Rinaldy Alicia

« Voyons si nous nous comprenons » : la réflexivité comme processus et expérience partagée dans l’enquête ethnographique

 




 Résumé

La réflexivité recouvre plusieurs acceptions en sciences sociales. Ce “ retour sur soi ” préconisé par les démarches réflexives peut s’appliquer, notamment, à la société, au chercheur, à ses écrits ou à sa méthode. Il n’est toutefois pas l’apanage du seul sociologue et peut également être produit par les personnes avec qui il travaille. Ce texte ne prétend pas revenir de manière exhaustive et historique sur ces différentes approches. Mais il souhaite montrer, à partir de l’analyse d’un travail de terrain réalisé en milieu rural au sud du Mexique, où les récits de vie ont été au cœur de la méthode adoptée, que de multiples réflexivités peuvent advenir au sein même d’une enquête de type ethnographique. Il s’agira donc d’entendre les démarches réflexives en sciences sociales comme méthode, mais aussi et surtout comme processus et expérience partagée dans la recherche de production de “ sens ” – pour l’ethnographe tout autant que pour les ethnographiés.

Mots clés : Réflexivité, enquête ethnographique, pacte ethnographique, entretiens, récits de vie.

 Abstract

Let’s see if we understand each other” : reflexivity as a process and shared experience in ethnographic study

Reflexivity encompasses several meanings in social sciences. “ Self-reflecting ” recommended by reflexive approaches can in particular be brought to society, the researcher, his/her papers or his/her methodology. However, it is not only the privilege of the investigator. It can be also produced by the persons with whom s/he works. This article does not claim to study this variety of approaches in an exhaustive or historic way, but wishes to show that multiple reflexivity can occur in an ethnographic study where life narratives are central to the chosen method. It is based on the analysis of a field survey conducted in a rural area south of Mexico. The reflexive initiatives in social sciences will be considered as a method, but also and above all as a process and shared experience in the production of “ meaning ” – for the ethnographer as much as the ethnographed.

Keywords : Reflexivity, ethnographic study, ethnographic pact, interview, life narratives.

 Introduction

Dans le cadre d’une thèse de sociologie, l’objet de ma recherche est de comprendre comment les individus, au sud du Chiapas (Mexique), ont vécu les changements organisationnels profonds du milieu rural [1] durant ces trois dernières décennies [2] : le passage de l’ejido [3] comme propriété commune à une propriété individuelle [4] ; le passage d’une domination indirecte à une domination directe de l’industrie sur l’agriculture [5] ; l’expansion des phénomènes de « désagrarisation » et de « pluri-activités » [6] ; et l’émergence depuis les années 2000 du Chiapas comme nouvel état mexicain expulseur de main d’œuvre vers les États-Unis [7].

La propriété foncière et la production caféière au Mexique,quelques éléments de contextualisation :

La revendication zapatiste « Tierra y Libertad » pose les deux facettes de la Révolution mexicaine de 1910 : une réforme agraire doit se faire en garantissant aux paysans la propriété foncière d’abord (la Terre), l’autonomie politique, ensuite (la Liberté). L’État mexicain procède à la répartition des terres par le démembrement des grandes exploitations agricoles (haciendas et fincas), une répartition qui sera surtout effective sous le gouvernement de Lázaro Cárdenas (1934-1940). Ces terres deviennent propriétés de la Nation, ne peuvent être vendues et sont gérées collectivement par une nouvelle institution : l’ejido. Une certaine « citoyenneté agraire » (Léonard et Foyer, 2011 : 25) se met alors en place. Entre 1930 et 1970, l’ejido bénéficie d’une économie et d’une politique favorables. Le modèle économique de “ substitution des importations ” génère une forte industrialisation et l’agriculture, qui fournit en grande quantité des aliments peu chers pour nourrir les villes, devient alors fonctionnelle au développement de ce processus d’industrialisation (Rubio 2003 : 46). Les produits dédiés à l’exportation, comme le café, bénéficie par ailleurs d’aides étatiques importantes. L’Institut Mexicain du Café (Inmecafe), géré par l’État, aide au financement des productions (distribution de crédits), de leur achat (à prix garanti) et de la transformation de la graine. Il donne également un certain nombre de services aux producteurs, qui bénéficient d’une couverture sociale et de la construction d’infrastructures dans les villages (écoles, routes, électricité, dispensaires, etc.). Les années 1980 marquent un changement de paradigme : avec l’orientation néolibérale d’insertion compétitive dans les marchés internationaux, qui trouvera son apogée lors de la signature du traité de libre échange Nord Américain (ALENA) ; ou le programme d’ajustement structurel souscrit auprès du FMI dès 1983, qui inaugure une politique d’austérité et voit la disparition d’institutions étatiques comme l’Inmecafe. « Entre 1983 et 1988, […] le budget du ministère de l’agriculture est réduit de 70 % et les investissements baissent de 85 %  » (Léonard et Foyer, 2011 : 45). Cependant, l’État ne se libère pas totalement de ses fonctions dans le milieu rural, il continue à être présent, mais d’une toute autre manière. Les aides envers l’agriculture sont distribuées au travers de programmes comme Procampo ou Aserca – ces aides sont destinées aux producteurs compétitifs, intégrés aux marchés agricoles internationaux –, ou au travers de politiques de réduction de la pauvreté – la plus emblématique est le programme Progresa, devenu Oportunidades, dédié aux mères de famille dans les zones rurales marginales. Enfin, en 1992, l’article 27 de la Constitution, qui posait les bases de l’ejido, est réformé, mettant fin à la structure communautaire et au contrôle collectif sur les transferts fonciers. Si l’assemblée ejidale l’accepte (ce sera le cas de 1732 ejidos sur les 2208 que compte le Chiapas, soit plus de 78 %), les terres deviennent propriétés individuelles. Elles peuvent désormais être vendues, fractionnées ou utilisées comme bien immobilier. Ces multiples changements inaugurent de nouveaux modes de vie en milieu rural, plus nécessairement liés aux mondes agricoles.

