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Peter Jean-Michel, Fouquet Gérard

L’œil : un organe sensoriel longtemps oublié dans la recherche de performance en tennis

 




 Résumé

Aujourd’hui dans la recherche de la performance des joueurs de tennis de haut niveau, la perception des actions d’autrui et de la trajectoire de la balle est devenue un sujet de préoccupation scientifique majeur pour les joueurs et les entraîneurs. Le recours massif aux neurosciences, et à des techniques de plus en sophistiquées de l’investigation oculaire pour optimiser le mouvement humain, exige des éclaircissements épistémologiques quant à ses fondements pour savoir comment l’œil est devenu l’objet aujourd’hui d’une attention croissante. L’approche historique permet de révéler un certain nombre de facteurs de transformation. Elle montre que l’évolution des techniques est liée à des conceptions scientifiques et représentations corporelles propres à chaque époque dont la recherche de la performance et l’optimisation du mouvement sont les moteurs.

Mots-clés : anthropologie, tennis, perception, représentation du corps, performance

 Summary

The objective of this article is to develop the perspective that we currently have from a history of the techniques and performance in the Sciences and Techniques of physical and sport activities. The importance given by the perceptive factors and the role of the eye in the comprehension of the performance in the tennis players allows placing this interest. An historic and anthropologic approach reveals several factors of transformation and allows to understand how “the eye” has become an increasingly object of attention and a specific knowledge

Keywords : anthropology, epistemology, performance, tennis, eye

 De la découverte des premières fonctions rétiniennes à l’ère informationnelle 

Dans sa magistrale histoire de l’anatomie, Rafael Mandresi montre bien comment le regard et l’œil sont au centre des fondements d’une nouvelle science anatomique à la renaissance italienne ou quattrocento. « Les anatomistes débarquent sur le corps humain, mus par un dessein d’exposer au grand jour ses secrets » [1]. Parmi les secrets révélés, il y a celui du cristallin conçu comme une lentille et une extension du nerf optique. Son importance dans les modes de fonctionnement du mouvement humain sera longtemps minorée, mais prendra sa revanche au cours du XXe siècle. Dans le domaine sportif, les stratégies visuelles sont aujourd’hui au centre des stratégies sportives, pour optimiser le mouvement humain, et par voie de conséquence, le geste sportif. Nous serions entrés dans l’ère de l’informationnel, où l’œil joue un rôle central. Alors que pendant longtemps, pour comprendre le corps humain, en développer ses capacités, on préféra prendre en compte les découvertes autour de la structure du squelette et de ses muscles, puis des principaux organes comme le cœur ou les poumons [2].

Nous nous sommes particulièrement intéressés au tennis, car dans une société du loisir en développement, la pratique tennistique s’inscrit bien dans le processus civilisateur décrit par Norbert Elias [3]. Par le goût de l’effort et de l’exercice habituel et régulier de l’exercice, le joueur de tennis est encouragé à toujours faire mieux, c’est ainsi que le sportif se transcende, qu’il cherche à se singulariser et à chercher ses limites [4]. C’est à partir d’un jeu rénové que le tennis va se bâtir une nouvelle culture fondée sur le culte de la performance [5]. Un entraînement régulier à la pratique de ce jeu va permettre une formation de soi par soi tout au long du XXe siècle qui va progressivement accorder une importance croissante au pilotage des sensations et des informations avec une focalisation sur les phénomènes perceptifs. De l’avènement du « training » au XIXe siècle qui caractérise la levée progressive des contraintes de l’étiquette appliquées au jeu sportif mondain, on assiste à l’éclosion tout au long du XXe siècle d’un savant travail sur soi grâce à des systèmes d’exercices et des procédures nouvelles préfigurant la notion de « self training » [6].

L’objectif de cet article est de comprendre comment se sont opérés ces changements de représentation dans les techniques sportives depuis la découverte de l’anatomie de l’œil à la Renaissance jusqu’aux découvertes récentes avec les appareils d’enregistrement assistés par ordinateur. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur l’histoire de la paume et du tennis, à travers les écrits de techniciens, de pédagogues et des récits de joueurs.

