La mise en récit du capitalisme en sciences sociales soulève des difficultés bien connues. Parmi elles, on trouve le problème de l’emprise du capitalisme sur nos schèmes narratifs et conceptuels. Cette emprise et sa nature font l’objet de débats dans l’historiographie du capitalisme. Dans cet article, je propose un cadre d’analyse pour comprendre les rouages de cet emprise à même les pratiques narratives. Je m’appuie sur la relecture marxienne de l’anthropologie structurale des mythes de Claude Lévi-Strauss opérée par l’anthropologue, méconnu en France, Terence S. Turner. Je propose de reprendre sa théorie de la mythopoïèse pour visibiliser le travail spécifique qu’engage la mise en récit en sciences sociales et plus précisément dans les approches historiques contemporaines du capitalisme. Je prends l’exemple des travaux de David Graeber. Il est donc question d’un déplacement de l’anthropologie des mythes à l’épistémologie du capitalisme.
Mots clefs : capitalisme - récit - mythe - anthropologie - structuralisme
Mythopoiesis and histories of capitalism : thinking with Terence S. Turner
Telling the story of capitalism in the social sciences raises well-known difficulties. Among them, we find the problem of capitalism’s hold on our narrative and conceptual schemas. This hold and its nature are the subject of debate in the historiography of capitalism. In this article, I propose an analytical framework for understanding the workings of this grip on our narrative practices. I draw on the Marxian re-reading of Claude Lévi-Strauss’ structural anthropology of myths by the anthropologist Terence S. Turner. I propose to take up his theory of mythopoiesis in order to draw attention to the specific work involved by narration in the social sciences and more precisely in contemporary historical approaches to capitalism. As an example, I discuss the work of David Graeber. I thus suggest an articulation of the anthropology of myths to the epistemology of capitalism.
Keywords : capitalism - narrative - myth - anthropology - structuralism
Depuis Karl Marx, nous savons que mettre en récit le capitalisme c’est nécessairement se confronter à l’emprise des présupposés logiques du capital sur nos schèmes de pensée. Cela dit, après Le Capital (1867), ce savoir ne s’est pas toujours traduit en une pratique narrative correspondante. Il en a résulté un accroissement empirique considérable des historiographies du capitalisme, sans que l’effort pour penser le capitalisme à l’écart des schèmes capitalistes n’ai toujours été maintenu aussi fortement que chez Marx.
Depuis quelques années, il semble que la tendance se renverse [1]. Une partie de ce mouvement est liée aux renouveaux du travail descriptif apportés par le tournant ontologique. Par-delà les difficultés posées par une telle étiquette, des travaux de Bruno Latour à ceux de Philippe Descola, on peut reconnaître un air de famille : tous s’appuient sur l’idée qu’il existe des formes d’existence collectives radicalement différentes les unes des autres, au point qu’on peut dire qu’elles existent et font exister des réalités ou des mondes hétérogènes. Ce qui signifie que les différences sémantiques (décrire un fleuve en terme de ressource ou décrire un fleuve comme une personne) se rapportent à des différences ontologiques plutôt qu’à une adéquation plus ou moins grande d’une description à l’objet décrit. Qui plus est, ces réalités multiples ne sont pas des îlots séparés les uns des autres : le monde moderne constitue la réalité qui domine, minore ou détruit les autres réalités. En conséquence, la politique est à ré-envisager comme conflit de mondes (pour une synthèse stimulante, voir Hage, 2012).
Or cette idée de conflit de mondes soulève le problème narratif suivant : entre des formes d’existence que l’on a posées comme n’appartenant pas au même monde, reposant sur des ontologies et des sémantiques différentes, comment penser des articulations, rapports, ou passages ? Ces articulations entre formes de vie, comment faire pour éviter d’en faire un méta-langage écrasant ? Ou pour le dire avec Donna Haraway (2016), comment être conséquent une fois posée la question : quelles histoires fabriquent les histoires que l’on raconte ? Et si nous racontons ces histoires depuis une position héritée du monde capitaliste, comment se rapporter à cet héritage tout en évitant de le laisser dicter les termes de nos histoires ? Ce qui engage les histoires soucieuses de ces questions à faire des concepts modernes (tels que « nature », « économie », société ») des éléments qui doivent être expliqués dans le récit plutôt que des éléments permettant d’expliquer ce qui est raconté.
On peut indiquer un rapprochement avec ce que Jacques Rancière (2021 : 80) a appelé le « régime éthique » des images. D’après Rancière, dans le film Shoah, « [ce] que refuse le plus absolument [Claude] Lanzmann, c’est que le rapport entre parole et image fasse de l’extermination des Juifs une histoire selon le modèle aristotélicien — à savoir, un enchaînement rationnel de causes et d’effets, qui donne une explication intellectuellement satisfaisante du génocide. Celui-ci doit rester un scandale ». De même, dans les nouvelles histoires du capitalisme on peut sentir une préoccupation éthique contre une écriture monologique et rationalisante. Le capital doit rester un scandale. Tout l’enjeu est de savoir comment y parvenir.
