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Chanoir Yohann

Jacques Thorens, Le Brady cinéma des damnés

 




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Jacques Thorens, Le Brady cinéma des damnés, Paris, Gallimard, 2015.

Les études sur les salles de cinéma en France restent soit rares, soit en marge du milieu universitaire. Cet ouvrage, issu de l’expérience d’un ancien projectionniste du Brady, s’inscrit donc dans une tendance historiographique encore souterraine tout en renouvelant l’approche de la cinéphilie. Après les travaux d’Antoine de Baecque sur l’invention d’un regard cinéphile (2003), ceux de Jean-Marc Leveratto sur l’étude du cinéma avec comme point de vue celui de ceux qui le regardent (2010), Jacques Thorens s’intéresse à la micro-société formée par ceux qui fréquentent une salle de cinéma traditionnelle. Les mutations actuelles du parc cinématographique rendent urgentes de telles publications. En 2014, les multiplexes qui représentent 10% du parc français attirent 60 % des spectateurs. Les cinémas mono-écrans, comme le Brady, ne parviennent à capter que 8 % des entrées, bien qu’ils forment 57% des lieux de projection. L’histoire du Brady a donc comme arrière-plan l’uniformisation progressive des espaces et des pratiques cinématographiques dans notre pays. En cela, ce livre présente aussi un témoignage sur une forme de consommation des images en train de disparaître.

« La biographie d’un lieu  »

L’auteur commence par faire œuvre d’historien. Ouvert en 1956, situé dans le Xe arrondissement, le Brady est un cinéma permanent. Il propose un double, voire un triple programme pour un prix modeste. En 1994, Jean-Pierre Mocky rachète la salle. Cet outsider du cinéma français, qui se définit lui-même comme « un SDF de la pellicule  » (p. 18) bouscule les habitudes du cinéma en ajoutant ses propres films dans la programmation. Le spectateur, pour le prix d’un seul billet, aura droit désormais à un film du réalisateur d’À Mort l’arbitre et à un titre de la prolifique filmographie internationale des années 70 et 80. Salle moyenne de cent places, le Brady enregistre rarement une audience massive. Au maximum, 100 clients par jour. Or, le seuil de rentabilité n’est atteint qu’à partir de 20 spectateurs quotidiens. L’histoire du Brady, même atypique, est aussi celle de ces petits cinémas de Paris et de province qui tentent de résister à la concurrence des complexes aux multiples écrans, proposant les blockbusters et disposant des derniers procédés techniques. Le Brady, lui, n’aura jamais droit à l’écran large du Cinémascope. 1994, c’est aussi l’année en France où le pop-corn commence à être vendu en salles, à un prix prohibitif (35 euros le… kilogramme), transformant les salles de cinéma en écosystème clos, où tout est organisé, pensé, préparé pour enclencher chez les spectateurs des achats d’impulsion, qui rapportent des profits conséquents et substantiels. Or, au Brady, les spectateurs sont bien différents.

« Une Cour des Miracles »

Salle permanente, ce cinéma permet pour une somme modique de rester toute la journée. Le Brady, plus qu’un cinéma de quartier, est un « dortoir avec des images  » (p. 12). Beaucoup y viennent pour « se coucher et dormir, pas pour regarder un film  » avoue l’auteur. Le public qui fréquente les lieux est incroyablement bigarré : « clochards, chômeurs fatigués, attardés mentaux en errance, un SDF chinois, des retraités esseulés, de vieux homosexuels maghrébins et prolétaires, un exhibitionniste, deux jeunes prostitués algériens, des célibataires qui s’ennuient  » (p. 9). Autrement dit, il s’agit d’une véritable Cour des Miracles. Au Brady, le spectacle est aussi dans la salle, dans les toilettes ou devant la caisse. Jacques Thorens est à la fois projectionniste, caissier, surveillant de salle, confident ou videur, bref, l’homme à tout faire d’un cinéma populaire. L’auteur, peut être sans en avoir conscience, se place ainsi dans une perspective foucaldienne. En étudiant des marges de notre société, il interroge aussi la construction politique du corps social. Jacques Thorens n’hésite pas à sortir de la salle pour évoquer le quartier où elle est implantée. Le lecteur y découvrira un espace urbain bigarré, caractérisé par la présence de coiffeurs africains, de marchands indiens et de prostituées, dont la nationalité fluctue au gré de l’élargissement de l’Union Européenne. À son échelle, le Brady offre aussi une histoire en creux de la mondialisation. La présence de marginaux n’épuise pas toute l’assistance. On y rencontre aussi des spectateurs de passage, « égarés  » et des amateurs d’une autre forme de cinéma.

