Saint-Martin (de) Claire, Pilotti Anne, Valentim Silvia

La réflexivité chez le Doctorant-Praticien-Chercheur. Une situation de Liminalité

 




 Résumé

Dans le cadre de la pratique de recherches qualitatives en sciences sociales, la question de la réflexivité est plus que répandue. Cependant, elle se présente de manière différente selon la situation du chercheur. Le Doctorant-Praticien-Chercheur (DPC) n’est pas seulement un praticien-chercheur. Il oscille entre deux réalités, celle du milieu professionnel et celle du milieu universitaire, qui le placent dans une situation liminale spécifique du fait du déséquilibre des postures. Cette situation nous semble poser des questions épistémologiques qui méritent notre attention. Comment articuler les implications et la réflexivité dans cette double posture ? De quelle façon influe-t-elle sur nos rapports au terrain ? Comment la situation liminale permet-elle la construction identitaire du DPC ? Cet article cherche ainsi à mettre en débat la position liminale du DPC et les enjeux de celle-ci pour la recherche académique.

Mots-clefs : doctorant-praticien-chercheur, implication, réflexivité, liminalité, posture.

 Abstract 

The reflexivity of the researcher-practitioner PhD candidate : A liminal situation

In the framework of qualitative research in social sciences, the question of reflexivity is widespread. However, it appears in a different way according to the researcher’s situation. The PhD candidate who is at the same time researcher and practitioner is not only a practitioner-researcher. S/he is between the workplace and the academic realities, which place her/him in a specific liminal situation because of unequal positions. This situation gives ground to epistemological questions deserving our attention : How can one articulate the implications and the reflexivity of this double posture ? How does it affect our links to different realities ? How does this liminal position enable the construction of the PhD candidate’s identity ? This article seeks to address the liminal position of the DPC and its challenges for academic research.

Keywords : PhD candidate-researcher-practitioner, implication, reflexivity, liminality, posture

 Introduction

Implication et réflexivité sont au cœur de la problématique du praticien-chercheur. Elles sont encore plus déterminantes dans le cas du doctorant-praticien-chercheur. Si la question du praticien-chercheur est régulièrement traitée, il nous semble que celle du Doctorant-Praticien-Chercheur, que nous appellerons DPC, permet une approche originale de la dialectique de l’implication et de la réflexivité, par la tension spécifique qui s’opère entre les deux postures, du fait de leur déséquilibre. Le « je » méthodologique (Olivier de Sardan, 2000 : 417-445) prend une valeur particulière au regard de cette double identité. Il nous permet de rendre compte de notre double posture subjective, celle familière du praticien et celle nouvelle et distanciée du chercheur.

Nous sommes trois doctorantes-praticiennes-chercheures, opérant sur des terrains professionnels différents :

  • Anne Pilotti, masseur-kinésithérapeute hospitalier et formatrice, prépare un doctorat sur l’écriture professionnelle des masseurs-kinésithérapeutes et leurs différents supports.
  • Claire de Saint Martin, enseignante spécialisée auprès d’élèves souffrant de troubles cognitifs et/ou psychiques, prépare une thèse sur ce qu’ont à dire ces élèves de CLIS 1 [1] de leur place dans l’école.
  • Silvia Valentim, formatrice auprès des éducateurs de jeunes enfants en formation initiale, prépare une thèse sur le rapport au travail chez les éducateurs de jeunes enfants en France et au Brésil.

Nous nous retrouvons cependant sur le même terrain scientifique : nous avons le même directeur de recherche et nos travaux s’inscrivent dans le cadre théorique de l’analyse institutionnelle (Lourau, 1970). Nous comprenons l’institution comme une dynamique où interagissent tous ces acteurs, où se mêlent et s’affrontent des relations de pouvoirs, des affects, des positionnements différents. Le concept principal de l’analyse institutionnelle est celui de l’implication, « c’est-à-dire des relations (libidinales, organisationnelles et idéologiques) qui s’établissent entre les sujets et les institutions. » (Monceau, 2012 : 7) C’est dans cette acception que nous déclinons ici ce concept. Pour Lourau, la scientificité de la recherche se bâtit par l’analyse des implications du chercheur. « Ce qui, pour l’éthique, pour la recherche, est utile ou nécessaire, ce n’est pas l’implication, toujours déjà-là, mais l’analyse de l’implication déjà-là dans nos appartenances, nos références et non-références, nos participations et non-participations, nos surmotivations et démotivations, nos investissements et non-investissements libidinaux… » (Lourau, 1990 : 113). Notre posture de DPC nous impose l’analyse de nos rapports aux différentes institutions auxquelles nous appartenons. Cette analyse de nos implications fonde notre démarche réflexive « […] qui consiste à déconstruire et explici­ter le rapport du chercheur à son objet et aux différentes étapes de la recherche. » (Pezeril, 2006 : 353). Celle-ci s’ancre dans une situation propre au DPC : la situation liminale, qui désigne un entre-deux. C’est par la pratique que nous décidons d’intégrer une nouvelle institution celle de l’Université. Cette entrée particulière nous donne d’abord un sentiment d’étrangeté dans ce nouvel univers.

La première partie explicitera la liminalité du DPC. Nous montrerons ensuite comment notre appropriation des codes scientifiques et nos propres travaux de recherches modifient nos rapports aux terrains sur lesquels nous menons nos recherches. La situation liminale participe donc de notre construction identitaire de chercheur que nous traiterons dans la troisième partie.