Dans cet article, j’aimerais suggérer que l’exploration de ce problème narratif peut bénéficier de l’héritage de l’anthropologie structurale des mythes. Cet héritage peut nous aider à visibiliser une part souvent sous-estimée du travail scientifique en sciences sociales : le travail narratif ou la part mythopoïétique des récits en sciences sociales. Ce travail narratif est relativement indépendant du travail de la preuve et de l’analyse, sans en être détaché. Il peut même entrer en contradiction avec. Dans une première partie, je présente en ce sens un récit qui affirme la contingence du capitalisme tout en mobilisant des schèmes narratifs qui tendent plutôt à montrer sa nécessité. Ce qui m’amène, dans une deuxième et une troisième parties, à introduire l’anthropologie des mythes de Claude Lévi-Strauss telle qu’elle a été relue par Terence S. Turner, anthropologue états-uniens méconnu en France. Je m’efforcerai de montrer la richesse de ses apports pour penser le travail narratif et la mise en récit d’entités comme le capitalisme. Je prendrai l’exemple des travaux de David Graeber.
Prenons l’exemple d’Ellen Meiksins Wood (2007 [1999]). Sa thèse empirique sur la naissance du capitalisme prolonge celle de Robert Brenner (1982). Le capitalisme serait né en Angleterre à partir du XVIè siècle grâce à la marchandisation des terres agricoles suite aux enclosures, contraignant la plupart à passer par les marchés, coordonnés à l’échelle nationale, pour vendre leur force de travail afin d’acheter sa subsistance. Les rapports sociaux sont, dès lors, structurés par la propriété privée et l’impératif de recourir au marché. Ce n’est cependant pas la dimension empirique du travail de Wood qui m’intéresse ici. Je vais me focaliser sur le rapport entre ses intentions d’écriture et sa pratique narrative.
Dans son livre sur les origines du capitalisme, elle situe son propos comme une tentative d’éviter de faire du capitalisme un phénomène historique inévitable, inscrit dans une logique de développement universelle. C’est bien ce que font la plupart des histoires du capitalisme selon E. M. Wood (2007 [1999] : 3-4) : « Les récits de la façon dont ce système est venu à exister l’ont typiquement traité comme la réalisation naturelle de tendances universelles » [2]. Le principe de ces histoires est en général le développement technique, le progrès de la rationalité ou la maximisation des intérêts économiques. Il en résulte souvent des histoires en termes de levées d’obstacles au développement du capitalisme, qui aurait finalement toujours été là, prêt à germer. En conséquence, la spécificité du capitalisme se perd au profit de continuités avec d’autre sociétés. Or selon Wood le capitalisme est une « manière distinctive de répondre aux besoins matériels des êtres humains » [3]. Il faudrait donc chercher plutôt « une explication [de l’émergence du capitalisme] qui ne commencerait pas en présupposant la chose même qui doit être expliquée » [4].
Je partage chacun de ces constats et je trouve Wood convaincante dans sa critique des histoires conventionnelles du capitalisme. Il est également intéressant de souligner qu’elle est consciente à un certain degré du problème propre que pose l’écriture. Critiquant certaines formes d’euro-centrisme, elle suggère que l’universalisation du capitalisme n’a pas à être explicitement affirmée par le narrateur ou la narratrice. Dans certains cas, l’idée est tramée dans l’écriture même et nous laisse cette impression d’universalité et d’éternité. Wood (2007 [1999] : 42) qualifie avec justesse ce sentiment : « Nous sommes laissés avec l’impression écrasante… » [5]. Pourtant son écriture aussi laisse une impression soutenue d’unilinéarité historique. Par exemple, d’autres sociétés contemporaines de la société anglaise au Moyen âge sont jugées par Wood (2007 [1999] : 75) « bien en avance quant à leur développement » [6]. Plus loin elle écrit (2007 [1999] : 91, je souligne) : « Les hollandais, comme d’autres économies européennes, se sont heurtés aux barrières du vieux système commercial en crise au XVIIème siècle » [7]. Elle reproduit ainsi parfois le genre de développementalisme latent qu’elle critiquait.