Pour comprendre l’ensemble de ces reconfigurations du milieu rural mexicain, le premier chemin de cette recherche devait me mener de la théorie à l’empirie (Favret Saada, 1977 ; Caratini, 2012). Je réalisais donc un travail de terrain de mars à août 2012 auprès de petits producteurs de café, ejidatarios, à l’extrême sud-ouest du Mexique, à la frontière avec le Guatemala. Cette enquête ethnographique s’est composée d’entretiens avec les représentants des institutions étatiques en charge des questions agraires [8], d’observations lors d’événements publics dans l’ejido El Edén [9] et de longs récits de vie auprès de ses habitants [10]. Elle m’a amenée à penser la réflexivité en sciences sociales d’une manière singulière.

Dans son sens commun, la “ réflexivité ” renvoie à la “ faculté ” de la pensée à faire un retour sur elle-même, à objectiver et à s’objectiver. Le terme est plurivoque – dans réflexivité, on entend également : réfléchir, se réfléchir, reflet, réflexion, réflexe, etc. – et peut se référer à plusieurs démarches. Être réflexif pour le chercheur, c’est d’abord (et essentiellement) réfléchir sur la/sa/une société. Or, pour caresser ce doux rêve sans tomber dans les écueils positivistes, cette réflexivité peut et doit, sous les conseils tant d’anthropologues que de sociologues, faire quelques détours. Elle peut s’appliquer au texte dont le chercheur est l’auteur en remettant au centre de l’analyse sa part interprétative (Geertz, 1996) ; au chercheur lui-même, par l’« objectivation participante » permettant d’« objectiver ceux qui d’ordinaire objectivent » (Bourdieu, 2003 : 45). Elle peut également – suivent désormais les postures qui nous intéresseront plus particulièrement pour le présent article – l’amener à comprendre sa propre image, qui “ se réfléchit ” dans le regard de “ l’Autre ” pendant l’enquête de terrain : comment est-il perçu ? Quelle(s) place(s) occupe-t-il dans le système de relations qu’il tente de mettre au jour ? Il s’agit de révéler « la situation d’énonciation. Ce qui importe alors, c’est moins de déchiffrer des énoncés – ou ce qui est dit – que de comprendre qui parle, et à qui » (Favret Saada, 1977 : 32). Le chercheur n’est plus à penser en dehors du jeu social qu’il se donne à comprendre, mais comme un acteur parmi d’autres de celui-ci. Dans la continuité de cette approche, la réflexivité peut aussi être cette méthodologie appliquée à son propre travail de terrain. Cette posture emic permet de « traiter l’enquête elle-même comme un terrain d’investigation » (Althabe, 1990 : 130) et ne se cantonne plus exclusivement à l’analyse de la façon dont l’ethnographe est perçu, mais à celle de son entrée sur le terrain, des modalités de récolte des données, etc. Enfin, elle n’est pas la propriété exclusive du chercheur. Elle peut également être produite par les personnes avec qui il travaille [11]. C’est ce que Bourdieu – non sans contradictions [12] – appelait déjà de ses vœux dans La misère du monde. Le sociologue devait véritablement jouer un « rôle d’accoucheur  », provoquant chez les acteurs leur propre socio-analyse, les délivrant de leur « vérité » (Bourdieu, 1993 : 919).

Si elles ont été perçues différemment selon les temps et espaces dans lesquels elles se concevaient, révélant toujours un peu plus la puissance heuristique dont elles sont porteuses, les démarches réflexives nous répètent à chaque fois que la méthode d’enquête, son contexte et son auteur ne peuvent plus être dissociés de l’analyse (Althabe, 1990 : 131). Elles « [font] partie depuis déjà longtemps de la panoplie du parfait ethnologue » (Copans, 1998 : 10). Au-delà d’une approche visant à historiciser ces différentes postures réflexives en sciences sociales et à estimer que l’une est le dépassement méthodologique de l’autre, j’aimerai montrer que mon travail de terrain a fait exister de multiples réflexivités, qui se sont jouées, tour à tour, à des moments distincts de l’enquête. Je les entendrai donc comme méthode certes, mais aussi et surtout comme processus porteur de l’analyse à venir.

J’ai délimité quatre dimensions réflexives propres à ce travail de terrain. Elles sont toutes advenues pendant celui-ci. En revanche, le regard systématisé et global de la réflexivité dans l’enquête ethnographique, tel que je le propose dans cet article, s’est éveillé une fois l’enquête réalisée, de retour en France, aidée, sûrement, par les distances géographique et temporelle. Je reviendrai sur le premier temps du travail de terrain : le moment de la prise de contacts. Il s’agira de relativiser le caractère intrusif de la rencontre ethnographique (I). Puis, j’analyserai l’image que mes interlocuteurs me renvoyaient de moi-même et, réciproquement, celle que je leur renvoyais d’eux-mêmes (II). Au-delà de ce jeu de reflets et dans une perspective plus interactionniste, l’article s’attardera également à comprendre la nature du lien de communication à l’œuvre dans la relation que je construisais avec mes interlocuteurs (III). Ce qui permettra, enfin, d’envisager la réflexivité comme une expérience partagée par tous les participants de l’enquête ethnographique (IV).

Figure 1. Carte de situation de l’enquête de terrain [13]

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Figure 1. Carte de situation de l’enquête de terrain

 Se rencontrer : quand l’« intrusion inaugurale » se fait sans heurt

Lorsque j’arrive à Tapachula, chef-lieu du Soconusco (Chiapas), je retrouve Ernesto [14], ingénieur agronome à l’Université Autonome du Chiapas, avec qui j’avais travaillé lors de mon master [15]. Fort de sa connaissance du contexte rural, il me propose de parcourir les ejidos de la région. Selon lui, tous sont traversés par les phénomènes de migration et de désagrarisation. Lors de nos visites, nous nous rendons tout d’abord dans l’ejido El Edén, qui deviendra le lieu privilégié de mon travail de terrain. Je reviendrai sur les premiers moments de ma rencontre avec certains habitants du village : «  La période où l’ethnographe prend ses premiers contacts […] est une phase essentielle où des positions se construisent […]. Ce round d’observation, préliminaire obligé du terrain, est conditionnée par l’attitude de ses hôtes » (Abélès, 2002 : 41).

