Dès l’instant que la sociologie prétend avoir le statut de science, elle ne peut que postuler l’existence d’un déterminisme propre aux faits sociaux. Autrement dit, en tant que science, la sociologie est déterministe ou n’est pas. Tel est le postulat sur lequel repose la sociologie d’Émile Durkheim, à l’image du passage suivant : « la sociologie ne pouvait naître que si l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles, était enfin étendue à l’ordre social. » [1] Or, plusieurs paradigmes sociologiques, dont l’interactionnisme, se construisent contre le déterminisme ou tout du moins à travers une critique du déterminisme sociologique. Anselm Strauss nous présente ce positionnement concernant la sociologie interactionniste : « Mead, Thomas et Park sont antidéterministes en ce sens qu’ils recherchent un point d’équilibre entre des acteurs totalement libres dans leur volonté et des acteurs dont les actions sont assez strictement déterminées, autrement dit, soumises à des contraintes. Les interactionnistes sont essentiellement antidéterministes… » [2] En ayant une connotation plutôt négative du terme de ‘‘déterminisme’’, cette sociologie se situe sur ce point en rupture avec la conception durkheimienne de la discipline.
Pour autant, cette critique du déterminisme sociologique constitue une véritable richesse heuristique, notamment parce qu’elle invite le sociologue à s’intéresser « moins à l’institué qu’à l’instituant » [3] et évite ce faisant de réifier la réalité sociale (en la réduisant à un état, une chose). Mais cette critique du déterminisme occasionne aussi des effets pervers voire même des dérapages interprétatifs lorsqu’elle érige l’individu contre le social (lequel est alors réduit à une fonction de contraintes et de déterminants sociaux) [4]. Ainsi, William I. Thomas distingue voire oppose ‘‘le social’’ d’un côté (les normes, valeurs et structures sociales) et l’individuel de l’autre (la réflexivité, la subjectivité et les compétences individuelles). Il définit la société comme « le processus d’une interaction continuelle entre conscience individuelle et réalité sociale » [5], comme si l’individu et la « réalité sociale » constituent deux entités, deux mondes séparables, d’un point de vue ontologique comme méthodologique. De même, selon E. Blumer, la structure sociale n’est « que le théâtre de l’action […] La culture, le rôle, la classe sociale, etc., en composent le cadre, mais sans déterminer les comportements. » [6] Identifiée comme un « cadre » de l’action individuelle, la dimension macrosociologique n’est pas déniée certes, mais elle est réduite comme une simple donnée interprétée, négociée, arrangée par les individus. Et, de ce fait, le dualisme entre l’individu (négociateur) et la société (objet de la négociation) est maintenu.
Une métaphore identifiant la réalité sociale à un grand magasin peut être ici mobilisée. La dimension macrosociologique s’apparente à une somme de produits que s’approprient les individus, ainsi identifiés comme les clients d’un self-service. Est présupposé le fait que ce magasin (la structure sociale) n’existe que par la présence de clients (les individus). Privée de l’action des clients, le magasin n’a aucune signification. Dès lors, les modalités sociales par lesquelles ce magasin a été produit ne sont pas interrogées. Et c’est à une telle vision pragmatiste du social que nous renvoie parfois la sociologie interactionniste, réduisant l’individu à un consommateur de structures sociales (et ne voulant rien savoir des processus d’exploitation et de domination assujettissant les individus producteurs de ces structures) : « La ‘‘société’’ est donc un processus d’actions et non un ensemble fixé de structures. Hors l’action, la structure des relations entre les individus se trouve privée de signification. […] La macro-organisation sociale, la culture, les configurations de rôles sociaux existent certes. Mais ils influencent les conduites réelles dans la seule mesure où ces entités abstraites se concrétisent dans la composition de situations qui mettent les acteurs en état d’agir et de se servir […] » [7]
Toutefois, il est important de ne pas réduire la sociologie interactionniste à ce genre de dérapage interprétatif. Et cela serait certainement plus respectueux de la richesse de ce paradigme que de le présenter comme un espace de positions marqué par deux pôles d’influences, un pôle individualiste, « situationniste » [8] et un pôle structural, le premier tendant vers une conception dualiste du rapport entre individu et société tandis que le second tend davantage vers une conception dialectique de ce rapport.
Mais cela serait tout aussi discutable que de présupposer que les sociologies ayant un positionnement épistémologique déterministe (les sociologies durkheimienne, marxiste, structuraliste, etc.) succombent systématiquement au même écueil, soit appréhendent l’individu et la société comme des rapports sociaux réifiés, dualistes et non pas dialectiques. Telle est en tout cas notre intention que de présenter quelques éléments fondant l’épistémologie des sociologies déterministes et mettant en évidence sa valeur heuristique.