Il ne s’agit pas que d’une question de vocabulaire. Comme beaucoup d’auteur.ice.s, Wood définit le capitalisme comme forme de vie singulière. Pour la singulariser, elle la contraste avec les sociétés ’commerciales’, à travers un tableau binaire : les sociétés commerciales traiteraient les marchés comme des opportunités là où le marché devient un passage obligé pour tous et toutes dans la société capitaliste ; les marchés des sociétés commerciales seraient fragmentés là où les marchés capitalistes seraient unifiés ; dans les sociétés commerciales, le profit marchand viendrait du commerce de luxe à longue distance alors que dans les sociétés capitalistes le profit vient de l’exploitation du travail ; le sociétés commerciales reposeraient sur un pouvoir indistinctement économique et politique alors que le capitalisme distingue les moments économiques et politiques…
Ce genre de tableau délimite ce qu’on pourrait appeler le domaine de variation des formes de vie collective. Le problème ici est qu’il ne semble y avoir que deux de ces formes. Si Wood pense le passage de la société commerciale à la société capitaliste comme conditionné par des événements et paramètres contingents (unification d’un marché national, démilitarisation et pacification de l’aristocratie, marchandisations des terres à visée compétitive), on a tout de même l’impression que ce n’était qu’une question de temps pour que ces paramètres se rencontrent. C’est comme si le capitalisme était virtuellement présent comme contraire logique des sociétés commerciales. Associée aux schèmes développementalistes des ’avancées’ et des ’blocages’, il semble bien que la ’transition’ soit dans une certaine mesure nécessaire.
Cet exemple témoigne de l’autonomie relative des schèmes narratifs par rapport aux éléments empiriques et aux intentions déclarées. La trame narrative peut soutenir une ontologie contraire à celle qui est visée et affirmée. Il y a donc une certaine irréductibilité de la question des origines du capitalisme à des enjeux strictement empiriques. Cette irréductibilité est liée aux façons dont les éléments empiriques sont articulés narrativement. Il nous reste à savoir comment aborder cette dimension méta-physique (au sens où elle est irréductible à la dimension empirique) des histoires du capitalisme.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une approche des schèmes narratifs en tant que dimension relativement autonome dans le travail de mise en récit du capitalisme. Je prendrai comme point de départ l’anthropologie structurale des mythes de Claude Lévi-Strauss.
Dans son article fondateur sur l’analyse structurale des mythes, Lévi-Strauss définit le mythe comme une dimension des récits. Tout récit est susceptible de présenter une dimension mythique grâce à son organisation, aux schèmes qui le structurent. Alors qu’un récit raconte des actions supposées arriver à un moment situé dans le temps et donc varier, l’organisation de ces actions en séquence d’événements peut former une régularité qui semble invariante : cette organisation, cette trame, est la continuité à partir de laquelle le discontinu, le changement advient. Cette structure, dit Lévi-Strauss (1955 : 239), « se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur ». C’est ce qui fait, selon Lévi-Strauss, l’attrait des récits : la manière sous-jacente dont les éléments d’une narration sont organisés, formant ainsi une structure à la fois temporelle et intemporelle, simultanément a priori et liée à des actions précises.
Prenons un exemple. Le mythe du feu du jaguar des Kayapos est à la fois une histoire relatant la différenciation des espèces humaines et animales et une illustration des structures familiales ainsi que des rôles attendus de chacun.e pour la reproduction de la société kayapo. Plus précisément, les personnages, actions et péripéties qui mènent à différents processus de spéciation et d’hominisation sont structurés analogiquement aux structures sociales dominantes kayapos (Turner, 2017). La variation se fait sur fond d’un invariant. Un autre exemple pourrait être certaines versions du marxisme faisant de la lutte des classes le schème invariant de l’histoire.
C’est une perspective que je trouve intéressante : elle met le doigt sur une dimension extra-empirique des récits et peut être étendue aux récits des sciences sociales. Ce rapport entre les sciences sociales et les mythes a par ailleurs été souligné et revendiqué par Nastassja Martin et Baptiste Morizot (2018), à qui j’emprunte le titre de cette sous-section.
Cela dit, on peut ajouter qu’il y a (au moins) deux manières de comprendre cette idée de structure simultanément temporelle et intemporelle, faite de variants et d’invariants : il est possible de mettre l’accent sur le caractère temporel de son intemporalité, ou au contraire de souligner l’intemporalité du temporel. Pour le dire autrement, il est possible de dire que les schèmes invariants sont au fond des schèmes comme les autres qui ont subi un sort particulier ou de dire qu’au fond des schèmes variables se trouvent, comme en position de source ou de socle, des schèmes invariants. C’est plutôt cette seconde voie qu’a choisi Lévi-Strauss puisqu’à travers son exploration des mythes américains, à travers l’examen des rapports logiques gouvernant ces ensembles mythiques, il cherche à dégager des schèmes logiques fondamentaux de l’esprit humain. Pour le dire avec Terence Turner (2017 : 5), il s’intéresse moins aux structures des mythes qu’aux structures qu’on peut trouver dans les mythes (et donc, pour nous, dans les récits).
