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Le Lay Stéphane

La ’production scientifique’ au prisme du travail des secrétaires de rédaction des revues académiques. Quelques remarques à propos de la division du travail dans la recherche

 




 Résumé

La plupart des travaux consacrés aux transformations affectant la recherche s’attachent à analyser leurs effets sur le travail des chercheurs, et éludent l’impact des activités d’autres catégories de travailleurs sur l’élaboration des éléments nécessaires à la ’production scientifique’, rendant l’analyse du travail scientifique moins précise. Le travail des secrétaires de rédaction des revues académiques est intéressant pour décrire et analyser ce qui se joue lors des diverses interrelations nouées avec les chercheurs durant le processus d’examen des articles. A partir d’une participation observante dans une revue SHS, et en examinant les écarts entre tâches prescrites et activités effectives observables dans diverses revues, je souhaite mettre en discussion l’idée selon laquelle « fièvre de l’évaluation » quantitative de la ’production scientifique’ se trouve facilitée par l’insuffisante prise en compte d’un ensemble d’activités collectives discrètes, dont celles de personnels comme les secrétaires de rédaction.

Mots-clés : coopération, évaluation, revue académique, secrétaire de rédaction, sciences humaines et sociales, travail scientifique.

 Abstract

Most of the research on the changes in working within Sciences emphasizes researchers’ labour, but often ignores the impact on the ’scientific production’ of non-scientific workers’ activities, with less accurate comprehension of the field. For this reason, it is interesting to investigate the editorial secretaries’ work, to reveal the kind of relationships between them and researchers, and how this changes throughout the evaluation process. Based on participant observation within a French, peer-reviewed journal in Social Sciences, which is linked with several other journals, I analyse the gaps between the prescribed tasks and the real activities within such journals. Ultimately, I want to bring into discussion the following hypothesis : impact factors built for scientific evaluation are used too frequently, with insufficient attention to more discreet – yet significant – collective activities, as such as those of an editorial secretaries.

Key words : cooperation, evaluation, peer-reviewed journal, scientific work, social sciences.

 Introduction

Parmi les transformations affectant la recherche scientifique (Duval et Heilbron, 2006), l’une des dimensions mises en avant concerne les difficultés de plus en plus manifestes d’y mener les différentes activités (Pourmir, 1998 ; Hubert et Louvel, 2012) [1]. Or, si la plupart des travaux s’attachent à analyser les effets sur le travail des chercheurs (effets de l’isomorphisme institutionnel relatifs aux normes de publication scientifique [Gingras, 2008], redéfinition des critères d’« excellence » des doctorants [Frances, 2013], modifications du régime de temporalité du travail scientifique liées aux réformes institutionnelles récentes [Melchior, 2013]), ils méconnaissent généralement l’impact des activités d’autres catégories de travailleurs sur l’élaboration des éléments scientifiques nécessaires à la ’production scientifique’ [2]. Cet impensé encourage à accepter comme ’ordre des choses’ une distinction institutionnelle entre activités de recherche et activités dites de support à la recherche, et rend moins précise l’analyse du travail scientifique. En effet, cette dernière ne saurait se passer – hypothèse que je défends après d’autres – d’une approche transversale de l’organisation en laquelle elle se déploie, sauf à en avoir une compréhension en partie faussée [3].

Pour le montrer, l’exemple des secrétaires de rédaction des revues académiques en sciences humaines et sociales (SHS) offre plusieurs points de pertinence. D’abord, ces travailleuses [4] mènent des activités aux contours peu connus, rares les travaux ayant été menés à leur sujet : sauf erreur, je n’ai trouvé aucun article traitant centralement de ce métier dans les bases de données Bibliothèque nationale, Cairn, Persée, Jstor, Science direct et Open access. Les seules références que j’ai trouvées renvoient à des récits biographiques revenant sur les trajectoires professionnelles d’individus (notamment de chercheurs dans des revues d’histoire) à l’occasion de leur départ en retraite ou de leur décès. Ce silence n’est pas sans questionner, puisque les activités de ces personnels sont tournées en permanence vers la communauté scientifique.

Le second intérêt est lié à la position des secrétaires de rédaction dans le champ scientifique. Attachées à des revues académiques, mais occupant des postes statutairement désignés comme non scientifiques, elles sont amenées à fréquenter les chercheurs, par le biais des articles que ces derniers envoient en expertise, ou à travers la vie quotidienne des revues dans lesquelles elles travaillent (membres des comités de rédaction [5]). Les diverses interrelations nouées durant le processus d’examen des textes constituent donc une possibilité pour analyser ce qui se joue en ce point de la ’chaîne de production scientifique’.

Certes, il serait pertinent de mener des investigations dans d’autres sous-espaces du champ scientifique, afin de montrer comment les activités des personnels dits administratifs influent sur la ’production scientifique’. De même, il serait sans aucun doute judicieux de mener une analyse comparative avec des secrétaires de rédaction d’autres disciplines et dans d’autres institutions que le CNRS – sur lequel je m’appuie –, pour mieux cerner les spécificités en la matière dans chaque sous-champ scientifique. De façon plus resserrée, je poserai l’hypothèse que la méconnaissance relative du métier et des personnels qui l’exercent conduit à une distorsion de l’analyse du travail scientifique en SHS. En examinant la manière dont le travail prescrit est défini par le CNRS, et en analysant les écarts perceptibles avec les activités effectives observables dans diverses revues, je souhaite mettre en discussion l’idée selon laquelle l’évaluation sur fondements quantitatifs de la ’production scientifique’ se trouve facilitée par l’insuffisante prise en compte du travail effectif discret de personnels comme les secrétaires de rédaction. Pour cela, je reviendrai en première partie sur l’origine des éléments empiriques que je mobiliserai, avant d’analyser, dans un deuxième temps, les limites repérables dans la définition des tâches prescrites. Ceci me permettra alors d’aborder les activités effectives des secrétaires de rédaction, dont certaines interviennent directement dans la ’production scientifique’.

 Une entrée empirique par participation observante

Je l’ai dit : le métier de secrétaire de rédaction n’a guère fait l’objet d’attention sociologique. L’une des raisons de ce désintérêt peut être cherchée du côté du nombre d’individus concernés : dans le cadre précis de l’InSHS, les ’données’ disponibles indiquent qu’en 2012 l’institut soutenait cent quarante-cinq revues (sur cent quatre-vingt-treize demandes de soutien), dont quatre-vingt-cinq bénéficiaient d’un support en personnel de rédaction, soit près de soixante emplois en équivalents temps plein. Faible effectif (rapporté aux quelque 1 400 chercheurs et 1 700 ITA titulaires de l’InSHS fin 2011 [6]) qui n’incite sans doute pas à la mise en place d’une recherche. Toutefois, cette faiblesse numérique ne saurait suffire à expliquer ce manque de curiosité scientifique.

