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Gobbé Christophe

Tijean… ou la désillusion d’un serviteur du capitalisme

 




 Du budo au boulot

Le texte proposé résulte du glissement progressif d’un champ de recherche à un autre. De façon concomitante, deux domaines de réflexion se sont en imposés à partir d’un travail qui questionnait l’engagement d’individus se définissant comme des « maîtres de budo [1] » (Gobbé, 2019). Exercé le plus souvent à titre bénévole, l’enseignement de l’art martial prend chez eux le pas sur l’activité professionnelle. Le budo, devenu le socle d’une identité subjective, répond alors à ce qu’on peut nommer un principe de totalité : il envahit l’espace de ceux qui s’y consacrent, structure leur temps, leur manière de vivre, leurs réseaux relationnels. Dès lors se pose la question ancienne du rapport entre le travail et le loisir. Celui-ci n’est pas entendu au sens dépréciatif du divertissement pascalien, mais dans son acception étymologique d’otius, un « retour sur soi […] pour mieux se comprendre » (Morana, 2015 : 53). L’élargissement de la question conduit alors à investiguer un nouveau terrain, celui d’artistes issus des classes populaires, pour interroger les opportunités d’affranchissement qu’offre l’activité artistique : si l’art semble incarner ce que Marx qualifiait de travail libre, l’émancipation qu’il permettrait est loin d’être évidente (Menger, 2002). Se rejouent des mécanismes d’exploitation et d’aliénation auxquels ces ouvriers artistes espéraient échapper grâce à l’art.

Néanmoins, ces résultats ne concernent pas uniquement des individus au bas de l’échelle sociale. Si, dans son livre sur La fin du travail, Jeremy Rifkin (2006 [1995]) postulait que les gagnants du « reengenering social  » seraient les « manipulateurs de symboles », nouvelle élite de travailleurs du savoir, nombre d’entre eux se réfugient dans ce que l’on peut nommer, en paraphrasant Florence Weber (2009), le loisir à-côté  : fonctionnaires qualifiés face au nouveau management public (Pesqueux, 2006) ou cadres du privé subissant une pression croissante (Flocco, 2015), ils s’interrogent sur l’intérêt d’une profession devenue purement alimentaire et qui ne fait plus sens [2]. Eux aussi s’engagent dans une activité connexe pour se libérer du travail. L’article propose donc le portrait de Tijean, l’un de ceux qui, après s’être pleinement investis dans le monde professionnel, désinvestissent cet univers pour se réfugier dans un loisir à-côté.

 Glaner les témoignages

C’est donc un projet de recherche plus large qui s’est dessiné visant à mettre en lumière toutes les activités de loisir auxquelles des individus se consacrent, reléguant le travail au second plan. Dans une perspective proche de celle proposée par Lahire (2018) dans sa sociologie du rêve, au gré des rencontres et des opportunités, il s’agit de glaner et recueillir un maximum de témoignages sous forme d’entretiens organisés autour de trois axes : la centralité de l’activité de loisir ; le processus par lequel elle s’est installée dans le quotidien des individus ; la façon dont elle s’articule avec l’activité professionnelle. Lorsque les entretiens sont formels, ils sont précédés d’une ou deux rencontres dans le cadre familier de l’interlocuteur, l’objectif étant de favoriser l’horizontalité de la relation – ce que Bourdieu a pu nommer une « communication non violente » (Bourdieu, 1993 : 905). Mais, parfois, les propos sont relevés dans l’opportunité du moment. Dans le cas présent, ces relevés – l’entretien n’ayant pu être enregistré – ont été mis au propre le soir même, par un travail d’écriture visant à restituer le plus fidèlement possible l’échange. Quelques semaines plus tard, j’ai rencontré Tijean, à son domicile, rencontre durant laquelle je lui ai soumis l’échange ainsi reconstitué. Entre temps, j’ai pris soin de croiser les informations en me renseignant auprès de nos connaissances communes.