 La liminalité du DPC

Le concept de liminalité

Le concept de liminalité a été introduit par R. F. Murphy pour décrire la situation particulière des personnes handicapées physiques. Il désigne une situation où la personne handicapée se situe dans un entre-deux définitif, ni tout-à-fait incluse, ni tout-à-fait exclue de la société. R.F. Murphy emprunte ce concept à Van Gennep (1909) qui définissait ainsi les rites de passages des sociétés traditionnelles, cérémonies marquant le changement d’une position à une autre. Ces rites se déroulent en trois temps. Le rite préliminaire, dit de séparation, voit l’exclusion de la personne du groupe auquel il appartient. Le rite liminaire est celui de la marge, rite pendant lequel la personne reste au seuil de la société. Le rite d’agrégation, postliminaire, voit le retour de la personne dans la société, dotée d’un statut supérieur à celui qu’elle avait précédemment. Ces rites ont donc pour fonction d’assurer un changement d’état ou de position sociale. Murphy reprend donc l’idée de liminarité. En l’adaptant au champ du handicap, il en transforme le nom en liminalité, spécifiant ainsi la situation des personnes handicapées. En effet, si le rite liminaire de Van Gennep marque une période transitoire, la situation de liminalité des personnes handicapées est définitive. Le retour en société ne marque pas un changement mélioratif de statut social, qui devient alors définitivement indéfini de par « cette distance existentielle par rapport à la normalité. » (Murphy, 1990 : 184). La liminalité inscrit définitivement la personne dans un entre-deux mondes, entre une normalité à laquelle elle n’a plus accès et une infirmité dont elle ne veut pas. M. Calvez et A. Blanc revendiquent une sociologie de la liminalité, parce que le concept peut décrire la situation de toute personne aux marges de la société (immigrés, sans-papiers etc.).

La posture spécifique du DPC

Nous reprenons ce concept pour décrire notre situation particulière, influant sur notre implication et notre réflexivité. Notre démarche nous éloigne de l’institution dans laquelle nous travaillons encore, par les incertitudes provoquées par notre recherche et par les objectifs que sous-tend le doctorat. Déjà dans une démarche scientifique de recherche, nous obtiendrons une véritable légitimité scientifique par la soutenance de thèse. Bien souvent, le praticien-chercheur est un praticien devenu chercheur. Or le DPC est un chercheur encore praticien. Il est entre deux mondes, dans une liminalité qui lui impose une temporalité propre, puisqu’il est simultanément, et non successivement, praticien et chercheur.

La posture de DPC nous place dans cette période liminaire décrite par Van Gennep et constitue pour nous un rite de passage du monde de la pratique au monde de la recherche universitaire. C’est par la théorisation de notre savoir expérientiel que nous obtiendrons véritablement le statut de chercheur. Comment questionner ce savoir acquis, le mettre en doute, tout en nourrissant notre recherche de ce savoir opératoire ? La liminalité du DPC se traduit dans cette tension entre deux formes de réflexivité et d’implication (celles du milieu professionnel et celles de la recherche), les premières acquises sans être toujours conscientisées et les secondes à acquérir à partir de, avec et parfois contre les premières.

Un entre-deux simultané

Cependant, ce rite ne se marque pas par un éloignement de la société : nous oscillons sans cesse entre le milieu de la pratique et celui de la recherche. Si notre situation liminale, au contraire des personnes handicapées, ne nous confine pas dans un entre-deux définitif, elle nous place constamment à la frontière de deux mondes différents, celui de notre pratique professionnelle et le milieu universitaire. Alors que le praticien-chercheur se définit souvent comme un chercheur au chevet de la pratique (Perraut-Soliveres, 2013), le DPC est davantage tourné vers son objectif scientifique, puisque c’est lui qui détermine l’obtention du doctorat. Cet objectif influe sur sa double réflexivité et sa double implication. Cet entre-deux ne facilite pas la distinction des deux postures.

S. Valentim : En tant que formatrice je ressens le besoin de continuer dans le monde de la recherche. La réflexivité acquise lors d’une précédente recherche-action semble être une évidence, un réflexe. Les transformations du domaine de la petite enfance, en termes de gestion et normes d’accueil de jeunes enfants, m’interrogent et me poussent à retourner sur le terrain pour mieux comprendre les enjeux de ma pratique. Je débute alors une nouvelle recherche sur les entreprises gestionnaires de crèches. Ce terrain de recherche était à mon sens plus éloigné de ma pratique professionnelle. Cependant, rapidement je me suis sentie prise, au sens de Favret-Saada (1977 : 48-49). Au début de ma recherche de terrain, je me positionnais à distance des préoccupations de ces acteurs, mais mes propres implications professionnelles ont, à mon insu, influencé ma posture de chercheur : j’avais tendance à adopter le point de vue de ces acteurs, à tel point qu’un poste au sein d’une structure m’a été proposé.

Ma position d’ancienne professionnelle, ma connaissance du terrain, ma place de formatrice, mon engagement dans la recherche ont alimenté chez mes interlocuteurs des attentes en termes de résultats applicables sur le terrain. Ils m’attribuaient là une place de chercheur. En même temps, comme dans l’expérience de Favret-Saada, ces mêmes acteurs m’invitaient à devenir l’une des leurs en me reconnaissant une place d’expert professionnel. Cependant cette confusion de posture a pu advenir parce qu’à un moment mes implications professionnelles ont pris le pas sur mes objectifs scientifiques. Cette proposition inattendue a servi d’analyseur [2] des contradictions de ma double posture. C’est en refusant le poste que j’ai pu en comprendre la nature.

Ainsi cet entre-deux ne traduit pas une situation fixée, mais s’exprime dans un mouvement dont la nature et les enjeux sont mis à jour par l’analyse des rapports au terrain.

 Les rapports aux terrains

Le chercheur détermine son champ de recherche à partir de théories. « Vous prenez une position théorique, et c’est à partir de cette position définie, étudiée, pesée, établie le plus clairement possible que vous formulez votre problématique et des hypothèses. » (Kohn, 2013 : 27). L’entrée en recherche du professionnel s’origine dans sa pratique et la nécessité ressentie d’approfondir sa réflexion pour améliorer son travail. Sa recherche est donc déterminée à la fois par ses intérêts professionnels et sa curiosité intellectuelle. Cependant ses obligations professionnelles le contraignent à opérer des choix méthodologiques compatibles avec l’exercice de son métier.