Or pré-supposer une logique universelle sous-jacente aux récits peut mener à négliger la spécificité des logiques narratives de récits individuels. Il est possible qu’une logique structurant universellement les récits existe, mais il est douteux que cet universel ait un sens très saillant quant aux récits individuels (Salmon, 2013 : 285). Pour contre-balancer cette tendance de l’analyse structurale des mythes, il semble intéressant d’infléchir le cadre lévi-straussien de deux manières. D’abord, en essayant de souligner le caractère temporel de l’intemporalité des schèmes narratifs, c’est-à-dire de faire passer la variation avant les invariants, ou dit autrement : d’articuler plus étroitement la création de schèmes à la pratique. Puis, il faudrait concevoir des outils analytiques permettant l’analyse de récits individuels avant d’en venir à la comparaison entre récits — tout en gardant en tête l’importance de cette dimension inter-textuelle.
C’est précisément dans cette voie que s’est engagé l’anthropologue Terence S. Turner, dans un dialogue serré avec la perspective lévi-straussienne. Ce dialogue s’étale sur toute la carrière de Turner, soit une cinquantaine d’année. Le premier moment fort de ce dialogue est un long et riche article de 1977 : « Narrative Structure And Mythopoesis : A Critique And Reformulation Of Structuralist Concepts of Myth, Narrative And Poetics ». Le deuxième moment de ce dialogue est condensé dans le recueil de texte posthume publié sous le titre The Fire of the Jaguar (2017).
Ce n’est pas le lieu de présenter en détails ce dialogue régulièrement polémique. Pour se donner une idée de la difficulté de ce dialogue, il faut avoir en tête que Turner cherche à formuler un structuralisme sur les bases, comme l’indique David Graeber (préface de Turner, 2017) de la Logique de Hegel (1812), du Capital de Marx (1867) et de l’épistémologie génétique de Jean Piaget (1950)— soit des bases éloignées de celles de Lévi-Strauss. Ici, je vais moins m’intéresser aux critiques que Turner adresse à Lévi-Strauss qu’à la façon dont on peut associer leurs perspectives pour fabriquer des outils d’enquête opérationnels sur les histoires du capitalisme.
Dans l’article de 1977, Turner commence par analyser les raisons et les conséquences du privilège accordé par Lévi-Strauss à l’intemporalité, à la dimension synchronique. Il propose ensuite une reformulation de l’analyse structurale. Cette reformulation se fonde sur une relecture de sources d’inspirations de Lévi-Strauss. Le résultat est une théorie non pas seulement des mythes mais des structures narratives en général. La thèse de Turner pourrait être résumée ainsi : un récit ne tire pas son sens seulement de la structure de ses rapports à d’autres récits comme chez Lévi-Strauss, un récit tire son sens du rapport de ses structures narratives à la fois au contexte d’énonciation et aux actions décrites.
Le point de départ de Turner est proche de Lévi-Strauss à certains égards. Il s’inspire comme lui de la phonologie structurale du Cercle linguistique de Prague. Il accepte également la définition initiale du mythe qu’a avancé Lévi-Strauss en 1955, tout en lui apportant une inflexion importante : la structure d’un mythe peut être envisagée comme « une relation entre un schème invariant (’intemporel’) et un schème de variation (la séquence temporelle d’événements d’une histoire) » [8] (Turner, 1977 : 114). Là où Lévi-Strauss subordonnait les dimensions temporelles aux dimensions intemporelles, on peut dire que Turner marque leur irréductibilité réciproque et, plus encore, l’importance de leur mise en tension dialectique. C’est pourquoi je propose de désigner son approche comme une dialectique des récits.
En termes plus techniques — et en reprenant les concepts de la phonologie structurale — Turner pense comme Lévi-Strauss que toute structure narrative est composée de deux dimensions structurales. Une première de ces deux dimensions est la dimension syntagmatique : c’est le « motif des associations contiguës entre actions et événements inclus dans l’histoire ou l’intrigue » [9] (Turner, 1977 : 111). Cette dimension désigne les séquences structurales d’événements et d’entités associés dont est fait un récit ou une partie d’un récit. C’est la dimension temporelle du récit.
La deuxième dimension est dite paradigmatique : c’est « l’ensemble des catégories d’éléments similaires et dissimilaires » [10] (Turner, 1977 : 111) mobilisées dans l’ordre syntagmatique. La dimension paradigmatique est intemporelle, elle est le recueil des entités, des relations et des actions susceptibles d’être associées dans la dimension syntagmatique. Ce recueil n’est cependant pas amorphe : en fonction de leur figuration dans la dimension syntagmatique, les différents êtres forment des rapports ordonnés de similarités et de contrastes structuraux. C’est cette dimension intemporelle que Lévi-Strauss a privilégié.
