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Harchi Kaoutar

Épreuves de la méthode qualitative. Le cas d’une enquête en prison

 




 Résumé 

Le présent article s’intéresse aux modalités de recueil des données sociologiques à partir du d’une enquête de terrain conduite au sein d’établissements pénitentiaires français. En mettant au jour les lieux d’élaboration d’ordinaire invisibles du travail de recherche, l’article propose tout d’abord un classement analytique des difficultés méthodologiques régulièrement rencontrées. Puis sont mises au jour les conduites spontanées adoptées en réaction à ces difficultés. Ainsi, l’article entend montrer l’intérêt de considérer les tensions nées sur le terrain comme autant d’indices sociologiques significatifs.

Mots-clés : méthodologie, terrain, prison, difficultés, réflexivité.

 Abstract 

Challenges in articulating a qualitative method : the prison as a case study

This article is based especially on sociological data, and this more precisely from a field survey, which deals with reading practices inside prisons located in France. This has been realised by setting some researches who are usually invisible in the field of work or who have never been considered as being a potential subject of work. In a first time, this article talks about methodological difficulties regularly met. Then, the reflective approach that is developed lights on the spontaneous behaviours adopted in reaction to these difficulties. In that way, this article clearly demonstrates the main interest to consider pressures that were born in practice or in the ’ground ’ as significant sociological clues.

Keywords  : methodology, ground, prison, difficulties, reflectivity.

Conduire une enquête sociologique en milieu carcéral est une expérience paradoxale. En poussant les portes d’une prison et en y pénétrant, on peut être tenté de reconnaître un certain nombre d’éléments : les longs couloirs, la cour de promenade, les cellules. Autant de représentations imaginées, intériorisées durant des années, à travers les productions picturales, cinématographiques, littéraires et médiatiques. Pourtant, de la prison, au début de l’enquête, je ne connaissais que peu de choses. Son organisation, son fonctionnement ou encore les codes tacites qui la régissent m’échappaient. Ce décalage entre l’état de mes croyances et l’état de mes connaissances, combiné au fait que « la prison est un terrain de recherche spécifique en raison du cadre contraignant qu’il constitue en premier lieu pour les personnes incarcérées mais aussi pour le chercheur  » (Rostaing, 2010 : 23) a provoqué le surgissement de difficultés dans le cours de l’enquête.

Les difficultés de l’enquête ethnographique ont fait l’objet d’études sociologiques qui forment désormais un pôle de savoirs solidement constitués (De Sardan, 1995 ; Beaud et Weber, 1997 ; Bizeul 1998 ; Héas, 2003 ; Fassin et Bensa, 2008 ; Di Filippo et al. 2012). Aussi, le présent article, ancré dans la lignée des travaux sociologiques réflexifs, vise moins à rapporter les difficultés rencontrées sur le terrain carcéral qu’à réflechir à partir d’elles. Car c’est à cette condition que peuvent apparaître les apports sociologiques d’une démarche consistant à « soumettre à l’analyse critique [ma] propre pratique scientifique (opérations, outils et postulats) » (Rui, 2017 : 21).

Il arrive que les difficultés rencontrées sur le terrain soient tues, a fortiori chez de jeunes chercheurs qui craignent d’être mal jugés par leurs pairs. Par ailleurs, la nécessité de présenter les résultats finaux obtenus l’emporte régulièrement sur l’effort de décrire selon quelles modalités et dans (ou à) quelles conditions les matériaux de recherche ont été recueillis. Ce qui est regrettable tant sont alors laissés dans l’ombre « des pratiques et des modèles qui mériteraient d’être discutés [afin] de mettre en œuvre une véritable controverse professionnelle, qui seule peut contribuer au développement et à la vivacité du métier de sociologue  » (Gaulejac et al. 2007 : 113). Aussi, il importe ici de décrire les modalités de collecte des données afin de mettre en lumière cette « arrière-cour du travail du chercheur  » (Zanna, 2010 : 149). Comment alors situer mon activité de sociologue dans un cadre profondément marqué par la souffrance sociale ? Comment appréhender des données qualitatives dans lesquelles j’aurais « mis de [moi]-même  » (Brito, Pesce, 2015 : 1) ? Dans quelles mesures ces éléments relatifs à une enquête en prison éclairent-ils des questions plus globales ? Afin d’apporter des éléments de réponse à ces questions, je m’attacherai à développer deux parties. Dans la première, je proposerai un classement des difficultés récurrentes rencontrées au cours de mon enquête puis dans la seconde, je présenterai les conduites stratégiques adoptées afin de pouvoir les surmonter.

 Mise au point d’une méthodologie d’enquête

Conçue à partir du mois de mai 2015, mon enquête a connu trois phases. La première a consisté en la construction scientifique de l’objet. La seconde a été consacrée à la mise en place de démarches auprès des administrations des établissements pénitentiaires. Enfin, à partir de la troisième phase, le processus de la recherche empirique a été enclenché. Ainsi, ce travail a pu intégrer deux maisons d’arrêt – dont je ne préciserai pas l’emplacement géographique afin de garantir l’anonymat des personnes concernées (Emmanuelle, 2011) et porter sur des publics de détenus, de personnels pénitentiaires masculins et féminins.