L’entrée en recherche

Tout praticien pendant l’action doit faire des choix de techniques, de stratégies, d’outils, en fonction de paramètres environnementaux, de son expérience, de sa formation et de ses connaissances (Schön, 1983). Le temps entre action et réflexion est souvent voire toujours instantané. Si certains praticiens restent dans l’action, d’autres ont besoin de prendre du recul et veulent approfondir leurs réflexions et leurs observations, pour structurer et donner une visibilité à leurs actions. Ce praticien essaie de se « dégager en tant que chercheur des positions et des jugements qui sont les siens en tant qu’acteur. » (Olivier De Sardan, 2000 : 432). C’est pourquoi il s’inscrit dans un cursus universitaire. Confronté à de nouveaux outils, de nouveaux concepts, ce professionnel modifie ses propres structures de connaissances. Il met en doute certains aspects de sa pratique, émet des hypothèses, élabore une réflexion sur sa pratique, grâce aux cadres théorique et méthodologique.

Quand l’articulation entre les théories scientifiques et sa pratique professionnelle motive un engagement plus personnel, le praticien entreprend une recherche doctorale. Notre particularité est d’être à la fois des praticiennes de terrain confirmées et des chercheures débutantes. « Est chercheur, officiellement et en titre, celui ou celle salarié d’un laboratoire de recherche, reconnu dans ce statut par une instance administrative, qui le rémunère pour ’rechercher’. » (Kohn, 1984 : 105). Le DPC doit faire ses preuves dans l’institution universitaire. Cette situation liminale constitue sa spécificité et la particularité de son implication dans l’institution universitaire. Nous avons toutes les trois la même volonté d’obtenir un doctorat, mais des perspectives postdoctorales différentes. Seule l’une d’entre nous souhaite actuellement intégrer l’université. Cependant la volonté du DPC de faire une recherche prend, pour nous trois, naissance sur le terrain.

Le choix du sujet ne lui est pas imposé, il est construit à partir des questions que lui pose sa pratique, puis élaboré avec son directeur de thèse. Le DPC a déjà un projet personnel, issu de sa pratique professionnelle. La négociation avec le directeur de thèse se fait donc au sein de sa double posture. A priori, le praticien a une meilleure connaissance du terrain, de l’environnement. On peut dire qu’il est un expert de terrain. Il partage les évidences communes du groupe professionnel auquel il appartient, les allants de soi, les sous-entendu, les non-dits. Le chercheur va devoir expliciter ceux-ci, donner du sens aux situations, leur apporter un éclairage différent grâce à sa méthodologie et ses connaissances théoriques.

Toutefois, chacune des postures est assujettie à des contraintes que le DPC doit intégrer dans son travail de recherche. Le praticien est soumis à une hiérarchie imposée et connue, liée à l’institution de sa pratique professionnelle. Le DPC, lui, a choisi son université et son directeur de recherche. Mais il doit apprendre à composer avec l’institution universitaire qu’il découvre. Cette double implication se joue dans un mouvement continu entre distance et familiarisation.

Distance et familiarisation

Nos recherches s’inscrivant dans le cadre théorique de l’analyse institutionnelle, nous revendiquons une méthodologie qualitative. Celle-ci s’appuie sur la recherche collaborative, telle que la définit Bourassa (2012). Elle s’intéresse aux acteurs sociaux qui construisent la réalité. « Elle reconnaît le potentiel heuristique de l’expérience et de l’action ». (Bourassa, Leclerc, Fournier, 2012 : 17) Elle s’appuie sur les expériences et les connaissances des acteurs du terrain étudié. Mais les interférences entre le monde professionnel et le monde scientifique se complexifient du fait de la double implication du DPC dans le champ d’intervention, puisqu’il y opère à la fois en praticien et en chercheur. Comme tout praticien-chercheur immergé dans son terrain de recherche, il est à la fois observateur et observé. Mais le travail réflexif pour élucider cette double posture (Kohn, 1984) est d’autant plus difficile et nécessaire, que celle-ci est nouvelle pour lui.

Le praticien-chercheur, grâce aux connaissances des codes du terrain et à l’analyse et la distanciation du chercheur, confronte le même objet sous deux points de vue décalés, qui permettent d’en distinguer les reliefs, d’analyser les paradoxes voire les contradictions de certaines situations. C’est ce que nous nommons la vision stéréoscopique, vision que doit acquérir le DPC, par une distanciation progressive de ses implications professionnelles.

Sa double posture aide à voir l’’invisible’, par sa connaissance et son expérience du praticien : il connaît les codes implicites de son institution, les rapports et les enjeux de pouvoir qui s’y jouent. Mais cette double posture peut aussi l’aveugler, par les allants-de-soi venant de son expérience. Le chercheur analyse ce que le praticien ne voit pas. « Le praticien-chercheur détient une vue à grande définition sur son objet de recherche, voit la finesse de tous ses détails, mais il doit en même temps savoir s’en éloigner. » (Casellas-Ménière, 2013 : 42). Comment mener une recherche collaborative sur son lieu de travail ? Quels dispositifs mettre en place, qui ne nuisent pas au quotidien professionnel ?

A. Pilotti : « J’observe ce qui se passe dans l’hôpital où j’exerce en tant que masseur-kinésithérapeute. Ce terrain est le lieu j’élabore mes hypothèses. Par contre, il n’est pas celui de ma recherche. Je vais dans d’autres établissements de santé pour faire mes observations et recueillir du matériel pour mon travail de recherche. Cela me permet de garder une distance et de mieux travailler mes implications. »

C. de Saint Martin : « J’ai choisi de me distancier de mes implications professionnelles, en enquêtant sur un lieu différent de mon lieu de travail. Mais ce choix m’a obligée à prendre un congé formation pour pouvoir mener ma recherche collaborative avec des élèves de CLIS 1 différents de ma classe. »

S. Valentim : « Formatrice en travail social, j’ai choisi de travailler sur le terrain professionnel [3] pour me distancer du champ de la formation professionnelle initiale. Devant les difficultés à coordonner mes activités professionnelles et de recherche, j’ai fini par postuler à un poste d’ATER [4] ».

