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Comité de rédaction

Préface au N° 26 : Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge

 




Numéro coordonné par Audrey Tuaillon Demésy et Laurent Di Filippo

Suivant une thématique proposée par Yohann Chanoir, ce nouveau numéro de la revue ¿ Interrogations ? s’intéresse aux usages contemporains du Moyen Âge dans la multiplicité de leurs formes et de leurs expressions. Ce phénomène, appelé «  médiévalisme », peut se définir de façon extensive comme « la réception du Moyen Âge aux siècles ultérieurs (en particulier aux XIXe-XXIe siècles) dans son versant créatif et son versant érudit » (Ferré, 2010 : 8). Autrement dit, il ne s’agit pas d’approches historiques ou d’études visant à éclairer le passé, mais de pratiques dans lesquelles les références à la période médiévale viennent nourrir des activités présentes. Les ressources issues de cette période historique prennent alors sens dans un contexte contemporain qui se renouvelle continuellement. C’est pourquoi Lorenzo DiTommaso (2006 : 110) envisage le médiévalisme comme « une reconstruction du monde médiéval – stéréotypée et simplifiée, pour être sûr, un mélange de mythe et de mémoire – et lorsque les circonstances présentes changent, alors la texture du médiévalisme change elle aussi » [1]. La notion de médiévalisme sert à décrire une manière d’imaginer le passé, libre (le plus souvent) des contraintes de l’exactitude historique. Elle permet d’inscrire les travaux de ce domaine dans le champ plus large des études sur l’invention de la tradition, à propos de laquelle Eric Hobsbawm (2012 : 11) rappelle que « le problème pour les historiens est d’analyser la nature de cette “perception du passé” dans la société et de retracer ses changements et transformations ».

Les références au Moyen Âge se déclinent dans le cadre de loisirs et sur différents supports médiatiques. Pêle-mêle, ce passé réinventé se retrouve dans les jeux de tous types (vidéo, de plateau ou de rôle) qui comportent leur lot d’univers d’inspiration médiévale (Besson, 2009). Il en est de même en littérature, puisque les cultures de genre et notamment la fantasy utilisent à foison le thème du Moyen Âge pour proposer aux lecteurs de s’immerger dans un monde travaillé d’après les représentations de l’époque médiévale (Besson, 2007). Le récent colloque organisé dans le cadre des Imaginales (festival des littératures de l’imaginaire), qui prenait pour thématique « Fantasy et Histoire(s) » [2], témoigne de ce bouillonnement scientifique qui entoure la question de l’utilisation récurrente du Moyen Âge comme motif littéraire ou ludique. Par ailleurs, alors que la série médiévale fantastique Game of Thrones (2011), adaptée des romans A Song of Ice of Fire de George R. R. Martin (1996), s’apprête à prendre fin, Amazon annonce qu’une série télévisée basée sur Le Seigneur des Anneaux (Tolkien, 1954) va à son tour bientôt voir le jour. Le monde anglo-saxon n’est pas le seul dont la littérature fait usage de cadres médiévaux fantastiques. En témoigne par exemple, dans le domaine francophone, la série de romans Le Bâtard de Kosigan, écrite par Fabien Cerutti (2014). On le voit, ce « goût pour le Moyen Âge  » (Amalvi, 1996) est pluriel, transmédiatique et dépasse le cloisonnement ludique.

Par ailleurs, chevaliers et châteaux forts occupent une place de choix dans l’imaginaire contemporain. Ils sont souvent (mais pas toujours), accompagnés d’un versant fantastique, fait de dragons, de princesses et de magiciens. Ainsi, les travaux proposés sur la réception du Moyen Âge aujourd’hui invitent à penser les manières dont le passé est consommé de nos jours (Groot, 2009). Plus encore, le développement du médiévalisme permet de comprendre le monde contemporain à l’aune des représentations du passé, mais aussi des “fantasmes” d’un retour en arrière. Les apparitions du passé (ou des formes de passé) dans le présent invitent à concevoir le Moyen Âge contemporain autant comme une fenêtre ouverte sur l’Histoire que comme une facette de l’action ludique. En témoignent, par exemple, les activités de mise en vie du Moyen Âge, qu’il soit fictionnel ou relevant d’une volonté de coller au “réel” historique. Il peut ainsi s’agir aussi bien de reconstitutions historiques, visant à proposer d’autres représentations de l’Histoire, où l’accent est mis sur la dimension « vivante » du passé (Tuaillon Demésy, 2013), que de réappropriations ludiques permettant de s’immerger dans une période médiévale utopique. De la même façon, les références à des récits médiévaux scandinaves ou à la période viking dans de nombreux médias illustrent les reconstructions continuelles et les hybridations culturelles auxquelles donnent lieu les productions contemporaines (Di Filippo, 2016).

