Depuis des décennies, la recherche socio-anthropologique tente de définir l’entreprendre dans un contexte non occidental. Dans cette même perspective, le livre Rabah Nabli essaie de relever les différences, dans la façon de penser, de réagir et d’agir entre les entrepreneurs des différentes communautés tunisiennes. L’objectif indiqué est de rendre compte de l’horizon économique, de ce nouvel acteur social, dans un contexte marqué par l’aiguisement de la concurrence tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale.
La démarche qui sous-tend cette étude envisage le phénomène en question sous l’angle des hommes, de leurs histoires de vie et de leurs systèmes de valeurs. Elle permet, en effet, de nous introduire au cœur même de leurs modes de penser et d’agir.
Toutefois, donner une certaine importance aux motivations personnelles comme l’esprit d’entreprise incitant tant bien que mal, l’individu à créer et à diriger une entreprise pour son propre compte, n’a pas empêché l’auteur d’essayer de rendre compte aussi de certains cas d’entrepreneurs ayant trouvé dans la communauté ou l’Etat une structure d’accompagnement d’envergure.
Phénomène éminemment social, l’économie est avant tout une affaire de culture et de société. Bien évidemment, pour l’auteur replacer le fait culturel au centre de l’explication des phénomènes économiques, c’est répondre à une exigence heuristique.
Pour Nabli, les dynamiques entrepreneuriales, ou celles de l’urbanisation, les bouleversements sociaux et politiques contemporains n’obéissent pas partout aux mêmes logiques. Il est dorénavant admis par les chercheurs en sciences sociales qui s’inspirent des études en anthropologie économique que la culture en général, et les relations sociales en particulier, englobent la manière dont l’homme exerce son emprise sur la nature (prélèvement, transformation, production, distribution, consommation de la ressource), les rapports économiques (compétition et concurrence) ne s’inscrivent pas alors dans la nature des choses mais bien dans un ordre social. Chez les uns, la loi dominante est celle du « marché », chez les autres celle de la « réciprocité », ailleurs encore celle de la « redistribution ».
A l’opposé de la lecture substantialiste de l’économie, en emboîtant le pas à Balandier et à bien d’autres qui manifestent leur désapprobation pour le discours véhiculé par les partisans de cette approche qu’ils n’hésitent pas à qualifier de nouvelle idéologie moderniste aux présupposés douteux, Rabah Nabli finit par déclarer mort-né le concept de développement.
Le discrédit dans lequel est tombée la théorie du développement [la théorie de la modernisation] vers la fin des années 1960 provient, selon Nabli, en partie de la modestie des résultats obtenus, mais surtout du fait qu’on y a décelé à ce moment un point de vue ethnocentrique ; les sociétés modernes étant implicitement assimilées aux sociétés occidentales, lesquelles prenaient alors valeur de modèle. En outre, elle était perçue comme impliquant un évolutionnisme à la fois peu crédible et peu souhaitable.
Dans cette même perspective, Nabli estime que la crise du modèle de développement économique du capitalisme et de l’étatisme qui s’est déclenchée à partir du milieu des années 70 aurait contraint tout le monde-Développé et Sous-développé - à entreprendre des restructurations. Ces restructurations qui, sont encore en cours montrent que l’enjeu est manifestement culturel puisqu’elles aboutissent souvent à une redéfinition historique des relations de production, de pouvoir et de vie commune qui fondent les sociétés.
Dans cette étude, Nabli part d’une hypothèse générale selon laquelle la réussite de l’entrepreneur, dans le contexte tunisien semblerait dépendre non de la valeur d’échange produite par son capital constant, mais plutôt de son réseau de relations.
Le fait entrepreneurial est envisagé dans ce livre comme un fait de groupe ou de communauté. L’auteur a pu déceler dans le contexte tunisien plusieurs communautés génératrices de l’initiative privée dont les plus réputées sont celles de Sfax, de Djerba et du Sahel. Face à la mondialisation, pour préserver leurs intérêts, ces groupes recourent à des stratégies multiples et différentes.
D’abord, pour les entrepreneurs sfaxiens, comme ils sont issus pour la plupart d’un milieu artisanal ou ouvrier ou encore technicien et de ce fait organiquement liés à l’industrie, ils disposent apparemment d’un savoir-faire et de beaucoup de technicité. Leur regard est nécessairement focalisé sur l’organisation technique du travail en vue d’augmenter la productivité. Leur souci majeur, c’est l’efficacité et l’efficience.
Au-delà des menaces qui pèsent sur certains secteurs de l’entrepreneuriat sfaxien, considéré dans sa globalité, cet entrepreneuriat semblerait faire preuve d’une certaine vitalité, mais Nabli demeure sceptique quant à l’avenir de ces entrepreneurs, en ces temps de croissance incertaine au Nord, et de difficultés de développement au Sud.
Ensuite, en ce qui concerne les entrepreneurs djerbiens, issus pour la plupart d’un milieu de commerçants et de négoces, ils accordent un intérêt particulier aux circuits d’approvisionnement en matières premières, et à ceux de commercialisation et de distribution de biens économiques et de service. Ils se situent souvent dans une logique de continuité, d’ailleurs même leurs projets industriels ne sont en réalité qu’une extension sous forme industrielle de leur activité initiale : le commerce.
Dans le contexte actuel, selon son enquête, l’auteur a relevé deux cas de figure : soit l’entreprise ferme et investit ailleurs, dans les services, le commerce ou même l’immobilier, soit elle tente de se maintenir en investissant un capital accumulé dans des créneaux lui permettant de pérenniser ses rentes.