 Les découvertes de l’anatomie pour comprendre le mouvement

La Renaissance change notablement la manière de considérer l’homme. La redécouverte de l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine a des implications quant à la perception du corps et au soin à lui apporter. Savants et artistes explorent, avec un souci plus grand de vérité et de réalisme, l’anatomie humaine. On assiste à un développement sans précédent de la science anatomique, dans le prolongement des sciences médicales héritées de l’Antiquité [7]. André Vésale est le plus célèbre anatomiste de la Renaissance. De Humani corporis fabrica (De la fabrication du corps humain) est publié en 1543, avec un grand nombre d’illustrations du corps humain tirées de ses observations. Mais il fit aussi œuvre de précurseur en analysant la fonction musculaire chez les animaux et chez l’homme. Ces visions novatrices, avec les découvertes liées à l’anatomie et la dissection, vont apparaître progressivement comme un nouveau système d’explication et de représentation du corps. Ainsi les découvertes sur l’œil à la Renaissance permettant de percevoir le cristallin comme une lentille optique et une extension du nerf optique [8]. Les implications pédagogiques seront plus tardives, avec la prise en compte dans la période contemporaine d’une éducation perceptive. Cette nouvelle vision du corps humain permet d’entrevoir dans la pratique de la paume une expression corporelle inédite, notamment dans le rôle de l’œil. Par exemple, le pédagogue français Barthélemy Anneau entrevoit « Le jeu de paume entre tous aultres jeu » comme exerçant « l’esprit, et les yeux…car en jouant, le corps prend action. » [9]. Il est clair que la Renaissance a renouvelé les moyens d’observer le corps et a commencé à envisager une description méthodique du mouvement.

 Un corps « mesuré » au XVIIIe siècle

La vision du fonctionnement du corps change à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, les lois d’une mécanique naissante s’imposent. Le jeu de paume se transforme et se rationalise, en même temps que se développent dans l’aristocratie, des exercices conformes aux représentations que l’époque se fait de la nature humaine, et de la gymnastique du corps [10]. Le jeu de paume tentera pour subsister de se conformer à ces nouveaux usages. Il est considéré comme un « art physique » et figure dans la description des arts et métiers entreprise par l’Académie des sciences en 1768, publiée dans l’Encyclopédie. « C’est le seul jeu qui puisse prendre rang dans le détail des arts et métiers, dont la description a été entreprise par l’Académie Royale des sciences, attendu qu’étant lui-même un art, il s’exécute par le secours d’un autre art qui a ses instruments et sa manufacture particulière [11]. » La technique de la paume est décrite minutieusement, dans ses outils, comme dans sa gestualité. Dans cette optique, le corps des êtres vivants sera conçu sur le modèle de la machine. Cette métaphore du corps machine apparaît dès l’antiquité, mais c’est la première modernité qui lui donnera, si l’on peut dire, son plein épanouissement en l’inscrivant dans l’univers de la matière et en l’ouvrant à l’observation systématique et à sa quantification, voire à la mathématisation. Les technologies et les pratiques, sous-tendues par ces nouvelles techniques sur le modèle des machines deviennent plus complexes et plus savantes. L’analyse anthropologique de cette époque que propose Jacques Guillerme permet de préciser l’existence d’un lien entre les pratiques des techniciens et des ingénieurs dans le développement d’une nouvelle manière de concevoir les pratiques humaines [12]. Le corps, plus qu’avant, « devient objet de mesure et de recensement » [13], ce qui se confirme pour la paume. « Tous les exercices du corps assujettis à des règles constantes, ont acquis à juste titre le nom d’Arts par excellence ; l’âme n’a besoin pour les exécuter, que des seuls ressorts du corps, aidés de quelques instruments [14] ».

