L’activité des centres d’appels constitue un mode de rationalisation du travail hybride qui conjugue une forte prescription du travail à la mobilisation de l’implication subjective des salariés, nécessaire au traitement de la relation de service. La réflexivité des travailleurs est intégrée à la conception d’un processus de production extrêmement standardisé. Elle est ainsi mise au service des objectifs de rentabilité de l’organisation. Dans ce cadre, les salariés doivent assumer la charge de concilier la réalité de la prestation à la prescription. Ils doivent alors adopter une posture doublement contrainte : celle de répondre aux demandes des clients qui peuvent entrer en contradiction avec la finalité prévue par l’entreprise, et celle qui met en jeu leur propre conception du travail bien fait. Les modalités déployées pour résoudre cette double tension témoignent de l’enjeu que représente la réflexivité dans le cadre des transformations actuelles du rapport salarial.
Mots-clés : centre d’appels, relation de service, prescription du travail, subjectivité au travail
Prescribing work in the service relationship : between active involvement and constraint reflexivity. The case of call centers
The activity of call centers is a way of hybrid work rationalization that combines a strong prescription of work with a mobilization of employees’ subjective involvement, which is necessary for dealing with the service relationship. Worker’s reflexivity is integrated into the conception of a highly standardized production process. It serves the organization’s profitability. In this context, employees must reconcile the prescription to the real activity. Then, they must adopt a stance which is doubly constrained : on the one side, they have to respond to customer requests that might be in contradiction with the company’s planned objectives ; on the other side, they want to implement their own conception of good work. Modalities deployed to resolve this tension reflect the challenge posed by reflexivity in the framework of the current changes in the employment relationship.
Keywords : call centers, service relation, work prescription, subjectivity at work
L’analyse des transformations contemporaines du travail fait généralement apparaître le recours croissant à la subjectivité des salariés dans les modes de mobilisation de la main-d’œuvre. Si ces évolutions s’inscrivent plus ou moins en rupture avec les organisations tayloriennes ’classiques’, elles sont liées par une logique commune de recherche de flexibilité et de réactivité accrue à la demande, qu’incarnent notamment les principes du flux tendu (Durand, 2004). L’impératif d’adaptabilité remplace la planification totale de l’activité de production. Il nécessite l’appel à l’intelligence des salariés et à leur capacité réactive. La réflexivité des travailleurs se trouve alors directement intégrée à la définition du processus de production, ce qui exige et permet à la fois de créer les conditions de leur adhésion aux objectifs de l’entreprise.
L’activité des centres d’appels [1] constitue une illustration intéressante de ces mutations. En fort développement depuis plus d’une décennie, elle est une traduction des impératifs de réactivité qui accordent à la relation entretenue avec les clients un objectif de création de valeur. Sous bien des traits emblématique de certaines transformations actuelles du travail et de l’emploi, elle se caractérise par une diversité de missions et une transversalité sectorielle. Il faut notamment différencier les centres intégrés aux entreprises et les sous-traitants (ces derniers représentant plus de 20% du total de l’activité). Les conditions de travail y sont souvent jugées très pénibles, ce qui explique des taux de turnover importants même si les contrats à durée indéterminée y sont prédominants. La pénibilité du travail est liée à une très forte standardisation du processus de production ainsi qu’à des cadences soutenues. Les centres d’appels articulent ainsi une forte prescription de l’activité à un travail de service nécessitant la mise en œuvre des compétences relationnelles et de la capacité réflexive des individus.
Nous chercherons ici à comprendre comment ces deux aspects se concilient dans les modes de management et dans les pratiques des salariés. L’idée que nous souhaitons développer est que la tension qui peut émerger entre la prescription du travail et la réflexivité des travailleurs est intégrée à la conception du service par les organisations, car elle permet de reporter la gestion de l’incertitude de la relation de service sur l’implication subjective des salariés. La réflexivité devient ainsi un enjeu dans la lutte pour son appropriation par les employeurs et sa réappropriation par les travailleurs.
Nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête menée dans huit centres d’appels (dont deux centres sous-traitants), à partir d’entretiens semi directifs réalisés auprès de salariés [2], de représentants syndicaux, de responsables hiérarchiques et de directeurs des ressources humaines. Les centres d’appels internes enquêtés appartiennent aux secteurs mutualiste, de la banque et de la distribution d’énergie, dont l’étude présente l’intérêt de pouvoir reconstituer des trajectoires organisationnelles marquées par des transformations des politiques de relation client. Les centres sous-traitants étudiés exercent quant à eux pour le compte de multiples donneurs d’ordre appartenant à divers secteurs d’activité.
Si l’activité des centres d’appels est hétérogène en fonction de multiples facteurs, elle est également traversée par des points communs qui concernent la rationalisation du travail et de la production. Nous nous intéressons dans les trois premières parties de ce texte à ces tendances communes pour montrer en quoi la rationalisation du travail affecte l’aspect réflexif propre à la relation de service, dont nous rappellerons la spécificité temporelle. Dans la dernière partie de l’article, nous exposerons quelques éléments de différenciation et leur articulation à une logique d’ensemble d’instrumentalisation de la subjectivité.
