La sociologie contemporaine ne s’intéresse guère au capitaliste, entendu au sens strict de l’individu propriétaire et gestionnaire d’un capital, chargé d’en assurer la reproduction (la conservation et la valorisation cycliques), personnage pourtant central au sein des sociétés contemporaines. Ainsi, dans leur Sociologie de la bourgeoisie, ouvrage par ailleurs d’une grande qualité, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ne traitent-ils nullement de cet aspect pourtant fondamental de l’activité et de l’existence du milieu qu’ils étudient (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000). Il n’en a pas toujours été ainsi et quelques-uns des pères fondateurs des sciences sociales nous ont laissé des portraits du capitaliste qui méritent d’être rappelés.
Curieusement Karl Marx n’a consacré, lui aussi, que peu d’attention au capitaliste dans sa critique de l’économie politique. Le passage le plus significatif se situe dans chapitre XXIV du premier Livre du Capital (Marx, 1948-1960, III : 31-39). Dans ce chapitre, Marx analyse l’accumulation du capital : celle-ci résulte de la conversion par le capitaliste d’une partie de la plus-value (constitutive de ses profits), formée par l’exploitation du travail salarié qu’il met en œuvre et réalisée (transformée en argent) lors de la vente des produits de ce travail, en un capital additionnel, supplémentaire, venant s’ajouter à son capital antérieur (élargir l’échelle de son procès de production et de circulation) ou contribuant à la formation d’un nouveau capital, distinct du précédent. Dans tous les cas, cela implique que le capitaliste restreigne d’autant le montant et la part de la plus-value qu’il s’approprie comme revenu, pour se procurer le fonds de consommation destiné à satisfaire ses besoins personnels et ceux des siens. Accumuler signifie pour lui restreindre son train de vie potentiel, s’abstenir de consommer autant qu’il lui serait possible de le faire.
Dès lors, Marx se plaît à ironiser sur le « conflit à la Faust » qui déchire l’âme du capitaliste [1]. D’une part, du fait de la résistance des salariés à leur exploitation, de la concurrence qui l’oppose aux autres capitalistes mais aussi de « sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur » qu’il partage avec le thésaurisateur et de la volonté de puissance inhérente à l’activité capitaliste (« accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle, augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable »), le capitaliste doit se vouer tout entier à l’accumulation du capital (« Accumulez ! Accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! ») et, par conséquent, y consacrer la plus grande part de ses profits en diminuant le niveau de ses revenus personnels, partant ses dépenses de consommation mais son accumulation patrimoniale (la constitution d’un patrimoine de jouissance : résidences multiples, mobiliers de luxe, bijoux, œuvres d’art, etc.) Nécessité dont il fait vertu en prônant l’abstinence, la frugalité, l’épargne, etc., notamment lorsqu’il se lance dans les affaires et doit rudement lutter pour se maintenir en vie dans cette guerre de tous contre tous qu’est la concurrence intercapitaliste.
Mais, d’autre part, et inversement, le capitaliste éprouve non moins inévitablement la tentation de et la propension à élargir l’échelle de sa consommation improductive. Celle-ci s’accroît au rythme de l’augmentation de la masse des profits réalisés, par conséquent de sa richesse personnelle, tout comme du développement de l’industrie de luxe et de ses produits, sans même compter la nécessité d’une forme de dépense somptuaire destinée à l’accréditer (asseoir son crédit, dans tous les sens du terme) auprès de ses pairs (« Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital ») et à rivaliser entre eux dans l’étalage de sa fortune. Aux yeux de Marx, cet être double qu’est le capitaliste apparaît ainsi assujetti jusque dans ses désirs les plus intimes, ses ressorts psychologiques les plus profonds, aux exigences de la reproduction du capital comme rapport social de production : il est tenu de se mobiliser tout entier à cette fin tout en ne pouvant trouver grâce à ses propres yeux qu’en se ménageant une marge de liberté par rapport aux exigences capitalistes dans la consommation ostentatoire et le luxe, marge en bonne partie illusoire puisque, dans l’exercice de cette dernière, le capitaliste se soumet encore aux exigences de sa fonction et de sa situation de classe.