De fait, la difficulté est accentuée par le caractère fragmentaire des ’données’. Le personnel du CNRS se répartit entre différentes Branches d’activité professionnelle (BAP), en fonction des spécialités liées aux emplois types définis par l’institution. L’emploi ’secrétaire de rédaction’ est rattaché à la BAP F (information, documentation). On s’attendrait donc à y retrouver les personnels dédiés aux revues académiques. Or, l’Observatoire des métiers et de l’emploi scientifique (OMES) identifie moins d’une vingtaine de secrétaires de rédaction en BAP F, fin 2013 (Tableau 1), dont quatorze dépendant de l’InSHS (Tableau 2).

Tableau 1
GenreEffectif
Hommes 1
Femmes 16
Total 17
Part des femmes 94 %
Source : OMES, chiffres fin 2013.


Tableau 2
InstitutEffectif
InSHS 14
Ressources communes 3
Total 17
Source : OMES, chiffres fin 2013.

Même si les quatorze secrétaires travaillent à temps complet, il manque environ quarante équivalents temps plein pour aboutir aux données fournies par l’InSHS dans le cadre du soutien aux revues. Pourquoi ces postes ne sont-ils pas répertoriés dans le cadre de la BAP F ? La réponse à cette question est fournie par Cartron et al. (2012), dans leurs analyses des emplois types de la BAP D (SHS) : la plupart des secrétaires de rédaction en SHS sont identifiées sous l’égide de cette BAP, car ces personnels privilégient un attachement disciplinaire (archéologie, etc.) plutôt qu’un attachement métier (l’édition). Les auteurs soulignent ainsi que 10 % des ingénieurs de la BAP D (environ cinquante personnes) ont été ou sont secrétaires de rédaction d’une revue, soit exclusivement, soit en sus d’une autre activité (analyses cartographiques ou statistiques, etc.). Or, n’étant pas identifiés dans le cadre de l’emploi type secrétaire de rédaction, ces personnels sont ’invisibles’ pour le CNRS, et pour le sociologue à la recherche d’indications sur leurs propriétés sociodémographiques.

Ces difficultés malencontreuses ne sont pas de nature à grever le projet de décrire et d’analyser les activités des secrétaires de rédaction, car mes développements se fonderont, au niveau empirique, sur une participation observante en tant que secrétaire de rédaction. En effet, durant cinq ans, j’ai été rattaché à temps plein à une revue de SHS considérée comme majeure (si l’on en croit les signaux matériels et symboliques envoyés par l’institution et par de nombreux chercheurs). Ingénieur d’études statutaire au CNRS, comme la grande majorité de mes collègues relevant de la BAP F (Tableau 3), j’avais été recruté lors d’un concours externe, en raison de mon expérience professionnelle (secrétaire de rédaction dans une revue SHS non académique connue pour ses articles de bon niveau), de mon cursus universitaire (diplômes en sciences politiques et en sociologie) et parce que j’avais travaillé en CDD pour cette revue académique de manière intermittente sur les deux ans précédant mon concours.

Tableau 3
GradeHommesFemmesTotal% Femmes
IEHC 2 2 100,0
IE1 6 6 100,0
IE2 1 8 9 88,9
Total 1 16 17 94,1
Source : OMES, chiffres fin 2013.

Mes propriétés sociales dénotaient donc l’existence d’un ’habitus à l’élasticité forcée’, puisque mes dispositions professionnelles en matière d’édition cohabitaient avec des capitaux scolaires supérieurs aux attendus institutionnels et à d’autres possibilités professionnelles (j’ai un doctorat de sociologie, quand les ingénieurs d’études sont recrutés à partir de la licence). Autre écart, j’étais un homme dans un univers professionnel féminin : les femmes représentent en effet 94 % de l’emploi type (BAP F), et 54 % de la BAP D (Cartron et al., 2012 : 5) [7].

De ce fait, durant une période de près de sept ans, j’ai pu expérimenter un rapport corporel au travail [8], permettant de m’approprier progressivement les éléments constitutifs de l’intelligence pratique (Dessors, 2009) nécessaires au déroulement des activités, et donnant des indications précieuses sur les attentes, les rythmes (routiniers ou non) et les difficultés pratiques et affectives spécifiques à ce travail. Cette confrontation quotidienne a eu sur moi des effets profonds, puisque certaines de mes dispositions professionnelles antérieures ont été lentement remaniées par des apprentissages techniques (manière de lire un manuscrit, par exemple) ou relationnels (en particulier le sens de l’anticipation). Car cette position m’a permis de comprendre, parfois non sans difficultés, un ensemble d’éléments propres à la sociabilité académique : j’ai ainsi pu observer la manière dont les revues fonctionnent comme organisations vis-à-vis des membres de leur rédaction, des auteurs et des autres revues (avec les [en]jeux de concurrence, les [en]jeux de consécration, les [en]jeux de réputation, etc.). Enfin, mes activités m’ont conduit à fréquenter longuement et régulièrement de nombreux travailleurs de la recherche. Aussi ai-je été mis en position d’acquérir et de perfectionner des dispositions pratiques à la fois au contact de collègues plus ancien-nes, mais également en fonction des interrelations avec les différents agents intervenant dans les activités éditoriales. J’ai notamment pu observer à de très nombreuses reprises plusieurs collègues secrétaires de rédaction, et échanger sur leur propre vécu. Grâce à la confrontation quotidienne de ces différents rapports corporels situés (que ces échanges concernent des dimensions techniques – un point de grammaire, par exemple –, matérielles – prêt de documents spécialisés – ou relationnelles), il s’avère possible de proposer une description précise des activités effectives du métier me permettant de dépasser ma seule expérience subjective, et d’ordonner le déroulement de l’hypothèse centrale de cet article.

 Les activités secrétariales sont-elles solubles dans la ’production scientifique’ ?

La lecture de la fiche de poste des secrétaires de rédaction du CNRS (Annexe 1) a de quoi surprendre : la liste des tâches prescrites et des ’compétences’ liées concerne quasi uniquement le versant rédactionnel du métier, au détriment de la partie ’secrétariale’ classique. Or, comme les secrétaires de direction étudiées par Pinto (1990), les secrétaires de rédaction sont amenées à accomplir de nombreuses activités administratives (voir, dans l’Encadré 1, la liste des activités effectives menées dans une revue de SHS, dressée par le secrétariat de rédaction à destination de sa direction). Cet ’oubli’ est d’autant plus étonnant que ces activités représentent une part importante, bien que difficilement objectivable en raison de leur caractère fragmenté (en fonction des urgences), du temps de travail effectif : envoi de courriers (règlements de factures, ouvrages à recenser, etc.), activités de manutention, etc. De fait, se trouvent distordus les rapports entre qualification acquise et qualification requise, puisque les ’qualités’ mises en œuvre par les secrétaires de rédaction pour réaliser les activités administratives sont globalement méconnues par l’institution lors de la définition du profil de poste.