 Un corps physiologique au XIXe siècle

Reprenant le projet des penseurs humanistes de la Renaissance, les philosophes des Lumières prônent le projet d’un homme cultivé qui dépasse l’état de nature. Il s’agit de réfléchir au perfectionnement de l’homme. Le projet est associé aux idées de progrès, d’évolution, d’éducation, de raison qui sont au cœur de la pensée de cette époque. Transformer les corps prend l’allure d’une mission collective. La conséquence en est une vision inédite des apprentissages. Les philosophes des Lumières prétendent apporter à l’exercice physique les mêmes bouleversements que ceux qu’ils ont appliqués au savoir : le rendre éducatif et utile pour tous. Le corps redevient un souci d’attention. C’est à cette époque, selon Georges Vigarello que s’invente la responsabilité étatique du renforcement physique des populations, il s’agit d’éduquer le mouvement et de le corriger [15]. Mais très souvent, à la place d’exercices jugés trop violents comme la paume, on préfère des exercices de gymnastique contrôlés, notamment pour les enfants, sous le regard et l’approbation du corps médical.

Pour gagner l’opinion à la cause de la paume, le discours technique du jeu s’allie aux avancées de la médecine, en se servant des thèses hygiénistes et thérapeutiques en vogue à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ; « Le jeu de paume permet d’acquérir une santé robuste et une agilité nécessaire dans le cours de la vie » [16]. Le jeu peut être alors conçu comme un auxiliaire de santé. Il permet au corps de se conserver, et de fournir à l’exercice de l’esprit un appui solide. C’est la thèse soutenue par Bellot pour obtenir le titre de médecin à Paris en 1745 : « Ce genre singulier de combat ne se donne pas sans plaisir, quoique l’homme y travaille quasi tout entier : ses yeux sont perpétuellement occupés, ses bras dans une mouvement continuel, ses mains se serrent, ses poumons sont agités par la voix et la respiration fréquente ; son corps et ses reins par la multiplicité des inflexions qu’il est obligé de faire, ses jambes et ses pieds par la course et les pas précipités ; enfin, son esprit est tendu pour chercher les différentes ruses qu’il emploiera pour enlever la victoire à son ennemi… » [17]

La lecture de l’ouvrage du docteur Bajot, dont la première édition paraît en 1800, permet d’émettre l’idée que la pratique de la paume est subordonnée aux profits thérapeutiques nombreux et divers : « La gymnastique, surtout la sphéristique, et principalement la Paume (…) sont les plus puissants auxiliaires de l’hygiène et de la thérapeutique  » [18]. La paume permet en outre « de prolonger la vigueur et de reculer la vieillesse », en préservant des rhumatismes [19]. Les arguments de Bajot pour vanter les mérites de la pratique de la Paume, à l’appui de thèses de médecine, insistent plus sur l’avantage des mouvements corporels et l’intensité des efforts qui provoquent transpiration et sueurs salutaires : « l’exercice, même violent, contribue à l’accroissement du corps » [20]. En même temps, l’auteur ne peut pas éviter quelques pages plus loin, de nuancer son propos, et se ranger au discours dominant des autres médecins de l’époque qui voient dans les pratiques physiques non contrôlées autant d’inconvénients : « il faut de la modération dans tout, et l’usage n’est point l’abus ; il ne faut pas porter au-delà de ses forces » [21]. La dépense physique doit être graduée et contrôlée. Le jeu de paume est un divertissement permis et un auxiliaire puissant pour la santé, il faut seulement éviter l’excès. Ce discours hygiéniste sur les avantages de la paume perdure jusqu’à la fin du XIXe siècle, renforcé par les dernières avancées scientifiques dans le domaine de la physiologie. Ainsi, les propos du docteur Lagrange, extraits d’un petit manuel sur la longue paume publié en 1891, illustrent bien ici cette conception : « La longue paume est l’exercice physiologique par excellence. Elle produit tous les effets généraux du travail musculaire, c’est-à-dire qu’elle active la respiration, la circulation du sang et la nutrition […] Pour traduire en langue physiologique l’étude familière que nous venons d’esquisser ici, il faudrait dire que la caractéristique du jeu de paume est de généraliser le travail, et de le fractionner. Le travail y est généralisé, parce que chaque muscle en a sa part ; il y est fractionné parce que la part de chaque muscle est trop modérée pour occasionner un effort pénible. Beaucoup de travail et peu d’efforts : telle serait en résumé la formule physiologique de ce jeu [22]. »