 « Ah ! Le social, c’est bien ! »

C’est par hasard, lors d’une réunion familiale, que j’ai rencontré Jean. Aidé par la bière et la chaleur du jour, le timide « Tijean » (comme tout le monde le nomme) se mit à raconter son histoire. Ses cheveux courts, bien fournis pour un cinquantenaire, semblent indomptables. De grandes lunettes d’écaille rectifiant une forte myopie, un short trop grand et de mauvaise facture, Tijean a le physique blanchâtre et malingre d’un adolescent qui n’a jamais vraiment fini de grandir. Son visage marqué et son ventre rebondi au milieu de sa silhouette filiforme trahissent des consommations d’alcool certainement chroniques et abusives.

« Alors comme ça, tu veux pas de bière ? Tu bois pas d’alcool ? Moi, quand j’ai soif, je bois, et quand je n’ai plus soif, je bois quand même. D’ailleurs c’est peut-être à cause de ça que mon couple craquera un jour… »

Tijean parle avec un débit rapide, un cheveu bien marqué sur la langue. Il raconte d’un ton enjoué les conditions de vie de sa famille pauvre puis glisse sur les fêtes villageoises du Beaujolais où ses parents se sont installés et d’où il n’est jamais parti. « Mes copains sont quasiment tous partis, moi je suis resté, mais ils reviennent pour la fête des conscrits », précise-t-il. C’est lors de l’une de ces fêtes qu’il a retrouvé un camarade d’école :

« Ce type-là, il a jamais rien fait. Il est parti au Sénégal. Tu sais, le Sénégal, ça fait comme une corne. Au milieu, t’as la Gambie. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a toujours des guerres, là-bas. Au Nord, ils parlent le Wolof et au Sud, ils parlent le Diola. Eh bien il est parti là-bas et en revenant, il parlait les deux langues… comme nous on parle le Français… Enfin non parce que les langues des ethnies comme ça, y’a moins de mots de vocabulaire. »

Tijean est vif, rigolo, manipule l’autodérision avec allégresse, bégaie un peu lorsqu’il est pris par le flux de sa parole. Parfois, il grimace et me dit « J’ai pas les mots ! J’ai pas les mots ! » et je reste pourtant étonné de la limpidité et de la légèreté de sa narration malgré les litres de bière qu’il consomme.

Puis il me demande ce que je fais dans la vie. Lorsque je lui explique que j’enseigne la sociologie, il me répond : « Ah ! Le social, c’est bien ! ». Le sociologue est parfois perçu comme une sorte d’éducateur qui fait dans le social. On admire alors la dévotion de celui qui se penche sur les personnes en difficulté. J’avoue que ce genre de réaction m’agace un peu et je lui dis :

« Tu sais, la sociologie, c’est pas faire du social !

– Je sais, je sais. Mais le social, c’est important. Quand tu prends ma boîte, par exemple… Nous on travaille pour l’industrie médicale, surtout pour des cancérologues. Avant, on parlait des médecins, des professeurs, des malades. Maintenant, on parle que de clients, de chiffres d’affaire. J’ai l’impression que l’intérêt de nos produits, ils s’en foutent complètement. C’est pour ça que je dis que le social, c’est important ! »

Son propos fait alors écho au travail de recherche que je mène. Je lui demande si je peux prendre en notes ce qu’il me raconte et notre discussion prend la forme d’un échange qui va durer près de deux heures.

 Une ascension sociale inespérée

Né à la fin des années 1960, Tijean a fait un DUT de chimie. Après son diplôme, il est embauché comme chimiste dans une petite entreprise du secteur médical comptant alors une quinzaine de salariés. Au bout de quelques temps, on lui a demandé de monter un service informatique.

« À l’époque, y’a plus de 30 ans de ça, les formations en informatique, c’était pas très développé. Je ne dirais pas que je suis un autodidacte, ce serait prétentieux, mais bon, j’ai appris tout seul. J’ai acheté un ordinateur, j’ai acheté des bouquins et j’ai travaillé, travaillé… jour et nuit. Et j’ai monté le service informatique. »

L’entreprise a grandi, est devenue un groupe industriel conséquent et multinational. Il a alors fallu mettre en place un système informatique de consolidation des informations. Une fois encore, c’est Tijean qui s’y est collé. Jusqu’au jour où l’entreprise a nommé une personne à la tête de la Direction des services informatiques (DSI) : « Je suis pas un manager, m’explique-t-il. Je sais pas bien parler. Puis je ne sais pas diriger une équipe ». L’entreprise a donc eu recours aux services d’ingénieurs frais émoulus, sortis de grandes écoles, reléguant ainsi Tijean au placard :