La production de données d’études s’est fondée sur la technique d’immersion progressive et longue au sein des espaces de détention (Le Caisne, 2000 ; Fassin, 2015). Présente plusieurs fois par semaine, pendant sept mois, j’ai travaillé à créer avec les détenus, les surveillants et les personnels administratifs une relation de confiance tantôt étendue tantôt restreinte qui m’aura permis, dans la grande majorité des cas, de réaliser des observations ethnographiques au sein des bibliothèques, des cellules, des salles de travail, des parloirs, de participer à des séances d’enseignement scolaire, à des rencontres littéraires, à des réunions, à des assemblées générales ainsi qu’à de nombreux temps d’échanges informels. Puis, dès qu’une opportunité de dialogue prolongé semblait s’ouvrir avec une personne détenue ou travaillant en prison, il s’est agi de s’en saisir et de proposer un entretien. Ces entretiens furent régulièrement reportés mais rarement déclinés. À cette étape de l’enquête, trente-huit entretiens ont donc été réalisés : dix-huit auprès de détenus, dix auprès de surveillants et huit auprès d’agents administratifs.

 De la survenue de quelques difficultés

Dans l’optique de redéfinir « comme matériau potentiel tout événement qui prend place lors de l’enquête  » (Darmon, 2005 : 98), je décrirai, ici, trois types de difficultés typiques régulièrement survenues sur le terrain.

Lhostilité

Au moment de constituer un dossier de présentation de l’enquête destiné à l’administration pénitentiaire, j’ai taché d’être vigilante. Ma prudence a notamment porté sur le choix des termes à employer et des informations à mettre en avant. M’appuyer sur mon statut professionnel d’enseignante, par exemple, m’a permis de légitimer ma démarche ainsi que les sollicitations qu’elle impliquait. Après quatre mois d’attente ponctués par deux relances téléphoniques, j’ai fini par obtenir une réponse favorable. Le lendemain de cette annonce, j’ai pu m’entretenir avec le responsable de l’Unité Locale d’Enseignement (ULE) puis avec le directeur adjoint de l’une des maisons d’arrêt.

La première prise de contact avec l’administration pénitentiaire a donc été positive et l’entrée sur le terrain aisée. Avec un certain recul, je dirais que mon illusion se situe à cet endroit-là : avoir cru que bénéficier du soutien des responsables pénitentiaires suffirait à garantir la poursuite de mon enquête dans des conditions optimales. Or, lors de ma première entrée en détention, j’ai été confrontée à une forme d’hostilité, soit un ensemble d’attitudes d’opposition et de résistance, plus ou moins franches, à ma présence. J’en veux pour preuve, par exemple, cet échange avec un surveillant qui s’est dit « étonné de [me] voir ici  » avant de préciser – en parlant suffisamment fort pour être entendu par ses collègues – qu’il vérifierait si « tout ce bordel c’est bien normal  ». Quelques semaines plus tard, une scène similaire s’est à nouveau produite. Alors que j’échangeais avec le responsable de l’ULE à propos de la circulation des livres dans l’enceinte de la prison, l’un des responsables pénitentiaires a fait irruption dans la petite salle de classe. « Vous êtes encore là ? J’espère que vous allez pas nous faire regretter tout ça !  », m’a-t-il dit. Attitude méfiante et défiante manifestée, aussi, par cette jeune femme rattachée au Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) qui, à la fin d’une réunion de service à laquelle j’avais été conviée, m’a dit : « nous, à l’étage [où se trouve son service], on se demande toujours ce que vous faîtes ici  ».

Quel sens sociologique donner à ces formes de remise en cause ou du moins à ces questionnements appuyés ? D’une manière générale, il est bon de se rappeler que la notion de « terrain », comme le remarque Bertrand Pulman (1988), à laquelle nombre de chercheurs recourent communément, possède une histoire. Empruntée à l’univers militaire, elle qualifie l’espace d’affrontement de groupes ennemis. Dès lors, le « terrain » s’apparente à un champ de forces animées par une violence que guide la volonté de vaincre. Cette dimension fondamentalement agonistique préside les différentes phases de la recherche empirique. Qu’il s’agisse d’entrer sur le terrain, d’y demeurer, d’en sortir ou encore d’y revenir, le chercheur rencontre continuellement des résistances, celles des enquêtés comme celle des institutions. De plus, il fait l’expérience de dissensions liées aux potentiels écarts de valeurs, de croyances, de pratiques, de conduites qui, caractérisant l’univers social investigué, le confrontent aux doutes, à l’inquiétude, ou encore à la tentation de porter un jugement. Ainsi, sur le terrain, le chercheur affronte une certaine adversité sociale qui, tantôt faible ou tantôt forte, implique toujours le risque de mettre en faillite l’enquête. La difficulté, le rejet, le trouble ou encore le refus définitif apparaissent dès lors comme les modalités typiques de réalisation de l’entreprise empirique.