L’activité des centres d’appels renvoie à la spécificité temporelle propre à la relation de service. On entend ici par relation de service la mise en contact direct du prestataire et du destinataire d’un service [3]. Il s’agit d’un type d’activités inscrit dans des relations immédiates. La littérature sur les services a ainsi mis en évidence que, comparativement à une production matérielle classique, la relation de service présente la particularité d’être consommée en même temps que produite : la prestation se réalise de façon simultanée à sa consommation par le bénéficiaire. Les échanges communicationnels et informationnels qui en résultent peuvent se traduire par une co-construction du service entre le prestataire et le destinataire. Cette simultanéité de l’acte de production et de consommation implique que la prestation se confond avec le travail effectué par le prestataire, et que le contenu du service dépend directement de la façon de travailler. La relation de service peut alors être appréhendée en terme de « travail à faire » et non de « travail fait » : elle n’existe que comme travail vivant et son résultat ne peut être l’enveloppe du travail passé à l’obtenir (Delaunay, 2001). Cette temporalité inscrit l’activité de travail dans l’incertitude de la relation humaine, qui rend le contenu de la prestation imprévisible.
Il en ressort la nécessité pour le travailleur – le prestataire du service – de développer une capacité réflexive au moment même où se déroule l’activité productive. En effet, il ne s’agit pas d’appliquer de façon mécanique un ensemble de gestes et de consignes préétablis, mais d’apporter une réponse à la demande dans l’immédiateté de l’action, dans le cadre d’une prestation qui se définit au fur et à mesure de l’opération productive en fonction de la participation du bénéficiaire du service à ce processus. L’imprévisibilité attachée à la prestation implique ainsi tout un travail de réflexion, de réinterprétation de la demande, de discernement et d’ajustement qui doit être effectué en temps réel par le producteur du service. Cette simultanéité temporelle s’accompagne d’une disjonction entre la prestation (le travail effectué) et son résultat (Delaunay, 2001). Cette disjonction peut également se manifester dans la production de biens matériels, tout comme la variabilité des conditions de production se retrouve dans des activités de type industriel. La spécificité de la relation de service se situe dans la grande difficulté à mesurer ce type d’effets, car il n’existe pas un volume isolable de production et que le caractère instantané et relationnel de la prestation complexifie l’évaluation de son impact sur le consommateur ou l’usager. Ainsi, lorsqu’elle implique un certain niveau informationnel et interactionnel, la relation de service ne peut être confondue avec son résultat ou son produit, qui n’est pas entièrement mesurable. Ce dernier se cristallise sur la personne du bénéficiaire et renvoie aux effets induits par l’activité productive (comme l’acquisition d’un savoir). Il y a alors une différence à opérer entre les effets directs ou immédiats du service, qui se rapportent à la prestation réalisée en temps réel, et les effets indirects ou médiats, qui constituent les résultats de la prestation (Delaunay, Gadrey, 1987). Les effets immédiats sont en partie quantifiables (durée de la prestation par exemple). Les effets médiats concernent le sens de la prestation et sa perception par le destinataire. Ils se détachent donc du travailleur qui n’est concerné que par la simultanéité temporelle de la production du service et de sa consommation. Ils sont également beaucoup plus difficilement mesurables et peuvent s’exprimer de façon différée à la réalisation de l’action. Une prestation laissant une mauvaise impression à un client peut par exemple l’inciter à s’adresser ultérieurement à la concurrence.
Cette différence entre la prestation et son résultat, qui recouvre également celle que l’on peut effectuer entre les outputs et les outcomes, révèle la double incertitude qui porte sur la relation de service. La première concerne le contenu de la prestation au moment même où celle-ci se déroule, la seconde est celle de l’incertitude de son résultat. Dans le cadre d’une relation de service marchande médiatisée par le travail salarié, cas qui nous intéresse ici, l’employeur peut chercher à réduire cette double incertitude. Or, la prescription du travail imposée au salarié est porteuse de conséquences et d’enjeux sur l’aspect réflexif lié à l’activité de service.
Les centres d’appels constituent un système technico-organisationnel au sein duquel la recherche de réduction de l’incertitude de la relation de service vise à servir un objectif de diminution du coût unitaire de production. À travers l’ensemble des secteurs d’activités, et dans un contexte économique et social marqué par l’augmentation de la concurrence, les organisations cherchent à accroître la prospection commerciale et la rétention de la clientèle en place en multipliant les contacts avec leur clients/usagers, tout en réduisant les coûts liés aux opérations de service les moins rentables. Au sein de ce contexte, les centres d’appels participent d’un mouvement de reconfiguration de la relation clientèle des firmes. Il s’agit d’assurer les conditions d’une production de services de masse, en disséminant un plus grand nombre de contacts sur un effectif de salariés donné. Ainsi, si les technologies de l’information et de la communication ont permis d’envisager le développement des services distants, l’avènement des centres d’appels correspond à la diffusion d’un mode de rationalisation du travail spécifique dont le but est la réalisation d’économies d’échelle.
Depuis plus d’une décennie, ce mode de rationalisation du travail a été finement étudié par les sociologues et les économistes du travail, que certains ont qualifié de « rationalisation industrielle » ou de « taylorisation des services » (voir par exemple Amiech, 2005 et Buscatto, 2002). Ses principales caractéristiques sont maintenant bien connues. Elles ont pour objectif de réduire le niveau d’incertitude portant sur la relation de service en réglant non seulement les temps de travail, mais en assurant également la conformité de la prestation à l’objectif prédéfini par l’organisation. L’activité de travail est ainsi fortement prescrite. Cette prescription concerne tout d’abord les quantités produites qui doivent s’ajuster à la définition d’une norme de rendement du poste (Aglietta, 1976) correspondant généralement au nombre d’appels pris en charge par unité de temps. Dans la plupart des centres d’appels, les différents temps de production et hors production sont ainsi rigoureusement mesurés, imposés et contrôlés via l’outil informatique en fonction de leur ajustement à cette norme (durée des appels, temps de travail après appel, temporisation entre chaque appel, temps de pause). Dans ce cadre, des plannings flexibles sont très souvent mis en place afin d’adapter les besoins en main d’œuvre à la variabilité du flux client. La prescription du travail concerne également le contenu même de la prestation qu’elle détaille finement par le moyen de scripts, de trames de dialogue et d’une forte codification du discours qui inclut une véritable rationalisation langagière. S’ajoutent à ce dispositif la construction de gammes de cas-types, qui a pour vocation de prévoir et de normaliser en un nombre restreint la diversité des situations qui peut se présenter aux salariés. Il s’agit non seulement de replacer l’échange communicationnel dans la temporalité prédéfinie par l’organisation (la durée de l’appel), mais également d’ajuster la prestation à un but lui aussi préétabli (objectif de vente, réponse satisfaisante donnée au client, etc.).