Ces trois expériences différentes montrent tout de même pour nous la nécessité, au contraire de Anne Perrault-Soliveres de nous démarquer d’une façon ou d’une autre de notre terrain professionnel : par un changement de lieu (A. Pilotti, C. de Saint Martin), un champ d’intervention différent (S. Valentim), une interruption de son activité professionnelle (C. de Saint Martin, S. Valentim).

Quels que soient nos choix, nous nous mettons en situation de liminalité en menant une recherche sur une pratique que nous connaissons. De ce fait notre implication et notre subjectivité sont mises à l’épreuve, notamment dans nos relations avec les acteurs de terrain.

 Les relations avec les acteurs

Sur les terrains distincts du praticien et du chercheur, la place de l’un et de l’autre n’a pas la même valeur. Ainsi, le chercheur se trouve en position délicate par rapport aux professionnels. Le praticien devenant chercheur déplace sa posture, tant à ses yeux qu’à ceux de ses collègues. Souvent même, les collègues ne sont pas demandeurs d’une réflexion scientifique. La double posture du DPC a donc des effets importants sur son lieu de travail, dans ses relations avec ses collègues. S’il peut être reconnu comme un expert, ce nouveau statut accordé peut également le rendre suspect du fait de ses compétences théoriques. Les collègues peuvent se sentir jugés et ce sentiment modifie considérablement les relations. Le praticien est alors vu comme une ’fouine’, qui se sert des autres pour son seul profit. Le seul choix d’être chercheur remet en question ses partenaires, par le fait qu’il suppose une insatisfaction dans sa pratique, une volonté de l’explorer par un apport théorique et de la transformer. Ainsi, le DPC porte-il en lui une critique implicite de ses collègues, rendant parfois d’autant plus difficile le travail commun, qu’il n’a pas encore acquis la légitimité scientifique du chercheur. La position liminale se retrouve ici. Le DPC n’est plus tout à fait inclus dans l’équipe avec laquelle il travaille parfois depuis plusieurs années, sans en être encore tout à fait exclu. On se méfie de lui. Par rapport aux autres, le praticien qui devient chercheur tout en restant praticien bouleverse l’ordre des relations quotidiennes, par l’intrusion à l’intérieur de l’institution professionnelle d’un élément extérieur, la recherche, venu de l’intérieur, la pratique.

S. Valentim : « Entre 2005 et 2007, j’ai entrepris une recherche-action au sein de mon lieu de travail, dans le cadre d’un Diplôme des Hautes Études en Pratiques Sociales. J’ai expérimenté ainsi pour la première fois, la position du praticien-chercheur. Cette posture a été source de beaucoup de questionnements. Ma recherche avait comme objet le travail de mes collègues. J’étais intimement liée à mon objet, puisqu’en questionnant leur travail je questionnais aussi le mien. Mon rapport à mes collègues avait changé, sans que j’arrive à en expliquer les raisons. A l’époque je niais même ce fait, ne voulant pas changer pour ne pas devenir ’l’intellectuelle de service’. De plus, des questions se sont posées autour de mes matériaux : que vas-tu faire des entretiens ? Des observations ? Les entretiens ont été rendus comme convenu, mais l’analyse, qui me semblait trop critique, ne fut pas restituée à mes collègues. L’écriture d’un article issu de ce mémoire m’a permis de revenir sur cette question avec elles.

Cette expérience inédite a été pour moi l’occasion de retravailler mes analyses et mon positionnement de praticien-chercheur. L’évolution de ma posture de praticienne (en 2010 je ne travaillais plus au sein de l’institution) et la clarification de ma pensée par l’écriture de l’article m’ont permis d’assumer cette position critique.  »

L’analyse des situations professionnelles apporte toujours des critiques qui peuvent être perçues par les acteurs de terrains comme une trahison, au regard de la confiance précédemment accordée. La reconnaissance attendue est alors déçue.

C. de saint Martin : « Lors d’une précédente recherche sur les violences scolaires en CLIS 1, j’ai mené mon enquête dans une classe avec une enseignante avec laquelle j’ai sympathisé, et qui m’a réclamé mon mémoire. Je n’ai plus de nouvelles depuis et n’ai pas osé recontacter ma collègue.  »

Ici, l’enseignante a pu sentir sa confiance trahie, par l’analyse que je faisais de ses relations auprès de ses élèves. Elle m’avait accueillie et offert sa collaboration sans réticence. Certains passages de mon mémoire, très critiques de sa posture, ont pu la blesser.

Au cours même de la recherche, les analyses avancées par le DPC peuvent se heurter aux représentations du professionnel et créer une distance entre ces partenaires. La mise à distance des implications nécessitée par la recherche induit une prise de risque relationnelle. La première expérience isole le DPC sur son lieu de travail et peut l’empêcher de clôturer la recherche par la restitution à ses collègues. Celle-ci n’a pu être faite et comprise que par l’éloignement institutionnel du chercheur. Mais cette restitution même peut créer une distance entre praticiens et praticien-chercheur. L’incertitude de C. de Saint Martin quant aux raisons du silence de sa collègue résulte de son impossibilité de la recontacter, elle-même liée à ses implications professionnelles qui l’empêche d’assumer ici sa position critique.

L’apprentissage de la posture du praticien-chercheur passe par la reconnaissance de l’évolution des rapports avec les praticiens. C’est en assumant la posture de chercheur auprès d’eux que le DPC peut construire sa nouvelle identité.

 Une construction identitaire

La situation liminale du DPC s’exprime dans cette tension entre deux postures qui s’épaulent, se complètent mais aussi s’affrontent et se contredisent parfois. Elle se révèle dans un déséquilibre des postures dans les deux institutions dans lesquelles le DPC évolue, qui opacifie la distinction nécessaire des places du praticien, acteur du terrain, et du cherche ur, acteur scientifique. L’écriture permet alors une analyse régulière des implications et de la réflexivité de chaque posture.