Au-delà de sa présence dans les activités de loisir et dans les productions des industries culturelles et créatives, le Moyen Âge fait aussi l’objet d’usages politiques, identitaires et « militants » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Tommaso Di Carpegna Falconieri (2015). La figure de Charles Martel et la Bataille de Poitiers servent de mythe fondateur aux discours extrémistes anti-musulmans contemporains, notamment depuis les événements du 11 septembre 2001. Toutefois, comme le montrent William Blanc et Christophe Naudin (2015), cette instrumentalisation du passé n’est pas sans apporter son lot d’incohérences au fil des appropriations diverses dont le chef des Francs fait l’objet. À l’aube de la Révolution française, il était notamment présenté comme un chef de guerre tyrannique et ambitieux, méprisant le peuple français (ibid. : 141-142). Encore une fois, cet exemple montre qu’il est indispensable de contextualiser les usages et de resituer les objectifs des acteurs sociaux impliqués dans ces appropriations du passé.

Le « médiévalisme » ouvre en réalité à des problématiques plus larges en Sciences Humaines et Sociales, puisque l’intérêt contemporain pour le passé ne se limite pas aux frontières du Moyen Âge. Les re-créations et les appropriations touchent l’ensemble des périodes révolues, dans la culture ludique (André, 2016) comme dans les représentations historiques. Ainsi, l’Antiquité apparaît-elle encore comme un âge d’or face à l’époque médiévale (par exemple, lorsque les médias abordent les questions liées à la démocratie), tandis que les commémorations d’événements marquants du XXe siècle continuent de rappeler que le passé est aussi mémoire. Tzvetan Todorov (2008 : 107) rappelle à ce sujet qu’« une mémoire est en elle-même nécessairement une construction, c’est-à-dire la sélection des faits du passé et leur disposition selon une hiérarchie qui ne leur appartient pas en propre mais leur vient des membres présents du groupe ». L’étude des phénomènes qui se rattachent au courant du médiévalisme, comme toute mise en scène contemporaine du passé, doit de ce fait à la fois observer la variété des pratiques existantes et déconstruire les représentations et les discours nostalgiques, afin de saisir les enjeux que soulèvent les références à des temps révolus. Un tel positionnement invite à réaliser que « le passé est aujourd’hui plus passé qu’il ne l’a jamais été. Sans doute devons-nous moins que jamais espérer de lui ; ou plutôt borner nos espérances à ce qu’il tienne ses portes grandes ouvertes et nous laisser entrer et piller chez lui tous les fragments que nous choisirons pour orner nos jolies mosaïques » (Sapir, 1967, p. 158).

La thématique du médiévalisme est en effervescence, et cette question de la réappropriation du passé dans le présent questionne aussi bien les sciences humaines et sociales que la littérature. Ce 26e numéro de la revue ¿ Interrogations ? en témoigne : les textes proposés traduisent une approche pluridisciplinaire de ce riche objet d’étude.

Tout d’abord, dans un texte à quatre voix, Jessica de Bideran, Mélanie Bourdaa, Pascale Argot et Katy Bernard montrent comment un patrimoine médiéval régional, et notamment la figure d’Aliénor d’Aquitaine, est réutilisé aujourd’hui à travers des projets de médiation numérique. Bien qu’elle soit moins connue que le Roi Arthur (Blanc, 2016), Aliénor d’Aquitaine représente une figure féminine forte dont l’histoire, riche en rebondissements, a permis d’envisager un usage à vocation pédagogique à destination de classes du secondaire. Les auteures, impliquées dans le développement du projet, cherchent alors à évaluer « l’impact du transmedia storytelling dans des contextes de valorisation patrimoniale », en dépassant le cadre des utilisations du transmédia tel que le proposait Henry Jenkins (2006), principalement centré sur les œuvres fictionnelles et journalistiques.