Le contrôle et l’évaluation de l’ensemble de ces dimensions, en grande partie assurés par le moyen de l’outil technique (écoutes des appels, données statistiques) est quotidien. Il s’effectue essentiellement sur un registre quantitatif. Dans les grilles d’évaluation des salariés, il est ainsi intéressant de constater que des aspects parmi les plus interactifs et subjectifs de l’activité font très généralement l’objet d’une notation quantitative. La relation de service semble ainsi être considérée comme prévisible et mesurable.
Ce mode particulier de rationalisation n’accorde finalement que très peu de place à une démarche réflexive puisque l’ensemble de l’action est canalisé, prévu et imposé par la prescription. Par là même, il tend à nier la part d’incertitude liée à la relation humaine, mais aussi les effets médiats du service.
Si la prescription du travail dans les centres d’appels vise à planifier et prévoir au maximum le contenu des échanges avec les clients, de nombreuses recherches ont mis en évidence l’impossibilité de prédéfinir entièrement la relation de service. Gradrey (1994) a notamment montré la difficulté à caractériser les activités de service par la notion d’industrialisation du fait de facteurs cognitifs et informationnels trop importants. Il existe toujours une part d’impondérable, d’inattendu dans toute activité de travail, et particulièrement dans une situation de travail liée à l’interaction humaine. Autrement dit, l’incertitude de la relation de service est irréductible à la prescription du travail. Une contradiction apparaît alors entre la nécessité de mobiliser une posture réflexive dans l’action afin de faire face à cette incertitude et l’injonction au respect d’une prescription préétablie de l’action. Cette contradiction implique pour les salariés des centres d’appels d’effectuer, dans le temps imparti à la réalisation de la prestation, un travail de distanciation sur l’action afin de pouvoir concilier la prescription imposée, l’objectif de rentabilité et la réalité de la situation vécue attachée à la demande du client, qui n’est en fait que très rarement conforme au travail prescrit. Il existe ainsi un écart entre prescrit et réel qui est souvent souligné par les salariés que nous avons rencontrés.
« Tous les adhérents ont des positions différentes. Les contrats sont tous différents les uns des autres. C’est toujours en fonction des besoins en santé, donc chaque personne a des besoins différents et il faut souvent de toute façon amener la réponse différemment ». Une téléconseillère d’un centre interne appartenant à une mutuelle.
Mais au-delà de l’opposition classique entre la prescription et la réalité du travail, l’activité en centre d’appels présente la spécificité d’une « disjonction structurelle » entre ces deux aspects (Fichy, Zarifian, 2002). Il s’agit d’opérer un réajustement permanent entre la prescription de l’employeur et celle qui émane du client. Une telle posture consiste à écouter, analyser, interagir, réinterpréter les consignes, comprendre, traiter de l’information, mobiliser des connaissances, convaincre, faire preuve de jugement, etc. En somme, elle fait appel à la subjectivité des salariés et ne peut être intégrée à une standardisation du procès de production. L’utilisation de l’outil informatique et la manipulation en temps réel de multiples applications renforcent la complexité de cette partie du travail, que l’on peut qualifier de ’réajustement subjectif’. Ainsi, il s’agit pour le salarié de combler lui-même les lacunes d’une prescription pourtant poussée à l’extrême. C’est au cœur de ce réajustement qu’il doit concilier son implication dans l’action et une posture réflexive au service de l’objectif défini par l’organisation.
Dans les centres d’appels, on peut considérer que les contradictions liées à l’impossible codification de la relation humaine par la prescription détaillée sont en fait directement intégrées à la conception même du service par les organisations. Le travail de réajustement subjectif permet de reporter la gestion de l’incertitude – c’est-à-dire la partie d’imprévisible non réductible à la prescription – sur le salarié, et de réintégrer de la ’qualité’ à la prestation, tout en imposant le respect des normes quantitatives.
Pour autant, cette part de l’activité n’apparaît pas ou peu dans les différents modes de reconnaissance et de visibilisation du travail (modes de prescription, d’évaluation, de rétribution…), dont on a vu qu’ils se centrent essentiellement sur les aspects directement prévisibles et quantifiables de la prestation. Une téléconseillère fait ainsi la remarque que ses efforts pour atteindre certains objectifs de transferts d’appels vers des services commerciaux ne lui paraissent pas reconnus :
« La personne elle appelle, elle sait pas trop, elle est dans le vague, elle est dans le flou, moi je la recadre, je la redirige, à la fin elle me dit voilà, c’est ça que je veux. J’ai quand même mâché, enfin moi personnellement, je trouve que j’ai mâché le travail. (…) je mâche, je dis : si, je peux vous proposer, oui ça peut être adapté à votre contrat, ça peut être adapté à votre situation ne vous inquiétez pas… Je mâche tout et à la fin j’ai pas un euro. C’est frustrant quand même, c’est pas normal ». Une téléconseillère d’un centre interne appartenant à une mutuelle.