En outre, concernant les entrepreneurs sahéliens, issus pour la plupart de la fonction publique, d’un milieu très proche des sphères du pouvoir, ils semblent avoir toujours bénéficié du soutien de l’Etat. En plus, étant peu initiés à l’aventure entrepreneuriale, leur avenir semble dépendre beaucoup plus de l’amplitude et de la solidité de leurs relations politiques que de ce qu’ils font sur le plan professionnel.
Au sujet de leurs motivations d’investissements dans les secteurs productifs, la plupart de ses interviewés sahéliens estiment que le décloisonnement des marchés les oblige d’abandonner leur production, suite à la libéralisation des importations ou l’installation de grandes sociétés étrangères à technologie moderne et surtout à marques célèbres. Les modèles internationaux de production et de consommation, renforcés par des circuits dominants en matière de publicité réduisent le champ du possible pour les pratiques de production populaires non soutenues.
Par ailleurs, pour ce qui est des entrepreneurs tunisois, notre chercheur part d’un constat selon lequel la ville de Tunis étant une ville cosmopolite, très ouverte sur l’extérieur aurait réussi, semble-t-il, à pouvoir projeter sa population dans une logique de modernisation tendant à transformer son système social en un système sociétal.
Aujourd’hui, dans le contexte tunisois, l’acteur individuel, en l’occurrence l’entrepreneur, est de moins en moins perçu en référence à sa communauté d’origine, et de plus en plus situé dans un réseau local, familial, associatif, professionnel mobilisable.
Apparemment, il y a nécessité pour tout entrepreneur tunisois de savoir comment se positionner dans l’articulation entre le national et le global. Les entrepreneurs tunisois ne semblent pas pourtant, prêts à se passer de l’assistance de l’État. D’ailleurs, celui-ci ne s’est pas totalement désengagé, bien au contraire, il donne parfois l’impression de se renforcer par le biais des mesures d’investissement, dans les infrastructures et les services de base, le logement, etc.
Les entretiens révèlent que les liens entre les acteurs économiques tunisois et la bureaucratie d’État demeurent trop importants dans la réussite ou l’échec de l’action entrepreneuriale.
Enfin, pour ce qui est de l’entrepreneuriat dans les régions défavorisées de la Tunisie d’aujourd’hui, l’auteur note bien qu’il s’agit là d’un entrepreneuriat de survie. Effectivement, la logique qui semble transcender le comportement économique des acteurs en place est indéniablement une logique sociale : les gens montent des affaires, créent de micro entreprises non pour réaliser des profits, mais tout simplement pour garantir le minimum vital.
Après l’échec du modèle de développement économique et social par le haut, prôné par l’État-nation, au lendemain de l’indépendance et qui avait toujours sacrifié la campagne pour la ville, l’agriculture pour l’industrie, le local pour le national, les populations locales de ces contrées éloignées de la Tunisie, tentent aujourd’hui, non sans résultat, l’expérience du développement par le bas, en comptant en premier lieu sur les ressources disponibles, leur habilité, leur savoir faire et surtout la force des liens sociaux qui les unissent.
Mais, d’une manière générale, en dépit de son dynamisme, l’acteur économique tunisien d’aujourd’hui dont parle Nabli continue d’appréhender le monde économique à la manière de son ancêtre l’artisan ou le commerçant voire le rentier. On est encore loin du modèle de la gestion rationnelle de l’entreprise qui laisse présupposer le calcul rationnel, la quête de l’efficacité, l’efficience et la compétence, à la base de toute initiative économique.
Une lecture de premier degré du livre de Nabli pourrait lui reprocher l’usage abusif de notions de base de l’économie classique : profit, plus-value, rente, capital, accumulation. Il serait ainsi légitime de le critiquer comme étant une victime de l’importation, consciente ou inconsciente, des catégories de l’analyse économique dans les sciences sociales et en particulier la sociologiehttp://www.cairn.info/revue-actes-d.... Son œuvre ne se définirait finalement que comme une variante de l’économie néoclassique standard.
Le projet du chercheur pourrait ainsi susciter des commentaires qui lui nient carrément son apport en tant que sociologue à la compréhension de l’entrepreneuriat dans un contexte non occidental. Selon ses détracteurs Nabli aurait sombré dans un économicisme qui ne le distinguerait que marginalement de la théorie néoclassique au point de n’être présenté que comme un continuateur d’Adam Smith ou de Kirzner.
D’autres commentaires même s’ils ne nient pas l’apport du sociologue, tentent quand-même de le relativiser prétendant que mettre l’accent sur les concepts d’identité culturelle et de milieu support n’autoriserait que l’analyse de la reproduction sociale et non pas la transformation des sociétés. Or, il importe de relever le caractère profondément dynamique de l’analyse socio-anthropologique à laquelle se livre l’auteur dans la quasi-totalité du livre soit lorsqu’il parle de l’entrepreneuriat tunisois, soit lorsqu’il parle de l’entrepreneuriat de survie dans les régions défavorisées de Tunisie.
Une analyse plus attentive, et fidèle à la lettre comme à l’esprit de l’auteur, ouvre de nouvelles perspectives. En effet, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Karl Polanyi, Nabli estime que le champ de l’économie n’est que l’un des domaines par rapport auxquels se structurent l’action et les conflits sociaux, et que les institutions économiques relèvent elles-aussi d’une configuration historique.
Rekik Fethi, « Rabah Nabli, Les entrepreneurs tunisiens. La difficile émergence d’un nouvel acteur », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Rabah-Nabli-Les-entrepreneurs (Consulté le 9 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747