Alors qu’elle occupait leur une il y a quelques mois à peine, la ’crise grecque’ a disparu de l’écran des radars de la grande majorité des médias français. Non pas qu’elle ait trouvé une solution ni même un début de solution, bien au contraire. Mais il en va ainsi de l’actualité médiatique qui doit sans cesse renouveler son flux de ’drames’ et de ’tragédies’ pour conserver et, si possible, accroître son stock de lecteurs, auditeurs et spectateurs. Cela n’en rend que plus nécessaire la lecture de cet ouvrage collectif dont la thèse forte est que la ’crise grecque’ fournit une parfaite illustration de la régression non seulement socioéconomique mais véritablement civilisationnelle à laquelle conduit inexorablement la mise en œuvre des politiques néolibérales poussées jusqu’à leurs dernières conséquences. Elle préfigure ainsi le sort promis à tous les autres États européens dans lesquels ces politiques sont également mises en œuvre, à des degrés seulement moindres, pour l’instant.
Dans l’introduction de l’ouvrage qu’elle dirige, Noëlle Burgi rappelle les principes fondamentaux de ces politiques en même temps que leur responsabilité dans la crise. Politiques qu’elle choisit de définir à partir de Michel Foucault comme « une nouvelle forme de ’gouvernabilité’ [qui] préconise la sujétion de toute la vie sociale, y compris la sphère publique, aux mécanismes du marché » (page 19). Elles impliquent par conséquent la mise en concurrence généralisée des individus, des groupes humains, des territoires, des nations mêmes, ce qui suppose de supprimer toutes les barrières politiques (frontières, législations et réglementations, monopoles et services publics, etc.) mais aussi morales, éthiques et psychologiques qui ont entravé jusqu’à présent le développement du marché et son emprise sur les sphères non économiques de la vie sociale, en étant ainsi synonymes de dumping social (baisse du niveau de vie et insécurité sociale grandissante de toute la population vivant de son travail) mais aussi de déliquescence de toutes les formes de solidarité et de développement de l’anomie à grande échelle.
Parce qu’elles n’encourent pas le risquent d’être démenties par la réalité, ces politiques présentent un immense avantage pour les gouvernants. Qu’elles ne tiennent pas les promesses faites lors de leur mise en œuvre (relancer la croissance économique, résorber le chômage, réduire les déficits publics et privés, etc.) prouve seulement qu’elles n’ont pas encore été mises en œuvre à l’échelle et avec la radicalité qui conviendraient ; en somme, si la réalité socioéconomique dément la théorie néolibérale, ce n’est pas la seconde qui a tort, c’est la première qui n’a tout simplement pas encore été ’réformée’ (libéralisée, déréglementée, etc.) suffisamment pour se conformer à elle. D’où les vagues successives de « réformes » qu’elles orchestrent, dont le nombre, l’ampleur et le rythme ne cessent de s’accélérer au fur et à mesure où les politiques néolibérales sont tenues en échec, au regard des résultats qu’elles sont censées produire.
Ainsi en a-t-il été au lendemain de la dernière crise financière en date que ces politiques ont produites en 2007-2009 aux États-unis et en Europe. Provoquée par l’éclatement d’une bulle spéculative engendrée par le gonflement du crédit privé (celui des entreprises et celui des ménages), sciemment organisé par le capital financier (banques, organismes hypothécaires, compagnies d’assurance, fonds de placement), cette crise s’est résorbée par le sauvetage par les États de ce capital en faillite, moyennant partout un gonflement de la dette publique dont le remboursement est désormais à la charge des contribuables – selon le bon vieux principe capitaliste qui veut que l’on privatise les bénéfices mais que l’on socialise les pertes. Ce qui, du coup, a donné aux gouvernants occidentaux, ordonnateurs des politiques néolibérales responsables de la crise, l’occasion de redoubler leurs ardeurs réformatrices, en prétendant sortir de celle-ci par la mise en œuvre d’une nouvelle vague de telles politiques, impliquant de durcir encore et toujours l’austérité salariale (par la compression du « coût du travail ») en la renforçant par une austérité budgétaire synonyme d’accélération du démantèlement de la protection sociale publique et de dégradation voire de destruction des équipements collectifs et des services publics).