Dans ces circonstances, on comprend que le travail prescrit rende mal compte du travail effectif. Certes, cet écart entre tâches et activités n’est pas surprenant, puisqu’il est bien documenté par les analystes des sciences du travail. Ainsi, dans ce cas précis, en dehors d’un savoir-faire opérationnel renvoyant à la gestion de conflit, la fiche de poste du CNRS ne détaille-t-elle pas les savoir-faire utiles au déploiement du sens pratique dans le travail administratif de secrétaire :

  • sens de l’anticipation (des attentes des membres de la rédaction),
  • sens de la négociation (avec les partenaires de la revue, avec les membres d’un laboratoire pour obtenir des moyens supplémentaires pour assurer le fonctionnement quotidien),
  • sens de la régulation (adoption d’une posture de neutralité dans les relations avec les différents groupes en présence ; rappel des règles de fonctionnement ; respect des délais de parution),
  • sens de l’improvisation (faire face aux situations imprévues de manière à ne pas empêcher la sortie régulière des numéros ; pallier l’absence de réaction d’un membre de la rédaction),
  • sens de la priorisation des activités,
  • sens de la diplomatie (avec les auteurs, avec les représentants de la tutelle ou avec les membres de la rédaction).
Encadré 1 : Activités administratives effectives dans une revue SHS
Activités de communication
  • Courriers (éditeurs, services fiscaux, etc.) et mails entrants (renseignements sur les numéros, propositions de CV, etc.)
  • Standard téléphonique
  • Demandes d’autorisation de reprise d’articles (manuels scolaires, etc.)
  • Échanges de publicité avec les revues ’amies’ (confection du typon et envoi par mail aux revues, réception, impression et sélection des publicités des autres revues)

Activités financières

  • Montage et suivi du dossier CNL
  • Préparation du rapport d’activité CNRS
  • Relations avec la banque et le comptable

Activités logistiques

  • Gestion des stocks de fournitures, de matériel (suivi, commande, paiement) et de revues
  • Relations avec l’éditeur et l’imprimeur (demandes techniques et commerciales, mise à jour des abonnements)

Activités organisationnelles

  • Préparation de réunions (création et suivi du ’doodle’ pour fixer la date de réunion, préparation des ordres du jour [validés par la direction], envoi des documents nécessaires à la réunion, préparation de la salle)
  • Conduite de réunion (accueil des membres, gestion du temps de réunion , prises de notes des discussions)
  • Nettoyage de la salle de réunion
  • Rédaction du projet de compte rendu (validé par la direction ou par les groupes de travail), et envoi à la rédaction du compte rendu définitif.

Activités relationnelles éditoriales

  • Travail de lien entre les différents groupes de travail, la direction, les auteurs, l’éditeur.

Comme le soulignait Pinto, ces savoir-faire sont étayés sur des qualités comportementales naturalisées – bienveillance, discrétion, modestie – écartées des critères de qualification professionnelle reconnue, comme si la ’gestion’ des comportements et des affects en interaction (les siens propres et ceux des autres) ’coulait de source’, ce qui est loin d’être le cas, comme de nombreuses recherches l’ont montré (Dejours, 1993 ; Soares, 2000 ; Jeantet, 2002). L’incorporation lente de dispositions ajustées aux attentes des agents sociaux du champ se déroule sous la forme de dynamiques essais/échecs/ajustement/essai/réussite complexes à mettre en œuvre. En outre, la secrétaire de rédaction n’a pas la certitude qu’elles auront le résultat escompté à chaque nouvelle tentative, même si elle dispose de ’recettes’ éprouvées à force de tentatives et de familiarité avec tel ou tel groupe social : ainsi tel chercheur sera-t-il plus à même de répondre favorablement à une requête s’appuyant sur la référence à des valeurs plutôt qu’à d’autres (par exemple, en mobilisant l’impératif du respect des délais). On peut donc observer dans le champ scientifique des dynamiques d’effacement des qualités et qualifications similaires à celles connues dans d’autres métiers de service [9]. Aux yeux des bénéficiaires (auteurs, supérieurs hiérarchiques, etc.), ce qui fait leur valeur est bien leur existence effective, mais imperceptible dans leur déploiement (Molinier, 2006).

 Les activités éditoriales du métier ont-elles un impact scientifique ?

Dans la définition prescrite du métier donc, la dimension ’secrétariale’ est largement ignoréeau profit de sa dimension rédactionnelle. Le profil de poste du CNRS (Annexe 1 – Activités principales et activités associées) offre bien une ’coloration’ éditoriale des activités (mise aux normes, transmissions des informations aux auteurs, etc.), mais en faisant une large place à des activités techniques. Difficile en ce cas de penser qu’autour du ’squelette technique’ peut se développer de la ’chair scientifique’ : le travail d’édition se trouve renvoyé à une dimension globalement formelle, ce que peuvent confirmer les activités effectives détaillées d’une revue SHS (Encadré 2).

Encadré 2 : Activités éditoriales effectives dans une revue SHS
Suivi administratif des articles reçus
  • Réception des articles proposés (versions papier et électronique), accusé de réception aux auteurs (mail)
  • Enregistrement et classement des articles papier et électronique
  • Élaboration des listes des textes pour chaque comité
  • Coordination avec la direction de la répartition des articles aux différents lecteurs et suivi de cette répartition (vérification du nombre de textes aux différents lecteurs)
  • Préparation et envoi par courrier des articles en lecture aux lecteurs
  • Suivi des avis des expertises (supervision des délais, réception, enregistrement et impression des expertises)