Ce conflit, éventuellement contenu au niveau de la première génération, celle des capitalistes « pionniers », des fondateurs de dynasties, s’exacerbe nécessairement au fil des générations suivantes, auxquelles la réussite dans les affaires ouvre la possibilité de consommer et d’accumuler des biens patrimoniaux à une échelle bien supérieure, jusqu’à quelquefois compromettre les exigences de l’accumulation capitaliste proprement dite. La chute de nombre de dynasties capitalistes et de fortunes bourgeoises s’explique en définitive par cette contradiction non maîtrisée : pensons par exemple aux frères Schlumpf qui, après avoir édifié un empire dans le textile alsacien, le champagne et l’immobilier, le ruinèrent en en détournant les bénéfices pour rassembler une fabuleuse collection de voitures de prestige, qui constitue aujourd’hui le Musée national de l’automobile de Mulhouse.
C’est peut-être Werner Sombart qui dresse du capitaliste le portrait le plus détaillé sous la figure de ce qu’il appelle « le bourgeois » [Sombart, 1966 : 103-126]. Lui aussi en souligne la dualité fondamentale mais autrement que Marx.
Certes, on trouve en lui « l’instinct d’acquisition » (la passion de l’or et l’amour de l’argent, la recherche effrénée du profit) mais aussi « l’esprit d’entreprise » (le goût de l’aventure et de la nouveauté, le besoin d’invention et de découverte, le courage de remettre en question la routine et la coutume, etc.). Mais Sombart a soin de faire remarquer que ces derniers traits peuvent parfaitement prendre des formes non capitalistes : l’esprit d’entreprise peut tout aussi bien se manifester par exemple dans la conquête militaire et n’est en ce sens qu’une forme de la volonté de puissance, de la libido dominandi pour parler comme saint Augustin. Il y a dans le ’capitaine d’industrie’ qu’est tout capitaliste quelque chose du chef de guerre voire de l’aventurier.
En fait, le propre du capitaliste, selon Sombart, est qu’il réalise au plus haut point ce qu’il nomme les « vertus bourgeoises », qui se situent résolument à l’opposé des traits précédents. Les unes concernent le rapport du capitaliste à son activité et à son existence en général : « la rationalisation de la conduite économique » qui exige du capitaliste qu’il proportionne strictement ses dépenses à ses recettes (au rebours d’une éthique économique nobiliaire qui exigeait de dépenser sans compter pour tenir son rang) ; « l’esprit d’épargne » qui exige de lui non seulement qu’il ne dépense pas plus qu’il ne gagne mais qu’il dépense même moins qu’il ne gagne, qu’il limite ses dépenses à couvrir ce qui est strictement nécessaire à l’entretien de sa maisonnée, qu’il se contente donc d’un train de vie modeste si ce n’est frugal, sans faste ni étalage ; mais il faut encore qu’il ne perde pas davantage son temps que son argent, en se livrant à une activité professionnelle aussi continue et soutenue que possible, avec application et zèle, l’oisiveté n’étant pas moins condamnable que la prodigalité ; enfin qu’il rapporte régulièrement ses recettes à ses avances et qu’il établisse la balance entre ses crédits et ses débits, autrement dit qu’il tienne une rigoureuse comptabilité de ses affaires pour déterminer si et combien son activité est profitable ou non.
A ce premier groupe de vertus bourgeoises relative aux rapports de chaque capitaliste à lui-même (à sa propre activité), Sombart en adjoint un second qui concerne cette fois-ci les rapports des capitalistes entre eux. Elles forment ce qu’il nomme « la morale des affaires », qui implique une parfaite « loyauté commerciale » : le respect des engagements contractuels et des conventions passés (Vertragstreue), tout comme plus largement une « vie honnête », au moins en apparence, sans écart de conduite ni scandale, de manière à asseoir et consolider constamment son crédit auprès de ses pairs et de la clientèle plus largement, de garantir « son honorabilité ».