Patrick Fraysse et Laure Barthet, pour leur part, choisissent un tout autre chemin d’étude. Ils nous proposent, à travers un regard croisé entre un chercheur en sciences de l’information et de la communication et une conservatrice du patrimoine, l’analyse de la bataille de Muret (1213). Prenant place au sein du champ de la reconstitution historique, cette commémoration invite à réfléchir aux représentations du Moyen Âge dans l’espace public. La mise en vie de l’Histoire apparaît comme une forme particulière du médiévalisme. À travers un spectacle et l’exposition d’une bataille, Muret devient le symbole d’une activité de médiation qui tend à mettre en avant les pratiques de reconstitutions historiques. Finalement, la notion de « médiévalité » est questionnée par les auteurs, afin de comprendre les liens qui existent entre les expositions contemporaines du passé et les connaissances actuelles sur la période ciblée, permises par les recherches historiques.

Laurent Broche nous invite, quant à lui, à questionner les scénarios catastrophistes mettant en scène un “retour” du Moyen Âge. L’auteur présente la peur du cataclysme, traduite dans les discours, dès la fin du XIXe siècle, comme une régression à l’époque médiévale. Analysant des textes littéraires comme des exposés idéologiques exprimés dans la presse concernant les craintes liées aux Guerres mondiales, Laurent Broche montre que le Moyen Âge est perçu comme un symbole d’oppression et d’obscurantisme. Il demeure, dans les représentations, une période sombre, répulsive, qui traduit ce que l’on rejette, même si la vérité historique est tout autre. Cet article invite ainsi à penser l’oscillation permanente qui entoure le Moyen Âge, entre regard en arrière et crainte de l’avenir.

Enfin, Laura Muller-Thoma propose une analyse du roman Stein und Flöte [La pierre et la flûte] écrit par Hans Bemmann en 1983. L’objectif de l’auteur allemand était de montrer les caractéristiques du conte de fées à ses étudiants. Toutefois, l’influence de la littérature de fantasy est palpable, ce qui amène Laura Muller-Thoma à comparer à de nombreuses reprises ce texte à l’œuvre de Tolkien. Si le modèle éditorial est proche de celui de l’auteur anglais (par une publication sous forme de trilogie voulue par l’éditeur et la présence d’une carte du monde), il s’en différencie en n’incluant pas d’appendice descriptif de l’univers fictionnel. De plus, les enjeux de l’ouvrage sont différents. En effet, il ne s’agit pas pour le héros de vaincre une menace pesant sur le monde entier. L’histoire tient plutôt du voyage et d’un récit initiatique. Comme le souligne l’auteure de l’article, l’œuvre étudiée se situe alors « à la lisière de la fantasy médiévale » et du conte de fée.

La rubrique Des travaux et des jours accueille deux articles. Celui de Anna-Livia Marchionni propose une approche interdisciplinaire, orientée par la sociologie et l’anthropologie, sur un objet traditionnellement étudié du point de vue de la psychopathologie et des neurosciences. Il s’agit pour elle de réfléchir à la focale disciplinaire et méthodologique la plus appropriée afin de montrer la variété des manières d’être autiste, en étudiant plus spécifiquement leur rapport à la nature et aux animaux. Quant à Ugo Roux, il nous propose les premiers résultats d’un travail de thèse consacré à l’étude de la viralité appliquée au domaine des vidéos publicitaires dans les espaces numériques. Il s’intéresse plus spécifiquement aux facteurs techniques qui peuvent favoriser ou conduire à une communication virale, en se penchant ici sur la question de la qualité de la définition dans laquelle une vidéo publicitaire est regardée.

Ce numéro présente, en outre, deux articles dans sa rubrique Fiches Pédagogiques. Dans le premier, Valentine Prouvez poursuit sa lecture stimulante de l’essai Le Moi et le ça en s’intéressant à l’introduction par Sigmund Freud du dualisme entre pulsions de vie et pulsions de mort dans la théorie psychanalytique. Dans le second, Pascal Fugier met en perspective l’analyse sociologique de l’exclusion en présentant et discutant les problématisations des processus d’exclusion élaborées en sociologie politique par Michel Autès et en sociologie clinique par Vincent de Gaulejac.