Lors de ma première visite dans le village, je rencontre Luis, membre du « comité ejidal » [16]. Je lui expose mes recherches et mon désir de recueillir le vécu des habitants de son village. Puis, il se raconte de manière spontanée, n’hésitant pas à livrer des épisodes intimes de son parcours : orphelin de père et de mère ; alcoolique durant plusieurs années, « comme beaucoup d’autres dans le village » [17] ; parti « al Norte » [18] à la fin des années 1990. Il dénonce également les aides « inutiles » du ministère de l’agriculture et la difficulté de vivre encore de sa production agricole. Nous parlons pendant deux heures. Selon les règles de l’interaction délimitées par Erving Goffman [19], Luis cherchait peut-être à me livrer ce qu’il pensait que j’attendais de lui. Cela peut amener à nuancer le contenu de son discours. Cependant, la spontanéité de son dévoilement reste, à mon sens, une donnée remarquable. Il m’invite à l’assemblée de l’ejido, qui se tiendra en fin de semaine, pour me présenter, ainsi que ma recherche et mon souhait de rencontrer les ejidatarios intéressés par un entretien. Quelques jours plus tard, devant une assemblée d’une cinquantaine de personnes, je me présente donc comme doctorante en sociologie d’une université publique française. Je leur explique que j’essaie de comprendre la crise agricole que traverse le Chiapas et que, pour cela, j’ai besoin qu’ils me racontent leur vécu, leur savoir-faire, qu’ils m’apprennent comment cela se passe pour eux. Je leur demande de me [faire] « partager [leurs] histoires de vie » [20]. Avec le recul, je me rends compte combien cette phrase pouvait être énigmatique : s’ils me donnaient leurs histoires de vie, de mon côté qu’allais-je bien pouvoir leur donner en échange ? « Le fait que sa présence soit tolérée, acceptée, […] met déjà [l’apprenti chercheur] – lui semble-t-il – dans la position du débiteur » (Caratini, 2012 : 43). Comme pour conjurer cette « position du débiteur », je m’empressais de préciser : « Je ne viens pas avec des réponses, j’aimerai juste vous écouter ». Ce que je semblais donner en échange, sûrement naïvement, c’était donc une écoute. Je proposais pour cela que les volontaires s’inscrivent sur une feuille que je fis passer dans l’assemblée pour convenir d’un rendez-vous pour un entretien. Cinq personnes s’y annotèrent : quatre hommes et une femme. Cela peut paraître mince au regard de l’assemblée présente ce jour-là, mais je trouvais que c’était un bon point de départ.

J’ai commencé les entretiens la semaine suivante à partir de ces cinq personnes. Grâce à leurs voisins, connaissances et famille, la liste s’est peu à peu élargie. Ces cinq personnes n’appartenaient pas au même réseau d’interconnaissances, ce qui m’a permis de ne pas être enfermée dans un réseau social particulier (Naepels, 1998 : 190). Le hasard des rencontres dans le village a également contribué à cette dynamique de travail [21]. Depuis Tapachula, je me suis rendue à l’Edén en transports en commun presque quotidiennement, pendant quatre mois (environ une heure de trajet). C’était l’occasion de créer des liens. Trois femmes sont, par exemple, venues me voir pour me dire qu’elles aimeraient réaliser un entretien. Nos rencontres se faisaient en deux temps. Je voyais d’abord les personnes pour leur expliquer mon travail ; nous prenions ensuite rendez-vous pour un entretien enregistré. Cette première contrainte, à laquelle je me suis strictement tenue, permettait de relativiser le caractère imposé des entrevues. Si un de mes interlocuteurs se trouvait absent le jour convenu, j’en aurai déduit qu’il n’était pas intéressé par la réalisation de cet entretien. Cela n’est jamais arrivé [22]. La deuxième contrainte que je m’étais fixée était de ne réaliser qu’un seul entretien par jour. Ne visant ainsi pas la quantité mais la qualité de nos entrevues, cela me permettait de donner tout l’espace possible à ce qui pouvait exister pendant l’interaction des entretiens. Ceux-ci duraient en moyenne trois heures.

Cette entrée sur le terrain révèle deux points importants : d’abord le caractère déséquilibré d’une rencontre entre, d’un côté, une personne qui se présente comme étudiante et simple observatrice proposant son écoute attentive et, de l’autre, des personnes qui n’ont jamais demandé à la rencontrer ni à être écoutées ; ensuite, et malgré ce déséquilibre constitutif de la relation ethnographique, l’accueil favorable fait à ma proposition par les habitants d’El Edén. Je n’ai pas eu de difficultés à entrer dans le village et mes interlocuteurs se sont livrés avec spontanéité : Luis dès notre première entrevue, les cinq premières personnes à s’inscrire, le réseau qui s’est construit sans heurt, les personnes qui ont cherché par elles-mêmes à travailler avec moi, la longueur de nos échanges, etc. Le dispositif de recherche permettait donc d’atténuer cette « intrusion inaugurale » (Abélès, 2002 : 41) et d’estomper le caractère « toujours un peu arbitraire qui est au principe de l’échange [ethnographique] » (Bourdieu, 1993 : 905).

 Se réfléchir : quand l’expérience première de l’entretien est celle de la catégorisation

Pour autant, que pouvait cacher cet accueil bienveillant ? A cette question, Luis y apportera une première réponse. Après m’être présentée auprès des ejidatarios le jour de l’assemblée, alors que j’étais sur le départ, il vint me voir pour me demander si cela s’était bien passé. Je lui répondis par l’affirmative, lui confiant que j’avais quelques volontaires pour mes entretiens. Je lui demandai, comme il se trouvait lui aussi dans l’assemblée, ce qu’il en avait pensé de son côté. Il m’expliqua alors que les quelques noms que j’avais récupérés étaient dus à la couleur de ma peau et à celle de mes yeux : « C’est parce que tu es blanche aux yeux bleus, tu attires l’attention et la curiosité » [23]. Je n’ai pas répondu, gênée par cette remarque.

Je commençai donc les entretiens la semaine suivante. Pendant ceux-ci, je demandais à mes interlocuteurs de me raconter leur vécu. Mais je n’étais pas la seule à poser des questions. Légitimement, ils faisaient de même. Plus qu’à raconter mon histoire personnelle, ils m’invitaient à parler de la France. Ils me questionnaient sur le temps, la nourriture, les services publics, la propreté, la migration, le régime politique ou la valeur de l’euro. Dans ces thématiques apparaissait déjà en creux ce que certains me demandaient explicitement : « La France, c’est plus beau que le Mexique, n’est-ce pas ?  » [24] :

Augusto : Comment sont les territoires européens ? Ils sont petits ?