Au-delà de cette compréhension générale, soulignons qu’il existe des difficultés méthodologiques liées à la nature spécifique de l’institution carcérale étudiée. En effet, les a priori hostiles des personnels pénitentiaires apparaissent spécifiquement comme le produit objectivable de l’intériorisation de l’ordre pénitentiaire institué. Ainsi, il existerait, selon les cadres sociaux de leur perception, le dehors de l’institution et son dedans. Et toute personne venant de ce dehors, aspirant à intégrer le dedans ne pourrait le faire qu’à deux titres : celui de membre affilié à l’institution ou de détenu. Ce critère d’appartenance à partir duquel mes interlocuteurs se sont appuyés pour juger l’enquête révèle le poids de la suspicion (Janicaud, 2013) en prison. Cet état résulte de ce que Gaëtan Cliquennois (2006) a nommé « le biais de l’entre-soi carcéral  » qui « tient tant à la spécificité du triptyque espace-temps-mouvement, aux sentiments de dévalorisation vécus par les acteurs pénitentiaires qu’à leur souci de préservation des identités professionnelles dans un espace fortement hiérarchisé  ». Et ce dernier d’ajouter qu’une « fréquentation assidue de l’établissement et le recours dans un premier temps à l’observation continue des acteurs peut s’avérer judicieux avant de mener les entretiens avec ceux-ci  ». Certes. Pourtant, une période prolongée d’observation a, dans le cas de mon enquête, fréquemment été interrompue par la formulation occasionnelle de doutes, de remarques, de critiques négatives. Situation à laquelle Marion Guénot (2016), enquêtant au sein des services de la Police Judiciaire, a aussi été confrontée. Ce qui pousse alors à considérer le travail de légitimation de l’enquête ethnographique auprès d’agents sociaux se méfiant d’elle comme nécessairement répétitif et continu ; ce qui appelle le contrôle des effets sociaux de cette méfiance sur « les conditions de véridiction de l’enquête  » (Fassin, 2008 : 14).

Réorienter le travail de recherche

Après avoir manifesté une certaine hostilité à l’égard d’une chercheure aux allures d’étrangère investissant un terrain carcéral dont ils revendiquent la pleine propriété, certains enquêtés cherchent parfois à prendre le dessus de la relation d’enquête ou, du moins, à renverser le rapport de force que l’enquêtrice aurait, de leur point de vue, installé. Les difficultés alors rencontrées se présentent sous la forme d’un ensemble de comportements, de sous-entendus, de références, de conseils fortement appuyés qui viseraient à réorienter le travail de recherche. Ce fut notamment le cas de ce surveillant, en maison d’arrêt, rencontré un matin à l’entrée de la détention. En raison de la bonne humeur qu’il affichait et du café qu’il m’a aimablement offert, me proposant alors de le suivre dans son bureau, j’ai décidé d’engager la conversation et lui ai posé quelques questions quant à l’organisation de la bibliothèque. « Mais c’est normal, vous, de l’extérieur, vous pouvez pas comprendre les vrais problèmes ! En tout cas c’est franchement tout sauf la bibliothèque ! C’est simple ici personne lit donc voilà ça c’est réglé. Non, ce que moi je voudrais, c’est que vous parliez de la charge de travail qu’on supporte, nous les surveillants, avec des gars qui peuvent vous planter à n’importe quel moment », m’a-t-il dit. Dans un registre proche, un surveillant en centre de détention m’a longuement expliqué, et cela alors que son service était fini, que « ce serait vraiment dommage de faire tout ce travail et de passer à côté de l’essentiel […] qui est la violence des détenus  ». Dans ce même centre de détention, un autre surveillant étonné par la rapidité de ma prise de notes, et qui fut le premier à me faire remarquer, en présence de détenus, que l’usage du magnétophone « ça fait vraiment très flic », m’a demandé : « on pourra lire un jour vos notes ? Parce que vous devez en penser des choses sur nous ».

Ce type de propos, qui indique une incompréhension doublée d’une suscpicion légitimes à l’égard de la recherche conduite, a majoritairement été tenu par le groupe des surveillants de prison. Cela se comprend à l’aune des modalités de réalisation du travail de surveillant qui obéit à une double mission : sécuriser et réinsérer. Or, comme le note Guillaume Macholet (2005 : 42), « alors que les taches visant à assurer la sécurité des biens et des personnes en détention sont précises et détaillées, les activités de réinsertion sont entourées d’un flou laissé à l’appréciation des surveillants  ». La manifestation classique de tentatives de réorientation de l’enquête serait alors à réinscrire dans le cadre de cette tension professionnelle historiquement située. En ce sens, la propension des surveillants rencontrés à juger la pertinence de mon objet de recherche, à vouloir accéder à mes données de travail, à indiquer des thématiques précises ou encore à me retourner régulièrement les questions en usant, par exemple, de la formule « mais vous d’abord, vous en pensez quoi ?  », seraient des conduites liées à ce sentiment de ne pas être « entendus  », par ailleurs. « Maintenant que vous êtes là, on va pas vous lâcher  », « si vous écoutez les détenus, vous pouvez bien nous écouter  », « plus haut [au niveau hiérarchique], vous leur direz bien que c’est compliqué pour nous  », sont autant d’extraits d’entretiens qui signalent l’existence de formes d’usage intéressé de l’enquête. Se manifeste là une tentative d’accaparement de toutes les possibilités de parole, d’action, d’affirmation symbolique de soi et du corps professionnel. Il est ainsi arrivé que l’enquête sociologique devienne, bien au-delà de son strict objet scientifique, un espace où les surveillants ont cherché à réaffirmer leur exercice d’« un impossible métier  » (Benguigui et al. Orlic, 1993 : 366).

La sexualisation de la relation d’enquête

Vouloir expliciter les conditions de production du savoir sociologique invite à prendre en considération, aussi, les troubles induits par la dimension sexuée de l’enquête, entendue comme effets du sexe et de l’orientation sexuelle des enquêtés sur la recherche conduite. Avant mon entrée en détention, durant la phase de préparation de l’enquête – rédaction des demandes d’autorisation, documentation, échanges avec des chercheurs (Chimienti, 2010) – la problématique genrée était présente à mon esprit : j’étais une femme, perçue comme jeune et typée, s’apprêtant à entrer et à demeurer longuement dans des espaces de détention exclusivement masculins. J’imaginais que le poids des normes virilistes du métier de surveillant (Janicaud, 2013) ainsi que la sur-sexualisation des espaces carcéraux non-mixtes (Ricordeau, 2008), étaient susceptibles d’infléchir le cours de l’enquête. En faisant le choix délibéré de revêtir des vêtements amples et de couleur sombre, de porter une paire de chaussures plates, d’attacher mes cheveux et de ne pas me maquiller, j’ai travaillé à effacer les marqueurs visibles de ma féminité afin de limiter, autant que possible, les troubles susceptibles de survenir.