 Eloge des sensations à la fin du XIXe siècle : le rôle de l’œil comme organe perceptif

La création du tennis moderne à la fin du XIXe siècle et les nouveaux procédés d’entraînement repose sur une nouvelle configuration [23]. Les pratiques du tennis de la Belle Epoque représentent une inflexion majeure, sinon une rupture, dans les représentations du corps [24]. Le loisir tennistique devient non seulement un moyen de prendre soin de son corps, mais d’éprouver et de conceptualiser des sensations nouvelles. Le tennis dans ce cas précis s’apparente à une conquête pour se donner les moyens de tendre vers la réalisation de soi dans une histoire personnelle. Sensations et réflexions que les joueurs américains ont su coucher par écrit dès le début du XXe siècle : « Quant aux effets cérébraux du tennis, j’ai constaté un fait sûr dans ma propre expérience…nos perceptions étaient incontestablement plus claires et plus fortes que d’habitude dans la pratique du tennis […] Les activités sportives d’aujourd’hui exigent énormément de sang-froid, de connaissance de soi […] d’être prêt à contrôler ses émotions individuelles [25].  »

C’est un processus de contrôle des émotions et de la gestion des différents organes sensoriels dans les pratiques sportives de loisir qui permet de déployer une nouvelle éthique dans l’engagement sportif. Pour les sportifs amateurs passionnés, la technique du tennis nécessite non seulement un aspect formel et abstrait biomécanique et descriptif, mais un aspect psychologique signifiant qui tient aux conditions particulières de son appropriation et de sa maîtrise. L’action engagée par le joueur de tennis devient objet de pensée et de contrôle par le biais d’un mouvement volontaire, dosé, vérifié, corrigé par l’individu lui même. Elle conduit une réflexion sur l’action qui permet la prise de décision, le contrôle de soi et la maîtrise gestuelle. En décelant des éléments porteurs d’une information utile et en interprétant ce qu’il perçoit le joueur pourra ainsi réduire l’incertitude s’il veut s’adapter aux modifications du jeu : « Observez bien votre adversaire : la position de sa raquette par rapport à son corps et la direction de son regard. » [26] C’est ce qu’exprime aussi très clairement Marguerite Broquedis, championne olympique de tennis en 1912, dans un article intitulé « Le style en Tennis » dans la Revue au Grand Air : « La justesse du coup d’œil, le sentiment de la distance, l’habileté à se débrouiller rapidement en présence des situations difficiles, la subtilité à pénétrer la tactique de l’adversaire et à lui dissimuler la sienne, constituent une richesse de connaissances techniques, une intelligence générale du jeu, une qualité d’initiative personnelle qui, jointes à l’élégance du geste, permettent d’atteindre à un style que l’on peut qualifier de réellement pur, parce qu’il est fait en même temps d’une heureuse harmonie de mouvements et d’une science très exercée. [27] » La technique du tennis s’identifie de plus en plus aux représentations des sociétés contemporaines fondées sur la rationalité, la croyance aux progrès de la science et à l’entraînement de ses potentialités, ainsi que sur une perception plus fine des sensations notamment en ce qui concerne l’importance du coup d’œil.

 L’œil au centre des préoccupations des joueurs de tennis

Quand on interroge aujourd’hui des joueurs de tennis amateurs recherchant la performance, le rôle du coup d’œil s’inscrit naturellement dans la logique de l’activité. C’est le moyen de déceler des informations, de les décoder et de se les réapproprier. Le joueur doit pouvoir percevoir et identifier visuellement les informations émises par le joueur adverse, afin d’en tenir compte : « Il a besoin de savoir avant que l’autre tape, il a besoin au moment où l’autre amorce le geste, il faut qu’il ait bien photographié le geste inconsciemment…Je ne sais pas…ça se passe tout seul. » (Michèle, classée 15/2, 2002). Le décodage des actions d’autrui et de la trajectoire de la balle est devenu un sujet de préoccupation majeur. Le joueur doit se livrer à une analyse précise et constante des situations émises par le joueur adverse. Nous ne sommes pas seulement sur une vision mécanique ou physiologique du mouvement et du corps, mais sur le registre de la prise d’information du mouvement et de son contrôle, voire de son pilotage. Parfois, les stratégies perceptives déployées par les joueurs, si elles sont jugées indispensables, ne sont pas toujours explicites. Les mimiques, les hésitations et les métaphores, viennent dans cette partie du discours, souvent à la rescousse de la verbalisation : « On m’a toujours dit, que j’avais des qualités, j’avais un œil qui va très vite… » (Frédérique, classée -4/6, 2002).