Moi : Oui, ils sont petits, comparativement. Par exemple : le Mexique, c’est quatre fois la France !

Augusto : Ah oui, c’est sûr… Et c’est un pays plus développé, n’est-ce pas ?

Moi : Bon… Disons, que c’est différent…

Augusto : Mais, dis-moi, en France, il y a des gens pauvres ?

Moi : Oui.

Augusto : Pauvres, jusqu’à quel niveau ?

Moi : Il y a des SDF. Beaucoup.

Augusto : A ce point-là ?

Moi : Il y a du chômage. Pour les paysans aussi, c’est difficile…

Augusto : Ah… […] Par exemple, là-bas, combien gagne un paysan ? [25]

Isabel : La France c’est très très beau n’est-ce pas ?

Moi : C’est… Oui, il y a de jolies choses, d’autres moins.

Isabel : Mais là-bas on gagne plus qu’ici. Là-bas c’est mieux payé, n’est-ce pas ?

Moi : Oui, mais la vie est chère : logement, nourriture, tout est cher. Oui, les salaires sont plus élevés, mais comme toute la vie est plus chère, parfois c’est difficile.

Isabel : Mais là-bas, les présidents aident, n’est-ce pas ? [26]

Ce qui s’exprimait alors, c’était la vision d’une France “ civilisée ” et “ développée ”, avec un meilleur mode de vie, où le gouvernement fait quelque chose pour sa population. Même si j’essayais de nuancer la vision d’une France stéréotypée et idéalisée, j’en étais de fait la représentante :

Marveilla : C’est bien que vous aimiez être formés. Parce que c’est très important d’être formé. Avec la situation que nous sommes en train de vivre en ce moment, cela exige de l’envie. Celui qui a fait des études, il s’en sort plus ou moins… bien, pourrait-on dire. Mais nous, par exemple, dans mon cas, moi j’ai juste étudié jusqu’au collège. Donc je n’aimerais pas que mes enfants soient pareils, j’aimerais qu’ils aient un autre niveau d’études. Parce que ça les aide trop [27].

Doña Alicia : J’aime quand vous étudiez ainsi. [Nous rions].

Moi : Ah oui ?

Doña Alicia : C’est bien. Mais maintenant il y en a beaucoup qui n’aiment pas étudier. Ils ont des facilités pour… Ne pas étudier ! Ils n’ont pas envie. Alors qu’avec le temps cela va leur servir, ils vont le regretter. Ils restent travailler ici comme ouvrier [agricole] ou comme voleur ! [28]

Lorsque ces deux interlocutrices évoquent les bienfaits de l’université, elles ne me tutoient plus mais utilisent un « vous ». Ce « vous » français est un « ustedes » espagnol, soit la deuxième personne du pluriel – et non la formule de politesse de la deuxième personne du singulier, « usted ». Cette énonciation révèle mon statut dans l’interaction : en s’adressant à moi, on s’adresse aux Français en général. Je deviens « les Français ». Mon statut d’étudiante ne faisait que renforcer la vision d’une France développée et civilisée. Tel le négatif d’une photographie, je suis celle qui fait, à travers ses études, ce que les jeunes du village devraient faire pour sortir de la condition d’« ouvrier agricole » ou de « voleur ». Le « vous » posé comme “ civilisé ” vient s’opposer à un « nous » qui se présume “ ignorant ”.

En tant qu’Européenne en Amérique latine, le terrain a également fait resurgir le passé colonial [29]. On me demandait souvent si j’étais allemande, propriétaire d’une exploitation agricole, ou si j’étais une touriste américaine, venue pour visiter les fincas de café de la région. Ces fincas sont tenues par des familles allemandes depuis la fin du XIXe siècle. Le porfiriato [30] (1876-1910) a effectivement attribué de nombreuses terres aux capitaux étrangers, en grande majorité européens. Sans revenir sur les processus et les contradictions qui ont amené à la révolution mexicaine de 1910, rappelons simplement que celle-ci déboucha sur la répartition – partielle – des terres des grandes propriétés (latifundios) en ejidos (minifundios), redonnant « la terre à ceux qui la travaillent » [31]. Or, l’ejido El Edén naît de cette répartition des terres. Ces fincas produisent aujourd’hui encore du café, mais au vu de la chute du cours de la graine à la fin des années 1980, elles ont parallèlement investi d’autres marchés comme celui du tourisme de luxe. Chaque semaine, des bateaux de croisière en provenance des États-Unis déposent à Puerto Chiapas quelques centaines de touristes qui visitent ces fincas. Mes interlocuteurs m’assimilaient donc à ces deux catégories de leur expérience : coloniale et touristique.

Malgré l’accueil enthousiaste et la curiosité partagée, il y avait donc une certaine violence symbolique dans cette première rencontre, chargée historiquement de l’empreinte coloniale et des relations asymétriques entre le Nord et le Sud, venant réintroduire un nouveau déséquilibre dans la relation ethnographique. Cette violence de la rencontre s’exprimait dans le reflet de moi-même que me proposaient mes interlocuteurs. Un reflet réel – je suis effectivement une femme, blanche, européenne et universitaire [32] – mais qui véhiculait une image de la “ dominante ” “ éduquée ”, “ civilisée ” et “ développée ” : « Le miroir, impitoyable, ne lui renvoie plus passivement son image : il le regarde. Il a des pouvoirs magiques, il fait peur. » (Caratini, 2012 : 44) Cette expérience – non exclusive à la relation ethnographique – vient réintroduire la « réciprocité entre l’observateur et le sujet » (Devereux, 1980 : 45) : l’observation ne se fait pas à sens unique. Ainsi, l’analyse des catégories dans lesquelles me classaient mes interlocuteurs permet : d’une part, de replacer l’objet de connaissance qui se construit pendant l’enquête de terrain dans une perspective historique – suite à ce travail, j’ai réalisé une révision des archives agraires de l’ejido – et d’autre part, de réinterroger mes propres catégories. Si je devais faire face à une catégorisation inconfortable, quel était donc, à leur tour, la catégorisation à laquelle mes interlocuteurs devaient faire face en me parlant ? S’ils sont mon miroir, je suis inévitablement et réciproquement le leur. La réflexivité en fait donc naître une autre. Autrement dit, selon les termes de Georges Devereux, le « transfert » [33] venait interroger le « contre-transfert » [34] en jeu dans la relation ethnographique. Étaient-ils tous “ paysans ”,  ejidatarios  ou “ ruraux ” ? Et qu’est-ce que ces catégories renferment-elles ? Cette expérience réflexive permet de réinterroger cette tendance spontanée à la classification des individus et les catégories elles-mêmes, précisément quand la singularité de mes interlocuteurs s’exprimait fortement lors des entretiens au niveau tant de leur discours, de leur manière de se raconter : « Tu ne vas peut-être pas rencontrer d’autres gens comme moi. Une comme aucune autre ! » [35], que de leurs pratiques : ils s’inséraient tous dans des marchés du travail très diverses, leurs trajectoires migratoires étaient variées, l’organisation des familles également, etc.