« Franchement, ils font rien de plus que moi. Le système, je le connais par cœur puisque c’est moi qui l’ai construit. Ils utilisent parfois d’autres outils mais à quoi bon ? On ne me demande plus rien. Je suis au placard. Je me fais chier. Mais moi, j’ai rien dans les mains. J’ai aucun diplôme. J’ai mon DUT mais j’ai pas de diplôme en informatique. Et je gagne bien ma vie, 6000 balles par mois. Je pourrai jamais retrouver un truc comme ça ailleurs. Alors je me fais chier. Donc le matin, je pars au boulot mais j’y crois pas, j’ai plus d’intérêt. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Un peu pris de cours par sa question, je tente alors une analyse pour lui répondre. Dans la petite entreprise où il y avait un attachement à l’esprit de famille et à la culture industrielle, il fallait faire des bons produits. Tijean avait la confiance du patron qui lui a donné sa chance. Mais l’entreprise a grandi, a dû moderniser son image :

« J’ai l’impression que vous êtes passés d’une culture industrielle à une culture commerciale : il faut soigner son image, sa renommée et faire du chiffre. Tout ça passe par un relookage, y compris des équipes, en faisant passer un type comme toi au second plan et en mettant à la place un jeune avec un beau costard, bardé de diplômes et qui sort d’une grande école. Il n’en sait pas vraiment plus que toi, mais il sert à relooker l’entreprise. »

Tijean ouvre un large sourire : « Chek là ! », me dit-il en tendant son poing :

« C’est exactement ça ! Mais je pourrais rien foutre, me dire “je prends ma tune et je m’en fous”, mais je n’y arrive pas. Enfin, c’est dur ! »

Je lui explique que ceux qui souffrent au travail sont souvent ceux qui s’y sont fortement investis et que manifestement, dans cette entreprise, il a beaucoup donné.

« Ben ouais, les mecs ils me disaient “pourquoi tu bosses comme ça, c’est pas ton entreprise !” 

– De ce que tu m’as raconté, tu étais peut-être le premier voire le seul de ta famille à avoir le bac et à faire des études. Je sais pas toi, mais moi, je suis issu d’une famille ouvrière. Quand tu fais des études, t’as l’impression de porter l’histoire familiale et de devoir être à la hauteur. »

Il me retend le poing pour « cheker » :

« C’est exactement ça ! J’ai pas fait de hautes études, j’ai qu’un DUT, mais mes parents se sont sacrifiés pour moi. Comment on fait, dans mon cas ? 

– C’est difficile de répondre. J’ai l’impression que les gens font un pas de côté, que ce qu’ils ne peuvent pas donner à leur entreprise, ils vont le mettre ailleurs, dans une association ou une passion.

– C’est exactement ça ! »

Et nous « re-chekons ».

 Intelligence artificielle et escargots de Bourgogne

Tijean me raconte alors que lorsqu’il était jeune, il s’était pris de passion pour les escargots de Bourgogne. Depuis quelques mois, il a décidé de s’y remettre en mobilisant tout le savoir-faire professionnel qu’il a accumulé et qu’il ne peut plus véritablement mettre en œuvre au travail. Il a dépouillé les recherches de l’INRA sur les escargots gris : ils ont beaucoup été étudiés dans la mesure où ils arrivent à maturité rapidement, au bout de dix-huit mois. Mais l’escargot de Bourgogne, c’est plus compliqué. Sa croissance est plus lente. Il lui faut trois ans pour parvenir à maturité. Par ailleurs, il traverse chaque année deux périodes de sommeil prolongé : l’hibernation, nécessaire à sa reproduction, et l’estivation, période sur laquelle on sait peu de choses. Seuls comestibles à la consommation, les escargots de Bourgogne pourraient connaître une croissance plus rapide si on empêchait cette estivation. Pour cela, il faut comprendre les facteurs (température, hygrométrie, luminosité, alimentation, etc.) qui la provoquent. On connaît leur impact sur l’escargot gris, mais pas sur celui de Bourgogne. Pour mener à bien ce travail, Tijean veut créer un programme d’intelligence artificielle. À l’aide des caméras placées dans son vivarium, il pourrait repérer chaque escargot, suivre son comportement et voir l’impact des changements de lumière, d’alimentation ou d’humidité sur le gastéropode. Le problème reste néanmoins que de tels programmes s’appuient sur un système de caméras déclenchées par le mouvement. Or un escargot parcourt en moyenne 1,20 mètre en une heure, c’est-à-dire qu’il est quasiment immobile. Il faut donc trouver une autre solution pour capter les gastéropodes pour mettre en route le système optique.