Le déséquilibre des postures

Les deux postures opèrent des mouvements incessants de l’une à l’autre. L’expérience du praticien alimente les questionnements du chercheur ; l’analyse du chercheur bouleverse les certitudes du praticien dans ses routines quotidiennes. Les deux activités, se trouvent alors en correspondance étroite, se réajustant, se concurrençant et se transformant mutuellement. De Lavergne souligne l’importance de cette imbrication par la présence du tiret entre les deux mots, qui selon elle, marque une égalité entre les deux postures, « signifie qu’une double identité est revendiquée, sans que l’une des deux ne prenne le pas sur l’autre. » (De Lavergne, 2007 : 29). Mais cette égalité est-elle avérée ? Les deux postures doivent-elles s’équilibrer, pour que chacune puisse être productive dans son propre champ professionnel ? Elles circulent plutôt dans un mouvement spiralaire discontinu, spatialement et temporellement. Sur le terrain professionnel, le praticien exerce sous l’œil du chercheur. Dans ce champ d’intervention, le premier se met au service du second. Sur le terrain de la recherche, le chercheur devient, en partie, le serviteur du praticien, en rendant opératoires ses analyses. Ainsi, le praticien-chercheur a-t-il nécessairement une double visée, praxéologique et scientifique, sans que ces visées ne doivent se confondre, ce qui constitue une des nombreuses complexités de cette double posture. Le chercheur est aussi un praticien de la recherche (De Lavergne, 2007). Il devient ainsi un double praticien et un double chercheur. Ses identités se croisent et s’« enchevêtrent » (Kohn, 2001) tout en l’inscrivant dans plusieurs institutions.

A. Pilotti (extrait du journal de recherche)  : « Mardi 23 janvier : (…) Il y a, le lundi 30 octobre, un passage où je décris une situation de complicité (cf. annexe entretien n°1) lors d’un entretien. Cette complicité est apparue lors de l’évocation d’un kinésithérapeute qui écrit énormément. Sur le moment je me suis moquée de lui, la kinésithérapeute que j’ai interviewée a ri, et moi aussi. Cela “allait de soi”, pour la professionnelle que je suis. En dehors du contexte, ce rire pose des questions. Cette scène va m’interroger. Lourau parle d’analyseur. Cela m’oblige à réfléchir sur mon identité professionnelle, les valeurs et les normes de mon groupe d’appartenance masseur kinésithérapeute. Nous avons ri parce que ce kiné faisait quelque chose que nous ne considérions pas comme très important. Or, c’est justement là-dessus que l’apprenti chercheur que je suis travaille. »

Dans cette situation de recherche, alors que j’effectue des entretiens avec un masseur kinésithérapeute, ma posture de praticienne prend le pas durant un instant sur celle du chercheur. Le rire de complicité souligne le fait que, dans l’inconscient du praticien que j’interviewe et dans le mien, ce professionnel qui écrit beaucoup est hors norme. Mais ce rire n’existe que parce que je suis d’abord une praticienne qui connaît les codes professionnels. C’est le travail de recherche qui permet la mise en évidence de cet allant-de-soi. À ce moment-là, l’écriture n’est pas considérée comme un acte professionnel : un bon kinésithérapeute est au chevet de son patient. Mais c’est justement leur écriture qui est l’objet de ma recherche. Le journal de recherche m’a permis de mettre en lumière ce changement de posture, par ce travail d’analyse des implications qui m’a aidé à mieux gérer ces situations.

La recherche ne peut aboutir qu’en démêlant les nœuds de ces différentes identités.

La distinction des places

« Si le terrain est déjà connu du chercheur, nous entrons dans le domaine de la recherche impliquée, qui suppose une mise à distance, une démarche de défamiliarisation pour pouvoir voir autrement » (Kohn, Nègre, 2003 : 123). Cette mise à distance est d’autant plus difficile à mettre en œuvre dans le cas du DPC, que son terrain professionnel constitue bien souvent un de ses premiers champs d’interventions. Aux difficultés inhérentes à tout débutant se double celle de l’obligation de se distancier de sa profession pour obtenir la vision stéréoscopique, alors même que le chercheur entretient une relation d’autant plus particulière à son objet de recherche qu’il est lui-même un professionnel. Monceau (dans Bourassa, 2012) insiste sur la nécessité de bien identifier les places de chaque acteur d’une recherche-action. Le chercheur et les acteurs ne s’inscrivent pas dans une recherche pour les mêmes mobiles et n’y ont pas le même intérêt. Les premiers visent à l’exportation des savoirs produits lors de la recherche vers le champ scientifique, les seconds à comprendre la réalité dans laquelle ils travaillent. Le praticien-chercheur doit donc à tout moment identifier à quelle place il se situe quand il agit. Il doit penser et gérer ses deux positions simultanément (Kohn, 2001). Or, le DPC, dans son nouveau rôle, a parfois du mal à se détacher de l’une ou l’autre de ses postures, ce qui peut compliquer sa recherche.

C. de Saint Martin : Dans le cadre de mon enquête auprès d’élèves de CLIS 1, j’ai organisé des séances de réflexion collective ayant pour objet le questionnement de leur place dans l’école. Je me positionnais en tant que chercheur, en précisant aux enfants que cette activité était une recherche commune qui se différenciait des activités scolaires, parce qu’elle ne ferait pas l’objet d’une évaluation, au sens scolaire du terme. Cependant, j’ai eu du mal, au début de la recherche, à me débarrasser de mes réflexes professionnels, rendant d’autant plus difficile mon identification de chercheur par les élèves, que je leur avais été présentée comme une ancienne enseignante de CLIS. Je notai ainsi dans mon journal de recherche (Marine est l’enseignante de la CLIS, Sam et Didier deux élèves) [5] :

« Vendredi 17 janvier 2013 : J’ai eu le temps de m’apercevoir des difficultés de la position de praticien-chercheur  : les difficultés de gestion du groupe, liées notamment aux fréquents allers et retour de Marine et à l’épisode Sam (élève malade qui interrompt la séance à plusieurs reprises), m’ont mise en difficulté et j’ai alors réagi comme une « instit. » et pas une chercheuse : j’ai retrouvé l’autorité que j’exerçais en CLIS : le ton, les remontrances, les observations, surtout avec Didier, qui m’a bien énervée. Je dois faire attention, car j’outrepasse mes droits et usurpe une place en faisant cela. D’ailleurs, les regards de Didier sur moi en disaient long dessus. »

Face à une situation renvoyant le DPC à son expérience professionnelle, celui-ci rencontre des difficultés à tenir alors sa place de chercheur. Les réflexes professionnels s’enchevêtrent constamment à sa position nouvelle, et il lui faut un certain temps pour se dégager de ses implications de professionnel qui, ici, constituent un obstacle à sa recherche scientifique. La situation liminale du DPC s’exprime ainsi dans cette tension entre réflexes du praticien à abandonner et réflexes du chercheur à acquérir, qu’il résout par une analyse continuelle de ses implications au cours de sa recherche.