On peut supposer que la faible reconnaissance de la fraction subjective du travail permet de ne rétribuer la main d’œuvre que sur le caractère mesurable de la relation de service. Ce faisant, elle attribue à l’activité l’image d’un simple travail d’exécution, sous-estimant ainsi la complexité de l’exercice concret du travail et le niveau de formation des salariés qui est en général plutôt élevé [4]. S’il est vrai que cette proposition doit être relativisée au regard de la diversité des centres d’appels, de même que la part d’autonomie laissée aux salariés diverge selon les cas, il existe néanmoins un phénomène d’invisibilisation de la difficulté du travail liée à la rationalisation de la production du service (Feriel, 2014 ; Charlier et al., 2003).
Mais alors qu’elles reconnaissent peu cette partie du travail, les directions d’entreprise semblent y accorder une importance particulière. L’analyse des modes de management dans les centres d’appels montre en effet que les responsables hiérarchiques cherchent à créer les conditions d’un appel fort à l’implication subjective des salariés, qui renvoie à la mobilisation de leurs compétences sociales et relationnelles, leur capacité d’adaptation, de discernement et de jugement, mais aussi au contrôle de leurs émotions. Cet appel à l’implication subjective trouve aussi bien ses formes dans des dispositifs formalisés que dans des injonctions informelles, qui ont comme point commun d’obliger la conformation des attitudes aux objectifs de rentabilité. Plusieurs exemples méritent d’être cités.
L’intérêt pour la dimension subjective du travail se manifeste dès les procédures de recrutement. De manière générale, le niveau de diplôme constitue un facteur de sélection important, sans que la spécialité du diplôme ne soit nécessairement discriminante. Dans un contexte de chômage de masse, la recherche d’une population surdiplômée permet aux entreprises de disposer d’une main-d’œuvre dotée de qualifications générales dont la formation scolaire et universitaire assure l’acquisition (culture générale, bonne maîtrise de la langue écrite et orale, capacité de raisonnement, etc.). Mais l’appréciation subjective de la personnalité des candidats aux postes vient s’articuler au critère du diplôme. Les responsables du recrutement que nous avons rencontrés insistent tous sur des caractéristiques renvoyant aux attitudes et aux comportements des individus, qu’ils jugent généralement au « feeling » :
« Nous ce qu’on demande c’est une bonne élocution, une très bonne maîtrise du français, et une bonne résistance à l’échec. Donc d’être capable de surmonter, de se dire tous les refus que j’ai je ne suis pas concerné, c’est pas non plus quelque chose que j’affronte. Des gens optimistes ». Une directrice de production d’un centre externe.
Ces compétences sociales, qui renvoient pour une part au ’tempérament’ des individus (il s’agit d’évaluer la « motivation », le « sens du contact », le « sang-froid », etc.) peuvent être décelées à partir d’exercices de simulation. L’insistance qui est faite sur ces aspects témoigne de la forte dimension subjective de l’activité et de l’enjeu que représente la réflexivité des acteurs dans la relation de service.
Au cœur de cet enjeu se situe le souci de canaliser la réflexivité des travailleurs afin de la mettre au service de l’organisation. Les dispositifs d’évaluation, de formation ou de coaching sont des outils mis en place en ce sens (Calderon, 2006). Communément présentés comme des « appuis » au travail permettant d’enrichir les compétences par les responsables managériaux rencontrés, ces dispositifs constituent des espaces et des temps programmés ayant pour but de prendre du recul sur l’activité réalisée. Individuelles ou collectives, les séances mises en place constituent une temporalité décalée de l’activité productive qui vise à ce que les salariés « se regardent faire » par le moyen d’exercices de simulation ou de l’analyse d’écoutes enregistrées. Les conseils qui sont délivrés aux téléopérateurs consistent à rappeler la consigne et assurer la conformité à la rationalisation du discours.
« Par rapport à la grille d’entretien, au fur et à mesure du temps, il y a des petites choses que les conseillers vont oublier, sur la manière dont ils vont conduire un entretien, ou il y a des petits trucs qu’ils ne font pas systématiquement, donc le coaching va servir à recentrer un peu tout ça (…). Souvent, on a tendance à s’écarter un petit peu, bon si on réécoute pas les choses on s’écarte, on s’écarte, et puis après pour revenir c’est de plus en plus difficile » Une superviseuse d’un centre interne bancaire.
Au-delà du respect de la standardisation de la prestation, et puisque la prescription écrite est insuffisante à modeler la relation de service, ce type de dispositifs entend assurer la gestion des attitudes, mais aussi des émotions. Il s’agit de décrypter les comportements des téléopérateurs et d’insister aussi bien sur ce qu’il faut dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, qu’analyser le ton de la voix, le « sourire », l’« empathie », etc. La capacité réflexive des individus, dans ce qu’elle mobilise leur subjectivité et leurs affects, est ainsi mise au service des objectifs définis par l’organisation. Une superviseuse évoque par exemple le travail nécessaire à effectuer dans l’atteinte d’objectifs de vente :
« Il y a une démarche à avoir, il y a la manière dont on va amener les choses, on va pas amener ça comme un cheveu sur la soupe : tient au fait vous avez pas ça, je peux vous proposer ça. Mais il y a des petites choses qu’on peut amener ou qu’on peut entendre et justement appuyer sur ces choses-là pour pouvoir s’orienter vers un besoin qu’il pourrait exprimer ». Une superviseuse d’un centre interne bancaire.