Tout d’abord, il est primordial de distinguer la recherche du déterminisme du fatalisme, du sociologisme et du holisme :
Dès lors, ainsi défini, le déterminisme sociologique ne peut se concevoir comme une question d’opinion et il ne revient pas au sociologue de se déclarer « antidéterministe » comme l’effectuent les interactionnistes à lire Anselm Strauss. Nul chercheur n’est appelé à se déclarer pour ou contre le déterminisme sociologique puisque ce dernier est une condition nécessaire à l’établissement et la légitimité d’une science des faits sociaux : « le degré auquel le monde est réellement déterminé n’est pas une question d’opinion ; en tant que sociologue, je n’ai pas à être ‘‘pour le déterminisme’’ ou ‘‘pour la liberté’’ mais à découvrir la nécessité, si elle existe, là où elle se trouve. » [11] Toutefois, nous tenons à ajouter à cette citation que, de même, le sociologue n’a pas à être ‘‘pour’’ ou ‘‘contre’’ la liberté, mais qu’il doit découvrir la contingence, si elle existe, là où elle se trouve.
De la même manière que le déterminisme sociologique ne se confond pas avec le fatalisme, le sociologisme et le holisme sociologique, il ne se traduit pas davantage par l’exclusion de l’individu dans les investigations sociologiques. Autrement dit, une sociologie déterministe peut prendre comme objet d’étude l’individu si cela consiste à analyser l’individu en tant qu’il s’inscrit dans des rapports sociaux dont il est le produit autant que le producteur. Certes, le déterminisme sociologique produit une critique de l’individualisme, mais il se ne construit pas contre l’individu. En d’autres termes, il existe une sociologie déterministe de l’individu, critique de la sociologie individualiste de l’individu, surtout lorsque cette dernière réactualise le dualisme opposant l’individu à la société, en enfermant la seconde dans un rôle de contrainte aménagée, négociée par le premier.
Car, comme l’affirme Louis Pinto, « opposer l’individu moderne aux déterminismes d’autrefois est une impasse, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur l’idée indéfendable que le social serait une option révocable dont on pourrait se libérer. » [12] Il faut donc bien comprendre qu’une sociologie déterministe de l’individu effectue un travail d’objectivation de ce dernier en l’identifiant à partir d’une batterie de concepts et prédicats sociologiques (son genre, son origine sociale, etc.) mis à l’épreuve du terrain. Ce travail d’objectivation de l’individu ne présuppose en aucun cas que l’individu se confond avec les concepts, catégories et prédicats sociologiques. Il est évident que l’objet (i. e. l’individu empirique) est distinct et excède la construction de l’objet (i. e. l’individu épistémique) [13]. Par contre, il revient au sociologue, et à ses multiples instruments de construction, la fonction de trouver les prédicats les plus aptes à rendre compte de la dimension sociale de l’individu : le capital et la trajectoire scolaire de l’individu, sa situation générationnelle, etc. En effet, « il n’y a pas de quoi s’émerveiller face à la découverte que la classe est moins riche que les individus. Si l’on entend s’engager dans la voie de la connaissance objective, il s’agit non pas d’opposer les prédicats et les individus, ce qui est une impasse, mais de partir à la recherche de prédicats les plus riches possibles, dotés d’une forte valeur descriptive, explicative et, éventuellement, prédictive. » [14]
Concernant la relation que le déterminisme sociologique entretient avec le fatalisme sociologique, le fait que l’objet (l’individu empirique) excède nécessairement la construction de l’objet (l’individu épistémique) est la seule vérité que la sociologie peut légitimement saisir avec un certain fatalisme !
Si le déterminisme sociologique n’est ni fataliste, ni sociologiste, ni holiste et s’il n’est pas incompatible avec l’objectivation de l’individu, force est de constater qu’il se traduit parfois en ‘‘mono causalisme’’ et en théorie unidimensionnelle du monde social. Et c’est tout le mérite des sociologies ‘‘anti-déterministes’’ que d’épingler le dogmatisme qui guette dans ce cas les productions sociologiques.
Il est effectivement crucial que tous les sociologues déterministes prennent acte de la pluralité des variables sociologiques déterminantes, mais aussi de leurs interactions. Car de ces interdépendances découle le fait que chaque ordre de déterminations a un pouvoir déterminant limité, conditionné et variable. En guise d’illustration, nous partirons de la situation professionnelle ouvrière comme variable déterminante de départ :
En résumé, le concept de multi déterminisme et la conception d’un déterminisme limité, conditionné et variable, s’avèrent plus rigoureux que le simple concept de déterminisme unidimensionnel. Afin de mettre en œuvre ce multi déterminisme, nous pouvons notamment nous inspirer des travaux du sociologue américain Ragin [15]. Dans Les ficelles du métier, H. Becker nous présente les travaux que ce dernier mène concernant la question de la causalité. Or, on retrouve dans sa présentation l’idée de déterminisme conditionné. L’approche de Ragin « prend acte de ce que les causes ne sont en général pas réellement indépendantes et qu’elles n’apportent pas réellement chacune de leur contribution indépendante au vecteur qui produit le résultat final sur la variable dépendante. La variable X1 produit bien un effet, mais elle ne le fait que si les variables X2, X3 et X4 sont également présentes. En leur absence, X1 aurait tout aussi bien pu rester au lit. C’est l’aspect ‘‘conjoncturel’’. (…) cette approche est multiplicative. Comme nous le savons tous, quand on multiplie un nombre, aussi grand qu’il soit, par zéro, on obtient zéro. Dans les représentations multiplicatives de la causalité, tous les éléments doivent être présents pour jouer leur rôle dans la conjonction ou la combinaison de circonstances causales pertinentes. Si un seul d’entre eux manque à l’appel, le résultat sera toujours zéro – l’effet qui nous intéresse ne se produira pas – quelles que soient la puissance ou l’importance des autres. » [16]
A partir des recherches de Ragin, nous pouvons donc définir la sociologie déterministe comme la mise à jour d’une configuration contextuelle de conditions sociales de possibilités. Cette configuration inscrit chaque individu dans un espace des possibles où chaque ordre de détermination (dispositionnelle, situationnelle et intentionnelle) apparaît simultanément comme une ressource et une contrainte.