Activités d’édition sur les articles publiés

  • Mise en forme informatique du manuscrit (première mise aux normes et première lecture)
  • Impression et lecture du manuscrit (repérage et correction des erreurs orthographiques, grammaticales et de ponctuation, travail stylistique, travail de compréhension du fond de l’article pour en repérer les limites éventuelles)
  • Vérification des références bibliographiques dans les bases de données, et de leur classement alphabétique en bibliographie
  • Report de toutes les corrections dans le fichier
  • Envoi du fichier à l’auteur en lui précisant la date de retour, les demandes particulières surlignées dans le texte et la nécessité de modifier à ce stade tout ce qu’il souhaite modifier
  • Réception, enregistrement du manuscrit revu par l’auteur, puis vérification des corrections apportées, avec demandes de précisions supplémentaires, si nécessaire
  • Envoi du fichier complet à la maquettiste, pour mise en page des premières épreuves
  • Réception, enregistrement et impression des fichiers électroniques des premières épreuves
  • Envoi des fichiers PDF aux auteurs, en indiquant une date de retour
  • Relecture des premières épreuves
  • Réception (avec accusé de réception) des épreuves auteur, et report (ou non) des corrections demandées
  • Vérification systématique de la cohérence d’ensemble du numéro (sommaire, ordre des rubriques, pagination, en-têtes, numéro d’ISBN, etc.)
  • Envoi des premières épreuves corrigées à la maquettiste
  • Réception (avec accusé de réception), enregistrement et impression des fichiers électroniques des 2ndes épreuves
  • Vérification du report des corrections des premières épreuves par la maquettiste
  • Dans certains cas, il est nécessaire, à ce stade, après comparaison du document reçu et des épreuves précédentes, de faire un nouvel aller-retour avec la maquettiste
  • Réception, enregistrement et impression des fichiers électroniques du bon à tirer (BAT)

Dans de telles conditions, il s’avère logique de considérer que la secrétaire de rédaction n’intervient pas dans le processus de travail scientifique. Mais est-ce si clair ?

Une agente active de coopération diagonale avec les auteurs

La rédaction d’articles scientifiques s’appuie sur des attentes spécifiques qu’il faut parfois expliciter aux auteurs en amont de leur envoi de proposition ; aucune revue académique ne déroge en la matière, comme l’indique le profil de poste en Annexe 1, qui prévoit un accompagnement des auteurs par la secrétaire de rédaction. Ces explications vont des plus générales (comment bâtit-on un article scientifique ? quelles sont les attentes des membres du comité de rédaction ? etc.) aux plus précises (quelle est la procédure pour participer à un appel à articles ? quels sont les délais ? etc.). Ce niveau d’intervention interindividuel est un élément discret de régulation des flux d’articles expertisés, par exemple en encourageant un auteur à prendre un temps supplémentaire pour retravailler sa proposition. Mais il constitue également une manière d’influer sur la forme des articles potentiellement soumis, puisque la secrétaire de rédaction fait en sorte que les attentes normatives des membres du comité de rédaction soient respectées a minima – en termes empiriques et théoriques notamment. De même, elle peut, en donnant des conseils ciblés aux auteurs, contribuer à augmenter leurs chances de ne pas voir leur article « retoqué » dès la première lecture (un article refusé constitue une somme de résultats scientifiques qui… n’existent pas aux yeux de l’évaluation quantitative, quand bien même cette inexistence découle d’un problème de mise en forme académique et non de validité desdits résultats). L’initiative en la matière peut provenir de l’auteur, lorsque ce dernier exprime une demande directe, ou de la secrétaire, quand elle perçoit lors des premiers contacts qu’il risque d’y avoir un problème avec l’article. Ici, la secrétaire de rédaction participe de manière directe au façonnement dispositionnel des (futurs) auteurs.

Cette forme de coopération ne peut être rapprochée ni de la coopération horizontale (entre collègues), ni de la coopération verticale (entre supérieurs hiérarchiques et subordonnés). Elle diffère également de la coopération transverse classiquement analysée (travailleurs/clients). En effet, la figure de l’auteur ne peut être confondue avec celle du client, puisqu’il fournit ’gratuitement’ à la revue un article que la secrétaire de rédaction fera en sorte d’inclure dans la boucle de l’évaluation, puis de l’édition s’il est retenu. L’auteur procure à la revue un ’produit’, tandis que la secrétaire offre un ’service’ aux deux. Je parlerai donc de coopération diagonale, considérant que l’auteur est situé dans un sous-espace distinct de celui de la revue (à cet égard, il partage une position similaire au client), dans une position symbolique plus élevée que celle de la secrétaire de rédaction [10], si l’on en croit les critères de jugement et les formes de rétribution habituels au sein des institutions scientifiques (à cet égard, il partage une position similaire au supérieur hiérarchique).

Une autre modalité de la coopération diagonale, centrale dans le métier, concerne le travail de composition de la revue, et tout particulièrement la correction des articles retenus. Cette partie du travail est à la fois la plus évidente (c’est la ’mission’ même du métier – Annexe 1) et la plus délicate à saisir. Grâce à ses connaissances typographiques, orthographiques et grammaticales, à ses connaissances disciplinaires progressivement acquises, et à l’action tour à tour vigilante et flottante de ses yeux, ses oreilles et sa main, la secrétaire de rédaction ’traque’, cerne, puis rectifie la coquille, l’erreur, l’approximation, la lourdeur. Il pourrait être tentant de considérer une erreur de conjugaison comme une maladresse ne compromettant en rien la compréhension de l’énoncé scientifique – encore moins sa solidité ; sa correction ne porterait pas à conséquence, et l’intervention de la secrétaire de rédaction, par sa dimension formelle, n’affecterait pas le sens de la pensée de l’auteur. Un ’s’ à la fin d’un verbe conjugué à la première personne du singulier marque un conditionnel, quand son absence indique un futur simple. Quant à la mise à jour de données, est-ce la même chose que leur mise au jour ? Ces ’petites’ différences sont-elles sans effet sur l’énoncé scientifique lui-même ? Autre exemple : la secrétaire de rédaction mène souvent un travail de vérification et de correction des références iconographique, bibliographiques et archivistiques, pour notamment s’assurer de la bonne datation des sources utilisées – point loin d’être anodin en histoire ou en archéologie. Cette partie de l’activité de vérification et de correction est particulièrement chronophage et fastidieuse, par sa minutie et la difficulté pour accéder à certaines ressources. Doit-on donc considérer que ces détails, comme cette jeune chercheuse en fit un jour la remarque, sont sans importance ? Ou faut-il, à l’instar d’un chercheur plus ancien, insister pour que la date de parution des ouvrages soit précisément indiquée, afin d’éviter tout parachronisme dans la circulation des idées ? De la même manière, quand la secrétaire de rédaction vérifie la mise en forme de données quantitatives (tableaux, etc.), leurs légendes, leurs titres et qu’elle évite les erreurs, n’est-ce pas une manière directe permettant au lecteur de pouvoir utiliser ces éléments chiffrés de manière critique ?