 « Nous » : quand le rapport de communication reprend le terrain

Revenir sur le reflet que propose la relation ethnographique, c’était donc faire le constat que je suis la “ dominante ” de cette “ histoire ”. Il serait difficile de nier les questionnements existentiels qui en émergent et l’hésitation à les relater ; cette image pouvant, somme toute, être perçue comme un “ simple stéréotype ”. C’est sûrement en cela que cette démarche réflexive, analysant le jeu de miroir, a pu être contestée, parfois par ceux-là même qui la défendaient d’une autre manière, en la qualifiant tour à tour d’« exhibitionnisme » (Bourdieu, 2003 : 44), de « confessions narcissiques » (Ibid.  : 50), de « nombrilisme postmoderniste », (cité par Ghasarian, 1997 : 197), d’« ethnographie des confessions » ou d’« introspection psychologisante » (Ghasarian, 2002 : 14) alimentant «  un relativisme subjectiviste » (Bourdieu, 1993 : 10). Sans adhérer aux qualificatifs sus-cités, cette réflexivité-là, malgré son caractère premier et incontournable, ne semble effectivement pas révéler à elle seule toute la complexité de la relation ethnographique. Elle présente bien plus des représentations identitaires figées, a priori, dans des rôles de dominant et de dominé, qu’il faut nécessairement réinterroger, que le réel reflet d’un rapport de domination ou d’un pouvoir de domination sur autrui. Autrement dit, ces représentations bornaient-elles exclusivement l’interaction qui était en train de se jouer pendant l’enquête ?

Lors de notre entretien, Hortensia me demande mon nom de famille. Je n’en ai qu’un, celui de mon père : « Qu’un seul nom ? Et celui de la mère ? Zéro ? Pourquoi ne prenez-vous pas en compte la mère ? Si c’est celle qui souffre le plus ? [Elle rit] Qu’est-ce que vous êtes méchants les Français ! Vous êtes machistes là-bas ! » [36]. Cette remarque d’Hortensia vient mettre au jour deux éléments importants : d’abord que la société à laquelle j’appartiens révèle également ses propres processus de domination dans lesquels je peux moi-même être considérée ; ensuite, si je suis perçue comme “ la dominante ” cela ne présuppose pas, de fait, une position effective de domination dans l’interaction même de l’entretien que nous sommes en train de construire. Sa remarque n’est peut-être que langage. Pourtant, elle illustre bien, à mon sens, le répondant de mes interlocuteurs : ils refusent, s’insurgent, occultent et lorsqu’ils répondent à mes questions, leurs réponses ne peuvent pas non plus être perçues exclusivement comme étant le résultat d’une posture passive. Il s’agit de rompre avec cette image qui « présuppose que les  ethnographiés  ont subi de part en part la présence (dominatrice) du chercheur. Sans s’attarder sur la naïveté moralisante, c’est bien plutôt la passivité imputée à l’ objet  ethnographique qui fait problème. » (Abélès, 2002 : 41)

Dans la continuité de cette remarque, je citerai un autre épisode de cette enquête de terrain. A peine ai-je mis le magnétophone en route que Concepción commence par me dire : « Nous, qui n’avons pas beaucoup étudié, parfois nous changeons les mots, n’est-ce pas ?  » [37] Une fois encore, je me retrouve face à un « nous » qui semble m’appréhender comme l’universitaire, celle qui sait, et se poser lui-même comme ignorant. Je m’empresse donc de répondre, pour conjurer cette violence symbolique, en appliquant cette « réflexivité réflexe, fondée sur un métier, un  œil  sociologique, [qui] permet de percevoir et de contrôler sur le champ, dans la conduite même de l’entretien, les effets de la structure sociale dans laquelle il s’accomplit » (Bourdieu, 1993 : 904) : « Oui, mais moi aussi je suis en train d’apprendre et je change les mots aussi. » [38] Sans paraître satisfaite de ma réponse, Concepción continue : « Parce que parfois, ceux qui ont étudié, les mots, ils les comprennent d’une autre façon, et celui qui parfois est fermé, il les comprend d’une autre façon… Mais parfois un mot… en a d’autres, qui sont les mêmes. C’est bon tu m’as comprise ? C’est la même chose que je veux dire, mais c’est différent. » [39] J’approuve ce qu’elle dit par un signe de tête. Effectivement, Concepción, pendant tout l’entretien, s’attachera à m’expliciter son point de vue, construit en opposition à ceux de son village, dans un fort désir de différenciation et de singularisation. Elle mène une socio-analyse de sa société.

Puis, elle conclut ce préambule à l’entretien avec cette injonction : « Voyons si nous nous comprenons. » [40] Je la répète après elle : « Voyons si nous nous comprenons. » Nous venions de sceller un pacte, un pacte ethnographique engageant un « nous » qui ne distingue plus – comme pouvait le faire ce « vous » qui me renvoyait aux Français –, mais qui englobe les deux interlocuteurs dans la même situation d’énonciation : l’entretien. En déplaçant l’attention sur la situation vécue plutôt que sur les caractéristiques individuelles de chacun, cet épisode emblématique permet de mettre fin momentanément au soupçon de domination créé par l’image que je pouvais renvoyer. Nous dépassons les images projetées, fantasmées et figées de la France ou des ruralités mexicaines pour nous concentrer sur ce que nous vivons dans l’ici et le maintenant : l’expérience relationnelle de l’entretien (Mohia, 2008 : 282).