Parce que c’était la première fois que je me rendais dans cette maison d’arrêt, une bénévole, militante du Groupement Etudiant National d’Enseignements aux Personnes Incarcérées (GENEPI) a aimablement proposé de venir m’attendre à la gare. Une fois en voiture, il n’a fallu que quelques minutes pour que cette jeune femme – sensiblement vêtue comme moi – commente mon apparence : « Ah, j’allais t’en parler mais je vois que tu as compris ! C’est bien  ». Et de poursuivre : « C’est jamais facile quand tu es une femme dans ce milieu-là et c’est clair qu’il vaut mieux que tu fasses super attention. Bon déjà oui c’est toujours risqué parce que tu auras beau être bien dans ta tête, toi, ne rien rechercher, pour les surveillants et les détenus, tu as un corps de femme et eux ils restent des hommes  ». Si ce fut au départ une décision qui visait à limiter tout risque de sexualisation de la relation d’enquête, la fabrication d’« un genre adéquat  » (Pruvost, 2014 : 178) a contribué, plus encore, à me faire apparaître aux yeux de mes interlocuteurs – et surtout de mes interlocutrices – comme « fiable  ».

Pourtant les précautions prises dans le but d’amoindrir les caractéristiques genrées de mon apparence n’ont pas toujours suffi à empêcher la formulation de remarques sexistes ou de sous-entendus à caractère sexuel, souvent énoncés sur le registre de la blague (Mainsant, 2008). Evoquons, par exemple, le cas de ce surveillant de maison d’arrêt, me demandant à plusieurs reprises, tandis que je m’apprêtais à quitter la détention, « alors, vous n’êtes pas bien avec nous [les surveillants] ?  » Ou encore le cas du chef de détention qui, assis à mes côtés dans la bibliothèque et visiblement amusé par l’inversion des rôles interrogateurs/interrogés, a longuement sondé les motifs de mon enquête en me posant de nombreuses questions. Voyant alors plusieurs surveillants nous rejoindre à l’intérieur de la bibliothèque, celui-ci a exacerbé son ton humoristique. Ainsi a-t-il lancé : « C’est pour les hommes, avouez, vous aimez bien les hommes ! Tiens les voilà, vos hommes ».

Dans le cadre d’entretiens conduits auprès de détenus d’un centre de détention, l’un d’entre eux m’a demandé, d’une voix gênée : « Vous n’êtes pas mariée ? Pas d’enfants ?  ». Mais à peine ai-je eu le temps de répondre « non  » et d’ajouter que ce n’était pas là l’objet de notre rencontre que ce détenu a surenchéri, formulant une nouvelle question : « Un copain alors ? Et ça ne le dérange pas de vous savoir seule dans une prison d’hommes ?  » Dans une configuration proche, au sein de ce même centre de détention, un détenu dont la pratique lectorale, ancienne, s’était renforcée depuis sa mise en détention, a eu le souci de répondre précisément à mes questions. Son effort de remémoration des titres d’ouvrages lus, des circonstances de ces lectures et des usages qu’il avait pu en faire, ont été source de données de travail utiles. Au terme de ce que je pressentais alors être notre dernier entretien, j’ai vivement remercié cet enquêté pour l’aide apportée ; ce qui l’a conduit à expliciter les raisons de son investissement : « Vous m’avez fait penser à ma femme  », a-t-il dit. Et d’ajouter peu après : « Y a pas beaucoup de femmes ici  ».

Comme le souligne Isabelle Clair, « dans les sociétés occidentales et dans de nombreuses autres sociétés aux scénarios culturels en partie convergents en matière de sexualité, la relation d’enquête est particulièrement susceptible d’être interprétée comme une “situation sexuelle” lorsque l’enquêteur est une femme et l’enquêté un homme hétérosexuel » (2016 : 56). Certes, mais il importe de préciser que cette « situation sexuelle  » connait des formes distinctes de réalisation selon que l’enquêté se trouve être en position dominante, à l’instar du groupe des surveillants de prison, ou en position dominée, à l’image du groupe des détenus. Ainsi, le premier groupe, porté par la croyance en sa propre supériorité, a eu tendance à déployer un répertoire d’attitudes viriles instaurant un rapport de force tandis que le second groupe, miné par une perception affaiblie de lui-même, a davantage recherché des signes de valorisation. Dans un cas comme dans l’autre, la dimension scientifique de l’enquête a alors été fragilisée par l’exacerbation de l’identification féminine. Et cela jusqu’à en faire un potentiel motif de disqualification. En effet, il est arrivé que des détenus ou des surveillants qui ne souhaitaient pas que nous échangions mobilisent cette identité afin de justifier leur refus : j’étais femme et cela les « gênait  », leur paraissait « inutile  » ou encore leur semblait « anormal  ». Cette part de crédit endommagé, il a alors fallu la reconstruire en portant une attention accrue aux risques de mise en faillite de l’enquête.