L’évolution du langage du DPC peut en rendre compte. « Le langage est une institution comme les autres. Mais il est aussi la métaphore de toute institution. » (Monceau, 2010 : 17). La précision du vocabulaire universitaire se heurte souvent au langage professionnel. Dans le cadre de la recherche de C. S. M., les termes d’inclusion, de handicap par exemple, ne recouvrent pas toujours les significations qu’en donnent les enseignants. Ce sont celles-ci qui prévalent dans le quotidien. Alors que l’inclusion suppose une adaptation de l’environnement à la personne handicapée, les enseignants continuent à intégrer les élèves dans les classes ordinaires : c’est encore à l’enfant de s’adapter à la situation dans laquelle il est placé, même si les enseignants s’efforcent d’individualiser ses apprentissages. De même, si le terme handicap est défini dans la Loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées comme une conséquence de plusieurs facteurs, endogènes et exogènes, de nombreux parents continuent de le percevoir comme un caractère identitaire de leur enfant et refusent souvent cette terminologie. De ce fait, certains refusent l’orientation de leur enfant en CLIS, parce que celle-ci est notifiée par la MDPH (Maison Départementale du Handicap), qui institutionnalise son entrée dans le champ du handicap. Au fil de sa recherche, A. Pilotti élabore un glossaire expliquant les différences lexicales, de façon à ce que son travail puisse être lu à la fois par des scientifiques et par des professionnels. Par exemple, le terme d’implication est synonyme d’investissements pour les masseurs-kinésithérapeutes, alors qu’A. Pilotti l’emploie au sens de l’Analyse Institutionnelle. Ce même malentendu a incité S. Valentim à organiser une discussion avec les praticiens pour expliciter les différentes définitions du concept. Cette clarification a permis aux différents acteurs de la recherche, praticiens et DPC, de s’accorder sur la signification du terme implication dans le cadre de cette enquête. .

Ces différences lexicales constituent des points d’appui du travail, diversement utilisés méthodologiquement. L’écart des significations constitue pour C. de Saint Martin une entrée d’analyse. A. Pilotti vise à une lecture compréhensible pour tous. S. Valentim l’intègre dans le processus même de recherche. La prise en compte de ces différences aide le DPC à éclaircir ses places.

Une action déterminée peut déclencher une réflexion, une analyse en situation, liée à sa recherche. La pratique alimente constamment le DPC, mobilisé par la progression de sa recherche.

A. Pilotti : « Alors que j’exposais les résultats de ma recherche sur l’écriture professionnelle lors d’un congrès de masso-kinésithérapie, j’ai outrepassé ma posture de DPC en donnant des recommandations aux professionnels. Lorsque je me positionne en tant que chercheur, j’analyse et j’essaie de comprendre cette écriture et ses effets, mais je ne suis pas là pour dire aux professionnels ce qu’ils doivent faire. »

Notre parcours doctoral (l’entrée en recherche, l’enquête de terrain, la restitution de résultats au milieu professionnel et au milieu scientifique, la soutenance de thèse), s’inscrit dans une évolution de la situation liminale où le DPC passe d’une prééminence de la posture du praticien à celle du chercheur. Cette évolution participe à sa nouvelle construction identitaire par la mise à distance des routines et implications professionnelles.

La mise à distance de routines et d’implications professionnelles

Les connaissances professionnelles servent au DPC pour asseoir sa position de chercheur. Sa réflexivité professionnelle soutient l’analyse de ses implications et participe à la distinction nécessaire du praticien et du chercheur.

C. de Saint Martin : Dans le cadre de ma recherche collaborative avec les élèves de CLIS 1, je me suis trouvée deux fois de suite confrontée à la même difficulté : dans deux classes, au même moment de la recherche (la quatrième séance), les enfants se sont montrés peu coopératifs, n’ont répondu que dans un échange duel avec moi, me laissant sur l’instant assez désemparée et découragée. Je notai dans mon journal :

«  Mardi 5 février 2013 : 14h20. Je monte avec les enfants dans la mezzanine et leur demande de s’installer en cercle. Ils commencent par tous se mettre en face de moi, en s’appuyant contre la rambarde. Je dois insister pour qu’ils se mettent en cercle. Damien proteste, parce que je veux qu’il s’assoie à côté de Dany et Anis. […] J’ai du mal à susciter les échanges ; les élèves sont peu à l’écoute et s’agitent beaucoup. A un moment, l’enseignante, restée en bas avec Lydia, intervient et leur rappelle sa présence. Cela les calme un peu, mais j’ai l’impression de faire beaucoup d’effort pour peu de résultats : je n’arrive pas à dépasser l’étape de l’exemple. Les réponses sont laconiques, «  oui », « non », etc. […] Le moindre incident sert de diversion. Anis et Dany sont actifs et réactifs. Aurore est aussi à l’écoute : je sens qu’elle a des choses à dire mais qu’elle ne parvient pas à les formuler. Stéfy ne parle que lorsqu’elle est sollicitée, mais de façon juste. Elona m’impressionne par ses tentatives de réponse : dès que je lui pose une question, elle répond par des claquements de dent, des onomatopées et des gestes. Elle reste présente pendant toute la séance. »