 Se raconter : quand la réflexivité n’est pas l’apanage de la chercheuse

Le rapport de communication proposé à mes interlocuteurs a pris la forme de récits de vie. Sans chercher à respecter une chronologie particulière, je les invitais à me parler de leur parcours familial, agricole, scolaire, professionnel ou migratoire. Le récit de vie semble avoir trois vertus principales : il se présente comme une nécessité anthropologique [41] ; il est universel, tout le monde est porteur d’une histoire de vie ; et permet la narration, en sortant des procédés dialectiques de question-réponse des entretiens traditionnels (Pineau et Legrand, 2002). Ainsi, cette forme particulière d’entretien, contenant également ses propres limites [42], peut venir contrebalancer la violence symbolique susceptible d’exister entre le chercheur et ses interlocuteurs par la valorisation des compétences acquises par l’expérience des seconds. Dans le cadre de mon enquête de terrain, il me semble que le récit de vie, parce qu’il permet une réflexivité sur son propre parcours, un retour sur les années passées, était à la base du “ contrat ” ethnographique scellé avec mes interlocuteurs. Par “ contrat ”, Marc Abélès n’entend pas nécessairement l’élaboration d’un document écrit stipulant les droits et devoirs des deux parties unies dans la relation ethnographique, mais l’existence souvent implicite de contreparties trouvées par les ethnographiés et « la reconnaissance du caractère hautement négocié de cette relation » (Abélès, 2002 : 41). Quelles contreparties mes interlocuteurs trouvaient-ils donc à nos échanges ?

Lors de notre entretien, Alfredo, producteur de café, m’énonce les activités qu’il doit réaliser sur sa parcelle tous les trois mois : le nettoyage, la régulation de l’ensoleillement et l’élagage. Pour l’accompagner dans ces tâches, sur ses cinq hectares, il embauche un ouvrier agricole. Il me demande alors de prendre une calculatrice : « Nous allons sortir le coût du travail. Je ne l’ai jamais fait. Donc…  » [43] et Alfredo commence à me dicter les frais engagés pour chaque tâche sur sa parcelle. Il profite de cet entretien pour faire le point sur le coût de sa production aujourd’hui. L’entretien n’est plus alors la simple production de significations pour satisfaire mes attentes de chercheuse, il est aussi pour mes interlocuteurs le moment de la production d’une réflexivité pour leur recherche personnelle. En ce sens, mon expérience de terrain révèle une approche des histoires de vie bien plus proche des sciences de l’éducation que de la sociologie, qui leur ont trouvé un double mérite : elles sont « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels » (Pineau et Le Grand, 2002 : 3). Le mot “ sens ” est à entendre dans une double acception : en tant que “ signification ” à donner et “ direction ” à prendre pour sa propre vie. Dans une perspective d’autoformation, il s’agirait donc pour les producteurs des récits de vie de rechercher et construire une réflexion sur eux-mêmes et le sens de leur histoire, un processus « qui concerne en permanence la construction d’une personne dans son être en devenir » (Pineau et Le Grand, 2002 : 4). Dans ce retour sur soi, la question de la recherche de sens – en tant que signification et direction – s’exprimait avec pessimisme et fatalité. Le sens recherché se faisait aussi par l’épreuve des sens, à entendre en tant qu’émotion, cette fois. Pour Alfredo, le retour sur ses coûts de production est fait avec pessimisme, puisqu’il n’est plus en mesure aujourd’hui de payer pour entretenir toute sa parcelle. Il ne vit plus de sa production de café mais des ventes à domicile de son épouse, ainsi que des aides étatiques attribuées aux seniors [44], laissant peu à peu sa parcelle à l’abandon, ses fils ne l’ayant pas reprise. De nombreuses fois, les récits de mes interlocuteurs exprimaient une certaine fatalité empreinte de renoncements face à la vie en milieu rural, comme cette question rhétorique de Marveilla : « Qui peut survivre de la campagne ? » [45], ou ces réponses sans perspectives : « C’est la vie. Qu’allons-nous faire de plus ? Je me mets parfois à analyser et à penser que la vie n’a pas de sens. » [46] Cette recherche de signification et de sens prenait également des portées cathartiques, comme exprimées par Gilberto à la fin de notre entrevue :

Gilberto : Je ne sais pas si j’ai bien parlé, mais je me suis « défait » un peu.

Moi : C’est quoi « se défaire » ?

Gilberto : Raconter ce que nous savons, non ? [J’approuve d’un signe de tête] N’est-ce pas ? Me défaire un peu. Me défaire un peu de ce qui m’offense à l’intérieur. [Il rit] Ce que j’ai à l’intérieur, j’ai besoin de le sortir. [47]

A travers ces récits de vie, on pourrait penser n’avoir accès qu’au côté subjectif du vécu des individus. Mais cette subjectivité peut aussi renvoyer à « l’interaction entre les objets et les sujets, interaction qui n’est pas purement mécanique, mais symbolique ou idéologique » (Pineau et Michèle Marie, 1983 : 153). En d’autres termes, les récits de vie recueillis à l’ejido El Edén m’ont donné accès à un univers de représentation, « là où s’organisent les repères symboliques fondamentaux de leur vécu de tous les jours. » (Ibid.) Or, l’univers de représentation évoqué par mes interlocuteurs, dans un travail de réflexivité sur leur propre parcours, était celui d’une difficulté à donner du sens, à trouver des perspectives à l’existence en milieu rural ; les entretiens étaient chargés d’émotions et de renoncement.

 Conclusion

En guise de conclusion, je souhaiterai montrer que ce n’est qu’au prix de ce passage par ces différentes postures réflexives, parfois miennes, parfois celles de mes interlocuteurs, parfois éprouvées pendant le travail de terrain, parfois a posteriori, que semble se dessiner le second chemin de ma recherche qui me ramène de l’empirie à la théorie (Caratini, 2012). Les questionnements que ces réflexivités mettent à jour deviennent ainsi ceux de ma propre recherche.