Ce dernier trait mérite qu’on s’y arrête. En tant qu’économie marchande développée, le capitalisme implique une généralisation des rapports contractuels entre l’ensemble des agents économiques, puisque tout rapport marchand est aussi ipso facto un rapport contractuel. Par conséquent, le capitalisme présuppose le respect par l’ensemble des agents économiques de leurs engagements contractuels, la fidélité de chacun à sa promesse de remplir les obligations qui découlent des contrats qu’il a passés avec autrui. Sans ce respect des engagements contractuels, sans cette fidélité à la parole donnée, tout le système des rapports marchands sur lequel repose la circulation du capital serait remis en cause. Cela est tout particulièrement vrai parce que la plupart de ces engagements, résultant du développement des différentes formes de crédit, portent sur l’exécution d’actes différée dans le temps : on s’engage à livrer à une date déterminée des marchandises déjà en partie payées, ou inversement à payer à terme convenu des marchandises déjà livrées, ou encore à payer régulièrement les intérêts sur un emprunt qui court comme à rembourser à terme le principal de cet emprunt, etc.
Cette fidélité et ce respect s’imposent aux acteurs eux-mêmes pour différentes raisons. Il y va tout d’abord de leur intérêt bien compris : dans un monde où on l’est régulièrement débiteur à l’égard de ses clients ou des fournisseurs, sans compter même les banquiers et financiers (ce qui est le cas de tout capitaliste dans le cours normal de ses affaires), on n’obtient le crédit d’autrui qu’à la mesure de sa propre réputation, autrement dit précisément du respect antérieur de ses engagements contractuels. Honorer sa parole en toutes circonstances, c’est pour un capitaliste une manière d’assurer son avenir, c’est une forme d’investissement dont la confiance et par conséquent le crédit d’autrui sont les bénéfices escomptés. Joue évidemment aussi dans le même sens la crainte de la contrainte pénale qui ne manque pas de s’exercer en cas de non respect de ses engagements contractuels : sous la forme de l’appareil pénal, l’État est le tiers inclus obligé de tous les contrats, dont la présence est précisément requise pour contraindre, le cas échéant, les contractants récalcitrants à respecter leur engagement ou pour les sanctionner de ne pas l’avoir fait. Enfin, la fidélité aux engagements contractuels s’explique encore par le fétichisme de la subjectivité juridique qui ne manque pas de se développer avec la généralisation des rapports contractuels ; par quoi il faut entendre la croyance que tout être humain posséderait en tant que tel une subjectivité juridique, qu’il serait sujet de droits inaliénables qu’il faudrait respecter en toutes circonstances.
Cela signifie encore que, notamment en tant qu’il implique le développement du crédit sous toutes ses formes, le capitalisme ne peut se déployer sans que s’instaure, parmi les capitalistes et plus largement parmi l’ensemble des membres de la société capitaliste, une morale économique, une éthique des affaires, qui fait de la confiance (de la confiance de soi-même en autrui comme de la confiance d’autrui en soi-même) une vertu cardinale ; et il serait ici possible de reprendre les analyses développées par Georg Simmel à ce sujet, notamment dans sa Philosophie de l’argent (Simmel, 1987). Évidemment les mêmes rapports de production (impliquant le développement du système du crédit) créent simultanément les conditions de possibilité de toute sorte d’abus de confiance et d’escroquerie, qui paraissent d’autant plus scandaleux que, précisément, la confiance est unanimement perçue et exigée comme ce qui doit régler le cours des affaires.
