Mathieu Plésiat, Les Tsiganes, tome I : Entre nation et négation, 208 pages ; tome II : L’intégration éprouvée, 198 pages, L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 2011.
Cet ouvrage est la version éditoriale de la thèse de doctorat soutenue par M. Plésiat en janvier 2009 à l’université de Franche-Comté. Portant sur les modes de construction de l’identité tsigane en République tchèque dans le cours des années 1990, il se compose de deux parties nettement distinctes, correspondant à ses deux tomes. Dans le premier d’entre eux, M. Plésiat se penche sur le processus historique de construction de la « question tsigane », en la mettant en relation avec la lente et difficile formation de l’Etat-nation tchèque et en procédant à une comparaison avec le processus similaire en France. Chemin faisant, il discute les catégories de l’anthropologie culturelle qui, dans ce cadre, ont été mises en œuvre pour penser et traiter administrativement les identités non assimilables à celles fondues dans l’Etat-nation. Dans le second tome, M. Plésiat se penche sur trois scènes particulières très différentes sur lesquelles se joue la « question tsigane » dans la République tchèque contemporaine : un quartier de relégation sociale de la grande banlieue de Prague, qui lui permet de montrer comment la question sociale peut se trouver ethnicisée ; le musée national de la culture rom de Brno qui donne à voir comment une identité ethnique se coule dans le moule du modèle, pourtant fort réducteur, de l’Etat-nation pour se faire reconnaître ; et un club de boxe fréquenté par une population mixte de Tsiganes et de non Tsiganes où peut s’observer la manière dont la différence entre les uns et les autres, ordinairement invisible, peut à l’occasion se trouver réintroduite par des acteurs en mal d’identité.
La division de l’ouvrage en deux tomes, qui peut sembler très conventionnelle et en définitive artificielle, répond d’abord aux obstacles auxquels M. Plésiat a dû faire face dans la construction de son objet qui s’est apparenté à une opération de déconstruction méthodique de toutes les représentations, aussi bien vulgaires que savantes, qui entourent aujourd’hui l’idée d’identité tsigane. Une déconstruction qui a été le point d’aboutissement d’un long parcours au cours duquel M. Plésiat a dû faire preuve d’une réflexivité critique particulièrement exigeante et coûteuse en temps et en effort intellectuel.
La culture tsigane, M. Plésiat la rencontre en effet au terme de son initiation sociologique lorsque, en dernière année de licence, il part étudier une année à l’université de Grenade. Et ce premier contact avec elle s’effectue, comme c’est le cas le plus souvent pour le néophyte et le touriste qu’il est alors, sur le mode de la fascination, notamment à l’égard de la musique tsigane. Dans ses rapports avec cette culture, M. Plésiat aurait pu en rester à ce mode d’approche. Mais, de retour sur ses terres bisontines, il entreprend la difficile « rupture épistémologique » sans laquelle nulle science ne se construit ; il manifeste ainsi d’emblée une démarche de sociologue et même d’anthropologue. En consacrant successivement son mémoire de maîtrise à une étude critique des dénominations (notamment administratives) dont les Tsiganes font l’objet, puis son mémoire de DEA à l’analyse de l’occupation de l’aire de stationnement dédiée, à Besançon, aux « gens du voyage », il a créé les conditions d’un regard froid et distancié, en un mot : objectivant sur son objet – première étape et première condition de sa construction rigoureuse. Et déjà s’esquisse ce qui allait constituer – sans qu’il ne le sache encore – l’originalité de son abord ultérieur de la question tsigane : le fait d’appréhender l’identité tsigane en montrant comment, partout et toujours, elle se constitue fondamentalement dans un rapport complexe à ce et ceux qui tendent à la nier de multiples façons.
Mais, comme si cette première mise à distance des images et aspects folkloriques de la culture tsigane n’était pas suffisante, il a choisi de franchir encore un pas supplémentaire dans la démarche visant à se rendre étranger à ce qui lui apparaissait faussement familier, en étudiant la construction de cette identité dans un pays, une culture, une histoire et une langue également étrangers : ceux de la République tchèque. Ce qui lui aura coûté une bonne année pour s’acclimater à ce nouvel environnement et se l’approprier au moins en partie – même si ce coût aura représenté en définitive un investissement tout à fait rentable sur un plan épistémologique.
