Réjane Sénac a publié plusieurs ouvrages sur les questions d’égalité. On lui doit notamment une thèse de science politique, L’ordre sexué. La perception des inégalités femmes-hommes (2007) ainsi qu’un ouvrage synthétique consacré à la parité (2008). Plus récemment, ses analyses se sont centrées sur la ’diversité’ (2012). L’égalité sous conditions synthétise ces réflexions. Cet ouvrage issu d’une HDR (Habilitation à diriger des recherches) défend la thèse selon laquelle la promotion de la parité et de la diversité légitime la différenciation des individus. Elle les enjoint à développer des comportements et des identités distincts, à performer leur spécificité – réelle ou supposée - afin d’accomplir ce pour quoi on les distingue. Autrement dit, la promotion de la parité et de la diversité par les politiques publiques incite à être différent afin de légitimer le recours à ces mesures. Il y aurait un impératif de rentabilité derrière ces incitations, provenant du contexte néolibéral ambiant. Ces formes de discrimination positive remplaceraient de nos jours les politiques d’égalité. Plus encore, elles iraient à l’encontre de ce principe en instaurant une équité numérique, mais sans remettre en question les hiérarchies sociales.
La réflexion fondée sur une approche cognitive des politiques publiques, combine l’analyse des textes et des théories qui les fondent ainsi que des discours des acteurs qui les portent. Outre un corpus de textes écrits, l’étude s’appuie sur une enquête qualitative réalisée en 2008-2009 auprès de 63 responsables politiques, acteurs institutionnels, syndicaux, issus du monde de l’entreprise, religieux et universitaires. Elle est complétée d’une enquête accomplie avec Rainbow Murray, regroupant des données quantitatives sur le travail parlementaire selon le genre auprès de la douzième et treizième législature (2002-2007 et 2007-2012), et d’entretiens menés auprès d’une cinquantaine de député-e-s au cours du premier semestre 2011.
L’ouvrage s’organise autour de trois chapitres. Le premier montre que la citoyenneté en France est exclusive. Elle est réservée aux hommes blancs, ce qui rend l’égalité avec les non-blancs et les non-hommes impensable, si ce n’est en tant qu’inférieurs. L’auteure explore le sens de l’égalité au XXIe siècle, en France. Notre système républicain est pris dans une tension entre son principe historique d’universalité et le contexte globalisé, notamment les organisations internationales qui incitent à la reconnaissance de la diversité pour développer les performances économiques.
En effet, au cours des années 1980, la France s’engage dans un tournant différentialiste face aux insuccès de l’universalisme républicain. On tente de favoriser l’expression des différences sous l’impulsion du libéralisme républicain. Comment des politiques telles que celles de parité et de diversité ont-elles pu se substituer à des politiques d’égalité, voire en devenir des synonymes alors qu’elles confortent un ordre social fondé sur des identifications hiérarchisantes ?, s’interroge Réjane Sénac.
En France, l’enjeu au XXIe siècle est d’ouvrir un nouvel âge de la citoyenneté. L’égalité est dépolitisée. L’inclusion s’opère au nom de la singularité, comme le montrent par exemple les mobilisations en faveur de la parité en politique qu’analyse l’auteure. Les travaux de Rainbow Murray, Drude Dahlerup sur l’idée de masse critique ou encore Ann Philipps permettent à Réjane Sénac de confirmer que les quotas, comme la parité, enferment les femmes dans des situations d’éternelles outsiders, devant performer, théâtraliser, les caractéristiques attribuées à leur sexe, c’est-à-dire incarner la différence pour mériter leur place. L’égalité s’accomplit à cette condition. Simultanément, la promotion de la diversité permet de contrer la panne de l’ascenseur social. En somme, la dialectique singularité-similarité enferme les non-frères dans une singularité incompatible avec le principe démocratique d’égalité, entendu comme une relation de non-domination structurelle. Pour parvenir à l’égalité, il faudrait dépasser la dialectique singulier-similaire.
Dans le deuxième chapitre, Réjane Sénac s’intéresse à la dépolitisation de l’égalité à travers la promotion de la « novlangue » de la parité (page 83), de la diversité et de la ’théorie du genre’. Elle interroge les débats que suscitent ces notions, dans leur relation entre l’ordre naturel et l’ordre politique. La complémentarité des sexes naturalisée ne serait plus antinomique à la lutte contre les inégalités.
Ce deuxième chapitre s’ouvre par une analyse de la campagne pour les élections présidentielles de 2012. Réjane Sénac montre que l’apparent consensus pour l’égalité hommes-femmes dissimule des divergences quant aux « conventions d’égalité » propres à chaque tendance politique (page 87). L’UMP et le MoDem entendent aider les femmes à concilier vie privée et professionnelle ; la gauche et l’extrême gauche veulent lutter contre la socialisation sexiste ; le Front national se présente comme un parti moderne en promouvant une femme divorcée, Marine Le Pen, mais propose aux mères de familles nombreuses des départs à la retraite anticipés. Bref, pour Réjane Sénac, seule la gauche et l’extrême gauche entendent transformer les rapports de genre, alors que les autres fractions partisanes confirment ceux en place, voire les renforcent. C’est dans ce cadre qu’éclate la controverse sur la ’théorie du genre’, surfant sur la vague du mouvement anti-mariage gay. Réjane Sénac soutient que la mobilisation contre les études de genre est un moyen de réaffirmer l’existence de clivages entre la gauche et la droite et, pour la droite, de délégitimer le gouvernement socialiste en place. La mobilisation contribue à brouiller les frontières entre la droite modérée et radicale. Elle légitime l’idée d’une complémentarité des sexes et dévoile la persistance d’un « hétérosexisme racialisé » constitutif du contrat social fraternel (page 111 ). Le volte-face du gouvernement sur les ABCD de l’égalité donne un coup d’arrêt aux entreprises de subversion de l’ordre sexué et remet aux calanques grecques la question de la procréation pour les couples de même sexe. Ainsi, « la mise en regard de la détermination des détracteurs de ladite ’théorie du genre’ et des ambivalences des législateurs révèle l’actualité de la persistance d’un ’hétérosexisme racialisé constituant’ au centre de l’inconscient politique » (page 111). Dans le prolongement des travaux de Joan Scott, Réjane Sénac postule l’existence d’un « ça républicain » (page 112). L’ampleur du débat sur la ’théorie du genre’ interroge la cohérence du principe d’égalité français. L’opposition au mariage pour tous révèle des positions conservatrices alimentées par la religion, mais aussi la laïcité d’une république fondée implicitement sur la complémentarité des sexes et la fraternité blanche.