Enfin, je donnerai un dernier exemple, le plus fréquent, mais également le plus difficile à cerner : l’usage de la ponctuation. Les réflexions de Szendy (2013) en la matière sont utiles pour mesurer l’impact, sur l’ordonnancement et la compréhension d’un texte, de ce que le philosophe désigne comme des signes stigmatiques [11]. Si son propos déborde le cadre de l’analyse linguistique stricto sensu (il convoque des formes d’expérience comme la musique ou le cinéma), il permet de saisir la force structurante, pas toujours consciente, de la ponctuation dans l’acte d’écrire et dans celui de (re)lire. En parlant du point, Szendy estime en effet qu’il ponctue après coup la pensée de l’auteur, qu’il « inscrit le rythme d’une relecture ou d’une réappropriation » (ibid. : 25). C’était d’autant plus vrai lorsque les scribes égyptiens utilisaient le point pour diviser rétroactivement leurs écrits, dans une pratique de rubricage, ou lorsque des aristocrates lettrés du Moyen-Âge ’signaient’ leur travail de ponctuation des livres manuscrits en leur possession. Ces deux pratiques qualifiées de surponctuation par Szendy peuvent être rapprochées de la pratique de relecture des secrétaires de rédaction, qui interviennent pour tenter de (re)mettre, si nécessaire, « à la juste position des signes apparemment les plus blasés, flegmatiques et impassibles, comme le point, la virgule, le point virgule » (ibid.  : 31). À propos de la virgule, j’ajouterai que ce petit signe typographique d’apparence anodine forme un médiateur de sens majeur : mal positionné, il transforme l’énoncé en l’exact opposé de la pensée du chercheur. Les chercheurs qui ne le savent pas mesurent mal l’effet que cela produit ; à moins que les chercheurs, qui ne le savent pas, mesurent mal l’effet que cela produit… Deux virgules, et la phrase change de signification. En veillant à en ®établir la bonne place, en surponctuant le texte de l’auteur, la secrétaire de rédaction vise à ’piquer’ la pensée de l’auteur à ses écrits, à remettre cette dernière sur ses pieds, position plus pratique pour avancer, y compris dans le champ des idées, sauf à prôner l’esthétique flaubertienne en la matière (Gothot-Mersch, 1979 : 452). Si cette dernière a ses charmes en littérature, on peut en douter dans le cas de textes visant à établir des faits scientifiques rigoureux. Le processus créatif – cette pulsation cognitive nourrit d’intuition et de réflexivité – se laisse difficilement attraper dans l’acte d’écriture. Dans le cadre scientifique, on peut considérer la ponctuation comme les lacets du corset de l’écriture. Par son intermédiaire, la tenue, le mouvement, le rythme de la pensée sont plus ou moins fluides.

Considérer les éléments précédents comme sans conséquence sur la validité des énoncés scientifiques est une position difficile à tenir dans le cas de disciplines scientifiques utilisant le ’langage naturel’ pour bâtir l’administration de la preuve. En effet, un énoncé scientifique peut être considéré comme un rétrécissement des possibles (des hypothèses sont éliminées au fur et à mesure, et ne reste pour finir qu’une explication validée par l’analyse empirico-théorique). La ponctuation forme donc un des outils façonnant le sens du possible déployé par la pensée du chercheur. Or, les secrétaires de rédaction auscultent, sondent l’agencement matériel des textes pour approcher, souvent à tâtons, le sens de cette pensée, afin de renvoyer à l’auteur leurs questionnements, en un écho surponctuant la voix du texte. Il s’agit pour elles de s’attacher à rendre audible le processus de construction de l’objet scientifique dans son passage du travail cognitif intime à sa mise en forme scripturale publicisée, de rendre le plus adéquat possible la pulsation du processus créatif à sa fixation symbolique. En agissant sur le texte, en en corrigeant les imprécisions, elles rendent invisibles ce qui était auparavant visible, rendant difficile, dans ce geste même, l’évaluation de leur travail et celle de leur influence sur le texte initial. Car le processus de correction doit être discret, se couler, se fondre dans le rythme, la musicalité, le style et la pensée de l’auteur, pour ne pas altérer le sens de l’article. En ce sens, le processus de correction engage un travail cognitif et corporel de destruction de la preuve [12].

Or, il arrive que cette discrétion éditoriale disparaisse parce qu’il est impossible de trancher sans demander son avis à l’auteur. S’engage alors une rétroaction négative – notion utilisée par Blin (2002) pour qualifier cette partie du travail dans la presse écrite. Le plus souvent, les auteurs apprécient que leur texte soit lu avec précision et que des questions permettent d’en améliorer la qualité (formelle ou ’substantielle’). Mais on doit également noter qu’ils modifient très souvent les corrections proposées par la secrétaire de rédaction. On peut considérer que ceci vise à améliorer la compréhension de l’ensemble. Mais on peut également poser l’hypothèse que c’est par désir de se réapproprier la totalité du texte, d’en gommer au maximum les interventions d’autrui.

Cette question est moins anecdotique qu’il y paraît, puisque la rétroaction négative peut, dans certains cas (peu fréquents, il est vrai), virer au rapport de force : certains auteurs ne supportent pas que l’on questionne leurs choix – qu’ils concernent uniquement leur texte ou remettent en cause la charte formelle de la revue [13]. Dans ces cas, l’intervention de la secrétaire de rédaction dans l’écriture des textes apparaît au grand jour, mais de manière négative, puisqu’elle bouscule les attentes habituelles en la matière : la légitimité du chercheur en matière d’écriture scientifique peut-elle être remise en question par l’action de la secrétaire de rédaction ? L’idée même d’auteur, objectivée dans la signature (Pontille, 2002), ne se trouve-t-elle pas déstabilisée si l’on rend compte de la longue chaîne d’interventions ayant présidé au texte final ?

Une intervention dans le processus d’expertise des articles ?