Finalement, c’est tout un programme de recherche que présente Tijean, digne de ce que l’on pourrait faire dans un laboratoire, permettant d’enrichir la connaissance et, potentiellement, de trouver des applications industrielles.

 Broyer l’inventivité

Le livre Boltanski et Chiapello (1999) sur Le nouvel esprit du capitalisme montre la capacité du capitalisme à récupérer la « critique artistique » qui se déploya au cours des années 1970. L’individu est le socle d’un discours managérial centré sur l’épanouissement de chacun au sein de l’entreprise. Confronté aux limites de la production et de la consommation de masse, ce nouvel esprit a été la rampe de lancement de nouvelles façons de consommer (Durand et Boyer, 2000) et de nouvelles formes de production dont les managers ont été les symboles. Mais de la sorte, et paradoxalement, c’est l’inventivité, la créativité, l’intelligence des individus qui s’est trouvée broyée quand ces nouvelles formes d’organisation prétendaient enrichir le travail (Hochschild, 2017 [1983]).

Ainsi, Tijean est une figure archétypale de ce que Lahire (2005) nomme L’Homme pluriel : issu d’un milieu modeste, il a gardé à bien des égards les marques de son origine sociale. Parler lui est difficile : il ne cesse de répéter « je ne trouve pas les mots » et tout le monde aura été étonné de me voir échanger deux heures durant avec quelqu’un qui a du mal à prendre la parole. Son cercle amical est constitué pour l’essentiel de copains de bistrot qui viennent du même milieu que lui. Ses dents mal plantées, sa coiffure improbable, son short trop grand jusqu’à son surnom qui donne l’image d’un « gentil petit bonhomme » [3], son absence de mobilité géographique quand tous ses copains d’école ont quitté le village, tout cela marque son origine sociale malgré un niveau de vie très confortable [4]. Mais, la massification de l’école aidant, Tijean a pu déployer dans une formation technique un potentiel certain qui se révèle lorsqu’il montre une connaissance de la situation géopolitique du Sénégal, ou lorsqu’il aborde son étude des escargots. Loin du simplet dont il pourrait donner l’image, il est vif, rapide, enclin à l’humour et à l’autodérision, et particulièrement serein lorsqu’il fait part de sa propre situation : il plaisante sur son physique, sa tendance à l’alcool, et est tout à fait conscient de ses limites en matière de communication. Dès lors, lorsqu’il entre dans l’entreprise qui n’est encore qu’une petite structure fondée sur un modèle familial, Tijean est un bon client : il a tous les traits de ceux qui ont un sentiment d’imposture et sont prêts à travailler nuit et jour pour conquérir leur place et obtenir les signes de la reconnaissance qui leur fait défaut (Honneth, 2013 [1992]). Mais dans l’entreprise devenue un groupe industriel conséquent, et Tijean s’avère, pourrait-on dire, commercialement incompatible. La culture industrielle s’efface au profit d’un nouvel esprit tirant soi-disant profit des potentiels individuels, mais qui bâillonne celui de Tijean. Dernières traces de la cité domestique (Boltanski et Thévenot, 1991), on ne se sépare pas de lui : on le met au placard, laissant croire à Tijean – très lucide sur ce qui se joue – qu’on lui fait une faveur.