Lors des conversations, les salariés ont pour injonction de rebondir sans cesse sur les informations délivrées par les clients, et de réinterpréter leur demande en tentant de la rendre adéquate avec la finalité prévue par l’entreprise. C’est en quelque sorte un rôle d’acteur qui est attendu, permettant une normalisation du comportement et des attitudes comme si une unique personne répondait à chaque fois, ce qui est d’ailleurs renforcé dans les centres externes que nous avons étudiés, où les téléopérateurs doivent accueillir les clients en se présentant chacun sous une même identité.
L’ensemble de ces injonctions est plus ou moins bien vécu par les salariés, qui l’interprètent selon un continuum allant de l’aide à la réalisation de l’activité au contrôle du travail. Si les dispositifs de formation ou de coaching tendent à prendre en compte la dimension subjective de l’activité, cette dernière s’y réduit pourtant à un input quantifiable et a priori mesurable. L’évaluation des salariés qui s’articule souvent à ces dispositifs repose en effet sur des items résumant les principales normes comportementales attendues qui font presque partout l’objet d’une note pondérée et attribuée par la hiérarchie de proximité, participant ainsi de la quantification du processus de production. C’est notamment en ce sens que l’on peut conclure à l’absence de reconnaissance ou à la reconnaissance partielle de la réalité subjective du travail dans les modes d’évaluation. Mettant en jeu la propre subjectivité de l’évaluateur, parfois utilisés comme moyen d’ajuster la partie variable de la rémunération, voire comme outil de sanction, ces dispositifs constituent au final des outils de conformation des comportements aux attitudes attendues par l’organisation (Aghouchy, 2003), tout en recherchant à obtenir l’adhésion des salariés, notamment en développant l’idée d’une professionnalisation et d’un appui à la progression dans le travail.
Dans ce cadre, ce ne sont pas les dispositifs en soi qui permettent de concilier l’activité prescrite et l’incertitude de la prestation, mais bel et bien les téléopérateurs, cette partie du travail étant reportée sur leur propre capacité réflexive. L’intérêt des dispositifs est donc d’imposer la finalité de l’implication subjective plutôt que ses modalités, qui ne peuvent être standardisées. Cela peut notamment être décelé dans les pratiques managériales au travers d’un ensemble d’injonctions cette fois-ci non formalisé. L’appel à l’implication subjective passe alors par d’autres canaux, qui renvoient à ce que l’on pourrait qualifier de ’prescription informelle’. Ce type d’injonctions échappe à la prescription écrite et normalisée et se manifeste dans la rhétorique du management de proximité, au travers de pratiques discursives, de la prescription orale sur les plateaux, des commentaires oraux durant les entretiens individuels d’évaluation… Dans ce cadre, les superviseurs font une fois encore appel à la « motivation », à la « réactivité », aux attitudes à adopter, à des qualités qui renvoient intrinsèquement à la personnalité des individus.
C’est donc au salarié de concilier son engagement dans une action fortement prescrite et dont les buts sont fixés préalablement à leur accomplissement. Une tension peut alors survenir dans l’articulation entre la mobilisation d’une posture réflexive et l’implication subjective nécessaire à la réalisation de l’action. Cette tension concerne l’imbrication entre la prescription (l’injonction à l’implication), la réalité de la situation vécue et la conception que le salarié a du travail bien fait. Elle peut être perceptible à un double niveau.
Tout d’abord, l’attente du client peut être, sinon contradictoire, en décalage avec l’objectif défini par l’entreprise. Les téléopérateurs doivent alors composer avec un ensemble de directives émanant de l’employeur et du client, tout en mettant en jeu leur propre système de valeur. Une telle posture nécessite le plus souvent d’effectuer un travail d’arbitrage qui permette de parvenir à un résultat que les salariés jugent à la fois satisfaisant au regard de la conception du service telle qu’elle est imposée par l’organisation et le service tel qu’il semble souhaité par le client. C’est par exemple ce qu’exprime cette conseillère qui a pour obligation de proposer un certain nombre de services de dépannage électricité par jour à l’occasion de tous types de demande formulés par les clients.
« Si j’ai un client qui appelle pour une dette de 6000 euros, je ne vais pas lui proposer un dépannage électricité. Après ça dépend des sommes. J’ai eu récemment un échéancier à 150 euros, je lui ai quand même proposé le dépannage car c’était une femme seule, qui venait de perdre son mari et que ça pouvait sécuriser (…). Il faut écouter beaucoup ce que les gens vous disent ». Une conseillère clientèle d’un centre interne du secteur de la distribution d’énergie.
Une seconde tension peut ensuite émerger entre le travail d’articulation de la prescription et de la prestation, qui s’opère au service de l’action telle qu’elle est définie par l’employeur, et la prise de distance critique sur l’action qui peut être adoptée par les salariés. Ici, ce sont les considérations éthiques des téléopérateurs qui entrent en compte, ainsi que leur propre conception de ce que doit constituer le résultat de la relation de service. Cette dernière peut entrer en contradiction avec la finalité prévue par l’entreprise.
C’est notamment le cas lorsque la prescription limite les possibilités d’action, en interdisant de dépasser un certain cadre de fonctions et d’échanges. Des salariés interrogés déplorent ainsi l’interdiction qui leur est faite de donner leur numéro de poste afin de pouvoir être joints par un client et d’assurer un meilleur suivi. D’autres soulignent que les procédures établies empêchent parfois d’apporter une réponse satisfaisante au client, alors même qu’ils auraient les moyens et les connaissances nécessaires pour le faire. Les objectifs imposés lors des appels sont également jugés comme une contrainte qui peut nuire à la qualité du service. Une téléconseillère estime par exemple que la proposition d’un service de diagnostic gaz lors de chaque appel s’avère souvent inutile :
« On doit le proposer systématiquement, mais quand on a un client qui nous appelle pour les chiffres au compteur, lui il veut simplement donner ses chiffres, donc nous si on vient derrière et qu’on lui propose le diagnostic Gaz, on est certain qu’il va nous dire non ». Une téléconseillère d’un centre interne du secteur de la distribution d’énergie.