De tous les portraits du capitaliste, c’est incontestablement celui dressé par Max Weber qui est les plus connu [Weber, 2003]. Ses deux traits caractéristiques sont pour Weber ce qu’il nomme, d’une part, « l’ascétisme intramondain » : le capitaliste est un homme qui réalise l’idéal ascétique de la vie monastique non pas à l’écart du monde comme le moine mais dans le monde ; et, d’autre part, « la rationalisation de la vie », la subordination de l’existence entière et de chacun de ses moments à la « rationalité par finalité » (ou rationalité instrumentale) qui consiste à rechercher et agencer méthodiquement les moyens appropriés à la fin poursuivie. Le premier de ces deux traits condamne aussi bien l’oisiveté ou la nonchalance (le gaspillage du temps) que la jouissance effrénée des biens matériels, la prodigalité ou la négligence de l’épargne (le gaspillage de l’argent), en exigeant ainsi du capitaliste le plus grand sérieux dans sa profession et la plus parfaite honnêteté et rectitude dans la conduite de ses affaires. Quant au second des deux traits précédents, il désigne le type de subjectivité exigée par le capitalisme de la part de tout individu, quelle que soit sa condition, impliquant notamment une existence vouée à l’effort productif comme fin en soi et vertu suprême ainsi qu’à l’épargne à des fins d’accumulation méthodique et continue des gains obtenus et, plus largement, la disposition à maximiser l’efficacité des actions entreprises tout en en minimisant le coût (en termes d’efforts et d’investissements) par le choix approprié des moyens et leur agencement cohérent au regard des finalités poursuivies, impliquant notamment une ferme discipline personnelle assurant la maîtrise de ses pulsions et désirs.
Tout compte fait, on retrouve dans le portrait dressé par Weber nombre de traits du capitaliste déjà soulignés par Marx et, plus encore, par Sombart ; et, en ce qui concerne ce dernier, ce n’est pas trop étonnant étant donné le constant dialogue qu’ils ont entretenu par delà leurs divergences. Si les propos de Weber s’étaient limités à cela, ils n’auraient certainement pas tant retenu l’attention. Son originalité réside en fait dans les rapports qu’il tente d’établir entre « l’esprit du capitalisme » ainsi entendu et « l’éthique protestante ».
A ce sujet, une première ambiguïté surgit dans l’usage de la notion d’« affinité élective » pour caractériser ces rapports. Conceptuellement floue, cette notion convient à la rigueur pour suggérer la simple capacité des deux termes ainsi mis en rapport à entrer en résonance et en synergie, à s’attirer et à se renforcer réciproquement, sans cependant préjuger en rien ni de la priorité de l’un ou de l’autre (lequel est premier ontologiquement, logiquement ou chronologiquement ?) ni de leur éventuelle homogénéité ou hétérogénéité (naissent-ils d’un même processus ou de processus divers et extérieurs les uns aux autres ?). Or Weber oscille en permanence entre deux positions. Tantôt, il se contente de souligner la parenté entre l’ascétisme intramondain protestant et les exigences de la subjectivité capitaliste, en montrant simplement comment l’un peut s’alimenter à l’autre mais en se refusant à soutenir :
« (…) une thèse aussi absurdement doctrinaire que celle, par exemple, qui voudrait que ’l’esprit capitaliste’ (toujours dans le sens où ce mot est ici provisoirement utilisé) n’aurait pu naître que comme une émanation de la Réforme, ou même que le capitalisme en tant que système économique serait un produit de la Réforme » [Weber, 2003 : 90].
Tantôt, au contraire, il suggère nettement une forte primauté et causalité entre eux, faisant bel et bien de l’ascétisme intramondain colporté par la Réforme un élément majeur de la matrice de « l’esprit capitaliste ». Ainsi lorsqu’il est amené à résumer son ouvrage, c’est en ces termes qu’il s’exprime :
« L’un des éléments constitutifs de l’esprit capitaliste moderne, et pas seulement de ce dernier, mais de la culture moderne, à savoir la conduite de vie rationnelle sur la base de l’idée de la profession-vocation (Beruf), est né – c’est ce que se proposaient de montrer ces études – de l’esprit de l’ascèse chrétienne. » [Weber, 2003 : 249].