 La science en renfort pour comprendre le rôle de l’oeil

Les avancées dans les sciences neurocognitives nous permettent de mieux comprendre les mécanismes mis en jeu dans la relation œil, main, raquette, environnement, même si ces connaissances restent encore opaques pour de nombreux joueurs et renvoient à des concepts flous comme l’intuition, la vista, voire la prémonition. Attraper une balle et se déplacer vers une balle en mouvement, impliquent l’utilisation d’informations visuelles en vue de coordonner efficacement le comportement moteur avec le déplacement du mobile. En tennis, plus la capacité perceptive du joueur est grande, plus la technique peut se mettre à son service et lui permettre de résoudre le problème posé [28]. Pour la psychologie contemporaine, les concepts centraux de l’approche écologique du contrôle moteur sont de considérer que perception et action sont indissociables. Si l’action s’appuie sur la perception, à l’inverse, l’action génère les perceptions nécessaires à un contrôle efficace [29]. Les résultats d’expériences menées en psychologie montrent que les perceptions du monde sont déterminées par les actions que nous effectuons sur le monde, et que la pratique sportive contribue pour une part non négligeable à modifier ces perceptions [30]. En définitive, les phénomènes perceptifs sont complexes, notamment dans la différenciation des sources d’information en fonction de l’expertise [31]. Le couplage entre les informations sensorielles du mouvement et les actions motrices qui en résultent mettent en œuvre des mécanismes complexes [32]. En fait, ce que les joueurs constatent le plus souvent empiriquement, avec des théorisations très globales et parfois fausses, c’est l’importance de la perception pour comprendre le jeu en vue d’anticiper. Les informations recueillies, enregistrées et remaniées, en cours d’action ou lors de la perception des résultats obtenus, amènent à confirmer ou infirmer les hypothèses, à les maintenir ou à les modifier [33]. De cet ensemble d’informations et hypothèses, à partir d’expériences multiples, émergent peu à peu des savoirs cognitifs et des savoir-faire moteurs qui sont d’abord globalisés pour devenir de plus en plus détaillés et précis [34]. La prise d’information visuelle représente donc une étape importante dans l’apprentissage des joueurs [35]. Plus le jugement sera rapide et juste en fonction des informations visuelles, plus l’action qui suit sera efficace [36]. 

 La technologie en renfort de l’œil

Un nouveau changement s’opère avec les nouvelles technologies qui permettent de fixer le mouvement. C’est une ouverture inédite à la fin du XIXe siècle pour l’analyse du mouvement que permet la chronophotographie [37]. C’est un bouleversement qui s’opère avec la création de la photographie, et qui sera amplifié dans les années quatre vingt avec l’informatique et la numérisation des images. La prédominance de l’analyse mécanique fondée sur le travail musculaire fait place à une « gestuelle digitalisée » centrée sur la commande et le pilotage du mouvement « Le pratiquant mobilise ses récepteurs sensibles, ainsi que toutes les ressources de son expérience, s’absorbe complètement dans la capture et le traitement des informations pertinentes à la conduite…La mise en jeu cybernétique du corps consiste à autoguider et autoréguler le dispositif  » [38]. Le regard ne va plus prioritairement aux muscles, il va plus à sa maîtrise et à son contrôle. L’analyse du mouvement passe par l’enregistrement d’un réseau d’informations complexes dont les capacités perceptives sont au centre. Les observations à l’aide de la capture du mouvement par des images fixes participent à ce mouvement et à une modélisation des techniques jugées efficaces. La difficulté de la tâche s’exprime en quantité d’informations à traiter, que l’œil ne permet pas toujours d’enregistrer, mais que des machines de plus en plus sophistiquées savent faire de mieux en mieux.