« Le temple d’une autre cinéphilie »

Le Brady est le lieu de cette cinéphilie populaire souvent moquée par les prescripteurs classiques. La programmation est centrée sur ce cinéma dit bis, aux productions « à caractère populaire et commercial, à budget moyen, faible ou dérisoire  » [1]. Au fil des pages, l’auteur énonce les titres programmés dans la salle, incroyablement éclectiques, comptant aussi bien des films post-apocalyptiques italiens, du kung-fu, des westerns, des titres de science-fiction comme King Kong contre Godzilla (Honda, 1962), des recyclages improbables (Dracula contre Frankenstein, Adamson, 1971), des réalisations érotiques ou franchement pornographiques comme Gorge profonde (Damiano, 1972). Jacques Thorens en souligne ponctuellement les similitudes avec le reste de la production cinématographique. En cela, cet essai offre aussi une réflexion sur la pertinence des catégorisations socio-culturelles au cinéma, interrogation abordée dans d’autres travaux récents sur la cinéphilie [2].

Après avoir été licencié, l’auteur trouve un emploi dans un « cinéma normal  » (p. 295). Son expérience au Brady lui permet de comparer les pratiques des salles indépendantes et des complexes multi-écrans. Il dresse un réquisitoire implacable contre ces derniers. La vente de carte illimitée, qui semble être une bénédiction pour les amateurs de cinéma, « n’est rentable que si on vend de la confiserie  » (p. 283) en grandes quantités. Ces vastes salles, en outre, imposent leurs choix de films au reste des exploitants avec une nette prédilection pour les films américains. Il en résulte non seulement un appauvrissement de l’offre mais aussi une uniformisation des programmations sur le territoire.

Cette uniformisation est toutefois à géométrie variable. Car les modalités de consommation du cinéma ont radicalement évolué. Le « dressage au silence et à l’écoute  » des spectateurs (Sorlin, 2004 : 41) [3] suite à l’arrivée des longs-métrages dans la première moitié du vingtième siècle, a perdu de sa force. Dans une salle de multiplexe, les « nuisances  » (p. 292) sont désormais fréquentes : conversations téléphoniques en pleine séance, chewing-gums collés sur les sièges, restes de pop-corn écrasés sur le sol, jets de boisson gazeuse sur la moquette, etc. À ces nuisances s’ajoutent les nombreuses incivilités. De grands distributeurs « ont en tellement marre de la clientèle difficile qu’ils proposent beaucoup plus de films en VO  ! Et évitent les films à problèmes  » (p. 294), comme les productions horrifiques destinées à un public d’adolescents. Jacques Thorens suggère ainsi qu’une différence fondamentale entre les petites salles, les cinémas indépendants et les multiplexes réside dans l’accueil des publics, un accueil déterminé par le choix de la programmation. La projection d’une version originale peut ainsi relever d’une stratégie discriminante. Dans ces lignes, l’auteur souligne le danger de la fin du film comme expérience collective et occasion de rencontre sociale. Il montre également que l’appréhension du cinéma comme pratique culturelle la plus partagée [4] est à nuancer avec l’usage de critères comme la diffusion en V.O.

En conjuguant l’histoire d’une petite salle de cinéma à la relation d’une vie d’un quartier d’une ville mondialisée, l’auteur dilue parfois son propos avec des considérations éloignées de son objet d’étude principal. Son évidente empathie pour les habitués du Brady le conduit ponctuellement à forcer le trait. Mais la lecture de cette « biographie d’un lieu  » permettra aux lecteurs de saisir pourquoi la salle parisienne du Brady représente à la fois un microcosme de ce que fut notre cinéma et la butte-témoin ce qu’il risque de ne plus être.

Notes

[1] Aknin Laurent (2007) Le Cinéma bis : cinquante ans de cinéma de quartier, Paris, Nouveau Monde, p. 9.

[2] Dominguez Leiva Antonio, Laperrière Simon (2015), Éloge de la nanarophilie, Neuilly-Lès-Dijon, Le Murmure.

[3] Pierre Sorlin (2004), « Un objet à construire : les publics de cinéma », Le Temps des médias, n° 3, automne, pp. 39-48.

[4] Émmanuel Ethis (2007), Sociologie du cinéma et de ses publics [2005], Paris, Armand Colin.

Pour citer l'article


Chanoir Yohann, « Jacques Thorens, Le Brady cinéma des damnés », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Jacques-Thorens-Le-Brady-cinema (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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