Si ce type d’obligation semble aboutir à une certaine inefficacité en termes de résultat, il faut le resituer dans l’objectif plus général de réalisation d’économies d’échelle associé à la production en centre d’appels. Dans le cas d’un centre externe étudié, qui réalise de multiples activités de télévente, la réduction du coût unitaire de l’appel permise par une forte quantification de l’activité est si élevée qu’elle autorise un taux d’échec important. Dans cet exemple, l’implication subjective est directement mise au service d’un accroissement de la productivité du travail. De façon plus globale, l’obligation de réaliser certains objectifs commerciaux (ventes opportunes, tentatives de rétention de la clientèle en cas de désabonnement d’un contrat, etc.) entre souvent en tension avec la conception qu’ont les salariés de la qualité du service. Leur système éthique joue notamment un rôle important dans cette tension au sein des organisations de service public qui prennent un tournant plus commercial suite à des mouvements de privatisation, ou dans les activités de renseignements et de conseils auxquelles sont progressivement ajoutées des obligations de vente ou de placement de produits. Ces évolutions sont très souvent mal vécues par les salariés, qui voient les fonctions initiales de leur poste de travail - qu’ils peuvent associer à un rôle de conseil, d’aide ou à des valeurs de ’service public’ - être détournées au profit de la transformation des stratégies de rentabilité de l’organisation.
Le strict encadrement de la prestation a finalement pour conséquence de générer un sentiment d’impuissance dans la résolution des problèmes des clients, notamment dans certaines activités où la norme sociale peut entrer en confrontation avec la norme marchande.
« Nous on suit les procédures, c’est peut-être bête, mais on peut pas aller au-delà. Dès fois, les clients nous étalent toute leur vie, parce que justement, ils pensent qu’on va pouvoir faire quelque chose. Des fois, on a des gens qui pleurent au téléphone, une fois j’ai une cliente qui m’a appelé, elle me disait : vous vous rendez pas compte, demain j’ai un entretien, c’est pour mon emploi, j’ai besoin qu’on me remette l’électricité. C’est vrai que c’est dur parce qu’on sait qu’on pourra pas mieux faire ». Une téléconseillère d’un centre interne du secteur de la distribution d’énergie.
On constate donc deux niveaux de tension auxquels sont confrontés les travailleurs, tous deux imbriqués, liés à l’articulation entre implication et réflexivité. Le premier concerne la mobilisation d’une démarche réflexive dans un cadre extrêmement contraint définissant un but spécifique, le second a trait à la confrontation de ce but avec la prise de distance critique sur l’activité effectuée. Différentes modalités peuvent alors être déployées par les salariés afin de gérer les tensions qui existent entre la posture réflexive qu’il leur est imposé d’adopter et celle qu’ils souhaiteraient mettre en œuvre selon leur propre conception du service bien fait. Le non-respect de la consigne ou la mise en place de pratiques de résistance (Calderon, 2006) constituent une première façon de s’élaborer une part d’autonomie dans la réalisation de l’action. Il peut alors s’agir de ne pas suivre le script exigé afin de personnaliser davantage la réponse donnée au client. De même, certains téléopérateurs avouent dépasser de temps en temps le cadre de la prescription en réalisant des actions qui sont normalement les attributions d’autres services de l’organisation. D’autres encore outrepassent l’interdiction de donner son numéro de poste au client. Ce type de stratégies expose directement les salariés à la réprimande et aux sanctions. Il fait parfois l’objet d’une construction collective, fondée sur les échanges entre les téléopérateurs qui se donnent leurs ’trucs’ pour résoudre des problèmes non prévus par la prescription. Une autre posture consiste à l’inverse à appliquer la consigne à la lettre, soit dans une perspective de détachement vis-à-vis des tensions qu’implique l’activité au regard de sa propre conduite réflexive, soit dans une logique d’adhésion aux objectifs de l’organisation. Enfin, des conduites d’évitement ou de « détournement » (Cousin, 2002) sont également décelables. Elles expliquent notamment des taux d’absentéisme et de turnover importants. Au sein de notre échantillon, un nombre important de salariés a démissionné d’un précédent centre d’appels afin de trouver un autre emploi de téléopérateur offrant davantage d’autonomie. C’est par exemple le cas de cette téléconseillère ayant quitté le secteur bancaire pour intégrer celui de la distribution d’énergie, qui lui semblait plus empreint d’une dimension de service public.
« Ça devenait de la vente, on était obligé de vendre et ça correspondait plus aux besoins des clients, ça me gênait. C’était de la vente forcée. Et puis on pouvait rien dire. Si ça nous plaisait pas c’était comme ça et pas autrement. Celui qui n’a pas trop de morale, ça ne le dérange pas, mais celui qui en a un petit peu… Ici, le métier est plus basé sur le conseil, pour l’instant. Donc ça correspond plus à ce que j’aime faire ». Une téléconseillère d’un centre interne du secteur de la distribution d’énergie.