La position de Weber n’est pas moins ambiguë en ce qui concerne l’importance historique qu’il accorde dans le restant de son œuvre à l’établissement de cette « affinité élective » quant à l’apparition et au développement du capitalisme. Là encore, Weber oscille entre deux positions contraires. Tantôt il n’en fait qu’une des conditions historiques du capitalisme parmi d’autres, en ne la comptant même pas parmi les principales. Dans son Histoire économique, lorsqu’il synthétise « les présupposés du capitalisme », il commence par l’omettre purement et simplement :
« La condition la plus universelle attachée à l’existence de ce capitalisme moderne est, pour toutes les grandes entreprises lucratives qui se consacrent à la couverture des besoins quotidiens, l’usage d’un compte rationnel comme norme. Ce qui a son tour, présuppose : 1. Une appropriation de tous les moyens matériels de production (…) 2. La liberté du marché (…) 3. Une technique rationnelle (…) 4. Un droit rationnel (…) 5. Le travail libre (…) 6. Enfin une commercialisation de l’économie (…) » [Weber, 1991 : 297-298].
Et, lorsqu’il y est fait allusion un peu plus loin, c’est au titre de facteur secondaire :
« En dernière analyse, ce furent l’entreprise permanente rationnelle, la comptabilité rationnelle, la technique rationnelle, le droit rationnel, qui engendrèrent le capitalisme, mais encore ne furent-ils pas seuls ; il fallait que s’y adjoignent en complémentaire un mode pensée rationnel, une rationalisation de la manière vivre, un éthos économique rationnel. » [Weber, 1991 : 372].
Tantôt, au contraire, Weber en fait un facteur déterminant, celui qui aura tout entier décidé de l’originalité de la destinée historique de l’Europe occidentale en tant que berceau du capitalisme. Il en vient alors à affirmer que c’est précisément cet élément – l’éthos de la profession-vocation appuyé sur l’ascétisme intramondain véhiculé par le protestantisme radical – qui avait fait défaut jusqu’alors au capitalisme et qui va permettre à ce dernier de se parachever dans l’Europe des temps modernes : « On trouve du ’capitalisme’ en Chine, en Inde, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Mais, comme nous le verrons, il lui manquait justement cet ethos spécifique. » [Weber, 2003 : 25]. Et c’est aussi ce à quoi tend son tour d’horizon de « l’éthique économique des religions mondiales » (confucianisme et taoïsme, hindouisme et bouddhisme, judaïsme antique) par lequel il entend démontrer que seul le christianisme dans sa version protestante (plus exactement dans certains développements de ce dernier : les sectes puritaines, baptistes, méthodistes notamment) a su donner naissance à cette « éthique économique rationaliste », condition subjective de possibilité du capitalisme moderne, qui aura fait défaut à l’ensemble des civilisations non occidentales et qui aura, inversement, assuré la supériorité de la civilisation occidentale.
Jusqu’à présent le capitaliste nous est apparu comme une type humain plutôt modeste, moyen, mesuré en toutes choses ; encore que la figure faustienne invoquée par Marx laisse deviner la présence d’une dimension de démesure dans la passion d’accumuler comme dans celle, éventuelle, de jouir et que cette dimension faustienne de démesure est également soulignée par Sombart. Avec Joseph Schumpeter, le capitaliste tend au contraire à s’héroïser en épousant la figure de l’entrepreneur, essentiellement compris comme un innovateur, un aventurier capable de s’affranchir des coutumes, routines, usages et habitudes pour introduire une nouveauté qui va venir bouleverser la vie économique à une échelle plus ou moins grande [Schumpeter, 1926 : 99-139].
Bien que Schumpeter prenne soin de préciser que tous les capitalistes ne sont pas des entrepreneurs en ce sens pas plus que tous les entrepreneurs ne sont nécessairement des capitalistes, la reproduction du capital exige cependant qu’il se trouve toujours des capitalistes pour prendre en charge cette fonction d’entreprise et qu’elle favorise précisément ceux qui s’en chargent. Selon Schumpeter, cette fonction consiste alors en une combinaison nouvelle des différents facteurs de production conduisant, selon le cas, à introduire un produit (bien ou service) nouveau ou à adjoindre une nouvelle qualité à un produit ancien, à développer une nouvelle méthode de production, à ouvrir un nouveau marché, à conquérir de nouvelles sources d’approvisionnement en matières premières ou en produits semi-finis, enfin à réorganiser un secteur d’activité ou une branche industrielle en y créant une situation de monopole ou, au contraire, en mettant fin à une telle situation.