Dans le dernier chapitre, Réjane Sénac s’interroge sur l’efficacité de la parité grâce à l’analyse du travail parlementaire selon le sexe. Elle s’intéresse également aux discours de promotion de la diversité dans les entreprises. L’auteure se demande si ces mesures dites ’d’égalité’ favorisent une « parité de participation » effective (page 139). L’analyse du travail parlementaire montre que les femmes développent une expérience politique circonscrite à leur expérience de femme, tandis que celle des hommes contribue à une connaissance universelle, c’est-à-dire de tous les domaines politiques. Ce fait va à l’encontre du principe de parité de participation qui induit que tous participent également, en tant qu’alter ego.
Poursuivant par l’analyse des politiques de diversité au sein du monde professionnel, Réjane Sénac note l’émergence d’une littérature prônant une féminisation des entreprises car elle serait profitable au business. Ce type d’argument illustre selon elle le tournant néolibéral actuel : la féminisation et la promotion de la diversité deviennent des moyens de ré-enchanter des secteurs économiques ou politiques en perte de vitesse. On serait passé de l’égalité des droits à celle des chances, puis à la promotion de la diversité. La soft law (charte, principe, partenariat, …) remplace la hard law. ’Cumuler’ les signes distinctifs constitue un atout pour briguer un poste à responsabilité, mais un obstacle pour être reconnu comme pair ou semblable. Le principe de ’rentabilité’ inhérent aux politiques de diversité et de parité fini par supplanter celui d’égalité.
Réjane Sénac conclut en dénonçant un impensé de l’égalité républicaine contemporaine : le politique est soumis à l’ontologique (les spécificités attribuées aux non-frères par les frères) et à l’économique (la performance). Elle évoque un « néosexisme » et un « néoracisme respectabilisés » sous couvert de lutte contre les inégalités (page 189). La moins-value historique se transforme en plus-value mais n’atténue pas les processus de différenciation à la base de la hiérarchisation des sexes et des ’races’. Ainsi l’égalité s’opère sous conditions : les non-frères doivent performer, incarner les différences supposées être utiles aux frères. Réjane Sénac formule trois propositions pour refonder l’égalité en la libérant du référentiel du marché. En premier lieu, ne pas inclure au nom de la différence. Ensuite, ne pas réduire l’égalité à une option que l’on pourrait abandonner dès qu’elle ne fonctionne pas. Enfin, réaffirmer le pouvoir du politique en défendant une égalité de principe et non d’utilité, comme le prône la logique économique. La discrimination positive est salvatrice, rappelle l’auteure, à condition qu’elle lutte contre les distinctions illégitimes et non pas qu’elle les reconnaisse. Elle doit favoriser une société de semblables et non pas entériner les différences à la base des inégalités.
Aussi stimulante que soit la thèse défendue grâce à une analyse fine de corpus variés, l’ouvrage présente néanmoins quelques affirmations qui nécessiteraient d’être davantage étayées. Tout d’abord, au delà des discours des acteurs qui lient les politiques de parité à celles de diversité, peut-on réellement analyser ces mesures comme relevant d’un même processus ou de mêmes logiques ? Ne faut-il pas rappeler ici l’un des arguments majeurs qui a permis d’instaurer la politique paritaire, exception française, suivant lequel la distinction des sexes est la seule différence universelle ? « Les femmes ne sont pas une catégorie » ont professé les féministes pro-paritaires (Bereni, 2015). La même analyse s’applique-t-elle aux politiques de diversité ? Quels sont les arguments spécifiques qui justifient ces dernières ? Ensuite, d’autres travaux analysant les comportements des élus en politique (par exemple Navarre, 2015) montrent que les différences entre les sexes relèvent du discours stratégique, pour légitimer l’accès des femmes aux fonctions électives. Dans la réalité, les comportements divergent peu. Les hommes en particulier nient l’idée même de différence qui pourrait leur porter préjudice à terme. Les acteurs ne partagent donc pas unanimement cet intérêt pour l’incarnation des différences. Dès lors, la notion d’égalité sous conditions, présentée comme une forme d’inconscient collectif, mériterait d’être précisée pour mieux comprendre comment se créent les inégalités de nos jours : qui fixe ces règles du jeu permettant l’inclusion politique et qui accepte (ou non) de les suivre ?
Bereni Laure (2015), La Bataille de la parité, Paris, Economica
Navarre Maud (2015), Devenir élue. Genre et carrière politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes
Sénac Réjane (2007), L’Ordre sexué. La perception des inégalités femmes-hommes, Paris, PUF
Sénac Réjane (2008), La Parité, Paris, PUF, Que sais-je ?
Sénac Réjane (2012), L’Invention de la diversité, Paris, PUF
Navarre Maud, « Réjane Sénac, L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Rejane-Senac-L-egalite-sous (Consulté le 6 novembre 2024).