L’hétérodoxie de son travail tient, tout d’abord, à la perspective résolument constructiviste dans laquelle il a abordé la question de l’identité tsigane. En montrant comment cette identité se construit, se déconstruit et se reconstruit sans cesse, tant au niveau macro (dans des rapports complexes qui mettent en jeu ces constructions politiques majeures que sont les Etats-nations modernes et contemporains) qu’au niveau micro (dans le jeu non moins complexe des relations interindividuelles), M. Plésiat a fait éclater les illusions inhérentes aux approches substantivistes de cette même identité et a déjoué les pièges des fétichismes identitaires qui nourrissent ces mêmes illusions, qui avaient d’ailleurs alimenté sa propre fascination originelle pour l’identité tsigane. M. Plésiat aboutit ainsi à illustrer de multiples manières combien l’identité tsigane procède fondamentalement d’une double négation, de la négation de sa propre négation – une vérité qui est sans doute plus universelle (valable pour toute identité) qu’il ne le pense lui-même. Ce qui permet de qualifier sa démarche de dialectique puisqu’il montre que ce qui permet à une identité de se constituer est en même temps ce qui la sape en permanence, en l’obligeant à évoluer, à se déplacer, à se transformer, en l’empêchant de se figer et de se fixer en elle-même, de rester elle-même. En somme, toute identité est en proie à un devenir (des changements, des transformations) dont le moteur n’est autre que les contradictions (internes et externes) qui la font exister et qui, constamment, la menace de destruction. Polemos pater panton : le conflit est père est de toute chose, comme disait le vieil Heraclite.
L’hétérodoxie de son approche tient, ensuite et en conséquence, dans le fait que cette démarche déconstructiviste rend nécessaire mais aussi possible une approche réellement interdisciplinaire des questions de construction identitaire. Les outils théoriques dont M. Plésiat s’est servi ont été empruntés à la fois à l’histoire de la pensée et des savoirs, à l’histoire sociale, à la sociologie, à la psychosociologie et à l’anthropologie. Là encore, la chose est trop peu commune au niveau des recherches doctorales comme des recherches universitaires plus généralement pour ne pas mériter d’être soulignée. Comme doit l’être du même coup la maîtrise dont M. Plésiat a témoigné dans chacun de ses emprunts (tous sont toujours rigoureusement définis) ainsi que dans l’articulation entre les différents disciplines ou champs disciplinaires auxquels il les a empruntés.
Originale, sa thèse l’est aussi par la manière dont il est parvenu, dans sa première partie, à marier l’attention prêtée à la particularité des situations historiques dans lesquelles la question tsigane se joue à chaque fois de manière spécifique, d’une part, et, d’autre part, la compréhension de la logique d’ensemble qui gouverne ses fluctuations spatio-temporelles, celle de la constitution de l’Etat-nation, et qui sont autant de formes de négation mais aussi de négation de cette négation par laquelle se construit (se définit et se rédéfinit en permanence) l’identité tsigane. C’est là, à n’en pas douter, un bénéfice immédiat de la perspective déconstructiviste qui est la sienne.
Il faut enfin souligner une dernière qualité de cet ouvrage qui tient à sa stratégie argumentative que l’on peut expliciter en recourant à une métaphore… pugilistique. Au sein du « noble art », on distingue classiquement les puncheurs des stylistes. Les premiers sont ce type de boxeurs qui, avançant droit sur l’adversaire, ne craignant pas de prendre des coups, comptent sur leur force de frappe pour en venir à bout ; les seconds, donnant plus volontiers dans l’art de l’esquive, dansant autour de l’adversaire pour se rendre insaisissables, finissent cependant par l’épuiser autant par les petits coups qu’il lui porte que par les déplacements rapides auxquels il le contraignent. Dans la catégorie des lourds, la plus prestigieuse qui soit, Joë Louis aura été un modèle de puncheur ; tandis que Cassius Clay (Mohammad Ali) aura été celui d’un admirable styliste. Quant à la manière dont il procède pour développer son argumentation et circonvenir les thèses adverses, M. Plésiat est incontestablement un beau spécimen de styliste. Il finit par l’emporter aux points sans avoir pourtant jamais porté de coup décisif mais en multipliant les frappes ponctuelles sous les angles les plus divers et en sachant éviter, à l’occasion, les pièges tendus par ses adversaires.
Ce travail prometteur appelle cependant une suite. Comme toute étude d’une situation particulière, ses résultats demanderaient à être confrontés à ceux d’autres situations similaires. Sous ce rapport, on peut regretter que, dans son second tome, M. Plésiat n’ait pas poursuivi son parallèle entre l’exemple tchèque et l’exemple français auquel il a eu recours dans son premier tome. C’est pourtant d’un autre prolongement potentiel de son étude que l’on attend les résultats les plus prometteurs. Ce que j’ai nommé plus haut sa perspective dialectique, fondée sur l’idée que toute identité n’est jamais qu’un fragile équilibre entre des forces, tendances, processus contradictoires, a une portée heuristique que l’on aimerait voir mise à l’épreuve de l’analyse d’autres identités collectives que l’identité tsigane. Ne doutons pas qu’une pareille épreuve lui permettra de la confirmer tout en l’affinant encore.
Bihr Alain, « Mathieu Plésiat, Les Tsiganes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 - Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Mathieu-Plesiat-Les-Tsiganes (Consulté le 9 décembre 2024).