Ces différentes postures ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. Si elles constituent des réponses à la contradiction entre la réflexivité imposée par l’organisation et la recherche d’une plus grande autonomie, elles ne constituent que des arrangements temporaires qui visent à récupérer une part de latitude dans la gestion de la prestation. Des actions collectives plus conflictuelles existent, notamment dans les centres sous-traitants proposant des conditions de travail et d’emploi de très faible qualité (Delaunay, Lechat, 2003). Les centres d’appels sont toutefois des lieux où la représentation syndicale est faible et où les mobilisations collectives sont parfois difficiles à mettre en place. L’important taux de rotation de la main-d’œuvre, la jeunesse des salariés, mais aussi la transversalité de l’activité qui implique le rattachement à diverses fédérations syndicales, sont des facteurs venant limiter les possibilités d’action collective aussi bien au niveau de l’entreprise qu’à un niveau plus global. L’organisation du travail en centre d’appels est en ce sens exemplaire de l’introduction de nouvelles formes de régulation du travail et d’emploi au sein des activités de service, plus difficilement accessibles à l’action syndicale.
On voit ainsi en quoi la réflexivité représente un enjeu révélateur d’intérêts divergents entre les objectifs de rentabilité des entreprises et les aspirations des salariés. Cette tension peut mettre à mal les éléments autour desquels se construit l’identité professionnelle des salariés et leur rapport au travail. Mais elle s’exprime à différents degrés selon le type de centre d’appels.
Si l’organisation du travail dans les centres d’appels présente des caractéristiques spécifiques qui en font un mode de rationalisation de la production relativement homogène, il existe néanmoins une certaine diversité des conditions de travail et d’emploi à travers l’ensemble de l’activité. Cette diversité renvoie à la multiplicité de secteurs au sein desquels la relation client à distance se déploie, à la différence qui existe entre les centres internes, sous-traitants et délocalisés, ainsi qu’à la variété des missions qui peuvent être réalisées (appels entrants, sortants, conseil, prospection, vente, etc.). Au-delà de l’appartenance juridique et sectorielle, nous pensons qu’une façon pertinente d’appréhender les tenants de l’hétérogénéité de l’activité se trouve dans le positionnement particulier des centres d’appels au sein des organisations productives plus larges pour le compte desquelles le service est réalisé. On peut considérer que les plateformes téléphoniques prennent place au sein de ces organisations sur un processus particulier de division du travail. Dans les entreprises que nous avons enquêtées, il existe une répartition des tâches liées à la relation clientèle entre différentes entités productives : les lieux d’accueil physique traditionnels continuent généralement d’exister ; diverses activités sont souvent prises en charge par plusieurs centres d’appels, à la fois en interne et en relégation à la sous-traitance ; certaines opérations peuvent être entièrement automatisées ; enfin, des services de back-office interagissent avec l’ensemble de ces unités. La place qu’occupent les centres d’appels sur ce processus de division du travail dépend notamment de la plus ou moins grande intégration des activités dédiées au cœur de métier des firmes. Par exemple, dans le cas de la banque, des plateaux téléphoniques internes ont vocation à prendre en charge une partie des tâches traditionnellement réalisées dans les agences de proximité, alors que d’autres activités plus basiques (proposition de prise de rendez-vous avec des conseillers notamment) sont reléguées à des centres externes ou délocalisés. Dans une telle configuration, le recours à la sous-traitance et à la délocalisation à l’étranger participe pleinement de la logique productive interne des entreprises donneuses d’ordre.
Il apparaît que le positionnement au sein de cette division du travail de service influe assez fortement sur les conditions de travail et d’emploi. Ces dernières peuvent être appréhendées comme oscillant tout au long d’un continuum. À un extrême, on trouve la prise en charge d’activités très proches de la relation client traditionnelle et sur lesquelles se cristallisent les politiques d’appropriation du rapport au client (qualité du service, fidélisation). Nécessitant un certain niveau de formation au produit de l’entreprise, ce type de centres est généralement intégré à l’organisation ou confié à des prestataires hautement qualifiés. Il propose des conditions d’emplois plutôt stables avec quelques perspectives de carrière, et l’activité de travail, si elle est soumise aux normes quantitatives et standardisées décrites précédemment, est relativement variée. À un autre extrême se trouvent des opérations de service plus simples, qui visent à être rationalisées et qui s’inscrivent dans un rapport au client de court terme. Ces activités peuvent être gérées en interne, mais sont souvent transférées vers des centres externes ou délocalisés. Elles présentent des conditions de travail plus difficiles du fait de cadences très soutenues et des conditions d’emplois plus précaires.
Cette segmentation introduit une différenciation dans la marge d’autonomie laissée aux salariés. Dans les centres fortement intégrés au cœur de la relation client de l’entreprise, l’incomplétude de la prescription peut laisser davantage de liberté aux téléopérateurs et leur permettre de s’installer dans une « posture professionnelle signifiante » (Cihuelo, 2010 : 173). Dans un des centres du secteur de la distribution d’énergie que nous avons étudiés, qui se situe pourtant dans une forte problématique de volume, les conseillers clients disposent d’une petite marge de manœuvre pour régler des cas singuliers liés aux demandes de délais ou de rééchelonnement lors de difficultés de paiement. Ils peuvent rechercher des solutions en fonction des situations particulières des usagers, et notamment entrer en contact avec des services d’assistance sociale. Un autre centre de notre échantillon, qui exerce en qualité de sous-traitant, prend en charge une activité très qualifiée de conseil juridique pour le compte d’un de ses donneurs d’ordre. Dans cette activité, les questions peuvent être si diverses qu’elles enrichissent les applications informatiques d’appui à la réponse au fur et à mesure du temps. Ces applications constituent un ensemble de fiches informatisées et classées selon différents domaines et sous-domaines juridiques. Elles sont alimentées par les salariés qui disposent tous d’une qualification de juriste. Les questions des clients pouvant concerner des domaines variés, les fiches sont constamment mises à jour, complétées et certaines viennent s’y ajouter en fonction de la demande. À l’opposé de ces exemples, les centres auxquels sont dédiés des activités plus périphériques ne laissent que très peu de place à l’initiative et l’autonomie, et les trames de dialogue y sont extrêmement cadrées.
