Bihr Alain

Clerval Anne, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale

 




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Clerval Anne, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013.

Version éditoriale d’une thèse de géographie soutenue à l’université Paris-1, cet ouvrage s’efforce de saisir les tenants et aboutissants du processus de gentrification de la capitale. Forgé en Grande-Bretagne dans les années 1960, surtout utilisé outre-Atlantique à partir des années 1970, ce concept désigne le processus de déportation des couches populaires hors des centres-villes au profit de membres des ’couches moyennes’ salariées ou indépendantes. Processus qui est à l’œuvre depuis des décennies dans toutes les anciennes métropoles européennes et nord-américaines mais qui se trouve ici étudié pour la première fois d’une manière synthétique et fine sur l’exemple parisien. A cette fin, Anne Clerval a conjugué l’exploitation de données statistiques issus des recensements entre 1982 et 2008 portant sur l’ensemble de l’espace parisien et des enquêtes qualitatives par entretiens et questionnaires sur trois quartiers du Nord-est parisien situés à différents stades de la gentrification, le faubourg Saint-Antoine (11e-12e arrondissement), le faubourg du Temple (10e-11e arrondissement) et le quartier Château Rouge (18e arrondissement).

La première partie de l’ouvrage revient sur quelques-uns des processus majeurs qui ont façonné l’espace parisien jusqu’aux lendemains de la Secondaire guerre mondiale. Anne Clerval rappelle avec force que Paris a été au XIXe siècle une ville industrielle, peuplée de « classes laborieuses » qui étaient autant de « classes dangereuses » pour les possédants et les gouvernants (Chevalier, 1978), cible de la première opération de destruction/ réhabilitation/déportation des quartiers populaires menée par le baron Haussmann dans les années 1850 et 1860. Un siècle plus tard, alors qu’il n’avait cessé de se renforcer jusque dans l’entre-deux-guerres, le Paris populaire connaîtra une agression aux conséquences autrement plus redoutables avec la désindustrialisation et la métropolisation de la capitale : si la première y a détruit force emplois d’exécution déplacés en banlieue ou même en province, en y faisant chuter le pourcentage des ouvriers et (dans un moindre mesure) des employés résidant intra muros, la seconde y a concentré les fonctions de direction et d’encadrement (conception, organisation, gestion et contrôle) de groupes industriels, commerciaux ou financiers opérant de plus en plus au-delà des frontières nationales et, avec elles, les emplois d’ingénieurs, de cadres administratifs et commerciaux, de professionnels de la communication, etc. La gentrification s’alimente encore à l’évolution du marché foncier et immobilier urbain, l’augmentation du prix des logements et des loyers, sous le coup de la destruction de l’habitat ancien devenu insalubre ou des opérations de réhabilitation, contraignant les catégories populaires à quitter le centre-ville et favorisant au contraire l’installation de catégories moyennes aux revenus plus élevés et attirés par les avantages du centre-ville. Et Anne Clerval de souligner le caractère ambivalent, de ce point de vue, des politiques publiques en matière de réhabilitation des centres anciens (sous couvert de patrimonialisation souvent) et de construction de logement social, tantôt favorisant la gentrification (par exemple dans le Marais) tantôt au contraire la ralentissant (par exemple à Belleville ou dans le quartier de la Goutte d’Or).

Après avoir expliqué ainsi pourquoi la gentrification se produit, Anne Clerval peut exposer, dans la deuxième partie de son ouvrage, comment et où elle se produit. La gentrification d’un quartier populaire repose toujours sur l’existence d’un écart entre la rente foncière ou immobilière actuelle (le revenu généré par la propriété d’un sol ou d’un immeuble) et la rente foncière potentielle que pourrait engendrer la propriété de ce même sol (s’il était utilisé autrement) ou de ce même immeuble (s’il était réhabilité ou affecté à un autre usage). Sous la double pression de la désindustrialisation et de la métropolisation, les quartiers populaires de centre-ville à l’habitat dégradé offrent de telles opportunités à Paris comme ailleurs dans les grandes villes. Ces opportunités sont saisies à l’initiative soit de propriétaires bailleurs réhabilitant l’habitat ancien ou le de promoteurs immobiliers le remplaçant par un habitat neuf, leurs réalisations ayant pour effet via l’augmentation des loyers et du prix des logements de chasser les habitants des classes populaires tout en attirant des membres de nouvelles ’couches moyennes’, soit plus encore directement à l’initiative de membres de ces dernières venant occuper des logements anciens pour les réhabiliter eux-mêmes et modifier ainsi progressivement et la physionomie et la population d’anciens quartiers populaires. Cela conduit Anne Clerval à mettre en évidence le rôle de pionniers joué dans la gentrification des artistes et, plus largement, des professions du spectacle, de l’information et de la communication, à la recherche de locaux bon marché pouvant leur servir autant de lieux de travail que de résidences. Mais parmi les gentifricateurs (les acteurs de la gentrification), il faut également compter les petits commerçants du quartier, notamment les tenanciers de bars, de cafés, de restaurants ou de lieux de spectacle, qui saisissent rapidement tout l’intérêt que présente pour eux ce changement de clientèle et qui le favorisent en transformant leurs établissements en conséquence.

