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Hamisultane Sophie

Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte

 




Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte [1996], Paris, Points, 2011.

Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte [1996], Paris, Points, 2011 {JPEG}

« La honte on ne préfère pas en parler »(p. 13). C’est ainsi que Vincent de Gaulejac débute son ouvrage sur la honte, un sujet des plus délicats à investir dans la posture du chercheur clinicien. D’emblée, l’auteur livre au lecteur une part de son histoire personnelle, de sa honte vécue, de sa souffrance, en lui donnant les raisons qui l’ont poussé vers ce thème de recherche, car « on ne décide pas impunément d’aller à la rencontre d’histoires de vies marquées par la souffrance ou l’infamie » (p. 13).

La honte est un thème traité davantage en psychanalyse qu’en sociologie, qui tend à déléguer à sa discipline voisine son analyse (faute de lui trouver une prise suffisamment ‘‘objective’’ ?) ou à lui réserver une place marginale, en noyant cet objet d’étude dans des problématiques liées à la pauvreté, la discrimination ou encore la disqualification. Aussi ce qui fait la particularité de cet ouvrage est sa perspective interdisciplinaire, Vincent de Gaulejac appréhendant la honte dans une approche psychosociale, éminemment clinique pour ceux qui connaissent les travaux de l’auteur. S’agissant ici de l’édition inédite en poche de l’ouvrage (sa première édition date de 1996, chez Desclée de Brouwer), cette contribution à la compréhension de l’intrication des ressorts psychiques et sociaux dans le phénomène de la honte s’en trouve davantage accessible. Ce qui n’est pas sans effet signifiant tant ce sentiment est partagé, nombre d’individus souffrant d’autant plus de leur honte qu’ils ne parviennent que difficilement à lui donner un sens.

À l’instar de ses autres publications, telles que La névrose de classe [1] ou encore L’Histoire en Héritage [2], l’auteur puise ses « sources  » dans les récits et corrélativement les productions graphiques (arbres généalogiques, dessins) qui lui sont donnés lors de séminaires de recherche effectués au sein de l’Institut International de Sociologie Clinique. Il s’agit ici en l’occurrence du séminaire intitulé « Honte et pauvreté  » (rebaptisé depuis « Face à la honte  ») et dont le dispositif repose sur les premiers séminaires « Roman familial et trajectoires sociales » que Vincent de Gaulejac a mis en place, il y a maintenant plus de vingt ans, avec Michel Bonetti et Jean Fraisse.

On retrouvera dans cet ouvrage une construction à la fois claire et rassurante, comme l’auteur aime à s’y employer. En effet, le parti pris est de livrer les histoires de vie de sujets et de montrer, en première analyse, comment émerge et peut s’enraciner la honte et comment elle participe à la construction identitaire du sujet. Autrement dit, comment et pourquoi elle fait événement pour le sujet dans le surgissement d’affects. L’auteur en montre l’inscription sociale en même temps que l’incorporation, le vécu psychique.

Pour introduire l’articulation entre ces processus psychiques et sociaux qui agissent le sujet et se donnent à voir dans ses investissements, l’auteur analyse les liens entre l’histoire de vie et les choix théoriques de figures pour le moins emblématiques de ses recherches cliniques : Jean-Paul Sartre, Sigmund Freud et Albert Camus.

La seconde partie de l’ouvrage s’attèle quant à elle à défaire le « nœud socio-psychique  » dans lequel prend forme la honte, en amenant les résolutions à la croisée des registres psycho-sexuels et psycho-sociaux. Néanmoins, si l’auteur reconnaît l’aspect « sans doute trop linéaire  » (p. 201) de son découpage en cinq paliers de la honte, il a le mérite de tenter de donner une approche conceptuelle de la formation d’un tel nœud socio-psychique. Car « le sentiment de honte se nourrit à différentes sources. Il s’inscrit d’une part au cœur du fonctionnement psychique inconscient et, d’autre part, dans les rapports du sujet avec la société qui l’entoure  » (p. 201). En effet, la honte prend place peu à peu dans la construction identitaire du sujet, dès son plus jeune âge. Et les étapes de cette construction sont, pour une part, des étapes clefs de sa construction psychique, de la constitution de son Moi et des autres instances intrapsychiques. Ces paliers se désignent ainsi dans le stade du miroir (le narcissisme et la construction du Moi), le stade œdipien (ou la confrontation de l’interdit et la constitution du surmoi), le stade des comparaisons (la confrontation au monde social), le stade de l’adolescence (le rejet, la recherche de soi) et le stade du jeune adulte (l’affirmation de soi).