Selon Marie Goyon, « les natures sexuées du travail ethnographique  » peuvent constituer « une facilité, une complicité […], des jeux de rôles  » (2005). Or, dans le cas de l’enquête en prison, il semble difficile d’appréhender le genre comme une catégorie positive et souple tant le dispositif coercitif au sein duquel les relations se déploient autorise des manières d’être « femme » plus restreintes. À cela s’ajoute la question sexuelle. En effet, « la prison et le contexte de privation qu’elle impose à la sexualité, affecte la santé physique et psychique des détenus en les touchant au cœur de leur potentialité désirante » (François 2016). En ce sens, la situation carcérale appelle un traitement précis et précautionneux de l’identification genrée. Être enquêtrice – contrairement à être enquêteur – implique donc, sur le terrain, un supplément d’efforts réflexifs à fournir (Golde, 1970 ; Blondet, 2008).

 Des manières de garder la face et de sauvegarder le terrain

Enquêter en terrain difficile (Boumaza, 2001 ; Albera, 2001) conduit régulièrement le chercheur à développer des conduites spécifiques afin de garder la face (Goffman, 1974) et de sauvegarder le terrain. Ces conduites se présentent souvent sous la forme d’un ensemble de microdécisions prises dans l’urgence de la situation et se fondent sur le sentiment qu’il est nécessaire de rétablir rapidement un état favorable à la poursuite de l’enquête. Dans la partie qui suit, je m’attacherai donc à décrire ces manières pratiques et spontanées par lesquelles la maîtrise du terrain a pu être retrouvée et j’analyserai le sens sociologique de ces déséquilibres.

Être près de tout, préparé à tout ?

En détention, il est rare qu’on soit pleinement libres de ses mouvements. Lors de déplacements, surveillants, responsables des unités d’enseignement ou encore bénévoles associatifs proposent souvent un accompagnement. L’argument légitimement mobilisé est d’ordre sécuritaire. De ces propositions qu’il importe d’accepter afin de ne pas offenser celui ou celle qui les a faites, il est possible de tirer des profits sociologiques. Ce fut notamment le cas une fois où il était convenu que je m’entretienne avec le vaguemestre – agent pénitentiaire chargé du service postal – de l’une des maisons d’arrêt. Ayant été informé de cette rencontre, un surveillant m’a dit qu’il m’accompagnerait. Bien que le bureau du vaguemestre ne fut que peu éloigné du lieu où le surveillant et moi nous trouvions, nous avons dû franchir six portes. Mais, au moment où je m’apprêtais à frapper à la porte du bureau du vaguemestre, le surveillant a été sollicité par le chef de détention afin de prendre en charge un détenu qu’il fallait urgemment reconduire jusqu’à sa cellule. Le surveillant m’a alors demandé de le suivre. Ce que j’ai fait. Quelques instants plus tard, accompagnés du détenu, nous avons été bloqués entre deux portes grillagées, patientant que l’une se referme et que l’autre s’ouvre. Durant ce temps d’attente, le surveillant a interpellé le détenu : « Qu’est-ce que tu as encore fait ? Tu ne peux pas tenir en place ? Faut quoi ? Faut qu’on te cogne ? C’est ça ? Faut qu’on vienne te secouer à combien ? Tu veux quoi ? Qu’on te fasse bouffer tes couilles pour que tu te calmes ? Tu joueras peut-être moins le malin  ». Le détenu a regardé droit devant lui. Spontanément, j’ai baissé la tête. Je n’ai pas réagi.

Une fois le détenu en cellule, le surveillant m’a reconduite au bureau du vaguemestre. Mon entretien avec celui-ci fut fructueux. Quelques heures plus tard, j’ai à nouveau croisé le surveillant, posté à l’entrée de la bibliothèque. Me voyant déposer mes affaires sur la table, il s’est alors approché de moi puis m’a dit : « Tu sais, lui, tu le connais pas. C’est le genre de gars à qui on ne peut pas faire confiance. Parfois, je lui parle encore plus dur, je m’approche de son visage et je le fixe dans les yeux pour qu’il comprenne bien qui fait la loi, c’est histoire de faire peur  ». Et à nouveau, je n’ai pas réagi. Comment comprendre cette absence de réaction ? Tout d’abord, garder le silence aurait été une manière de ne pas intervenir dans une situation au sein de laquelle j’occupais la place d’observatrice. De plus, j’ai redouté, en prenant la parole en présence du détenu ou en répondant aux propos vigoureux du surveillant, de donner le sentiment que je prenais le parti de l’un contre celui de l’autre et de compromettre, ainsi, ma relation à chacun. Car, comme ont pu le montrer les travaux d’Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Georges Benguigui (1993), la partition pro-détenus et pro-surveillants structure en profondeur les interactions sociales en prison. Aussi, il a été important de veiller à ne pas apparaître comme rallié à un « bord » ou à un autre. Par ailleurs, garder le silence aurait aussi été une manière de prévenir les réactions éventuelles que le détenu et/ou le surveillant auraient pu avoir à mon égard, les manifestations émotionnelles étant toujours susceptibles de passer pour « des formes de jugements moraux ordinaires, d’engagements avec le monde qui ont trait à la moralité  » (Paperman, 2013 : 170). La gêne alors éprouvée, inhérente à la posture d’observation, a permis de mettre en évidence l’imaginaire de violence qui sous-tend les échanges sociaux en prison.