Fort de ce schéma général, Anne Clerval peut alors se lancer dans l’analyse des progrès de la gentrification dans l’espace parisien au cours des quatre dernières décennies, opérant depuis les beaux quartiers de l’Ouest parisien en venant brouiller voire effacer les polarités de l’espace parisien héritées du Moyen Age et des temps modernes (entre rive droite et rive gauche, quartiers Est et quartiers Ouest). Ces progrès ont été favorisés notamment par la création de nouvelles « centralités de loisirs » (musées, salles de spectacles, etc.) dont les nouvelles ’couches moyennes’ sont friandes. Le « front de la gentrification » se situe actuellement dans le quart Nord-est de Paris, où l’existence et le renforcement de quartiers à forte concentration de populations immigrées ou issues d’immigrations anciennes, qui par nécessité se maintiennent dans un habitat dégradé, constituent cependant des obstacles.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Anne Clerval analyse les rapports sociaux de classe mais aussi de ’race’ à l’œuvre dans les trois quartiers du Nord-est parisien en cours de gentrification sur lesquels elle s’est plus particulièrement penchée. Dans ces quartiers où les gentrifieurs sont confrontés à une population de prolétaires à forte composante immigrée, les rapports de ’race’ métaphorisés et euphémisés en rapports interculturels servent à occulter ou dévier les rapports de classe entre les deux groupes. Si les gentrifieurs déclarent volontiers valoriser le multiculturalisme et la « mixité sociale » de leur quartier, ils transforment en fait ces derniers en purs éléments du décor urbain et de distinction sociale, en pratiquant volontiers un évitement à l’égard du prolétariat immigré comme l’atteste la fréquence de leur contournement de la carte scolaire, et ce alors même qu’ils se classent majoritairement à gauche sur l’échiquier politique.

Curieusement, le même méconnaissance des rapports de classes se retrouve du côté des couches populaires, leur masquant le phénomène de gentrification, mais pour des raisons différentes : leur hétérogénéité nationale et culturelle, suscitant souvent xénophobie et même racisme entre les différentes vagues d’immigration, l’ambivalence des effets de la gentrification qui améliore le quartier et son image même si par ailleurs elle renchérit les loyers et dégrade par conséquent leur niveau de vie, enfin l’idéologie individualiste et culturaliste actuellement dominante se conjuguent à cette fin tout comme pour bloquer la formation de leur conscience de classe. Cela explique aussi l’absence de toute lutte organisée contre la gentrification mais ne signifie pas pour autant l’absence de toute résistance collective des éléments populaires au sein de ces quartiers : Anne Clerval analyse judicieusement sous ce rapport leurs pratiques d’occupation de l’espace public (les bars et les commerces, leurs abords immédiats, la rue et les parcs) comme une sorte de réaction à leur éviction tendancielle du logement dans la mesure où elles exercent un effet dissuasif à l’égard de l’installation de nouveaux gentrifieurs.