 Le loisir à-côté comme forme de résistance

Le livre de Florence Weber (2009) sur Le travail à-côté dépeint la façon dont les ouvriers – occupant parfois des emplois non qualifiés dans leur entreprise – trouvent un autre espace de travail où ils peuvent déployer leur intelligence et leur créativité. Néanmoins, les ouvriers de Montbard qu’elle étudie restent attachés à l’usine. Si elle envisage, dans un premier temps, le travail à-côté comme une « revanche contre l’usine », elle est très vite amenée à le considérer comme un « accommodement » :

« On ne peut, d’après Daniel, “en vouloir” à l’usine, puisque c’est grâce à elle qu’on survit. Les ouvriers sont, en quelque sorte, reconnaissants à l’usine de les garder, de leur procurer ce travail principal, le seul qui soit économiquement suffisant, sans lequel ils seraient chômeurs – leur hantise. » (Weber, 2009 : 127)

Plus loin, l’un des enquêtés lui précisera qu’on ne peut pas comparer l’usine et les activités de bricolage à-côté : dans ces activités, « ce n’est pas pareil, […] mon corps est à moi. » (Weber, 2009 : 129) Par ailleurs, si elle envisage d’aborder la question du « loisir », elle y renonce rapidement préférant l’« hypothèse de l’ambiguïté du travail à-côté entre goût et nécessité. » (Weber, 2009 : 55) Car le travail à-côté renvoie à une économie de proximité, économiquement nécessaire, faite de bricoles et d’échanges de services. Dans son étude sur la ville de Roubaix, le Collectif Rosa Bonheur (2019) a d’ailleurs montré comment cet à-côté peut constituer une ressource centrale.

Dans l’exemple que nous proposons à travers la figure de Tijean, l’à-côté ne constitue pas une ressource mais bien un otius, c’est-à-dire un lieu de réappropriation de soi. Il s’agit d’un pas de côté pour un individu qui a grandi dans la culture du travail et pour lequel l’emploi a été source de désillusions. Dans son parcours, une rupture s’opère au moment de la mise en place de la DSI : la culture du travail autour de laquelle entreprise et salariés se retrouvaient laisse place à une culture de la communication qui ne fait sens que pour ses promoteurs. Tijean ne donne plus alors à l’entreprise que ce pour quoi il est payé et se recentre sur une activité annexe, une « activité parasite » (Freidson, 1986 : 436), source d’épanouissement, de réalisation et de déploiement d’une intelligence niée par ailleurs, et qui se nourrit de l’emploi réduit à sa seule fonction alimentaire.

 Conclusion : la vraie vie est ailleurs

Le monde contemporain se vend comme une quête permanente d’efficacité. Pour cela, une idéologie massive s’est déployée, faisant le culte de l’individu et de la productivité. La personne n’est alors pensée que dans la mesure où elle constitue une unité productrice rentable. Il en découle un hiatus croissant entre managers qui pensent marketing, indicateurs, tendances, perspectives, et salariés se déployant quasiment de haut en bas de l’échelle hiérarchique, qui pensent produit, service, travail bien fait ou, dans les services publics, patients, élèves ou usagers. On peut supputer que ce hiatus rend de plus en plus difficile la cohabitation entre ceux qui ont pour mission de faire croire, les « méta-travailleurs » selon la formule de Matthew Crawford (2010), et des salariés désillusionnés – même dans des emplois socialement valorisés – qui n’adhèrent plus à ce qu’ils font : ingénieurs fatigués par une course au gadget, soignants épuisés par une hiérarchie les yeux rivés sur la durée moyenne de séjour, enseignants lassés par la logique du flux et du coût rompant avec la préoccupation de formation et d’éducation. Loin de l’usine et de la chaine, ils trouvent pourtant dans leur emploi, avec un statut et un salaire a priori enviables, la même source de découragement et de déshumanisation.

La question qui guide la recherche en cours est donc de savoir comment les individus composent face à cette situation. L’hypothèse proposée est qu’ils opèrent une forme de défection (Hirschman, 2011 [1970]) en considérant que leur vraie vie est ailleurs, ne donnant plus qu’une part congrue d’eux-mêmes au travail. Et c’est dans l’otius qu’ils résistent et trouvent les moyens de se réaliser et de s’épanouir. Il ne s’agit pas de postuler le glissement vers une société de loisirs, expression réduisant l’individu à un joyeux consommateur de divertissements. Au contraire, il s’agit de construire un catalogue le plus riche possible de ces individus qui, dans cet ailleurs, trouvent l’espace d’expression de leurs compétences et de réappropriation de soi.