Pourtant, tout voir, tout entendre, tout accepter, n’est pas sans coût moral. Assister à des pratiques dépréciant le détenu plonge le chercheur dans un profond malaise. Malaise qui ne fait que croitre dès lors qu’il s’agit d’exploiter les notes prises. Nous touchons là, comme l’écrit Corinne Rostaing, « aux questions fondamentales de la recherche » (2010 : 35). En effet, l’enquête sociologique est attentive aux difficultés, aux souffrances, aux expériences de marginalisation et d’exclusion vécues par les détenus et cela dans le but d’identifier les mécanismes sociaux qui les régissent. Or, de cette manière, « l’enquête réactive l’humiliation, le sentiment d’avoir perdu la partie en instituant une dimension de bilan, une logique de comparaison entre le soi réel et le soi idéal, entre soi et les autres » (Payet, 2011). De cette contribution – fut-elle minime – à l’aggravation de la condition morale de l’enquêté découle une nécessaire interrogation de la relation savoir-pouvoir alors induite (Foucault, 1975 ; Abélès, 2008). Relation qui n’est en rien inéluctable si tant est qu’on la considère, à l’aune de son potentiel surgissement, comme révélatrice d’un affaiblissement du rapport enquêteur-enquêté qu’il importe alors de renforcer.

Du report, du refus d’entretien à la formation de la relation d’enquête

Dans le cadre d’une recherche portant sur la féminisation de la police, Geneviève Pruvost rapporte qu’« en sept ans d’enquête, [elle] n’a essuyé que trois fins de non-recevoir  » (2008 : 73). Cet attrait pour l’échange s’expliquerait par le fait que les policiers, « loin d’être démunis en matière de récit biographique » (2008 : 77), sont professionnellement formés à la mise en discours. Or, il importe de préciser que si, comme l’écrit Geneviève Pruvost, l’univers policier et l’univers pénitentiaire ont en commun de se tenir sciemment à bonne distance du public, le groupe des surveillants de prison et plus généralement des agents pénitentiaires, décline un rapport professionnel différent à l’exercice de la mise en discours. Ce dernier se compose de deux dimensions majeures, « un double langage, ou un discours divisé  » (Benguigui et al. 1993 : 363). D’une part, un discours public « sécuritaire et contestataire  » et, d’autre part, un discours « construit et privé […] centré sur la relation humaine inter-individuelle du face à face ». Par conséquent, « cette quête professionnelle fondamentale et périlleuse […] de sens  » (Benguigui et al. 1993 : 364) conduit le groupe des surveillants de prison, à adopter, face au chercheur, une position défensive. La tendance aux reports réguliers ou aux refus nets en sont symptomatiques. Et, en effet, durant mon enquête, j’ai rencontré quatre refus nets d’entretien de surveillants de prison. J’ai pu, au final, en réaliser vingt. Parmi ces vingt, sept ont immédiatement été acceptés. Mais, chose intéressante, treize entretiens ont fait l’objet d’une demande de report. Six d’entre eux ont été réalisés après une première relance. Et, les sept restants, ont pu avoir lieu après une seconde relance.

Peu justifiés, ou justifiés confusément, ces refus et reports d’entretien incitent le chercheur à imaginer, d’une part, des manières détournées d’atteindre des individus qui tendent à se dérober à l’enquête et, d’autre part, à comprendre les motifs profonds de ce dérobement (Rostaing, 2017). Cette difficulté, j’y ai notamment été confrontée en sollicitant de vive voix et à trois reprises, une cheffe de détention en maison d’arrêt. Il me semblait qu’un lien avait été construit, fait d’échanges quotidiens en détention, en réunion, à la cantine, qui m’autorisait à franchir une étape supplémentaire. Or, à ma demande d’entretien, la cheffe de détention a opposé une fin de non-recevoir, me disant ne pas avoir de disponibilités, « ni immédiatement ni après ». Aussi, pendant quelques semaines, j’ai fait le choix de ne plus la solliciter. Un matin, tandis que je me dirigeais vers l’ULE, j’ai perçu quelques bribes d’une conversation téléphonique. La cheffe de détention répétait alors à son interlocuteur : « C’est comme ça, moi je peux pas inventer quelqu’un qui parle arabe. Il faudra qu’on attende  ». Spontanément, j’ai fait demi-tour et j’ai attendu que la cheffe de détention achève sa conversation. Puis, je lui ai dit que je parlais la langue arabe et que je pouvais l’aider. De là, la cheffe de détention m’a conduite à l’infirmerie de la maison d’arrêt. Infirmerie dans laquelle je ne m’étais encore jamais rendue. Elle m’a alors expliqué qu’il fallait que je demande à un nouvel arrivant qui s’y trouvait de préciser quelles étaient ses allergies car l’information ne figurait pas dans son dossier. Ce que j’ai donc fait. Au moment de quitter l’infirmerie, la cheffe de détention m’a remerciée. Quelques jours plus tard, elle m’a alors proposé de convenir d’un rendez-vous.