Dans le cas de la Grèce, le gonflement de la dette publique a été d’autant plus ample et brutal que la dégradation antérieure de l’état des finances publiques avait été masquée pour permettre à la Grèce d’intégrer la zone euro en 2002. La potion néolibérale, administrée par la fameuse ’Troïka’ composée par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, n’en a été que plus sévère et amère. La catastrophe socioéconomique qu’elle a engendrée se résume en quelques chiffres : entre fin 2007 et fin 2013, son produit intérieur brut (PIB) a régressé de plus d’un quart, son taux de chômage est passé de 10 à 28 % (61 % pour les jeunes !), sa dette publique a bondi de 105 à 175 % de son PIB, malgré trois « plans de sauvetage » successifs qui n’ont consisté qu’à l’endetter davantage pour ’sauver’ (lui permettre de rembourser) ses créanciers privés (dont les plus grandes banques françaises et allemandes).
La deuxième partie de l’ouvrage éclaire quelques-unes des conditions auxquelles ce « grand bond en arrière » (Halimi, 2004) a été accompli. Parmi elles la principale est évidemment la défaite infligée aux organisations et mouvements qui ont tenté de s’y opposer. C’est l’occasion pour Apostos Kapsalis et Yannis Kouzis et pour Loukia Kotronaki d’évoquer les luttes syndicales (grèves sectorielles ou générales, manifestations de rue, etc.) qui ont scandé l’actualité sociale grecque au cours de ces dernières années… et leur impuissance globale à s’opposer aux diktats de la Troïka ; celle-ci s’explique notamment par la faiblesse traditionnelle du syndicalisme grec, notamment dans le secteur privé, mais aussi par son inféodation aux partis politiques qui lui a conféré mauvaise presse auprès d’une partie de la population. Mais il faut aussi faire part de l’extrême brutalité de la répression dont ces mouvements ont été victimes de la part de la police grecque, dont les unités de maintien de l’ordre sont pour certaines notoirement infiltrées par des éléments d’extrême droite. Cette répression a d’ailleurs aussi frappé les journalistes, du moins ceux qui ont cherché à continuer à informer le public en se refusant à se faire les porte-parole du gouvernement, comme le rappelle Corina Vasipoulou, jusqu’à conduire le gouvernement grec en juin 2013 à purement et simplement fermer du jour au lendemain la radio et la télévision publiques… sous prétexte de mesures d’économie.
Que la dépression socio-économique ainsi infligée à la Grèce ait été en même temps une véritable régression civilisationnelle – comme le suggère le titre de l’ouvrage – est illustré par les chapitres de la troisième partie de l’ouvrage. Par delà la répression policière et la tentative de juguler l’information sont alors détaillées les formes concrètes de la violence sciemment administrées à la population dans son ensemble par l’intermédiaire du démantèlement de tout le système public de santé, assurance maladie et établissements hospitaliers. Noëlle Burgi rappelle ainsi que des centaines de milliers de malades ont été privés, en quelques mois, de tout soin faute de disposer des revenus leur permettant d’accéder à la part privatisée du système de soins (médecins libéraux et cliniques privés), tandis que nombre de jeunes médecins diplômés préfèrent dans ces conditions s’expatrier, appauvrissant encore d’autant l’offre de soins. Tous les indicateurs de morbidité sont ainsi en hausse en Grèce depuis 2010, y compris ceux concernant le suicide et la toxicomanie, ainsi que le détaille le Dr. Katerina Matsa dans le chapitre qu’elle consacre à l’évolution récente de cette dernière, les « paradis artificiels » demeurant le seul échappatoire à un monde dans lequel la vie quotidienne est dépourvue d’horizon et synonyme de souffrance et de désespérance continues.