Parce qu’elle est constitutive de la relation ethnographique en train de se construire, je suis d’abord revenue sur ma rencontre avec les habitants de l’ejido El Edén. Une rencontre qui était d’emblée porteuse d’une énigme : pourquoi ces personnes, alors qu’elles n’avaient jamais demandé à me rencontrer, ont-elles accueilli avec bienveillance ma venue ? Une bienveillance qui allait pourtant de pair avec une certaine “ violence ” dans l’image qu’ils me renvoyaient de moi-même. Mon corps et mon statut – en tant que femme, Française, blanche et étudiante – faisaient resurgir le passé colonial et une dialectique dominant/dominé pendant les entretiens. Ce miroir – inconfortable – que l’on me proposait a pourtant permis d’interroger le miroir que je pouvais incarner à mon tour pour mes interlocuteurs. Celui-ci a révélé la nécessité d’une approche diachronique pour la recherche et d’une redéfinition des catégories appliquées d’ordinaire au milieu rural. Mettre à jour cette réflexivité-là laisse néanmoins dans l’ombre les spécificités propres à l’interaction qui se jouait dans l’ici et le maintenant de l’entretien. Le troisième moment réflexif a mis en exergue le rapport de communication qui me liait avec les habitants de l’ejido. Basé sur les récits de leur vie, il faisait advenir une nouvelle expérience réflexive : celle de mes interlocuteurs. Ce retour sur soi – contrepartie de l’échange ethnographique – s’est présenté pour eux comme une recherche de “ sens ” dans une triple acception du mot : en tant que recherche de significations de leur propre parcours, de directions à lui donner et d’émotions à extérioriser.

L’accueil favorable qui m’a été réservé, l’absence d’un réseau fort d’inter-connaissances dans le village qui aurait pu m’enfermer dans ma prise de contacts, le besoin de ces derniers de se raconter longuement lors des entretiens, d’être réflexifs, la diversité des trajectoires racontées, la revendication d’une forte singularité, l’expression d’un certain fatalisme et d’un sentiment d’impuissance face au futur sont autant d’éléments qui invitent à s’intéresser aux formes individualisées de l’expérience sociale en milieu rural. Si « La capacité d’être […] un individu n’est pas donnée d’emblée et une fois pour toutes, parce que l’individu n’est pas une substance mais une construction historique » (Castel, 2009 : 26), comment s’est-il construit dans le milieu rural mexicain ? Comment l’individu est-il sollicité par les institutions sociales, l’encourageant à développer des trajectoires de vie de plus en plus individuelles et individualisantes ? Comment est-on passé de politiques sociales qui donnaient accès à des formes de protections collectives, à des politiques de l’individu qui viennent le fragiliser dans ses protections sociales et le responsabiliser dans ses actions ? Et dans le même temps comment ces trajectoires individuelles se croisent, se complètent ou s’opposent aux trajectoires collectives ?

 Bibliographie

Abélès Marc (2002), « Chapitre I. Le terrain et le sous-terrain », dans De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Ghasarian Christian (dir.), Paris, Armand Colin, 2002, pp. 35-43.

Althabe Gérard (1990), « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 14, mars 1990, pp. 126-131.

Bourdieu Pierre (1993), La misère du monde, Paris, Seuil.

Bourdieu Pierre (2003), « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 5/150, 2003, pp. 43-58.

Caratini Sophie et Godelier Maurice (2012), Les non-dits de l’anthropologie [2004], Vincennes, Thierry Marchaisse.

Castel Robert (2009), La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil.

Copans Jean (1998), L’enquête ethnologique de terrain, Paris, Nathan.

Devereux Georges (1980), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967], Paris, Aubier.

Favret-Saada Jeanne (1977), Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard.

Geertz Clifford (1996), Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié.

Ghasarian Christian (1997), « Les désarrois de l’ethnographe », L’Homme, 143/37, 1997, pp. 189‑198.

Ghasarian Christian (2002), « Sur les chemins de l’ethnographie réflexive », dans De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Ghasarian Christian (dir.), Paris, Armand Colin, 2002, pp. 5-33.

Léonard Éric et Foyer Jean (2011), De l’intégration nationale au développement durable. Trajectoire nationale et production locale de la politique rurale au Mexique, Mexico, CEDRSSA.

Mohia Nadia (2008), L’expérience de terrain. Pour une approche relationnelle dans les sciences sociales, Paris, La Découverte.

Naepels Michel (1998), « Une étrange étrangeté. Remarques sur la situation ethnographique », L’Homme, 148/38, 1998, pp. 185‑199.

Pineau Gaston et Michèle Marie (1983), Produire sa vie. Autoformation et autobiographie, Montréal, Saint Martin.

Pineau Gaston et Le Grand Jean-Louis (2002), Les histoires de vie [1993], Paris, PUF.

Rubio Blanca (2003), Explotados y excluidos. Los campesinos latinoamericanos en la fase agro exportadora neoliberal, México, Plaza y Valdés.

Notes

[1] En 2010, la population rurale représentait 51 % de la population totale du Chiapas, contre 22 % au niveau national (Source : Instituto Nacional de Estadística y Geografía).

[2] L’auteure souhaite remercier chaleureusement Marie Gazagne, Marie Lozier, Marie-Laure Guilland, Mélanie Duclos, Lila Belkacem et les participants à l’atelier migration de l’EHESS pour leur relecture précieuse, attentive et critique de ce texte ; ainsi que Marie-Noëlle Carré et Hervé Théry pour l’aide à la réalisation de la carte.

[3] Notons que j’emploierai, dans le présent article, indistinctement les termes d’“ ejido  et de “ village ”.

[4] Voir encadré.

[5] Approche développée par Blanca Rubio dans Rubio Blanca (2003), Explotados y excluidos. Los campesinos latinoamericanos en la fase agro esportadora neoliberal, México, Plaza y Valdés.

[6] Approche développée par Hubert Carton de Grammont dans Carton de Grammont Hubert (2009), « La desagrarización del campo mexicano », Convergencia, 50/16, mai-août 2009, pp. 13-55.

[7] L’émigration vers les États-Unis existe depuis plusieurs décennies dans les états centraux de la République mexicaine, le Chiapas fait parti des « nouveaux états expulseurs » depuis le début des années 2000. En 2009 près de 58 % des migrants chiapanèques, rencontrés à la frontière nord, déclaraient travailler dans le secteur agricole avant leur migration, contre 17 % pour la totalité des flux migratoires mexicains (EMIF-Norte, 2009).

[8] Réalisation d’entretiens avec les institutions gérant le secteur agricole : Unión de Ejidos Emiliano Zapata, SAGARPA, Secretaria de la Reforma Agraria, SEMARNAT, Comcafé.