À la même période et dans cette même maison d’arrêt, j’avais appris grâce à deux détenus que l’un de leur « collègue  » avait, à leurs yeux, « l’étrange manie  » de lire des livres d’enfants, « vraiment des livres genre pour bébés ». Soucieuse de pouvoir disposer de données d’études diversifiées, j’ai sollicité ledit détenu qui a accepté de s’entretenir avec moi. Dès les premières minutes de l’échange, j’ai remercié le détenu pour le temps qu’il m’accordait. Ce à quoi il a répondu, avec un sourire : « C’est qu’en prison, on peut pas trop dire non  ». Il ne s’agissait pas d’un refus d’entretien mais d’une forme de réponse plus ambivalente : le détenu participait bien à l’enquête – il était face à moi, prêt à répondre à mes questions – tout en manifestant son sentiment de le faire sous le poids d’une contrainte institutionnelle subie au regard de son statut de détenu. Contrainte que je réactivais donc par ma sollicitation. Refusant de faire supporter cette contrainte à un homme « pris dans une configuration relationnelle l’affaiblissant  » (Payet, Giuliani, 2010 : 10), j’ai préféré présenter à nouveau l’enquête conduite et proposer au détenu qu’il détermine, ‘librement’, si cet entretien l’intéressait ou non. Je cherchais, d’une certaine manière, à faire valoir les ressources capacitaires du détenu, dont celles de dire non. « Ah non, si c’est comme ça alors je veux bien, d’accord  », m’a-t-il répondu. Je l’ai à nouveau interrogé. Le détenu a alors hoché de la tête et réaffirmé sa volonté. L’entretien s’est alors ouvert par la question : « En ce moment, lisez-vous quelque chose ?  » Ce à quoi le détenu a répondu : « Oui, des trucs pour enfants, pour avoir quelque chose à dire à ma petite fille quand je la vois, au parloir  ». Or, cela faisait bientôt deux mois qu’il n’avait plus revu son enfant. « C’est vraiment un manque. Vous pouvez pas savoir  », a-t-il dit. « Alors, j’ai écrit une lettre parce que la dernière fois, j’avais raconté quelque chose d’une histoire mais je n’ai pas eu le temps, il y avait les gardiens, tout ça, et ma fille est partie sans connaître la fin  ». D’un coup, le détenu a sorti ladite lettre de la poche arrière de son pantalon et m’a demandé si j’accepterais de la relire afin de « vérifier  » si le récit était compréhensible : « Je voudrais pas que ma fille se dise que son père a pas les idées claires  ». J’ai alors accepté mais lui ai proposé que nous relisions la lettre ensemble. Ce que nous avons fait. Au fur et à mesure, il m’est arrivé de formuler quelques remarques. Puis le détenu a repris la lettre et l’a rangée dans sa poche. Il a souhaité que nous reprenions l’entretien là où il avait été interrompu. J’ai répondu : « Non, ne vous inquiétez pas, ce n’était pas une interruption, on a échangé autrement et c’est bien comme ça aussi  ». En partant, le détenu m’a alors confié : « Vous savez, y a des gars, c’est clair, ils veulent pas vous voir. Mais, si vous voulez, moi, je peux leur parler. Peut-être qu’ils viendront  ». Ce à quoi j’ai répondu que j’en serais très heureuse.

Les obstacles rencontrés d’une part avec la cheffe de détention prétextant une indisponibilité totale et d’autre part avec un détenu au premier abord rétif à ma démarche, ont ceci en commun qu’ils ont pu être dépassés par un travail de collaboration. Cela invite à penser, plus généralement, ce que l’enquêteur a à donner à ceux auprès desquels il enquête. À ce propos, Emile Durkheim (1981 [1885] : p. 32) écrit : « il faut que le sociologue s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue une fois pour toutes le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques  ». Anne-Chantal Hardy (2011) note à son tour : « indirectement, Durkheim propose une forme de réponse dans Les règles de la méthode sociologique, lorsqu’il nous incite à abandonner nos prénotions. Autrement dit, le sociologue donne parce qu’il abandonne son jugement d’acteur ou du moins il accepte l’idée de le mettre en jeu ». Il est intéressant de noter qu’ici ce que « le sociologue donne  » est principalement appréhendé à travers l’ordre symbolique. Il s’agirait de faire place à, de se déplacer vers, de se départir de. Or, au regard des obstacles rencontrés sur le terrain, il semble nécessaire qu’aux manifestations symboliques soient associées des actions collectives tangibles qui, comme le rappelle Omar Zanna (2010 : 156), « en dehors de [leur] évidence éthique, permettent non seulement d’accéder à la population cible, mais aussi et c’est un point essentiel, de contribuer à consolider la relation, toujours fragile ». L’asymétrie de la relation enquêteur/enquêté peut alors être dépassée par l’établissement d’une relation du donner/recevoir qui favorise la formation d’un rapport d’égal à égal.

Légitimer sa présence

Le terrain risque toujours d’être mis en faillite. Aussi, l’enquête sociologique, fragile, instable, au cours imprévisible (Favret-Saada, 1977), appelle le déploiement continu de pratiques de sauvegarde à valeur heuristique. En cela, la technique de légitimation de la présence du chercheur, souvent perçue comme étrangère et partant de là contestée voire rejetée, peut permettre d’opérer un renversement de la perspective, soit tendre à devenir une présence acceptable. Ainsi s’agit-il de travailler patiemment à estomper la ligne de démarcation entre le groupe étudié et soi.