Dans cette quête de la nouveauté, l’entrepreneur capitaliste peut être mû soit par « le rêve et la volonté de fonder un empire privé, le plus souvent aussi, quoique ce ne soit pas nécessaire, une dynastie », soit par « la volonté de vaincre » dans la guerre économique permanente que constitue la production capitaliste conçue comme une compétition sportive, soit enfin par la simple « joie de créer » conduisant souvent l’entrepreneur à s’investir corps et âme dans son ouvrage. De la sorte, en tant qu’entrepreneur, le capitaliste apporte, selon Schumpeter, une contribution fondamentale à la prospérité économique générale. Et c’est notamment à cette capacité d’innovation des entrepreneurs que le capitalisme se doit de perdurer en parvenant à sortir renouvelé des crises cycliques qui l’accablent, tel le phénix renaissant de ses cendres. Autant dire que le portrait laudatif du capitaliste en entrepreneur innovant par Schumpeter a connu une brillante postérité dans l’immense littérature apologétique du capitalisme.
Ces différents portraits du capitaliste sont manifestement datés : ils renvoient à un état de développement des rapports capitalistes de production où la reproduction des capitaux reposent encore pour une large part sur les épaules de capitalistes individuels qui en sont à la fois les propriétaires et les gestionnaires, parce que la centralisation du capital reste faible et que les fonctions capitalistes ne se sont pas encore socialisées, en étant divisées et hiérarchisées entre des équipes de managers distinctes des propriétaires du capital. Leur intérêt est de nous permettre de décrypter un certain nombre de représentations courantes du capitaliste qui continuent, pour leur part, à s’en inspirer.
On peut aussi leur reprocher de faire la part trop belle au capitaliste, d’attirer l’attention essentiellement sur sa face lumineuse (glorieuse) en laissant dans l’ombre sa face sombre : le capitaliste comme exploiteur forcené et sanguinaire des forces de travail qu’il met en œuvre, le capitaliste comme prédateur qui sait profiter sans vergogne ni pitié des moindres occasions de ’bonnes affaires’, fussent-elles malhonnêtes, le capitaliste comme escroc qui dupe le public de ses associés ou de ses clients pour mieux les dépouiller, etc. Seul Marx, lorsqu’il évoquera les méthodes de la soi-disant accumulation primitive, ne manquera pas de rappeler que le capital arrive au monde « suant le sang et la boue par tous les pores » [Marx, 1948-1960, III : 202]. Et ce qui est vrai de l’origine historique du capital comme rapport social de production le restera bien souvent par après de l’origine des différents capitaux singuliers : maintes success stories de chefs d’entreprise et d’hommes d’affaire comprennent quelque péché originel qu’ils font tout pour tenter de les faire oublier une fois leur fortune faite et leur position assise [Villette et Vuillermot, 2007].
Marx Karl (1958-1960 [1867-1894], Le Capital. Critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 8 tomes.
Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique (2000), Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte.
Schumpeter Joseph A. (1926), Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, [1912], Munich et Leipzig, Duncker & Humblot.
Simmel Georg (1987 [1900]), Philosophie de l’argent, Paris, Presses universitaires de France.
Sombart Werner (1966 [1913]), Le Bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Payot.
Villette Michel et Vuillermot Catherine (2007), Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, [2005], La Découverte.
Weber Max (1991 [1922]), Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard.
Weber Max (2003 [1904-1905)]), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
[1] Rappelons que, notamment dans l’œuvre de Goethe à laquelle se réfère ici Marx, le Dr Faust signe au crépuscule de sa vie un pacte avec le Diable qui lui assure la jouissance des biens de ce monde (dont l’amour de Marguerite) pour prix de sa damnation éternelle.
Bihr Alain, « Figures du capitaliste », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Figures-du-capitaliste (Consulté le 4 octobre 2024).