balance entre les choses, du compromis, de la pondération et du partage de l’espace (virtuel), opérations qui me semblent être potentiellement les jalons du débat collectif. Là serait peut-être la possibilité d’un forum où ensemble, nous jugeons de quelle place donner à quelle chose dans l’espace géographique, interface ouverte où les hypothèses coconstruites peuvent renforcer la cohérence démocratique entre le terrain et les êtres qui l’habitent. Là se formeraient peut-être ces « citoyen.nes-capables-d’expression » appelé.es de ses vœux par Latour (2019), et capables de mettre à l’épreuve leur énoncé, de se demander en quoi leur parole est utile aux autres.
Ainsi je considère l’ensemble du processus engagé comme un dispositif potentiellement écopédagogique, à déployer et investir encore : il renouvelle l’attention au paysage et le regard critique sur les pratiques que l’on y déploie, il permet notamment d’expérimenter une sémantique propre au paysage et à l’écologie, aux interdépendances, et d’associer des savoirs concrets aux affects et aux attachements, savoirs qui les renforcent dans une sorte de spirale vertueuse. Ainsi, le processus sensibilise à l’environnement. Mais il ne s’agit pas, selon moi, d’une écopédagogie qui formerait un citoyen « modèle », capable d’en prendre soin, au risque de voir apparaître des postures moralisatrices et discriminantes, comme s’en inquiète Marie Jacqué (2003). Au contraire, le dispositif cherche à renforcer la conscience des altérités. Individuellement, il entraîne à comprendre, émettre et recevoir des positionnements singuliers concernant ce qui importe dans nos paysages de subsistance. Collectivement, il vise à épaissir le réel, accueillir la controverse et envisager le compromis.
Dans ce laboratoire cartographique collectif, dans ce forum, l’émerveillement passerait de l’émotion individuelle au geste social : émerveillement de la parole de l’autre, de ce que l’on est capable de faire ensemble, de pouvoir rêver les territoires de demain, de considérer l’utopie d’un territoire idéal moins illusoire si on l’énonce collectivement.
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[1] Dans la Convention européenne, le terme « paysage » désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. Par rapport à la notion de lieu, le paysage intègre la dimension culturelle des perceptions.
[2] Le panel de participant.es se constitue avec l’aide des relais culturels locaux en cherchant une forme de signifiance dans la composition du groupe. La liste de départ proposée par les Centres culturels se voit démultipliée à partir des premières rencontres, chaque témoin suggérant de rencontrer certaines de leurs connaissances qui auraient un point de vue spécifique à apporter sur l’une ou l’autre des thématiques abordées ensemble. Ainsi, le réseau se constitue et se renforce par effet boule de neige. Une trentaine d’individus ont participé à l’enquête.
[3] Les recherches graphiques qui ont tenté d’assurer l’hybridité cartographique requise par ce processus d’enquête interrogent les notions d’objectivité et subjectivité dans l’histoire des représentations scientifiques et dans la contre-cartographie contemporaine et sont développées dans l’article intitulé « Maps of an inhabited territory. About the “Atlas de récits d’un terroire habité - Walcourt” » (Pigeon, 2022a) et dans la thèse de doctorat défendue la même année intitulée « Réinventions territoriales à travers les pratiques cartographiques » (Pigeon, 2022b).
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