Philippe Scieur, Sociologie des organisations. Introduction à l’analyse collective organisée, Paris, Armand Colin, 2011, 3e édition.
Cette troisième édition de l’ouvrage de Philippe Scieur offre au lecteur un état des lieux riche et complet quant à la question des organisations, traitée d’un point de vue sociologique. Le développement, divisé en cinq chapitres, suit une logique à la fois diachronique et synchronique : le principe d’organisation est présenté comme un sujet d’étude essentiel, qu’il convient de découper afin de mieux l’appréhender. Il s’agit avant tout de donner à voir les différents espaces d’action organisée et de comprendre les manières dont les individus vont les structurer.
Le premier chapitre expose les fondements de la sociologie des organisations, ainsi qu’un historique des sciences de gestion. L’industrialisation, venant transformer les relations entretenues par les hommes vis-à-vis du travail, apparaît comme un déterminant majeur de la réflexion quant à la rationalisation. De nombreux auteurs, ayant participé d’une manière ou d’une autre à la création ou à la compréhension des principes organisationnels, sont présentés, cités et replacés dans leur contexte historique comme dans leur école de pensée (d’Émile Durkheim à Georges Friedmann, en passant par Henry Ford, Frederick Herzberg ou encore Elton Mayo et Henri Fayol). Ainsi, l’auteur rappelle que c’est dans son ouvrage De la division du travail social qu’Émile Durkheim développe les rapports de l’individu à la société, en lien avec une division croissante du travail. Deux types de solidarité sociale (« mécanique » et « organique ») vont expliquer les formes d’organisation des individus en société, en lien avec la division du travail. Henry Ford, quant à lui, « propose un système de production qui standardise autant les pièces, les machines que les hommes » (p. 23), tout en insistant sur la parcellisation des tâches dans l’industrie. Par la suite, Georges Friedmann émet de vives critiques du modèle taylorien, en insistant sur l’aliénation de l’ouvrier au travail et en prônant la polyvalence de l’être humain.
Ce modèle d’introduction aux grands auteurs est repris dans l’ensemble des chapitres suivants. Le principe de l’organisation en tant que tel est en outre développé dès les premières lignes et posé comme un « souci important des décideurs […] d’atteindre des objectifs, en référence à des principes formels d’efficacité » (p. 9).
Le second chapitre s’attache spécifiquement à l’objet d’étude « organisation » et à la façon dont il est appréhendé en sociologie. Un point est effectué sur les théories de Max Weber, sur celles de Talcott Parsons mais aussi, et plus généralement, sur la bureaucratie, thématique centrale en ce domaine. Max Weber aborde la question de la rationalisation de la société à travers un « type-idéal de configuration organisationnelle », qui va désigner « autant une forme structurelle que les individus qui exercent leur profession dans des bureaux » (p. 45). Selon le sociologue allemand, cette forme d’organisation peut être perçue comme un facteur de soutien de l’action politique. Il inscrit d’ailleurs la bureaucratie comme étant une forme de domination rationnelle légale. Pour ce qui est de Talcott Parsons, il aborde lui aussi l’organisation mais en tant qu’élément essentiel du système social. Il prend en compte les actions politiques et développer les configurations dominantes des logiques organisationnelles (démocratie directe, oligarchie et monarchie), qui varient selon les formes d’actions. Par la suite, d’autres analyses, menées notamment par Robert Michels, insistent sur le principe du système oligarchique, tout comme sur celui d’environnement (Philip Selznick, Paul Lawrence, Jay Lorch, etc.).
Le chapitre suivant montre le passage de l’organisation au système d’action concret. Il traite de l’évolution de l’objet d’étude et des apports théoriques qui modifient ce dernier, en mettant en avant l’analyse stratégique, qui « ouvre […] une nouvelle perspective [montrant] que les lieux du rapport à l’autre se définissent comme des ensembles humains, complexes et incertains, dans lesquels chaque acteur agit afin de réduire les incertitudes » (p. 112). Le système d’action concret est, pour sa part, l’un des éléments essentiels de l’analyse stratégique. Philippe Scieur donne aux lecteurs la définition proposée par Michel Crozier et Erhard Friedberg, qui analysent le système d’action concret comme étant « un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux » (pp. 105-106). L’accent est mis sur la question des régulations et des jeux mobilisés par les individus, acteurs conscients et rationnels. L’intérêt de cette approche réside dans le fait qu’elle présente un système qui n’est pas régi par un élément extérieur, mais bien par les actions, formes de réponses aux « problèmes d’interdépendance, de coopération, de conflit » (p. 106). Ce sont les jeux qui vont favoriser la compréhension a posteriori des stratégies mobilisées par les acteurs.