Un retour réflexif sur ma pratique antérieure m’a permis de considérer que dans une telle classe, aucun travail ne progresse continûment, ne connaît une progression linéaire. Les ruptures sont nécessaires à l’avancée d’une telle recherche. Mes lectures scientifiques sur les recherches collaboratives (Bourassa, 2012 ; Monceau, 2012), m’ont également permis de distancier ici mon implication de chercheur et de retrouver celle de la praticienne. Je me suis alors aperçue que n’ayant pas obtenu les réponses attendues par le chercheur, j’avais adopté un comportement de ’prof’, reposant inlassablement la même question pour motiver la réponse que j’espérais. Je notai le soir-même dans mon journal :

« Il me semble surtout que, les enfants ne me donnant pas les réponses que j’attendais sur la question de la différence, j’ai tenté par tous les moyens d’obtenir d’eux ce que je voulais, provoquant alors des réponses contradictoires qui me perdaient. Malgré mon insistance, les élèves ont résisté, soit en confirmant leur réponse, soit en renonçant à répondre. Ne pouvant pas être entendus, il était normal que les enfants refusassent de me répondre.

Leurs réactions m’ont mise face à mes propres contradictions. Je veux me positionner en tant que chercheur et non pas en tant qu’enseignante. Mais, dans ce contexte-ci, j’interviens comme une enseignante, refusant une réponse qui ne m’agrée pas. Les élèves ont retrouvé alors la situation d’apprentissage, où le questionnement est d’emblée faussé par le fait que le maître connaît la réponse et qu’il s’agit seulement pour les élèves de la trouver. Je ne souhaite pas préparer les séances, ni ne prévois leur déroulement pour accepter la part d’incertitude nécessaire à la saisie des représentations des enfants. Mais quand celles-ci se heurtent à mes hypothèses, je les rejette et m’emploie à les faire changer d’opinion. »

Ici, la réponse des enfants m’a semblé, dans l’instant de son énonciation, mettre en danger le sujet même de ma recherche : s’ils ne se sentent pas différents, que pouvoir alors dire de leur place dans l’école ? Je me suis alors laissé dominer par cette inquiétude, empêchant dorénavant toute réflexion d’advenir, refusant en cet instant d’affronter la part d’incertitude que réclament la démarche qualitative et la recherche collaborative (RC). « Risquer une posture de chercheur en contexte de RC, c’est composer avec les irrégularités qui se produisent au regard du projet initial ainsi que la remise en cause de bien d’autres décisions prises en cours de processus. » (Bourassa, 2012 : 31-32).

Cet analyseur que constitue ici la résistance des enfants renvoie à mes propres implications dans l’institution scolaire et dans l’institution universitaire. Mon expérience professionnelle m’ayant confrontée au sentiment de différence des enfants de CLIS dans le regard des adultes et des autres élèves, je n’ai pas pu entendre une autre parole, qui remettait en question mon propre rapport à l’institution, vue comme un élément d’exclusion de la différence. La résistance des enfants questionnait mon implication dans l’institution de la recherche, par l’invalidité, pensais-je, de mon sujet de recherche. Par l’écriture de l’analyse de mes implications, J’ai pu dédramatiser ce que je considérais comme un échec et relancer le processus de réflexion collective.

La mise à distance des routines professionnelles opère ici comme élément méthodologique qui favorise la production de connaissance. En étudiant mes implications professionnelles et scientifiques dans la séance, j’ai pu mettre à jour les résistances des élèves et les analyser dans le cadre théorique de l’analyse institutionnelle, puis m’en servir lors de la séance suivante. Cette analyse scientifique, adossée à une réflexion professionnelle, m’a conduite à modifier la mise en place du dispositif. J’ai ainsi introduit un bâton de parole [6] pour réguler les débats. J’ai surtout modifié la nature de mes interventions. Pour éviter de réinterpréter leurs propos, celles-ci se sont principalement limitées à les répéter et à faire de courtes synthèses au cours de la réflexion, quand les élèves partaient dans de multiples directions, ou ne parvenaient pas à dépasser le stade des exemples. Les questions posées émergeaient de leur réflexion. Ces nouvelles modalités ont libéré la parole des enfants et construit une véritable réflexion collective, qui m’a permis d’avancer dans ma recherche.

La réflexivité permet d’équilibrer les implications de chaque posture en les réajustant et en permettant au DPC de distinguer ses places et d’adapter son positionnement à la situation vécue. L’écriture aide le DPC à acquérir une véritable posture de recherche face à ses automatismes de praticien. Elle joue un rôle donc central dans ce retour réflexif.

Le rôle de l’écriture 

On peut dire que le DPC est en état de résistance permanent pour trouver une articulation juste de ses postures. Son journal de recherche constitue un outil primordial dans cette articulation. « L’écriture du Hors Texte est analyseur du rapport que la recherche entretient avec l’institution de la recherche ainsi qu’avec le système institutionnel tout entier. » (Lourau, 1988 : 245). Le journal de recherche est essentiel ici, parce qu’il permet au DPC un travail de distanciation de l’action, un « entretien réflexif » avec lui-même, pour mettre à jour les tensions entre les deux postures, et pouvoir les traiter.

Au même temps l’écriture constitue en soi un apprentissage. Les praticiens ne sont pas tous familiers de cet outil. L’écriture universitaire a ses propres contraintes que nous devons intégrer. Le journal en tant que hors texte facilite l’appropriation de cette écriture. C’est bien en cours d’écriture que C. de Saint Martin a mis à jour l’interférence de ses implications professionnelles et de sa position de chercheur. C’est par l’analyse de son journal de recherche qu’A. Pilotti a pris conscience de la confusion des places. L’écriture objective la subjectivité (Kohn, 2013).

Elle participe ainsi de l’initiation du DPC à l’institution universitaire. Qu’elle soit pour une présentation lors de colloques, pour des articles au cours des trois années de doctorat ou pour la thèse finale, l’écriture lui permet de construire son identité de chercheur. C’est en écrivant son article que S. Valentim parvient à assumer véritablement sa place de chercheure face à ses collègues.