Cette annihilation de la dimension temporelle se manifeste dès l’article fondateur de 1955 : Lévi-Strauss ne s’intéresse pas à l’ordre de la narration, à la succession des actions et des événements. Il s’intéresse aux jeux d’association et d’opposition symboliques qu’il extrait de l’ordre narratif de plusieurs versions du même récit pour les ordonner ensuite dans un tableau logique et synchronique. Ce tableau est ensuite définit comme étant un « groupe de transformation », concept mathématique (que Lévi-Strauss dit avoir plutôt emprunté au biologiste D’Arcy Thompson) qui peut être défini comme : « une formule invariante pour un groupe de différents ensembles de relations, qui peuvent être traités comme une transformation du motif général » [11] (Turner, 1977 : 112).
D’après Turner, Lévi-Strauss fait cependant un usage appauvris de ce concept. Cet usage dériverait de ses « incompréhensions » du modèle de la structure phonologique développé par l’école de Prague. Ce modèle a permis à Roman Jakobson d’avancer un « modèle général des propriétés structurales communes ou invariantes des modèles sonores de toutes les langues » [12] (Turner, 1977 : 112-113). Dans le cadre de ce modèle il se désintéresse de la variation des structures sonores internes aux langues, il privilégie la dimension paradigmatique. Par contre, dans ses études sur les variations internes aux langues, il privilégiera la dimension syntactique, c’est-à-dire les oppositions phonémiques, comme structure principale. Chacun de ces deux niveaux peut être décrit comme un groupe de transformation au sens tout juste donné. Cependant, Lévi-Strauss assimile dans son approche des mythes le second niveau, celui de la structure interne, au premier, celui de la structure globale : les mythes individuels ne sont pas envisagés comme structures syntactiques, narratives, mais comme des variantes d’une logique paradigmatique englobant toutes les variantes d’un même ensemble mythique (Turner, 1977 : 112-114).
L’approche des récits individuels est dans ce cadre réduite à l’approche comparée des récits, alors que ce sont en droit deux étapes différentes. De même, la transformation est pensée comme un processus inter-culturel alors que toute action est en droit descriptible comme transformatrice, participant de la reproduction et de l’altération des structures symboliques, relationnelles et matérielles d’une société. Cette élision dévalorise à nouveau l’importance des rapports entre un récit, son contexte d’énonciation et les processus et relations qu’il décrit.
De ce point de départ critique, Turner avance ce que j’ai appelé sa dialectique du récit. Dans cette dialectique structurale, il distingue l’unité la plus simple de l’unité élémentaire d’un récit. Examinons ces unités tour à tour.
L’unité la plus simple d’une structure narrative est l’action en tant qu’elle est explicitement ou implicitement significative (Turner, 1977 : 126). Une action a deux composantes interdépendantes :
Chacun de ces composants s’implique réciproquement : sans discrimination, pas d’association significative ; sans contexte pour l’action, pas de discrimination. Ces propriétés des structures narratives trouvent leur source dans les « besoins de la coordination de l’action concrète, intentionnelle » [14] (Turner, 1977 : 127). L’action intentionnelle requiert également association et discrimination. La correspondance entre les besoins de coordination de l’action et les structures narratives fait des récits des matrices d’orientation subjectives, des exemples de subjectivations des personnes, en lien avec la création et l’entretien de structures sociales.
L’unité élémentaire d’un récit est un épisode, qui comprend plusieurs actions liées entre elles par des rapports structurés de contrastes et de similarité. Avec cette définition, on commence à entrevoir l’idée centrale de la dialectique des récits de Turner : chaque niveau est simultanément syntagmatique et paradigmatique, de l’action jusque l’épisode et au récit complet. Ce feuilletage bi-dimensionnel est hiérarchique : la structure d’une action peut être incluse comme élément paradigmatique contrastif avec un (ou plusieurs) autre(s) élément(s) dans la chaîne syntagmatique d’un épisode, et de même pour l’épisode au niveau du récit. Des rapports structuraux paradigmatiques peuvent devenir des personnages ou des objets et inversement.
Ces jeux d’association et de transformation d’éléments paradigmatiques en unités syntagmatiques et vice-versa permet de créer des structures narratives où contradictions, incompatibilités et résolutions peuvent s’enchaîner à plusieurs niveaux. Cette hiérarchie de contradictions dialectique (résolues ou non) forment un « schéma des relations normales ou justes » [15] (Turner, 1977 : 135) — fut-ce négativement lorsqu’elles ne sont pas respectées et que des catastrophes s’ensuivent .