L’avant-dernier chapitre présente, quant à lui, les « formes sociales de l’action organisée ». Philippe Scieur expose le débat existant entre les théories d’Alain Touraine et celles d’Erhard Friedberg. Le premier s’attache en effet à analyser l’organisation en fonction d’un contexte culturel, social et historique précis et délimité. De même, les entités structurées doivent systématiquement être comprises selon un système d’interdépendance et d’interactions permanentes. Alain Touraine insiste sur la distinction existant entre l’organisation et les organisations (« formes structurées relativement autonomes dans leurs autorité », p. 116). Erhard Friedberg critique cette approche : selon lui, il n’est pas possible de séparer l’action collective des organisations. Les individus peuvent être contraints par les « structurations englobantes qui dominent leur contexte d’action » (p. 118), mais ils ont aussi la possibilité de bricoler et d’agir en fonction de choix stratégiques. Finalement, Erhard Friedberg emploie la notion d’action organisée, qui met en jeu différentes logiques d’actions selon les contextes. Une large part du chapitre est ensuite consacrée à l’analyse d’une approche en termes d’acteurs, de systèmes et de dispositifs, éclairée par les thèmes de l’entreprise et de l’association.
Le cinquième et dernier chapitre se focalise plus précisément sur les théories de l’action organisée, mobilisant trois notions principales : la convention (reconnaissance d’exigences qui vont former un savoir public), le réseau (afin de mieux comprendre les rapports sociaux entre les individus) et les logiques d’action (regroupant différents sens, précisés au cours des chapitres précédents) mais comprises ici au regard des concepts de négociation et de désarroi (p. 184). La conclusion rappelle l’importance du développement théorique en lien avec la méthodologie choisie et appelle à l’ouverture pluridisciplinaire.
L’auteur précise, dans son avant-propos, la partialité des choix théoriques et des exemples qu’il a sélectionnés, informant de fait le lecteur quant aux limites que celui-ci pourrait trouver dans ce livre. Une telle présentation, suffisamment rare pour qu’elle soit ici soulignée, positionne d’emblée le lecteur dans un climat propice à la réflexion. L’ensemble de l’ouvrage est agréable à lire, du point de vue tant de la forme que du fond. Les analyses développées se déclinent selon deux axes : historique et thématique. L’articulation des chapitres est pensée selon un processus explicatif, qui dévoile au fur à mesure les conceptions reliées à l’organisation et aux manières dont la sociologie s’en empare. Le fil rouge ainsi suivi donne une orientation claire et précise au déroulement scientifique et de nombreux exemples viennent illustrer les réflexions. Des résumés, ainsi que des ouvertures, sont systématiquement rédigés en fin de chapitre, rappelant l’essentiel et ouvrant de nouvelles pistes, reprises et expliquées par la suite. Par ailleurs, les thématiques principales sont visuellement mises en avant (à travers l’utilisation du gras ou de l’italique), tandis que des tableaux et des schémas inédits viennent compléter et enrichir les exposés. Les multiples auteurs sont abondamment cités, toujours de manière pertinente, accordant au lecteur la possibilité de saisir rapidement l’essentiel du contenu des théories mises en évidence. Laisser ainsi la « parole » aux fondateurs, comme aux chercheurs contemporains, apporte un aspect dynamique à la lecture, tout en permettant une appropriation des diverses formes de pensées et de réflexions propres à chaque personne citée.
Pour ce qui est de la forme, l’ouvrage dispose d’annexes importantes, qui facilitent les recherches et l’approfondissement : une bibliographie organisée par chapitres, une table des encadrés, deux index (des auteurs et des notions). À noter également des repères sur la tranche qui permettent un accès rapide à la première page de chaque chapitre ainsi qu’aux annexes.
Au final, cet ouvrage apparaît comme étant incontournable pour une introduction, si ce n’est plus, à la sociologie des organisations. L’objectif, clairement énoncé dès le début, de passer d’une « perception univoque et normative de l’organisation à des approches multiples au sein de l’action organisée » (p. 8), est rempli.
Tuaillon Demésy Audrey, « Philippe Scieur, Sociologie des organisations. Introduction à l’analyse collective organisée », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Philippe-Scieur-Sociologie-des (Consulté le 13 octobre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747