Ce mouvement est amplifié aujourd’hui par les techniques de capture du geste technique. En utilisant des caméras à haute vitesse fonctionnant à 200/400 images par seconde, le sportif et l’entraîneur peuvent obtenir des informations imperceptibles par l’œil humain. L’analyse cinématique et son traitement numérique fournissent des informations sur les aspects invisibles de la coordination des mouvements [39]. Ceux-ci sont progressivement passés de l’aspect technique du geste à réaliser vers celui de l’activité décisionnelle. La prégnance des processus cognitifs sur la biomécanique constitue, sans nul doute, l’évolution majeure de ces dernières années dans l’analyse du mouvement. Les nouvelles propositions d’amélioration de la performance motrice sont en particulier celles de la préparation à l’action, de la prise d’information et de la prise de décision. La phase de jeu « service - retour de service » présente un cadre d’étude tout à fait pertinent, concernant la mise en évidence de l’activité décisionnelle du joueur, en situation de réception du service adverse. Si l’on se base sur les recherches récentes, il est fortement conseillé en retour de service de travailler les qualités d’anticipation, en variant la contrainte de temps imposée aux joueurs et d’améliorer la capacité à reprogrammer une décision incorrecte en un laps de temps très court [40]. Que de chemin parcouru dans la compréhension de cette séquence de jeu depuis cette analyse datant de la fin du XIXe siècle « Peu de joueurs arrivent, soit par intuition, soit par expérience, à prévoir le point sur lequel la balle de service tombera ; le principal est d’être sur ses jambes prêt à se porter là où cela sera nécessaire pour reprendre la balle de service, puis de la retourner [41] ».

 Conclusion

On comprend bien à l’évocation de l’importance de l’œil aujourd’hui dans la recherche de performance sportive avec le renfort de l’explication scientifique, que celle-ci est héritière des rapports entretenus entre les découvertes scientifiques et la compréhension du mouvement humain. Classiquement, on peut distinguer dans cette analyse à l’instar des travaux de Jacques Gleyse et Pierre Parlebas en épistémologie de l’action motrice, trois générations successives de modèles de représentations corporelles dans l’histoire des techniques mises en jeu dans le jeu de paume puis le tennis [42]. Un premier type de machine simple où le corps est perçu de chair et d’os, de levier, de poulies et de treuil que l’on peut mesurer. A ce stade, bien que l’on connaisse le fonctionnement de l’œil, celui-ci est ignoré. Un deuxième type où le corps est perçu comme une machine énergétique qu’il faut contrôler et gérer, l’œil est occulté. Enfin un corps conçu comme une machine à traiter de l’information (machine cybernétique), où l’œil devient un capteur essentiel (une machine informationnelle). Alors que la physiologie expérimentale du XIXe siècle « intériorisait » l’explication des phénomènes essentiels du corps humain (dont le mouvement), le modèle bio informationnel propose une compréhension encore plus abstraite du fonctionnement de l’organisme. L’apparition de ce nouveau modèle est contemporaine du développement de la neurophysiologie, préoccupée du fonctionnement du système nerveux. Dépassant le schéma du comportementalisme (le stimulus-réponse du béhaviorisme), relayant les théories du réflexe conditionné, l’analyse de la conduite motrice se centre sur l’activité « cognitive » du sujet. « Déchiffrer l’environnement » devient décisif [43]. C’est la construction de nouvelles références culturelles, qui façonne les attitudes et les comportements qui en viennent à faire partie de l’intériorité de la personne faisant appel à tous les sens. « Par l’intermédiaire de la vue, du goût, de l’ouïe, de l’odorat, du toucher, elles engagent le corps entier dans leur travail d’élaboration cognitive non consciente, en étroite relation avec un contexte, lui-même défini par une longue histoire » [44]. Comme le souligne aussi Georges Vigarello, la compréhension du mouvement et l’expérience technique ne peuvent pas se comprendre sans une référence à l’imaginaire du corps et aux connaissances scientifiques dont disposent les individus d’une société donnée [45]. Néanmoins, si de découvertes scientifiques en découvertes, le corps apparaît indéfiniment perfectible, le culte de la performance est bien l’idéologie dominante qui invite sans cesse l’individu à « performer » [46].