Ce questionnement, j’y ai notamment été confrontée le jour où je fus invitée par le responsable de l’ULE à assister à une CPU. Cette réunion qui a duré un peu moins de quatre heures m’a permis d’observer la diversité professionnelle des acteurs pénitentiaires ainsi que les conduites relationnelles, souvent concurrentielles, qui s’y jouaient. Au sortir de cette réunion, j’ai été sollicitée par le responsable du service médical. « Il y a des choses qu’on dit ici sur la santé des détenus et tout, vraiment je vous demande de faire attention, ce sont des informations… Enfin, je ne sais pas à quel titre vraiment vous avez pris des notes, je ne sais même pas vraiment ce qui vous autorise à être là mais bon en tout cas, vraiment, faites gaffe  », m’a-t-il dit. Il est tout fait compréhensible que ce médecin ait cherché à protéger les données relatives à l’état de santé mentale et physique de détenus placés sous sa responsabilité. Néanmoins, au-delà de sa demande d’un usage discret d’informations sensibles, c’est l’illégitimité de ma présence à cette réunion qui a été soulignée : « Vous êtes sociologue ? C’est cela ? Bon, je ne sais pas si l’école vous prépare à des choses comme ici, la prison… ». Le recours au terme « école  » ainsi que l’émission d’un doute quant à mes compétences ont révélé « une situation de domination dans laquelle c’est l’enquêtrice qui occupe une position dominée »(Darmon, 2005 : 106). Dans l’optique de pouvoir rétablir rapidement une relation stable ou du moins affaiblir le rapport de force engagé par le médecin, j’ai spontanément pensé à l’ouvrage Médecin chef à la Santé de Véronique Vasseur. Et j’en ai fait part au médecin : « Je sais que c’est très difficile d’être médecin en prison. Véronique Vasseur, vous voyez, elle en avait parlé… Heureusement d’ailleurs… Vous trouvez que ça a changé depuis, vous ? » Et le médecin m’a alors répondu : « Ah vous connaissez ce livre, c’est bien ça, oui, oui, c’est très dur, vous pouvez pas savoir. Le risque est partout et puis voilà, la pénitentiaire c’est très très lourd… C’est elle le vrai mammouth  ». En témoignant de ma capacité à citer de mémoire le titre d’un ouvrage abordant de front la difficulté d’être médecin en prison, j’ai tenté de prouver au médecin que je maitrisais mon objet mais, plus encore, que je connaissais les principales caractéristiques de sa condition professionnelle.

Quelques jours plus tard, je me suis entretenue auprès d’un détenu dont la pratique lectorale de romans policiers avait fait suite à son incarcération. Aussi, dès les premières minutes de l’échange, le détenu a répondu à mes questions par des questions. Jeu auquel je me suis volontiers prêtée, percevant là une manière de créer une relation moins formelle. Or, progressivement, les questions du détenu se sont faites plus incisives. « Vous pensez qu’on peut dire des choses intelligentes sur la prison quand on n’y a jamais passé même pas une nuit ?  » Cette question m’a profondément déstabilisée. Aussi, parce que sa question m’était posée en face à face, j’ai cru devoir au détenu une réponse immédiate. « C’est vrai que je n’ai jamais dormi en prison, vous avez raison. Mais un ami a été incarcéré puis quelques temps plus tard il s’est suicidé en prison. Donc disons j’ai un peu approché ce type de choses ». D’un ton toujours certain, le détenu a répondu : « Oui, je vois  ». Puis nous avons poursuivi l’entretien. Contrairement au médecin cité précédemment qui affirmait sa propre autorité en sous-entendant que j’en étais, pour ma part, dépourvue, ce détenu, lui, a semblé vouloir identifier dans quelles mesures je pouvais légitimement comprendre – si ce n’est ressentir – l’expérience de l’emprisonnement. Et l’unique manière dont je suis parvenue à répondre a été, d’une certaine manière, en me justifiant. Plus précisément, révéler un lien antérieur et personnel à la prison afin d’asseoir une légitimité qui, bien que scientifique, s’enracinait dans une expérience de l’existence.

 Conclusion

L’engagement d’une enquête sociologique relative aux modalités de lecture des détenus en prison a été perturbée par la survenue régulière de difficultés posées tant par l’idéologie que par l’organisation pénitentiaires. Ces difficultés de terrain ont ceci de particulier qu’elles mettent continuellement en péril l’entreprise de recherche. Oscillant perpétuellement entre nécessité d’une affirmation mesurée de soi et impératif d’une valorisation empathique de l’autre, des pratiques stratégiques de terrain sont développés spontanément. Réfléchir, ici, à ces difficultés de terrain a visé à montrer que ce qui semble avoir été manqué, raté, gâché ou encore refusé et délégitimé, constitue une somme de traits caractéristiques de l’objet de recherche lui-même. Il ne s’agit donc nullement de les considérer comme extérieurs à lui mais bien comme révélateurs des dimensions qui le structurent. L’adoption d’une démarche réflexive révèle alors que ces difficultés ont notamment pour point commun la dimension affective. Ce qui mérite d’être connu et reconnu afin de favoriser des réflexions croisant une sociologie des émotions et une sociologie des espaces carcéraux. Par ailleurs, l’accueil différencié réservé à l’enquête par les surveillants de prison, d’une part, et par les détenus, d’autre part, informent une souffrance sociale globale à laquelle font écho de profondes et régulières demandes de reconnaissance auprès du sociologue lui-même. C’est la fonction sociale du chercheur qui est alors directement interrogée. Enfin, être une femme sur le terrain, a fortiori sur un terrain difficile, implique un accroissement des difficultés rencontrées. Difficultés susceptibles de se muer en avantages, certes, mais, là encore, pour que cette reconversion s’opère, c’est à une charge de travail supplémentaire que l’enquêtrice doit se plier. Dès lors, la dimension genrée devient une dimension à part entière de la recherche. Faire état des modalités de recueil des données invite, au final, à prendre en compte le poids des difficultés rencontrées sur les résultats, une fois l’étape analytique atteinte. C’est sans nul doute à la condition de cet effort qu’une intelligibilité accrue des pratiques sociales investiguées devient possible.

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Pour citer l'article


Harchi Kaoutar, « Épreuves de la méthode qualitative. Le cas d’une enquête en prison  », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Epreuves-de-la-methode-qualitative (Consulté le 11 octobre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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