En contraste avec la richesse analytique de cet ouvrage, dont les lignes précédentes ne rendent malheureusement que partiellement compte, qu’il me soit permis d’adresser une critique visant l’usage par Anne Clerval du concept de « nouvelle petite bourgeoisie » ou de « petite bourgeoisie intellectuelle » (elle alterne l’usage des deux expressions) pour identifier la situation de classe des gentrifieurs. Cet usage me paraît en effet critiquable d’un double point de vue. D’une part, elle en rapporte indûment la paternité à Pierre Bourdieu, plus précisément à La Distinction (parue en 1979) dans laquelle celui-ci en fait en effet usage en l’opposant à la petite bourgeoisie traditionnelle (page 9, page 40, page 141). Car, cinq ans avant la parution de La Distinction, deux analyses marxistes avaient déjà proposé le concept de nouvelle petite-bourgeoisie pour rendre compte de l’existence et de l’importance croissante de ’couches moyennes’ salariées distinctes de et intermédiaires entre la bourgeoisie et le prolétariat : celle de Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques Malemort (1974) et surtout celle de Nicos Poulantzas (1974). Or, si Anne Clerval cite incidemment la première (page 41, note 26), sans pour autant rectifier l’attribution de la paternité de la notion à Pierre Bourdieu, elle ignore visiblement la seconde étude de meilleure qualité.

D’autre part, dès lors qu’il s’agit de préciser ce qu’il en est de cette nouvelle petite bourgeoisie ou petite bourgeoisie intellectuelle, elle se réfère essentiellement à l’analyse qu’en propose le sociologue et urbaniste Jean-Pierre Garnier (2010). Ce qui la conduit notamment à la définir comme une fraction de classe assurant « principalement un rôle d’encadrement et d’inculcation idéologique (à travers les médias, la culture ou l’enseignement), formant ainsi une sorte d’huile dans les rouages de l’exploitation, sur laquelle est fondé le système capitaliste » (page 40). Or j’ai de longue date montré pourquoi l’usage du concept de petite bourgeoisie, même assorti des adjectifs nouvelle ou intellectuelle, est inadéquat pour l’analyse de cette classe sociale située entre bourgeoisie et prolétariat (ouvriers et employés) : pur produit des rapports capitalistes de production, se développant au rythme de la reproduction de ces derniers dont elle est un agent de premier plan en y assurant toutes les fonctions d’encadrement de la population qu’elle requiert, cette classe sociale n’a rien de commun avec la petite-bourgeoisie des petits producteurs indépendants de biens ou de services marchands, que ce même processus lamine constamment même s’il tend aussi à la reconstituer non moins constamment sur de nouvelles bases (Bihr, 1984 : chapitre II ; Bihr, 2012 : 49-52 et 121-124) [1]. Le concept d’encadrement est plus approprié que celui de petite bourgeoisie pour rendre compte de l’habitus propre à cette classe, de ses intérêts de classe (la modernisation capitaliste de la société, sa rationalisation pour résoudre ses contradictions internes, sa démocratisation pour assurer la promotion de ses membres) tout comme de son horizon politique (le social-étatisme). Et il permettrait, tout aussi bien, d’éclairer d’un jour nouveau jour certains aspects du processus de gentrification mis en évidence par Anne Clerval : par exemple l’habitus urbain des gentrifieurs (leur valorisation du logement, leur tendance à la réduction de l’urbain à un décor ou spectacle, leur goût prononcé pour la consommation culturelle, etc.), leurs rapports aux milieux prolétaires ou leur méconnaissance ou dénégation de leur propre situation de classe.

Bibliographie

Baudelot Christian, Establet Roger et Malemort Jacques (1974), La petite bourgeoisie en France, Paris, Maspero.

Bihr Alain (1984), Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, Paris, L’Harmattan.

Bihr Alain (2012), Les rapports sociaux de classes, Lausanne, Page 2.

Bourdieu Pierre (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit.

Chevalier Louis (1978), Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècles, [1958], Paris, Le livre de poche.

Garnier Jean-Pierre (2010), Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Marseille, Agone.

Poulantzas Nicos (1974), « La petite bourgeoisie traditionnelle et la nouvelle petite bourgeoisie », dans Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Éditions du Seuil, pages 195-347.

Notes

[1] Anne Clerval n’a semble-t-il eu connaissance de mes analyses de la classe de l’encadrement qu’après avoir publié son ouvrage. Elle les cite en effet dans l’interview qu’elle a donnée au mensuel Alternative Libertaire, n°233, novembre 2013.

Pour citer l'article


Bihr Alain, « Clerval Anne, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Clerval-Anne-Paris-sans-le-peuple (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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