Notes

[1] R. Mandresi, Le Regard de l’anatomiste, Paris, Seuil, 2003.

[2] J. Gleyse, Archéologie de l’éducation physique au XXe siècle en France, Paris, PUF, 1995.

[3] N. Elias & E. Dunning, Sport et civilisation. La Violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.

[4] I. Queval, S’Accomplir ou se dépasser – Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard, 2004.

[5] A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[6] A. Rauch, « La notion de training à la fin du siècle des Lumières », Travaux et Recherches, 5, mars 1980, pp. 61-66, Insep ; J-M. Peter, « Sport and self-training activities », Abstract books. Brisbane, Pre-Olympic Congress, 7-12 septembre 2000.

[7] R. Mandresi, op.cit.

[8] H. Koelbing, « Anatomie de l’œil et perception visuelle, de Vésale à Kepler », Le Corps à la Renaissance, Marie-Madeleine Fontaine (dir.), Paris, Aux amateurs du Livre, 1990.

[9] B. Anneau, Imagination poétique. Traduction en vers français, des latins et grecs, par l’auteur mesmes d’iceux, Lyon, 1552.

[10] G. Vigarello, Le Corps redressé, Paris, Delarge, 1978.

[11] M. Garsault De, Art du paumier-raquettier et de la paume (1ère édition 1767), Réédition, Paris, éd. Phénix, 2004.

[12] J. Guillerme, « Sur quelques antécédents de la machinerie athlétique », Aimez vous les stades ?, Alain Ehrenberg (dir.), Revue Recherches, 43, (avril), p. 95-107, 1980.

[13] G. Vigarello, Passion Sport, Paris, ed. Textuel, 2000.

[14] M. Garsault, op.cit.

[15] G. Vigarello, op.cit.

[16] M. Garsault, op.cit.

[17] Extraits de la thèse du Dr Bellot, In Eloge de la paume et ses avantages. L-M. Bajot, 1854, p.111.

[18] L-M. Bajot, op.cit.

[19] L-M. Bajot, op.cit., p.85.

[20] L-M. Bajot, op.cit., p.151.

[21] L-M. Bajot, op.cit, p.121.

[22] F. Lagrange, « Préface », In Petit manuel de la longue paume, Edmond Colin (dir.), Paris, Librairie C.Delagrave, 1891, p.7-14.

[23] G. Vigarello, « Les Techniques corporelles et les transformations de leur configuration », Revue STAPS, 13,7 (mai), p.19-22, 1986.

[24] J-M Peter & et P. Tetart, « L’influence du tourisme balnéaire dans la diffusion du tennis. Le cas de la France de 1875 à 1914 », Revue Internationale des sciences du sport et de l’éducation physique, STAPS, 61, 2001, p. 73-91.

[25] F-W Payn, Secrets of lawn tennis, New York, Charles Scribner’s sons, 1906, p.7 et p.11.

[26] S-C-F Peile, Lawn Tennis, as a game of skill, New York, Charles Scribner’s sons, 1885, p. 18.

[27] M Broquedis, « Le Style en tennis », La Revue au Grand Air, 789, 932, 1er novembre 1913.

[28] L. Crognier, & Y-A Féry, « Effect of tactical Initiative on Predicting Passing Shots in Tennis », Applied cognitive psychology, 19, 1-13, 2005.

[29] J-J Gibson, The Ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.

[30] H Ripoll, & N Benguigui, « Effets du développement de l’enfant et de la pratique sportive sur la maîtrise des tâches d’interception », In Développement psychomoteur de l’enfant, Isabelle Olivier & Hupert Ripoll (dirs.), Paris, éd. Revue EPS, p.185-207, 1999.