Ainsi le sujet est continuellement confronté à son désir d’idéal de soi, dont il ne peut qu’accepter la part inaccessible, et à une représentation de lui-même, qu’il ne valorise pas toujours. Or, ces tensions peuvent devenir d’autant plus fortes pour le sujet lorsque la honte s’est installée de manière inhibitrice, « en détruisant de l’intérieur ses capacités d’agir sur le monde qui l’entoure » (p. 202).

Pour entrer davantage dans l’approche psychanalytique du phénomène mais également donner le sens même de ce que revendique la recherche en sociologie clinique, les liens entre des éléments psycho-sexuels et psycho-sociaux sont donnés à voir dans le symptôme, expression visible de l’intrication du sexuel et du social, et dans la souffrance d’un sujet, Max (en analyse avec Luce Janin Devillars). Et c’est avec l’épreuve de Max que Vincent de Gaulejac soutient ses hypothèses dans un cadre thérapeutique.

Max souffre d’une éjaculation prématurée. Or, ses souvenirs associés au sentiment de honte remontent à des événements liés à la pauvreté et l’humiliation. Ils se jouent sur la scène psycho-sexuelle, entre son père et sa mère, à l’âge où se constituent les interdits et les idéaux. Mais ces évènements se jouent également sur la scène sociale, quand Max est avec son père et qu’il voit ce dernier humilié publiquement. Le sens de ces évènements étant le sens vécu par le sujet, le sens qu’il en donne et ce que cela produit en lui. Et c’est à l’âge adulte que ce sujet en souffrance s’investit dans des objets ambitieux, pour parvenir à contrer cette honte et se prouver qu’il est ’quelqu’un’.

Donner une explication à ces phénomènes et affects vécus sans défendre une priorité des registres, tout en considérant « l’irréductible social  » et « l’irréductible psychique  » [3], c’est là que se situe la complexité que l’auteur soulève. Car, comme il le précise, « la honte n’est ni sociale ni psychique, elle prend sa source dans ce double registre  » (p. 213). Et il ajoute, plus loin, qu’« elle est plutôt de l’ordre du déni conscient que du refoulement inconscient  ».

La fin de l’ouvrage resitue la honte dans l’approche clinique, laquelle permet de laisser la parole au sujet pour qu’il donne à voir ses processus socio-psychiques de construction, et pour en chercher le sens dans une co-construction avec le chercheur. Ce dernier n’est pas exempt de s’interroger lui-même sur le sens de sa recherche et sur son rapport à l’autre. « On ne peut rentrer dans la rencontre et l’empathie sans se confronter à sa propre honte  » (p. 296). Pour Vincent de Gaulejac, qui s’accorde avec Georges Devereux [4] sur ce point, « l’analyse du contre-transfert du chercheur devient l’élément central de la démarche clinique » (p. 297), démarche que l’auteur nous montre dès le début de l’ouvrage.

La boucle n’est cependant pas bouclée sur ce thème dont l’élucidation nous est montrée comme inhérente à la subjectivité et l’intersubjectivité, dans le vécu du sujet. Traitée par la sociologie clinique, la honte racontée et analysée dans cet ouvrage en fait un apport incontournable pour comprendre les souffrances du sujet dans le double registre du social et du psychique.

Notes

[1] V. de Gaulejac, La névrose de classe : trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Hommes et groupes, 1987.

[2] V. de Gaulejac, L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

[3] V. de Gaulejac, « Irréductible social irréductible psychique », Bulletin de psychologie, 360, XXVI, 1982-1983.

[4] G. Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980

Pour citer l'article


Hamisultane Sophie, « Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Vincent-de-Gaulejac-Les-Sources-de (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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