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Debord Raymond

Gérard Neyrand (2024). Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ?, Éditions Érès

 




On ne présente plus Gérard Neyrand, un des plus éminents spécialistes de l’analyse sociologique de la sphère privée, en particulier des relations qui font parentalité, couple et famille. Mais si son nouveau livre prolonge les travaux antérieurs, il se situe dans un registre nouveau pour l’auteur : celui de l’intervention directe dans les grands débats du moment. Les lecteurs n’en seront pas déçus car Critique de la pensée positive est un joli pavé jeté dans la mare où stagnent nombre d’idées reçues, dont l’évidence n’est en réalité qu’une illusion formatée pour l’époque. Ce dont il est question ici c’est de mettre à jour et de restituer la cohérence idéologique d’un certain nombre de thématiques « positivistes » [1] (pensée positive, éducation positive, parentalité positive) qui ont en commun de tenter d’abstraire l’homme de son caractère social pour le formater comme individu responsable au sens néolibéral, c’est-à-dire n’ayant finalement à s’en prendre qu’à lui-même s’il veut atteindre la norme de réalisation de soi qu’on lui impose.

Extrêmement dense, l’ouvrage de Gérard Neyrand s’appuie sur un impressionnant travail documentaire tout en n’hésitant pas (à l’instar du regretté Paul Yonnet) à illustrer parfois son propos pas des références culturelles [2]. Le procédé d’exposition est quant à lui généalogique, montrant comment l’idéologie de la « positivité » a une histoire. En l’occurrence elle plonge ses racines dans la publicité, avec sa promotion de sujets parvenant au bonheur et à la réalisation d’eux-mêmes par la consommation. Un phénomène que va considérablement développer la généralisation du numérique et la dépendance aux réseaux sociaux via les téléphones connectés. C’est sur ce substrat qu’a émergé la pensée positive comme doctrine et ensemble de techniques visant à permettre d’accéder au bonheur. « L’empowerment (ou ’encapacitation’) devient l’objectif à développer pour permettre aux individus d’adhérer au monde qui les entoure et se déclarer heureux, en cherchant en eux-mêmes les ressources pour répondre aux contradictions de ce monde » [3]. Fi de la contestation sociale : si l’individu est en difficulté, c’est en lui-même et nulle part ailleurs que se trouve la solution. Une approche culpabilisante et s’accommodant fort bien de l’existant, dont les déclinaisons actuelles sont multiples : du « coaching » des salariés comme des parents à l’individualisation et à la psychologisation du travail social.

Ce n’est pas un hasard que la pensée positive ait émergé en premier lieu aux États-Unis, faisant écho à la légende du self made man. Et pas un hasard non plus que son premier promoteur, Norman Vincent Peale [4] ait été un pasteur protestant ami du président Richard Nixon. En France nous avions la « méthode Coué », nettement moins glamour mais fonctionnant finalement sur un mode comparable : l’autosuggestion. Le repli sur le psychique est d’ailleurs un signe de temps de reflux des aspirations émancipatrices collectives et il fournit un support idéal à la percée du « développement personnel ». Un des paradoxes de la pensée positive est d’avoir des prétentions scientifiques, proposant toute une panoplie d’actions « evidence based » (« basées sur la preuve »). Gérard Neyrand évoque de nombreux exemples de l’impasse dans laquelle conduit le fait de vouloir appliquer aux sciences sociales des méthodes calquées sur les sciences du vivant. Dans le domaine de la famille, on pourrait aussi évoquer la profusion aux États-Unis d’organismes proposant de développer une « science familiale » [5] aux prétentions d’application immédiate, c’est-à-dire faisant totalement abstraction du fait que les représentations qu’on peut se faire sur le « bon » fonctionnement des familles sont historiquement situées et idéologiquement marquées.

La pensée positive cherche appui sur la psychologie positive, une discipline qui essaie (sans guère de résultats) de mesurer « scientifiquement » le bonheur et par là même d’aider à sa réalisation. Une tentative plus que discutable dans son principe tant l’objet même de l’étude est subjectif et impossible à définir. Et les méthodologies hasardeuses mises en œuvre ont fait l’objet d’un nombre considérable de critiques, dont celles de Brown, Sokal et Friedman dénonçant leur « romantisme scientiste » [6]. La quête du bonheur proposée par la psychologie positive propose un modèle universel, (celui de l’occidental riche et éduqué) et ne fait guère qu’enfoncer des portes ouvertes, constatant en quelques sorte qu’il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malheureux. Le problème étant qu’en ce centrant sur les ressentis de l’individu, elle évacue la question des inégalités économiques et fait reposer sur le sujet la responsabilité de son sort. Exit donc la psychanalyse et bienvenue au comportementalisme et à la présentation des troubles comme une série de dysfonctionnements (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dysphasie, dyspraxie, et le fameux trouble de l’attention avec –TDAH- ou sans hyperactivité́ –TDA-) [7]. Inutile de dire que tout ceci est parfaitement articulé avec les propositions du lobby pharmaceutique en matière de santé mentale. Neyrand rappelle qu’à partir de 1980, le Diagnostic and statistical Manuel of Mental Disorders (DSM), ouvrage américain servant de référence internationale en psychiatrie a adapté ses classifications au marché pharmaceutique.