Cette conception multi déterministe de la réalité sociale rend paradoxalement impossible tout déterminisme absolu et ouvre au contraire la voie à la liberté. Car, en définitive, cette dernière advient paradoxalement du déterminisme dès lors que ce dernier s’avère pluriel, dissonant et conflictuel. Sont ainsi associées au déterminisme non seulement l’idée de force (la force déterminante du social, la capacité coercitive du déterminant social) mais aussi l’idée de tension (la production de tensions entre les différentes forces déterminantes). Tensions qui constituent une condition sociale d’émergence de l’autonomie et de la réflexivité, à l’image des élèves qui deviennent acteurs de leur socialisation non pas bien que mais parce que leur expérience scolaire est surdéterminée et se traduit par des tensions entre plusieurs forces déterminantes (à savoir les rôles sociaux d’élève, d’enfant et de fils/fille) : « les enfants sont aussi les acteurs de leur socialisation dans la mesure où ils commencent à percevoir une tension entre l’enfant et l’élève qui cohabitent en eux, entre deux conformismes qui ne se recouvrent pas exactement, ce qui leur permet de se détacher un peu de la toute-puissance du maître et du contrôle social. » [17]
Corrélativement, nous devons aussi compter sur les luttes émancipatrices, quotidiennes comme extraordinaire, dans lesquelles les individus s’engagent contre ses déterminismes. Enfin, on peut aussi souligner la potentialité émancipatrice de la connaissance sociologique. En effet, cette dernière est d’autant moins fataliste qu’elle nous permet de nous réapproprier notre histoire, d’enrichir notre regard et de défaire ce que des alliances de classe, des générations antérieures ou encore un genre ont fait.
Loin d’être une science ‘‘pour’’ la liberté ou à l’inverse ‘‘pour’’ le déterminisme, la sociologie peut être par contre une science ‘‘pour’’ la libération (c’est-à-dire engagée dans la libération des individus). C’est en tout cas ce que défend Pierre Bourdieu et ce que nous défendons personnellement : « contrairement aux apparences, c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social, que la science sociale donne plus de liberté. […] Une loi ignorée est une nature, un destin […] ; une loi connue apparaît comme la possibilité d’une liberté. » [18]
[1] E. Durkheim, « La sociologie » in Textes 1. Eléments d’une théorie sociale, Paris, Editions de Minuit, 1975, p. 109
[2] A. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, Editions L’Harmattan, 1992
[3] D. Le Breton, L’interactionnisme symbolique, Paris, PUF, 2004, p. 6
[4] Cette fiche technique ne constitue en aucun cas le procès de ces paradigmes. Notre intention consiste à expliciter une certaine idée du déterminisme sociologique. Et si notre argumentaire nous suggère un positionnement critique relativement à certains paradigmes, ce n’est pas tant pour les récuser que pour leur rétorquer une autre représentation du déterminisme, laquelle est loin de leur être incompatible par ailleurs…
[5] W. I. Thomas, F. Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Paris, Nathan, 1998, p. 45
[6] D. Le Breton, L’interactionnisme symbolique, op. cit., p. 42
[7] H. Blumer, Symbolic Interactionism : Perspective and Method, Berkeley, University of California Press, 1969, p. 78 puis p. 87
[8] J-M. De Queiroz, M. Ziolkowski, L’interactionnisme symbolique, Presses Universitaires de Rennes, 1997, p. 73
[9] P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 19
[10] Idem, p. 23
[11] P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 44
[12] L. Pinto, « Ne pas multiplier les individus inutilement », Revue ¿Interrogations ?, n°2, La construction de l’individualité, juin 2006, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Ne-pas-multiplier-les-individus. Consulté le lundi 27 octobre 2008
[13] P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Editions de Minuit, 1984
[14] L. Pinto, op. Cit.
[15] C. C. Ragin, The Comparative Method : Moving beyond qualitative and quantitative strategies, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1987
[16] H. S. Becker, Les ficelles du métier, Paris, Editions La Découverte & Syros, 2002, p. 116
[17] F. Dubet et D. Martuccelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 71
[18] P. Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., pp. 44-45
Fugier Pascal, « Sociologies et déterminismes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Sociologies-et-determinismes (Consulté le 11 octobre 2024).