Les enjeux des écrits du DPC sont différents de celui du praticien chercheur qui lui est déjà reconnu comme chercheur. L’effet « Goody  » décrit par Lourau (1988), souligne le fait que l’observation des chercheurs est surdéterminée par la représentation qu’ils se font de leur écriture finale. Le contexte de justification détermine, à partir du futur, le contexte de découverte. L’écriture d’article pour des revues référencées AERES [7] ou internationales est un passage obligatoire pour le DPC qui veut devenir universitaire. Le DPC doit donc intégrer les codes de l’écriture scientifique pour y parvenir. De ce point de vue, la situation liminale s’entend bien comme un rite de passage qui nous donne accès aux revues scientifiques.

 Conclusion

La liminalité du DPC constitue une liminalité évolutive : d’abord étranger au monde de la recherche, son travail scientifique l’amène peu à peu à se distancier de son milieu professionnel, parce que son objectif est l’obtention du doctorat. Au fil de la recherche, cette distanciation l’amène parfois à se sentir étranger dans son milieu professionnel, sentiment renforcé par l’évolution des rapports avec ses collègues que sous-tend sa recherche.

Souvent les praticiens chercheurs considèrent d’abord les effets de leur recherche sur la pratique (Perrault-Solivères, 2003 ; Kohn, 2013). L’objectif prioritaire du DPC reste l’obtention de son doctorat. Mais cette situation liminale particulière nous permet de participer à l’épistémologie dans des champs d’activité peu exploités par la recherche. La liminalité du DPC ouvre sur d’autres mondes. On sort de l’entre soi où concepts et expériences circulent dans des univers parallèles, clos et cloisonnés.

Ainsi, la démarche doit, par la distanciation entreprise, permettre d’identifier que « le héros en anthropologie, comme en sociologie et en histoire, c’est celui dont on parle, non celui qui parle » (Olivier de Sardan, 2000 : 21). Dans le cadre de nos recherches, le DPC est à la fois celui qui parle et celui dont on parle. L’analyse de nos implications est nécessaire pour démêler la complexité de cette posture et intégrer celle du praticien dans la construction de savoirs scientifiques. Les retours réflexifs nous permettent de mieux comprendre la réalité sociale que nous étudions.

Au-delà de la reconnaissance institutionnelle du statut de chercheur et des perspectives post-doctorales de chacune, on peut alors se demander si l’identification de la réflexivité et des implications de chaque posture n’est pas ce qui permet au DPC de devenir véritablement un praticien-chercheur. La spécificité du DPC s’entend bien dans la liminalité de sa situation, pendant laquelle il apprend à se défaire des automatismes du praticien et intègre ceux du chercheur.

 Bibliographie

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Bourgeois Etienne (1996), « Identité et apprentissage », Education permanente, n°128, pp. 27-35.

Bourassa Bruno, Boudjaoui Mehdi (dir.) (2012), Des recherches collaboratives en sciences humaines et sociales, Laval Canada, PUL.

Calvez Marcel (1994), « Le handicap comme situation de seuil : éléments pour une sociologie de la liminalité », Sciences sociales et santé, 1/12, pp.61-88.

Casellas-Ménière Marie-France (2013), « Pour une vision rapprochée de la recherche. ’Dieu gît dans les détails’ », dans Pour une démarche clinique engagée, Kohn Ruth Canter (coord.), Paris, L’Harmattan, pp. 39-52.

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Favret-Saada Jeanne (2009) , Les mots, la mort, les sorts, [1977] Paris, Folio.

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Monceau Gilles (dir.) (2012), L’analyse institutionnelle des pratiques Une socio-clinique des tourments institutionnels au Brésil et en France, Paris, L’Harmattan.

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Murphy Robert Francis (1990[1987]), Vivre à corps perdu, Paris, Plon.

Olivier De Sardan Jean-Pierre (2000), « Le ’je’ méthodologique », Revue française de sociologie, 41/3, pp. 417-445.

Perraut Soliveres Anne (2001), Infirmières, le savoir de la nuit, Paris, PUF.

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Schön Donald A. (1994 [1983]), Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Québec, Les Éditions Logiques.

Van Gennep Arnold (2001 [1909]), Les rites de passage, Paris, Picard.

Notes

[1] Classe pour l’Inclusion Scolaire, accueillant spécifiquement au sein de l’école des élèves dont la situation de handicap procède de troubles des fonctions cognitives ou mentales. Ces classes accueillent des élèves de six à douze ans, de tous niveaux scolaires.

[2] Un analyseur, comme son nom indique, est un producteur d’analyse, c’est à dire, un processus (machine, dispositif) qui décompose une réalité en ses éléments consécutifs (d’après Guillier, 2001-2002 :10).

[3] Au sein des crèches, j’ai comme objet de recherche le travail des éducateurs de jeunes enfants (EJE).

[4] ATER : Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche

[5] Tous les prénoms cités ont été anonymés.

[6] Le bâton de parole est un outil de la Pédagogie institutionnelle, qui circule lors des conseils, rendant visible celui qui parle et ne donnant la parole qu’à celui qui le tient.

[7] L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) est une autorité administrative indépendante française, chargée de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche publique.

Articles connexes :



-Immanence, dévoilement et réflexivité. Faire de la sociologie à partir d’une implication militante sur le lieu professionnel, par Chaar Nada, Pereira Irène

-Construire des espaces de réflexivité pour analyser et transformer les pratiques professionnelles : un travail de légitimation, par Demoulin Jeanne, Tribout Silvère

-Manifestations linguistiques de la réflexivité et de la non-réflexivité : les postures en jeu dans la transformation du sujet, par Varga Renáta

-Que la relation d’enquête soit aussi d’amitié, par Duclos Mélanie

-Réflexivité et militantisme : antonymie ou analogie ? – Réflexivité et expertise militante au sein de la Ligue de l’enseignement, 1959-1990, par Lancien Anne

Pour citer l'article


Saint-Martin (de) Claire, Pilotti Anne, Valentim Silvia, « La réflexivité chez le Doctorant-Praticien-Chercheur. Une situation de Liminalité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-reflexivite-chez-le-Doctorant (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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