Tout cela mène Turner à mettre au centre de son analyse les structures épisodiques et inter-épisodiques plutôt que les mythèmes de Lévi-Strauss (tels que le passage de la nature à la culture). Ce déplacement permet à Turner (1977 : 139-140) de maintenir une attention aux logiques symboliques sans les autonomiser tout à fait des enchaînements narratifs et de l’acte d’énonciation d’un récit. Cela lui permet de prêter attention à la totalité d’un récit afin d’y dégager la hiérarchie des ’puissances’ entre les différentes logiques présentes. La logique la plus puissante peut configurer la structure même d’un épisode plutôt que simplement un des éléments de l’épisode (Turner, 1977 : 141).
Si l’on se souvient que les actions dans les récits s’articulent à des opérations réelles, cela signifie qu’un récit met en scène (et, potentiellement, offre des prises pour justifier ou critiquer) une hiérarchie entre différentes opérations au sein d’une société donnée. La structure narrative sert d’ensemble de coordonnées logiques pour la création, le maintien ou la destruction d’une structure de pouvoir et de contrôle. Un récit permet, par sa structure globale, « d’affirmer qu’un ordre commun sous-tend un univers superficiellement divers d’actions et de relations » [16] (Turner, 1977 : 142) et que cet ordre commun est le principe générateur et fondamental d’un univers.
Cette « transcendantalisation » d’une structure au détriment d’autres est produite par la dialectique entre les dimensions syntagmatiques et paradigmatiques, qui se projettent mutuellement l’une dans l’autre. Cette tension dialectique est le coeur de ce que Turner appelle, reprenant et reformulant Jakobson, la fonction poétique : l’imposition répétée d’une même forme combinatoire à des contenus divers élève cette forme au rang paradigmatique ; de même que la répétition d’un motif des valeurs accordées à des personnages, des actes ou des relations a le même résultat. La fonction poétique fait d’un schème, initialement commensurable à d’autres schèmes, un « démiurge cosmique, créant et contraignant ses rivaux potentiels à se couler dans sa propre structure, ou bien à se poser comme le fondement duquel les autres dérivent et que ces dernières exemplifient finalement, bon an mal an, par leur structure sous-jacente » [17] (Turner, 1977 : 147). Ce schème est l’invariant sur fond duquel se déploie, éventuellement à travers des retournements dramatiques, le domaine de variation logique du récit. Turner (1977 : 149) peut ainsi affirmer : « les récits sont des dispositifs spécialisés dans la création de structures invariantes à partir du jeu de la variation » [18].
Cependant la tension dialectique qui peut porter un schème à englober d’autres schèmes n’est jamais totalement résolue. La tension qui le porte est instable. Elle peut et doit être parcourue à nouveau pour apaiser la problématicité du statut transcendantal du schème invariant en le mettant à l’épreuve de sa capacité à résoudre des contradictions et différencier ce qui doit l’être. C’est pourquoi les récits n’expriment pas seulement des paradigmes socio-culturels ou politiques, ils participent de leur création (Turner, 1977 : 159). Ils fournissent à la fois des schèmes personnels de subjectivation et des schèmes collectifs d’action et d’organisation.
Pour résumer ce qui vient d’être dit, on peut affirmer que dans la perspective de Turner les mythes ne sont pas compréhensibles par le seul jeu inter-textuel avec d’autres mythes comme chez Lévi-Strauss. Ils ne reflètent pour autant pas simplement « les aspects statiques du monde social et culturel (par exemple les classifications, les systèmes de moitiés, etc.) mais les processus à travers lesquels ces aspects sont produits ou maintenus (ou, selon les cas, transformés ou détruits) » [19] (Turner, 2017 : 4). Ce point est important pour une approche des histoires du capitalisme : le rapport à la fois au contexte d’écriture de ces histoires et aux réalités que ces histoires racontent doit pouvoir être abordé.
Cette articulation aux éléments réels est réalisée par leur incorporation dans un jeu dialectique et hiérarchique entre les dimensions paradigmatiques et syntagmatiques. Cette dialectique se joue aux niveaux de l’action, de l’épisode, des rapports entre épisode, au niveau du récit et, prolongeant Turner, on pourrait dire qu’elle se joue également entre les récits, comme lorsqu’un récit est réduit à un élément paradigmatique d’un autre récit. Par exemple les robinsonnades bourgeoises dénoncées par Marx dans Le Capital (1867) sont des fables agissantes.