Ce numéro se conclut par deux notes de lecture. La première porte sur Le partage social des émotions de Bernard Rimé, note réalisée par Agnès Vandevelde-Rougale. Elle montre comment l’auteur précise la notion d’émotion et étudie l’impact cognitif et social de son expression, qu’elle soit liée à un événement de la vie courante ou à un événement traumatique. La seconde note propose une lecture de l’ouvrage de Frédéric Rasera, Des footballeurs au travail. Williams Nuytens nous y rappelle que si le match de football est un spectacle, ses protagonistes sont des travailleurs “indépendants” qui doivent se placer sur un marché, mettre en œuvre diverses stratégies, faire face à la concurrence…

Le comité de rédaction de la revue tient à chaleureusement remercier l’ensemble des experts qui se sont mobilisés pour ce numéro :

Danièle Alexandre-Bidon, Christian Amalvi, Georges Bischoff, Manouk Borzakian, Olivier Caïra, Pierre-Alexandre Chaize, Guillaume Carbou, Gérard Chandès, Julia Drobrinski, Estelle Doudet, Vincent Ferré, Laurent Sébastien Fournier, Michèle Gally, Stéphane Goria, Daniel Jaquet, Laurent Jegou, Roselyne Koren, Patrick Legros, Brigitte Munier, Yvonne Neyrat, Isabelle Olivier, Julie Pasquer-Jeanne, Jean-Claude Schmitt, Sarah Sepulchre, Sylvie Thieblemont-Dollet, Jacques Walter, Myriam White-Legoff.

Bibliographie

Amalvi Christian (1996), Le Goût du Moyen Âge, Paris, Plon.

André Laury-Nuria (2016), Game of Rome. L’Antiquité vidéoludique, Caen, Passage(s).

Besson Anne (2007), La Fantasy, Paris, Klincksieck.

Besson Anne (2009), « Extension du domaine du ludique : fiction et imaginaire médiéval » dans Le Moyen Âge en jeu, Abiker Séverine, Besson Anne, Plet-Nicolas Florence (dirs), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, pp. 15-25.

Blanc William (2016), Le Roi Arthur. Un mythe contemporain, Paris, Libertalia.

Blanc William, Naudin Christophe (2015), Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, Paris, Libertalia.

Carpegna Falconieri Tommaso Di (2015), Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne.

Di Filippo Laurent (2016), Du Mythe au jeu. Approche anthropo-communicationnelle du Nord. Des récits médiévaux scandinaves au MMORPG Age of Conan : Hyborian Adventures, thèse en sciences de l’information et de la communication et en études scandinaves, Université de Lorraine/Université de Bâle.

DiTommaso Lorenzo (2006), « The Persistence of the Familiar : The Hyborian World and the Geographies of Fantastic Literature », dans Two-Gun Bob. A Centennial Study of Robert E. Howard, Benjamin Szumskyj (dir.), New York, Hippocampus Press, pp. 107-119.

Ferré Vincent (dir.) (2010), Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan.

Groot Jerome de (2009), Consuming History. Historians and Heritage in Contemporary Popular Culture, Oxon/New York, Routledge.

Hobsbawm Eric (2012), « La fonction sociale du passé. Quelques questions », dans L’Invention de la tradition, Eric Hobsbawm, Terence Ranger (dirs), Paris, Éditions Amsterdam, 2006, rééd. 2012, pp. 11-26.

Sapir Edward (1967), Anthropologie 2. Culture, Paris, Éditions de Minuit.

Tzvetan Todorov (2008), La peur des barbares  : au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont.

Tuaillon Demésy Audrey (2013), La re-création du passé. Enjeux identitaires et mémoriels, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.

Notes

[1]  « Medievalism is a reconstruction of the medieval world – stereotyped and streamlined, to be sure, a mixture of myth and memory – and as present circumstances change, so too does the texture of the medievalism change », traduction par les auteurs.

[2]  Sous la direction scientifique d’Anne Besson, Christian Chelebourg, Stéphanie Nicot et Natache Vas-Deyres, ce colloque s’est déroulé les 22 et 23 mai 2018 à Épinal.


Pour citer l'article :

Comité de rédaction, « Préface au N° 26 : Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface-au-No-26-Le-medievalisme (Consulté le 19 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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