Ainsi, « La Grèce est à la fois un cas emblématique des effets produits par les politiques d’austérité et un cas singulier, particulièrement inquiétant du fait de la profondeur de la dépression dans laquelle elle a basculé et de l’ampleur des tensions qui traversent la société. » (page 38). Si l’ouvrage documente précisément en quoi la Grèce soumise aux Mémorandums de la Troïka (les plans d’austérité imposés par l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) est emblématique des ravages sociaux occasionnés par la mise en œuvre des politiques néolibérales, il peine par contre à expliquer la singularité grecque en ces circonstances. Pourquoi la Grèce s’est-elle montrée plus particulièrement vulnérable, plus que les autres États européens, tant à la crise financière des années 2007-2008 qu’à la mise en œuvre redoublée des politiques néolibérales ? Non pas que l’ouvrage ignore la question : les trois chapitres de la première partie lui sont au contraire en bonne partie consacrés mais les éléments de réponse qu’on peut y relever n’y répondent pas de manière entièrement satisfaisante. Sous la plume de Polymeris Voglis et Kostis Karpozilos, le premier pointe à juste titre ce que la situation actuelle de la Grèce doit à son histoire longue, celle d’une formation tenue à l’écart du devenir de l’Europe occidentale par sa sujétion au sein de l’Empire ottoman jusque dans les années 1820, aussitôt mise sous tutelle par les puissances alors dominantes en Europe (le Royaume Uni et la France) après son accession à ’l’indépendance’, dans lequel l’État est resté parasité et entravé à la fois par la tutelle de l’Église orthodoxe et les allégeances familiales, synonymes de népotisme et de clientélisme à tous les niveaux de son appareil, à telle enseigne par exemple qu’il est de notoriété publique en Grèce que les deux partis qui ont alterné au pouvoir depuis 1974 sont en fait entre les mains de deux familles (les Karamanlis et les Papandréou). Ce qui explique largement le défaut de culture démocratique… dans le pays qui passe pourtant pour le berceau historique de la démocratie ; au cours du XXe siècle, la Grèce aura ainsi connu deux dictatures militaires, celle de Metaxas (1936-1941) et celle dite des colonels (1967-1974), entrecoupée par une occupation nazie particulièrement féroce (1941-1944) et une guerre civile particulièrement atroce (1945-1949). Autant d’événements dont la Grèce actuelle porte les stigmates, tant dans la faiblesse relative des forces de gauche, que rappelle Kostis Karpozilos, que dans la vivacité d’une extrême droite dont la principale formation, Aube dorée, est ouvertement néonazie et tente d’ériger la traque et l’assassinat des étrangers clandestins en sport national, en bénéficiant d’une large impunité policière et judiciaires, ainsi que le souligne Dimitris Psarras.
Mais ces chapitres sont riches en allusions à d’autres facteurs plus immédiatement susceptibles d’expliquer la singularité grecque : à la manière dont népotisme et corruption ont été alimentés, à partir de 1980 (date de l’adhésion de la Grèce à la Communauté économique européenne), par le flot des subventions communautaires ; à la complicité tacite des instances communautaires dans le maquillage des comptes des finances publiques grecques ; ou encore, aux facilités ouvertes par les banques européennes à l’endettement privé (qui a alimenté un véritablement boom immobilier en relation avec le tourisme) et public (lié notamment à l’organisation de l’Euro 2004). Autant d’éléments qui ont directement préparé la faillite de 2010 et fournit moyen et prétexte à la mise en œuvre des politiques qui font actuellement le malheur de la Grèce.
Halimi Serge, Le Grand Bond en arrière, Paris, Fayard, 2004 ; réédition, Marseille, Agone, 2012.
Bihr Alain, « Noëlle Burgi (dir.), La Grande Régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Noelle-Burgi-dir-La-Grande (Consulté le 9 décembre 2024).