À la coopération diagonale viennent s’ajouter des modalités de coopération verticale inversée [14]. La secrétaire de rédaction œuvre ’pour’ le comité de rédaction de la revue. En ce sens, elle est subordonnée à ce collectif de travail et à ses attentes, position dominée généralement redoublée par une subordination hiérarchique vis-à-vis du directeur de la publication. Cela ne signifie pas que la secrétaire de rédaction demeure dans une posture passive d’enregistrement de faits et gestes, le profil de poste du CNRS parlant à cet égard d’animation du comité de rédaction en vue de l’évaluation des articles. En fait, la secrétaire de rédaction occupe une position essentielle pour le bon déroulement du travail en la matière : en sa qualité d’agente ’permanente’ de l’organisation – occupation des locaux, gestion des documents, etc. –, elle constitue un appui indispensable pour que les relecteurs puissent réaliser, dans les meilleures conditions possibles, leur travail individualisé sur chacun des textes [15]. En ce sens, la secrétaire de rédaction participe activement à l’expertise des textes, selon des formes différentes, en nature ou en degré, de celles mises en œuvre par les chercheurs, mais néanmoins effectives. On peut ainsi distinguer trois modalités d’intervention principales :

  • modalité mémorielle : la secrétaire de rédaction, par son travail de gestion des archives, de rappel d’anciennes évaluations (anciennes versions, articles ressemblants) ou de rappel des obligations éditoriales (avoir des papiers à publier, délais à respecter, etc.), forme un support incarné en matière de « mémoire collective » (Halbwachs, 1997), ressource nécessaire pour pallier, si besoin, les processus d’oubli individuel des membres de la rédaction ;
  • modalité participative : à force d’être confrontée à des discussions et à des lectures disciplinaires riches et précises, la secrétaire de rédaction finit par acquérir un fonds de savoirs empiriques et théoriques lui donnant la possibilité, à certains moments, de prendre part aux discussions relatives à l’examen des textes. Certes, cette participation intermittente ne s’appuie pas sur une légitimité scientifique certifiée, ni ne prend la forme d’un avis argumenté comme celui des chercheurs, pas plus qu’il n’influe directement sur l’évaluation finale. Toutefois, par ses questions ou ses remarques, la secrétaire de rédaction intervient, là aussi discrètement et de manière spécifique, dans l’élaboration des décisions collectives ;
  • modalité de veille : l’une des attentes des revues envers les articles expertisés concerne leur degré d’originalité rapporté à la fois au sous-champ disciplinaire (originalité interindividuelle) et à la trajectoire intellectuelle de l’auteur (originalité intra-individuelle). Contrairement à la première forme de vigilance, indispensable à la formation d’une évaluation considérée comme pertinente par le comité de rédaction, il arrive que les chercheurs en charge des expertises n’aient pas connaissance de redondances intra-individuelles (notamment parce que le principe d’une évaluation anonyme peut contribuer à ’brouiller les pistes’). Or, la secrétaire de rédaction, en raison de ses discussions avec des collègues d’autres revues, de son intense travail bibliographique sur les articles, de sa connaissance des bases de données, et de sa position centrale dans la réception d’ouvrages à recenser, peut être amenée à émettre des doutes concernant l’originalité d’un article. En cela, elle participe au travail de veille alimentant le fonds commun de connaissances du comité de rédaction, et contribue ainsi à l’identité scientifique de la revue – point important en matière de dynamiques distinctives inhérentes aux sous-champs disciplinaires (ce que l’on peut qualifier de ’positionnement éditorial’, de ’degré d’originalité’ ou de ’sérieux’ d’une revue ne l’est qu’en référence aux revues concurrentes). Ces différentes manières d’intervenir dans les délibérations collectives évaluatives ont une force dépendant des relations de confiance entretenues entre chercheurs et secrétaire de rédaction : plus l’épaisseur des connaissances du passé de la revue et la légitimité professionnelle de la seconde sont perçues comme solides et fiables par les premiers, plus la seconde se sent écoutée et considérée par les premiers, et plus la coopération verticale inversée est propice à la circulation de connaissances facilitant le travail d’évaluation. Cette considération se rapproche de la « reconnaissance appréciative » telle que définie par Voswinkel, considération qui « procure un prestige de substitution, […] une reconnaissance aux acteurs qui ont peu de pouvoir, de succès et de prestige » (2007 : 65). Selon lui, cette forme de reconnaissance proche de la gratitude simmelienne comporte une dimension morale et émotionnelle, et se caractérise par une ambivalence : le mépris le disputerait en effet à la reconnaissance. Mais pour pouvoir mesurer ce point dans le cas des secrétaires de rédaction, il faudrait analyser la manière dont elles perçoivent les signes de reconnaissance qui leur sont adressés par les chercheurs en fonction des situations précises (lors des activités administratives ou logistiques, lors des activités de coopération verticale inversée, etc.), et également ce qu’en disent (et font) les chercheurs. On retiendra ici que la présence d’une reconnaissance appréciative dans le cadre de la coopération verticale inversée (et diagonale) facilite le travail effectif des unes et des autres.

 Conclusion

Dans la division du travail académique, secrétaires de rédaction et chercheurs interviennent, avec une intensité et une position spécifiques, dans la chaîne des activités propres à la recherche scientifique. Pourtant, l’évaluation de cette dernière, telle qu’elle est pratiquée dans de nombreuses institutions, retient, parmi un ensemble de processus pris dans le temps long de la recherche, un simple résultat quantifié et statique à visée managériale d’évaluation individualisée (Dejours, 2003 ; Ogien, 2013), ce qu’Yves Gingras nomme la « fièvre de l’évaluation » (2008), et qui conduit à des modalités de classement des revues académiques critiquables (Laurens, 2009).

L’évaluation passe en effet à côté de ce qui constitue l’essentiel du travail scientifique, à savoir les moyens quantitatifs et qualitatifs déployés, avec plus ou moins de succès, par des collectifs en coopérations multiples, dont le but est d’établir des éléments de connaissance mis à disposition du champ scientifique pour contribuer à l’avancée contradictoire des savoirs. Si la « fièvre de l’évaluation » peut être individualisée avec autant de puissance normative et performative à travers les facteurs d’impact (et donner l’illusion d’évaluer la ’production scientifique’ des chercheurs en tant qu’individus singuliers), c’est parce qu’une partie du travail effectif est occultée à différents moments du cycle de la recherche scientifique [16].

C’est notamment le cas des activités effectuées en aval de la recherche, durant toute la chaîne d’activités mises en œuvre entre la réception d’une proposition d’article et sa publication éventuelle. Les secrétaires de rédaction sont au service de la communauté scientifique (plus particulièrement des chercheurs), par le biais de leur effacement individuel, leur travail est difficilement saisissable dans ce qui fait pourtant sa spécificité, et se remarque surtout s’il est mal fait, s’il laisse transparaître l’action sur le texte, le manque de discrétion dans les relations collectives. Inversement, les chercheurs sont au service de la science, par le biais de leur renommée singulière d’auteur et leur travail est sanctionné dans un mouvement d’individualisation de l’évaluation (le facteur d’impact, etc.), qui met en avant leur ’production scientifique’. Ce contraste entre visibilité et discrétion ’écrase’ les effets du travail effectif des secrétaires de rédaction, comme les facteurs d’impact ’écrasent’ les processus collectifs ayant mené au résultat scientifique ainsi objectivé dans une mesure individualisante. Les facteurs d’impact jouent alors un effet similaire à celui que Bourdieu percevait quand il considérait que « l’œuvre comme opus operatum totalisé et canonisé sous forme d’“œuvre complète” arrachée au temps de son élaboration […] occulte l’œuvre se faisant et surtout le modus operandi dont elle est le produit » (2003 : 81). À cet égard, ils se révèlent incapables d’évaluer le travail effectué par les secrétaires de rédaction sur des textes dont ils prétendent pourtant de rendre compte de la rigueur scientifique par leurs méthodes de classement.