Après avoir fait un tour extrêmement détaillé des grands thèmes mis en débat, Gérard Neyrand monte en puissance dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage, consacrés à ses thèmes de prédilection : éducation et parentalité. Sous couvert de promotion de la bienveillance et de l’investissement des parents dans l’épanouissement de leurs enfants, l’éducation positive émerge comme une nouvelle proposition bousculant l’existant. Cette approche individualisante n’en génère pas moins de multiples contradictions et effets pervers. Le maternage intensif fait encourir le risque de désocialisation et une tendance à la réification de l’enfant. Mais les prétentions de l’éducation positive n’ont d’égales que leur difficulté à afficher des résultats probants. D’autant que le fait de s’adresser à un enfant, c’est-à-dire à un être immature, sur un pied d’égalité à un adulte peut être constitutif en soi d’une maltraitance. Mais il en faudrait plus pour décourager les « entrepreneurs de morale », ceux-ci ne manquant pas d’objectifs marchands et aspirant à s’insérer toujours plus dans le système scolaire. Quant à la parentalité positive, elle n’est pour Neyrand que « l’art institutionnel d’affoler les parents » [8]. Elle a malheureusement pu obtenir des légitimations officielles, comme l’édition en 2006 du rapport « La parentalité́ positive dans l’Europe contemporaine » sous les auspices du Conseil de l’Europe. Et plus près de nous, les tenants de la parentalité positive ont pu se faire octroyer un rôle proéminant dans la « Commission des 1000 premiers jours » initiée par Adrien Taquet. On trouvera aussi, parmi bien d’autres choses, dans l’ouvrage de Neyrand des pages très fortes sur un des angles morts de la parentalité positive : son incapacité non seulement à entendre les pulsions liées à la sexualité mais sa contribution à l’entreprise de « désexualisation » de l’enfant. Une pensée régressive qui fait écho à la montée en puissance du puritanisme et à la tendance à la contractualisation d’une sexualité en déclin.

À la parentalité positive normative et n’ayant comme horizon que le conformisme marchand, Gérard Neyrand oppose une véritable coéducation impliquant parents et personnes intervenant dans la socialisation de l’enfant : la constitution d’un cercle autour de l’enfant « qui comprend aussi bien ses parents que les membres de l’équipe avec qui elles et ils sont appelés à travailler » [9]. Il relève qu’un des principaux obstacles est la fragilité des couples, elle-même produit de temps marqués par l’individualisme néolibéral. C’est donc avec celui-ci qu’il conviendra de rompre, intellectuellement pour commencer. Et c’est à quoi le riche livre de Gérard Neyrand aidera parents comme professionnels de l’enfance et de l’éducation.

Notes

[1] Sans rapport et tout à l’opposé de la doctrine d’Auguste Comte pour lequel il était vain de prétendre décomposer la société en individus pour la comprendre, comme il serait impossible de comprendre le comportement humain par l’étude des molécules.

[2] Un grand bonheur de croiser au détour d’un chapitre les noms de John Carpenter, Alan Ginsberg ou William Burroughs !

[3] Neyrand Gérard (2024). Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse, Erès, p.33

[4] Peale Norman Vincent (1952). The power of positive thinking, Upper Saddle River, Prentice Hall

[5] Voir par exemple le réseau Etats-Unien de « Science familiale » https://family.science

[6] Brown Nick, Sokal Alain, Friedman Harris (2014) « The complex dynamics of wishful thinking : The critical positivity ratio », American Psychologist, 68(9), pp. 629-632

[7] Neyrand Gérard. Op. Cit. p.107

[8] Neyrand Gérard. Op. Cit. p.153

[9] Wilpert Marie-Dominique et al. (2022). Pas de parents à la consigne ! Une recherche coopérative en multi-accueil, Toulouse, Érès, p. 139

Pour citer l'article


Debord Raymond, « Gérard Neyrand (2024). Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ?, Éditions Érès », dans revue ¿ Interrogations ?, N°40. L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social, juin 2025 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Gerard-Neyrand-2024-Critique-de-la,834 (Consulté le 12 juin 2025).



ISSN électronique : 1778-3747

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