La tension dialectique entre ces deux dimensions peut faire passer des schèmes d’actions, de subjectivation ou d’organisation d’un statut quelconque à celui de schème « transcendant », sorte de point inconstructible à partir duquel l’univers advient. Cette approche intéresse une étude des histoires du capitalisme puisqu’elle permet l’investigation des hiérarchies logiques et des rapports de cette hiérarchie aux hiérarchies réelles entre les logiques décrites. Pour reprendre l’exemple de Wood (2007 [1999]), cette approche permettrait de visualiser plus rigoureusement la façon dont une tentative de faire du capitalisme une inévidence suggère, malgré elle, par ses formules et schèmes narratifs, qu’il est en fait une évidence logique. On peut faire l’hypothèse que dans les récits examinés, le principal contraste sera entre les récits dans lesquels le capitalisme ou ses modes d’intelligibilités constitue l’invariant, et les récits où le capitalisme est une variation parmi d’autres. Le problème étant que cette mise en variation doit bien se faire depuis un autre invariant, qui peut être tout aussi problématique que la logique capitaliste.
La perspective de Turner permet par ailleurs de préciser le statut du concept de transformation : chez Lévi-Strauss la transformation est un événement réel par lequel des récits circulent entre sociétés et groupes en s’altérant de manière ordonnée. Seulement, les sources de l’enquête de Lévi-Strauss ne permettent pas de retracer ces transformations telles qu’elles sont arrivées. Avec Turner, les transformations se situent en revanche au sein des sociétés. Toute action est transformatrice, orientée vers la conservation ou le changement. C’est le rapport à ces opérations qui constitue le domaine de variation (ou groupe de transformation) propre à un récit. Un récit est « contraint à rester dans des limites invariantes par l’impératif de reproduire le système des relations ou les schèmes symboliques de l’action en question » [20] (Turner, 2017 : 207). Ce rapport peut être étudié puisque les transformations cessent d’être ces contacts difficilement reconstituables entre sociétés. Ce déplacement permet d’évaluer le rapport des histoires du capitalisme à leur objet, le rapport entre les transformations narratives et les transformations réelles.
Quelques ajustements de ce cadre d’analyse sont nécessaires pour en faire une épistémologie des récits en sciences sociales et en particulier des histoires du capitalisme. Ces histoires sont des portions plus ou moins importantes de théories du capitalisme. Dans certaines livres cette portion est assez réduite quand dans d’autres il s’agit de la part la plus importante. Par analogie avec l’approche de Turner, je pense qu’on peut dire que la portion « théorique » adjacente aux récits qui nous intéresse peut être traitée comme le contexte ethnographique en anthropologie. En général, c’est dans cette part théorique que les auteur.ice.s situent leur propos politiquement, intellectuellement, historiquement, etc. Intégrer le non-narratif comme épisode au sein d’un récit, qui peut aller jusqu’à interrompre le narratif, comme contexte pour le récit me semble être une stratégie adéquate.
Ensuite, si chaque récit est découpé en épisodes, se pose le problème de la non-linéarité de nombre de récits. Parfois, ce qui vient en premier dans l’ordre de la narration n’est pas ce qui vient en premier chronologiquement. Un épisode tardif dans un livre peut livrer la clé des épisodes plus précoces. C’est le cas du chapitre sur la « prétendue accumulation initiale » dans Le Capital de Marx. La solution la plus simple pour l’ordonnancement des épisodes est d’essayer d’analyser chaque récit à partir de chacun des deux ordres.
Enfin, dans le cadre de récits en sciences sociales et a fortiori de capitalisme, un présupposé de Turner peut nous poser problème : celui de la hiérarchie entre des logiques dans un récit. Ce serait peut-être chez lui une figure « transcendantalisée », en position paradigmatique. Or si dans les récits en sciences sociales les logiques en jeu sont des transpositions de logiques collectives potentiellement en lutte, il semble problématique de supposer d’emblée leur hiérarchisation plutôt que d’en faire le fruit d’une dynamique narrative. Plus fondamentalement, il faudrait être capable de penser des rapports égalitaires entre ces logiques. D’autres écritures vont en ce sens. Par exemple, dans un entretien récent, Rancière (2021 : 33-34) décrit son travail comme la tentative de mettre en évidence la façon dont on peut affirmer des concepts par la narration plutôt que l’argumentation et la rhétorique. Il dit ainsi viser une écriture dont la forme « est celle de la narration qui fait oeuvre ”théorique” en déplaçant les repères qui servent ordinairement à localiser l’objet dont elle traite ». Il ajoute que cette narration devrait produire « des repères qui introduisent au sans-repères ». Une forme d’écriture an-archique.