 Bibliographie

Arborio Anne-Marie (2001), Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos.

Blin Frédéric (2002), « Les secrétaires de rédaction et les éditeurs de Libération. Des journalistes spécialisés dans le journal », Réseaux, 111, p. 164-190.

Bourdieu Pierre (2003), Méditations pascaliennes, 1997, Paris, Seuil (Points essais).

Cartron Damien (coord.) (2012), « BAP D au CNRS. Entre savoirs et savoir-faire, compétences disciplinaires et compétences techniques, les métiers des ingénieurs et techniciens en sciences humaines et sociales », Observatoire des métiers et de l’emploi scientifique, CNRS, http://www.dgdr.cnrs.fr/drh/omes/documents/pdf/Etude-BAP-D-2012.pdf [consulté le 12 janvier 2014].

Dejours Christophe (1993), Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, [1980], Paris, Bayard éditions.

Dejours Christophe (2003), L’évaluation du travail à l’épreuve du travail réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA éditions.

Dessors Dominique (2009), « L’intelligence pratique », [1991] Travailler, 21, p. 61-68.

Duval Julien, Heilbron Joan (2006), « Les enjeux des transformations de la recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 164, p. 5-10.

Frances Jean (2013), Former des producteurs de savoirs : les réformes du doctorat à l’ère de l’économie de la connaissance, thèse de sociologie, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Gingras Yves (2008), « La fièvre de l’évaluation de la recherche. Du mauvais usage de faux indicateurs », Note de recherche, 5, CIRST.

Gothot-Mersch Claudine (1979), « Notice », dans Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard (Folio classique), p. 422-438.

Halbwachs Maurice (1997), La mémoire collective, [1950], Paris, Albin Michel (Bibliothèque de l’évolution de l’humanité).

Hubert Mathieu, Louvel Séverine (2012), « Le financement sur projet : quelles conséquences sur le travail des chercheurs ? », Mouvements, 71, p. 13-24.

Jeantet Aurélie (2002), « L’émotion prescrite au travail », Travailler, 9, p. 99-112.

Laurens Sylvain (2009), « L’étrange classement des revues de psychologie et le cas mystérieux du Bulletin de psychologie », Bulletin de psychologie, 62(1), p. 67-78.

Le Lay Stéphane (2005), « La division sexuelle et sociale du travail dans les métiers de la coiffure », « Métiers et transformations du travail : approches interdisciplinaires », Travaux et documents, Université Paris 8, 28, p. 25-40.

Le Lay Stéphane (à paraître en 2014), « Accéder incognito au travail des éboueurs ? Limites éthiques et apports empiriques d’un semi-échec méthodologique », Actes de la recherche en sciences sociales.

Melchior Jean-Philippe (2013), « Accélération des réformes et nouvelles contraintes temporelles dans l’enseignement supérieur et la recherche », Temporalités, http://temporalites.revues.org/2489.

Molinier Pascale (2006), L’énigme de la femme active. Égoïsme, sexe et compassion, Paris, Éditions Payot & Rivages.

Ogien Albert (2013), Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public, Versailles, Quæ.

Pinto Josiane (1990), « Une relation enchantée. La secrétaire et son patron », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, p. 32-48.

Pontille David (2002), « La signature scientifique. Authentification et valeur marchande », Actes de la recherche en sciences sociales, 141, p. 72-78.

Pourmir Isabelle (1998), Jeune chercheur. Souffrance identitaire et désarroi social, Paris, L’Harmattan.

Soares Angelo (2000), « Au cœur des services : les larmes au travail », Pistes, 2, 2, http://pettnt/v2n2/articles/v2n2a5.html.

Szendy Peter (2013), À coups de points. La ponctuation comme expérience, Paris, Les Éditions de Minuit (Paradoxe).

Voswinkel Stefan (2007), « L’admiration sans appréciation. Les paradoxes de la double reconnaissance au travail subjectivisé », [2003], Travailler, 18, p. 59-87.

 Annexe 1 : Fiche de poste CNRS emploi type ’secrétaire de rédaction’

Mission

Le secrétaire de rédaction prend en charge la mise au point et la validation des contenus, ainsi que leur cohérence éditoriale et scientifique avec les autres composants d’une publication ou d’un site.

Tendances d’évolution

• Généralisation de l’édition structurée multi-supports.

• Proximité croissante des techniques de l’édition et des systèmes d’information et de gestion de contenus.

Activités principales

• Animer le comité de rédaction en vue de l’évaluation scientifique des contenus

• Effectuer la validation de la version finale des contenus

• Collecter les contenus (textes, sons, images) auprès des auteurs

• Vérifier la cohérence et la structuration des contenus

• Mettre aux normes : les notes, les bibliographies, les tables, les listes, les appels des figures, les index, les légendes,

• Effectuer les vérifications typographiques, orthographiques, syntaxiques et grammaticales des contenus

• Assurer préparation et mise au point des contenus requis par les formats de diffusion

Activités associées

• Transmettre aux auteurs les orientations, remarques, du comité de rédaction

• Accompagner les auteurs dans le processus de rédaction et d’adaptation des contenus

• Assurer le suivi de réalisation de la publication ou du site

• Piloter les activités d’une équipe de production interne ou externe

• Faire respecter la charte graphique• Établir la marche typographique

Compétences principales

Savoirs généraux, théoriques ou disciplinaires

• Connaissance approfondie de la chaîne éditoriale et des techniques qui lui sont propres, de manière à dialoguer avec les interlocuteurs spécialisés (rédacteurs, développeurs, intégrateurs, graphistes…)

• Connaissance approfondie de l’orthotypographie et des normes bibliographiques• Connaissance générale des normes et techniques de la structuration de contenus (XML, DTD…)

• Notions de base en graphisme et mise en page

Savoirs sur l’environnement professionnel

• L’environnement scientifique du domaine d’activité

• La législation sur l’écrit, l’utilisation de l’image, les droits d’auteur

Savoir-faire opérationnels

• Appliquer les règles, normes et usages en cours dans le domaine de l’édition scientifique

• Maîtriser les logiciels de traitement de texte et de mise en page

• Maîtriser les techniques rédactionnelles

• Définir le système d’épreuvage adapté au mode de production et pratiquer la lecture critique des épreuves

• Situer son niveau d’intervention sur les contenus dans un contexte donné

• Prendre en charge la réécriture de contenus

• Se repérer dans un texte rédigé en langue étrangère sans nécessairement maîtriser la langue

Compétences linguistiques

Anglais ou autre langue étrangère compréhension écrite et orale : niveau 2

Expression écrite et orale : niveau 2

Compétences associées

Savoirs sur l’environnement professionnel

• Les partenaires institutionnels, les intervenants externes et internes

• Les principes déontologiques et éthiques liés au domaine

Savoir-faire opérationnels

• Concevoir et mettre en œuvre des procédures et méthodes de travail

• Planifier les activités de l’ensemble des intervenants en fonction du programme de publication

• Sélectionner des prestataires selon des critères qualité, coût, délais.