[31] H. Ripoll, Y. Kerlirzin, J-F Stein, & B. Reine, « Analysis of information processing, decision making, and visual strategies in complex problem solving sport », Human Movement Science, 14, p.325-349, 1995 ; J-J. Temprado, & G. Montagne, Les coordinations perceptivo motrices. Introduction aux approches écologique et dynamique du couplage perception-action, Paris, Armand Colin, 2001.

[32] C. Bonnet, & F. Lestienne, Percevoir et produire le mouvement, Paris, Armand Colin, 2003.

[33] M-C. Hennemann & D. Keller, « Le comportement préparatoire dans l’exécution d’un geste sportif : le retour de service au tennis », Motricité Humaine, 1, p.45-49, 1983 ; C. Goulet, C. Bard, & M. Fleury, « Les Exigences attentionnelles de la préparation au retour de service », Canadian Journal of Sports Sciences, 17-2, p.98-103, 1992.

[34] J. Requin, « L’Anticipation de l’action : les ajustements préparatoires à l’exécution du mouvement, in Anticipation et comportement, Paris, CNRS, 1980, p.261-333. ; H. Ripoll, « L’Exploration visuelle du sportif en action », Culture technique, 13, p.94-99, janvier 1985 ; D. Farrow, & B. Abernethy, « Do expertise and the degree of perception – Action coupling affect natural anticipatory performance ? », Perception, 32,1127-1139, 2003.

[35] L. Crognier, « L’Anticipation : un facteur négligé de l’entraînement », La Lettre du club fédéral des enseignants professionnels, 34, 1-2, 2005.

[36] D. Keller, « Comportement préparatoire et adaptation au tennis », Revue STAPS, 1, 6, p.57-63, 1985.

[37] J-E. Marey, La Machinerie animale, Paris, éd.Germer Baillière, 1873.

[38] C. Pociello, « La force, l’énergie, la grâce et les réflexes. Le jeu complexe des dispositions culturelles et sportives », Sports et Sociétés, Christian Pociello (Dir.), p. 171-237, 1981.

[39] Dartfish. http://www.dartfish.com/fr/ consulté le 14 octobre 2008.

[40] H. Kleinöder, « Le retour de Service », Coaching & Sport science review, 24, juillet 2001, p.5-6.

[41] E. Nanteuil de. & G. Saint-Clair de, La Paume et le Lawn-Tennis, Paris, Hachette, 1898.

[42] J. Gleyse, op.cit. ; P. Parlebas, « La Dissipation sportive », Culture technique, 13, 19-37, 1985.

[43] J. Paillard, « Le pilotage du moteur musculaire. La contribution des neurosciences à l’étude des activités physiques et sportives », Neurobiologie des comportements moteurs, Paris, Insep Publications, 9-35, 1982.

[44] J-C. Kaufmann, « Le Corps dans tous ses états : corps visible, corps sensible, corps secret », in Un corps pour soi, Pascal.Duret & David Le Breton (dirs.), Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

[45] G. Vigarello, « Science du travail et imaginaire du corps », Communication, n°81, p.61-70, Ecole des Hautes études en Sciences sociales, 2007.

[46] B. Heilbrunn, & al., La performance, une nouvelle idéologie ?, Paris, La Découverte, 2004.

Articles connexes :



-Le modelage du corps en mouvement des gymnastes par les entraîneurs experts en gymnastique artistique, par Cizeron Marc, Rolland Cathy

-La performance en danse moderne et postmoderne : une ivresse kinésique, par Vassileva-Fouilhoux Biliana

-No Body but You. Modifications corporelles et (re)construction identitaire : de l’assimilation des textes programmatiques burroughsiens dans les performances body art de Breyer P-Orridge, par Becker Christophe

-Corps performant bodybuildé et identité sexuée masculine : une congruence ?, par Vallet Guillaume

-Mythopoïèse et histoires du capitalisme : penser avec Terence S. Turner, par Gizard Benjamin

Pour citer l'article


Peter Jean-Michel, Fouquet Gérard, « L’œil : un organe sensoriel longtemps oublié dans la recherche de performance en tennis », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/L-oeil-un-organe-sensoriel (Consulté le 26 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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