[9] Les observations à l’Edén ont quasiment été quotidiennes : chaque entretien était l’occasion d’une observation. Quelques événements ont toutefois fait l’objet d’observations plus spécifiques : comme la visite des partis politiques dans le cadre des élections ou l’assemblée ejidale.

[10] 29 entretiens ont été réalisés au total, dont sept de façon informelle (sans enregistrement).

[11] Le terme d’« enquêté » revêt une connotation fortement juridico-policière et sa forme passive, « être enquêté par quelqu’un », suppose une certaine passivité des interlocuteurs rencontrés par le chercheur. J’utiliserai donc la locution verbale : « avec qui il travaille » qui, malgré sa longueur, me semble révéler plus justement la réalité de la relation ethnographique.

[12] Mayer Nona (1995), « L’entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La misère du monde », Revue française de sociologie, 36/2, pp. 355‑370.

[13] Le Chiapas compte 12 des 62 groupes indiens reconnus nationalement. On assimile donc souvent, et à raison, cet état aux populations indiennes. Cette carte permet de rendre compte que toute une partie de l’état est aussi composée d’une population métisse, et notamment la région qui fait l’objet de ce travail de terrain.

[14] L’article citera uniquement les prénoms de mes interlocuteurs. Ceux-ci n’ont pas été changés.

[15] Master II Recherche en sociologie, soutenu en juin 2010, sous les directions de María Eugenia Cosío Zavala (CREDA-Paris III) et Olga Odgers (COLEF-Tijuana) : « Circuler en frontière. Du travailleur agricole au commerçant transfrontalier : pratiques et représentations au sud du Mexique ».

[16] Comité exécutif de l’ejido, élu pour trois ans. Il préside les assemblées ejidales qui ont lieu tous les deux mois.

[17] L’ensemble des propos recueillis en entretien ont été traduits par l’auteure. Entretien avec Luis, réalisé le 30.03.2012, à El Edén.

[18] Au Mexique « al Norte » est une expression renvoyant au voisin états-unien.

[19] Selon Goffman, dans une situation d’interaction, les personnes en présence cherchent à avoir des informations sur les personnes avec qui elles sont, pour permettre de prévoir ce qu’on attend d’elles et inversement ce qu’elles peuvent attendre des autres. Voir : Goffman Erving (1973), La mise en scène de la vie quotidienne. 1, La présentation de soi, Paris, Minuit.

[20] Carnet de terrain, le 08.04.2012, à El Edén.

[21] Au total, j’ai travaillé avec 21 personnes (12 femmes et 9 hommes) de 14 familles différentes.

[22] À l’exception de Merli, mais j’apprenais, quelques jours plus tard, qu’elle avait dû s’absenter pour assister à la veillée d’un proche défunt.

[23] Carnet de terrain, le 08.04.2012, à El Edén.

[24] Entretien avec José-Luis, réalisé le 07.05.2012, à El Edén.

[25] Entretien avec Augusto, réalisé le 03.05.2012, à El Edén.

[26] Entretien avec Isabel, réalisé le 28.06.2012, à El Edén.

[27] Entretien avec Marveilla, réalisé le 17.05.2012, à El Edén.

[28] Entretien avec Irma et Alicia, réalisé le 22.05.2012, à El Edén.

[29] Le mot “ colonial ” ne fait pas référence ici à la (première) colonisation espagnole, mais à l’arrivée de nombreux colons européens à la fin du XIXe siècle, sous le porfiriato.

[30] Le général Profirio Díaz s’empare du pouvoir en 1876 ; il y restera jusqu’à la Révolution de 1910. Son “ règne ” est nommé porfiriato et se caractérise par un régime politique autoritaire et centralisateur, ainsi que par un régime économique libéral et modernisateur.

[31] « La tierra es de quien la trabaja  » est une revendication d’Emiliano Zapata, proclamée, dans le Plan de Ayala, à l’attention du président Francisco I. Madero (1911-1913), suspecté de trahir la cause paysanne lors de la Révolution mexicaine, en novembre 1911.

[32] L’article renvoie ici à la littérature intersectionnelle sur l’articulation des rapports sociaux. Voir : Poiret Christian (2005), « Articuler les rapports de sexe, de classe et interethniques », Revue européenne des migrations internationales, 21/1, 2005, pp. 195‑226 ; Bilge Sirma (2009), « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », Diogène, 225/1, 2009, pp. 70-88 ; Palomares Elise et Testenoire Armelle (2010), « Indissociables et irréductibles : les rapports sociaux de genre, ethniques et de classe », L’Homme et la société, 176-177/2, 2010, pp. 15-26.

[33] « L’analysé, ayant développé des réactions caractéristiques à l’égard d’une personne effectivement importante pour lui, tend […] à réagir envers l’analyste comme s’il était cette personne, au prix quelque fois d’une déformation grossière de la réalité. » (Devereux, 1980 : 74)

[34] « Le contre-transfert est la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions de l’analyste envers son patient ; ces déformations consistent en ce que l’analyste répond à son patient comme si celui-ci constituait un imago primitif, et se comporte dans la situation analytique en fonction de ses propres besoins, souhaits et fantasmes inconscients » (Devereux, 1980 : 75)

[35] Entretien avec Concepción, réalisé le 04.05.2012, à El Edén.

[36] Entretien avec Hortensia, réalisé le 06.07.2012, à El Edén.

[37] Entretien avec Concepción, réalisé le 04.05.2012, à El Edén.

[38] Idem.

[39] Idem.

[40] Idem.

[41] “ Anthropologique ” est à comprendre ici comme ce qui est propre à l’être humain.

[42] Bourdieu Pierre (1986), « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, pp. 69‑72 et Leclerc-Olive Michelle (1997), Le dire de l’événement : (biographique), Villeneuve d’Ascq, Presses Univ. du Septentrion.

[43] Entretien avec Alfredo, réalisé le 14.05.2012, à El Edén.

[44] Alfredo a 60 ans.

[45] Entretien avec Marveilla, réalisé le 17.05.2012, à El Edén.

[46] Entretien avec Augusto, réalisé le 03.05.2012, à El Edén.

[47] Entretien avec Gilberto, réalisé le 12.06.2012, à El Edén.

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Pour citer l'article


Rinaldy Alicia, « « Voyons si nous nous comprenons » : la réflexivité comme processus et expérience partagée dans l’enquête ethnographique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Voyons-si-nous-nous-comprenons-la (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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