• Formuler et faire respecter les exigences de délais qualité aux auteurs et prestataires

• Gérer des conflits

• Respecter les contraintes techniques liées aux procédures de fabrication

Environnement professionnel

Lieux d’exercice

L’unité ou le service en charge de l’édition dans un établissement d’enseignement supérieur, d’un établissement publique de recherche scientifique et technique, d’un laboratoire de recherche, d’une administration de l’éducation nationale ou de la recherche (l’administration centrale et les services déconcentrés).

Diplôme réglementaire exigé

Pour le recrutement externe : licence

Formations et expérience professionnelle souhaitables

• Formation recommandée : lettres, métiers de l’édition.

• Expérience de secrétariat de rédaction.

Notes

[1] Je remercie Damien Cartron, Jean Frances, Léa Lima et Duarte Rolo, dont les commentaires critiques m’ont permis d’améliorer cet article. Je reste bien évidemment seul responsable des analyses proposées.

[2] L’expression ’production scientifique’ sera systématiquement entre guillemets : les connaissances scientifiques conservent des spécificités (modes de constitution et d’échange, appartenance au bien commun), par-delà la marchandisation privative dont elles peuvent faire l’objet. Je suis conscient de la dimension normative portée par ces petits signes typographiques inaudibles « produisant des différences de ton » (Szendy, 2013 : 81), mais j’en accepte les implications. Comme le rappelle Szendy, tout (non)usage de la ponctuation recouvre des enjeux politiques : il me semble préférable de les objectiver plutôt que de les méconnaître.

[3] Dans leur étude de personnels ingénieurs et techniciens du CNRS, Cartron et al. (2012) montrent une certaine porosité entre les activités de ces derniers et celles des chercheurs. Cette proximité, et ses implications en matière de travail scientifique, conforte mon hypothèse.

[4] J’explicite infra la raison de cet usage du féminin.

[5] Je parlerai de comité de rédaction pour désigner l’instance éditoriale statuant sur les textes reçus par une revue, sans oublier que cette dénomination varie (comité éditorial, comité de lecture, etc.).

[6] Source : http://www.cnrs.fr/fr/organisme/docs/espacedoc/IndicateursChiffres-2011.pdf [lien consulté le 18 avril 2014].

[7] La raison de l’usage du féminin pour désigner les secrétaires de rédaction apparaît ici clairement.

[8] Pour une discussion théorique et empirique sur l’approche de terrain en observation participante, et sur la place du corps du sociologue, voir Le Lay (à paraître).

[9] Pour un exemple dans le milieu de la coiffure, Le Lay (2005). On pourrait faire un parallèle – qui mériterait une analyse systématique éloignant du cœur de cet article – avec les métiers du care (Arborio, 2001). Dans les deux cas, les professionnels prennent soin d’autrui, en faisant en sorte de ne pas les brusquer, de ne pas leur faire sentir le poids de ce travail : toutes proportions gardées, ce sont des dimensions particulièrement importantes pour autrui qui sont choyées, et les qualités mises en œuvre pour y parvenir sont naturalisées à travers une absence de reconnaissance explicite du caractère socialement acquis de ces qualités et de leur déploiement.

[10] D’un point de vue matériel, les choses sont beaucoup plus complexes, puisque les ITA statutaires peuvent être dans des positions beaucoup plus enviables que de nombreux auteurs (doctorants et post-doctorants).

[11] Szendy qualifie sa pensée de la ponctuation de stigmatologique. « Parce qu’on y entend, d’une part les antiques noms grecs désignant le point ponctuant des grammairiens, ces équivalents du latin punctum que sont stigma ou stigmê, dérivés du verbe stizein. Mais aussi parce qu’on doit également prêter l’oreille à toutes les autres portées de ce verbe, qui veut dire piquer, tatouer, marquer d’une empreinte, voire contusionner ou couvrir d’ecchymoses.  » (2013 : 13-14).

[12] De manière provocatrice, mais non dénuée d’arguments, je pense que l’on peut qualifier les secrétaires de rédaction d’’éboueurs textuels’.

[13] Ces tensions conflictuelles et leur résolution en défaveur de la secrétaire de rédaction rappellent que le pouvoir potentiellement déployable à partir des marges d’incertitude d’une organisation ne saurait suffire à analyser une situation de travail, comme semble le penser Blin (2002 : 177). Des rapports de domination existent par ailleurs…

[14] « Inversée », car classiquement la coopération verticale renvoie aux modes de soutien des supérieurs vers les subordonnés. Ici, le soutien envisagé se produit dans l’autre sens. Ceci n’est en rien paradoxal : les secrétaires de rédaction sont statutairement considérées comme n’ayant aucune action en matière d’évaluation scientifique.

[15] Du moins tant que le processus d’évaluation des articles n’est pas complètement automatisé, comme cela se fait dans un nombre croissant de revues anglo-saxonnes. Dans ce cas, un certain nombre de tâches anciennement dévolues aux secrétaires de rédaction disparaissent et les autres sont réparties entre le système technique et les referees.

[16] Quand je parle d’une «  partie du travail effectif », je ne parle pas seulement des conditions de réalisation de la recherche scientifique (dimension devant être abordée lors du travail d’objectivation), mais bien d’un ensemble d’activités. Pour ne prendre qu’un exemple, je mentionnerai les discussions avec des collègues (durant des séminaires, au cours du terrain, etc.), qui permettent de mettre de mettre en discussion hypothèses, interprétations, etc., autant d’intelligence collective méconnue par les procédures d’évaluation individualisée.

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Pour citer l'article


Le Lay Stéphane, « La ’production scientifique’ au prisme du travail des secrétaires de rédaction des revues académiques. Quelques remarques à propos de la division du travail dans la recherche », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-production-scientifique-au (Consulté le 5 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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