« À force de répéter le même argumentaire, on a tendance à devenir des robots ». Une téléactrice d’un centre externe.
Cependant, les objectifs quantitatifs et la standardisation du mode opératoire, s’ils sont plus ou moins poussés selon les centres, restent prégnants dans les modes de management. Dans le cas de l’activité qualifiée de service juridique exposée précédemment, la normalisation du discours est très forte et vient s’ajuster à une norme de temps relativement stricte.
Les pratiques mises en place par les salariés pour allier leur engagement dans l’action prescrite et leur prise de distance sur l’activité peuvent être relues à l’aune de la segmentation des activités et des emplois. Ainsi, c’est dans les centres où se déploient les activités les plus variées que nous avons trouvé davantage de conduites visant à aménager des espaces de liberté qui s’étalent au-delà même des procédures autorisées. L’intégration des activités au reste de l’organisation implique une bonne connaissance du produit de l’entreprise et des compétences assez développées. Les salariés peuvent être incités à dépasser le champ des attributions qui est strictement délimité. Il s’agit par exemple de contacter un service pour rechercher l’information à délivrer au client, alors qu’il existe une injonction formelle de transférer l’appel vers ce service. Dans ce genre de situation, des réprimandes peuvent avoir lieu, même si les activités concernées sont variées et la marge d’autonomie plus grande. Dans les centres où la prescription verrouille toute capacité d’initiative, ce sont davantage des postures de retrait qui peuvent être décelées. C’est d’autant plus vrai que les cadences élevées conduisent les employeurs à rechercher un certain taux de rotation de la main-d’œuvre afin de pouvoir imposer des rythmes qui ne sont pas tenables sur le long terme.
Mais au final, les différences en termes d’autonomie accordée s’inscrivent bien dans le cadre plus général d’une réflexivité contrainte. La variabilité du positionnement au sein de la division du travail articule un objectif commun de réalisation d’économies d’échelle à diverses façons de concevoir le rapport avec le client (fidélisation, rationalisation du service…). De ce fait, elle impose toujours une standardisation du processus de production qui peut entrer en conflit avec la réalité subjective du travail et le sens que lui accordent les salariés. Si cette tension s’exprime à différents degrés d’intensité selon les centres, les divergences portent principalement sur la plus ou moins grande marge de manœuvre quant aux moyens utilisés pour concilier la prescription à la réalité de la prestation (scripts plus ou moins imposés, procédures plus ou moins contraignantes), mais cette conciliation doit rester en tout cas conforme à l’objectif de rentabilité de l’organisation.
Les centres d’appels constituent un exemple éclairant de la façon dont les directions d’entreprise cherchent à s’emparer de la réflexivité des travailleurs du fait des nouveaux impératifs de flexibilité et de réactivité de la production à la demande. Si la standardisation du processus de production semble nier la nécessaire mobilisation d’une démarche réflexive dans l’action, les modes de management l’intègrent en réalité à leur conception du service. La subjectivité des salariés est mise au service de l’organisation. Deux formes de contrainte apparaissent alors pour les travailleurs : celle qui consiste à réajuster par eux-mêmes l’incomplétude de la prescription à la réalité du travail, et celle qui met en jeu leur propre système de valeurs et leur propre éthique. Les modalités de réappropriation d’une marge d’autonomie dans le traitement de la relation de service oscillent entre des pratiques de résistance et de retrait.
L’analyse des formes de la division du travail de service montre des différences d’intensité dans la latitude laissée aux salariés pour ajuster le contenu de la prestation au travail prescrit. Si ces différences s’articulent bien à une logique plus générale d’instrumentalisation de la subjectivité au service de l’entreprise, elles montrent en quoi l’étendue des activités confiées aux salariés est déterminante de leur implication active, parfois au-delà des procédures imposées. La qualité du service réalisé en demeure affectée. La réflexivité des travailleurs représente donc non seulement un enjeu lié à la lutte pour son appropriation par les employeurs et les salariés, mais également un enjeu attaché aux voies possibles qu’emprunteront les modes futurs de rationalisation de la relation client à distance. Ces derniers peuvent s’orienter vers un découpage accru des tâches qui limite l’autonomie – évolution qui nous semble en cours – ou vers l’élargissement de la prise en charge du rapport au client par téléopérateur qui intègre davantage la dimension qualitative de la relation de service. Cet enjeu prend tout son sens lorsqu’on rappelle l’existence des effets médiats du service qui sont ignorés par la prescription du travail et que seul le salarié est en mesure de réintégrer à la prestation.
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[1] Les centres d’appels sont des entités de production qui rassemblent sur un même plateau des équipes de téléopérateurs prenant en charge des relations à distance via la combinaison de la téléphonie et de l’outil informatique.
[2] Nous mobiliserons le terme générique de téléopérateur pour qualifier de manière générale ces salariés. D’autres appellations sont néanmoins utilisées, renvoyant notamment à la spécificité des activités prises en charge, auxquelles nous nous référerons plus spécifiquement dans les citations d’entretiens.
[3] Gadrey définit cette relation comme une opération visant une transformation d’état d’une réalité C, possédée ou utilisée par B et réalisée par un prestataire A sous la demande de B, mais qui n’aboutit pas à la production d’un bien susceptible de circuler indépendamment du support C, ce dernier point différenciant la relation de service de la stricte production matérielle d’un bien (Gadrey, 1992).
[4] Le niveau de diplôme médian dans les centres d’appels est en effet estimé à BAC+2 (Lanciano-Morandat et al., 2005).
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