Tijean avaient tous les traits du travailleur surinvesti, parce que la petite entreprise patriarcale, socle de sa promotion sociale, faisait sens compte tenu de son parcours et de ses valeurs. Mais le virage managérial a changé la donne. Et après 30 ans de carrière, il trouve à présent que sa vie est ailleurs. Et c’est finalement un gâchis d’intelligence que ce virage produit. C’est alors dans l’à-côté que cette intelligence s’exprime, échappant à l’obligation productiviste, et offrant un espace d’œuvre et d’action dont Hannah Arendt (2000 [1958]) a montré l’importance.

 Bibliographie

Arendt Hannah (2000 [1958]), Condition de l’homme moderne, Paris, Calman Lévy.

Boltanski Luc, Chiapello Ève (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

Boltanski Luc, Thévenot Laurent (1991), De la justification  : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Bourdieu Pierre (1993), La Misère du monde, Paris, Seuil.

Collectif Rosa Bonheur (2019), La Ville Vue d’en bas, Paris, Amsterdam.

Crawford Matthew (2010), Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte.

Durand Jean-Pierre, Boyer Robert (2000), L’après-fordisme, Paris, Syros.

Flocco Gaëtan (2015), Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Paris, Raisons d’agir.

Freidson Eliot (1986), « Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique », Revue Française de Sociologie, 27(3), pp. 431-443.

Gobbé Christophe (2019), La lutte pour la verticalité. Analyse pragmatique et dispositionnaliste d’une école d’arts martiaux, Thèse de Doctorat, Lyon, Université Lyon 1.

Hirschman Albert O. (2011 [1970]), Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Université de Bruxelles.

Honneth Axel (2013 [1992]), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard.

Hochschild Arlie (2017 [1983]), Le prix des sentiments, Paris, La Découverte.

Lahire Bernard (2005), L’homme pluriel  : Les ressorts de l’action, Paris, Armand Colin.

Lahire Bernard (2018), L’interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte.

Menger Pierre-Michel (2002), Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil.

Morana Cyril (2015), « Travailler à ne rien faire  ? », dans Éloge de l’oisiveté, Sénèque, Paris, Fayard/Mille et une nuits.

Pesqueux Yvon (2006), « Le “nouveau management public” (ou New Public Management) ». HAL, https://hal.archives-ouvertes.fr/ha…, consulté le 30/03/2020.

Rifkin Jeremy (2006 [1995]), La fin du travail, Paris, La Découverte.

Weber Florence (2009), Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions, [1989], Paris, EHESS.

Notes

[1] Budo : arts martiaux japonais.

[2] Au début des années 2000, un think tank proche du Médef offrait l’opportunité à des enseignants de Sciences économiques et sociales de découvrir le « vrai » monde du travail. C’est à cette occasion que j’ai passé deux mois dans un fleuron industriel français. Il m’a été possible de mener près de 80 entretiens, de l’agent de service à l’un des vice-présidents du groupe en passant par des chefs de produits, des responsables de zones géographiques ou des commerciaux. Ma surprise fut de taille face à la désillusion de certains jeunes recrus, à peine sortis de grandes écoles : « C’est une entreprise fasciste ! Si tu ne fais pas plus d’un mètre quatre-vingt et moins de quatre-vingt kilos, on ne t’embauche pas », m’avait dit l’un. « Quand tu as fait ta thèse sur la recherche contre le cancer et que tu te retrouves à la tête d’un laboratoire qui a le matériel le plus performant au monde uniquement pour faire de la crème antiride, tu te demandes ce que tu fais là ! », m’avait dit un autre. L’entreprise venait alors de mettre en place des collaborations avec le secteur associatif et philanthropique pour gagner l’adhésion de ses jeunes cadres, collaborations vendues dans les documents internes.

[3] C’est comme cela qu’on me le présentera, avant et après cette rencontre.

[4] Là encore, l’information m’a été confirmée à plusieurs reprises.

Pour citer l'article


Gobbé Christophe, « Tijean… ou la désillusion d’un serviteur du capitalisme », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Tijean-ou-la-desillusion-d-un (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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