Cette torsion anti-hiérarchique est déjà présente dans certaines des nouvelles histoires du capitalisme, notamment chez David Graeber (Gizard, 2021), dont Turner a été l’enseignant. C’est cette torsion qui donne son actualité paradoxale à la théorie du récit formulée par Turner en pleines polémiques structuralistes de la seconde moitié du XXème siècle. C’est une théorie qui est à la fois inactuelle et en même temps fourni un point de vue privilégié pour comprendre les histoires du capitalisme proposées par Graeber. Son livre Debt (2011), par exemple, peut être compris comme un effort pour à la fois rendre compte de l’histoire du capitalisme et des mythes que celui-ci a engendré ou transformé. La première moitié du livre n’est en effet pas une histoire, mais un ensemble d’histoires quant aux mythes qui informent nos manières de raconter des histoires du capitalisme : les mythes du troc originel, de l’Etat comme condition politique universelle, de l’économie comme sphère autonome dénuée de violence. Une fois le capitalisme délogé de sa position hiérarchique orientant téléologiquement tout récit vers son avènement, Graeber entame une nouvelle histoire qui parvient à ne pas présupposer le capitalisme, et à retracer sa transcendantalisation progressive. Le problème resterait entier si ce récit restait informé par un autre élément hiérarchiquement plus important. Mais il ne l’est pas. À l’origine, chez Graeber, il n’y a pas d’Un, pas de paradis originel ou de ver dans le fruit. Il n’y a que des possibilités antagonistes quant aux formes que nous pouvons donner à nos vies collectives. Si il y a un schème transcendantal, il est en un sens « explosif ». Il engage immédiatement dans la contingence, plutôt qu’être un point de départ, un arkhè d’où tout découlerait nécessairement (Gizard, 2022).
C’est ainsi que l’on peut comprendre le nom que Graeber a donné à son ambition anthropologique : donner consistance à un structuralisme héraclitéen (2001, Chapter Three).
L’anthropologie de Terence S. Turner peut nous aider à comprendre certaines des histoires du capitalisme les plus stimulantes du début de notre siècle. Celles-ci tendent à rompre avec toute logique narrative téléologique. Turner nous aide à la fois à saisir l’arrière-fond théorique de cette problématique et les modalités d’invention narratives pour tracer d’autres voies. Comme je l’ai suggéré, c’est ainsi que l’on peut comprendre la place de l’histoire du capitalisme dans le projet théorique d’ensemble de David Graeber, ainsi que sa façon d’hériter du structuralisme. Comprendre ces articulations peut nous aider, à notre tour, à hériter du regretté David Graeber pour continuer le travail inlassable de mise en récit du capitalisme.
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[1] Voir par exemple : Tsing, 2015 ; Moore, Patel, 2019 ; Ravelli, 2019 ; Pruvost, 2021.
[2] « historical accounts of how this system came into being have typically treated it as the natural realization of ever-present tendencies », traduit par l’auteur.
[3] « distinctive way of supplying the material needs of human beings », traduit par l’auteur.
[4] « an explanation that did not begin by assuming the very thing that needed to be explained », traduit par l’auteur.
[5] « We are left with the overwhelming impression… », traduit par l’auteur.
[6] « far in advance of developments », traduit par l’auteur.
[7] « So the Dutch, like other European economies, came up against the barriers of the old commercial system in the crisis of the seventeenth century », traduit par l’auteur.
[8] « a relation between an invariant (“timeless”) pattern and a pattern of variation (the temporal sequence of events in the story) », traduit par l’auteur.
[9] « the pattern of contiguous associations between actions and events that comprises the story or the plot », traduit par l’auteur.
[10] « the set of categories of like and unlike elements », traduit par l’auteur.
[11] « [An] invariant formula for a group of varying sets of relations, each of which can be treated as a transformation of the general pattern », traduit par l’auteur.
[12] « a general model of the common or invariant structural properties of the sound patterning of all languages », traduit par l’auteur.
[13] « it initiates or modifies an association between one (or more) discrete entities », traduit par l’auteur.
[14] « the requirements of the coordination of concrete, intentional action », traduit par l’auteur.
[15] « a pattern of normative or right relations », traduit par l’auteur.
[16] « for asserting that a common order underlies a superficially varying universe of actions and relations », traduit par l’auteur.
[17] « cosmic demiurge, creating and constraining its potential rivals to conform to its own structure, or alternatively, that of the ground of being from which the others derive and whose underlying structure they end, willy-nilly, by exemplifying », traduit par l’auteur.
[18] « narratives are specialized devices for the creation of invariant structure out of the interplay of variation », traduit par l’auteur.
[19] « static aspects of the social and cultural world (e.g., classifications, moiety systems, and so on) but the processes through which these apects are produced or maintained (or, as the case may be, transformed or destroyed) », traduit par l’auteur.
[20] « constrained to remain within invariant limits by the overriding requirement of reproducing the system of relations or schematic pattern of symbolic actions in question », traduit par l’auteur.
Gizard Benjamin, « Mythopoïèse et histoires du capitalisme : penser avec Terence S. Turner », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Mythopoiese-et-histoires-du (Consulté le 6 décembre 2024).