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Jouvenceau Nicolas

La servitude volontaire : un innommable qui pourtant existe

 




 Résumé

La servitude volontaire existe-t-elle ? Cet article a pour objectif de le confirmer, tout en exposant des éléments de compréhension des méandres psychiques, linguistiques et institutionnels par lesquels passe le désir lorsqu’il s’investit dans le registre politique. Nous cherchons ainsi à faire apparaître les raisons pour lesquelles il risque tendanciellement de se placer dans la dépendance univoque d’un grand Autre, d’adopter des formes prescriptives de la langue, du discours et de l’imaginaire social, de renoncer à sa capacité instituante. Si des disciplines multiples ont été mobilisées conjointement, on a cherché malgré tout à respecter leur spécificité. Face à un sujet du désir dont les modes de fonctionnement résistent à la logique et à la conceptualisation, une pensée par constellations permet de mieux faire apparaître comment la méconnaissance de ce qui nous constitue et la recherche aveugle de satisfactions pulsionnelles alimentent les phénomènes de servitude volontaire.

Mots-clés : servitude volontaire, désir, grand Autre, pluridisciplinarité, constellation

 Summary

Voluntary servitude : existing although impossible to name

Does voluntary servitude exist ? This article aims to confirm that it does by partially uncovering the psychic, linguistic and institutional intricacies through which the desire circulates in the political field. The purpose is to emphasize that desire tends to become univocally dependant on the “big Other”, leading the individual to adopt normative patterns of langage, speech and social imaginary. Though resorting to various academic fields altogether, we endeavoured to respect their specificity. Our thinking is based on clusters of words and ideas. This approach enables to better understand the human being and its desire, whose operating modes don’t stand up to logic and conceptualization. We thus reveal how self-misunderstanding and blindly pursuing the satisfaction of impulses give way to voluntary servitude.

Keywords : voluntary servitude, desire, big Other, multidisciplinary approach, cluster (of words and ideas)

 Introduction

L’expression de « servitude volontaire », comme bon nombre de locutions devenues courantes et passées dans l’usage commun, tend à se banaliser et à perdre de son acuité. Pourtant, depuis son invention au XVIe siècle par E. de La Boétie (La Boétie, 2002), elle continue de nous opposer son provocant oxymore. Suffit-il d’affirmer, comme le fait F. Lordon sur le mode spinoziste que la servitude volontaire n’existe pas ? Qu’il ne se rencontre chez les hommes qu’une universelle « servitude passionnelle » (Lordon, 2010 : 30-35) ? Ou bien doit-on reconnaître, avec P. Ricœur, « que servitude et affranchissement sont des choses qui arrivent à une liberté » (Ricœur, 1988 : 36) ? En ce sens, toute servitude serait ’volontaire’, consentie voire désirée, hormis les cas d’asservissement physique, d’esclavage proprement dit ? Posée ainsi, l’alternative se révèle assez manichéenne et indépassable, entre les tenants du déterminisme absolu et les défenseurs du libre-arbitre. Ne convient-il pas, dès lors, de repérer dans les réalités empiriques, historiques et contemporaines, ce qui peut nous conduire à l’idée qu’un tel paradoxe, celui du consentement voire du désir d’aliénation, se présente effectivement à nous tout en défiant a priori notre capacité à en rendre compte rationnellement ? Tel a été l’objet de notre travail de recherche pluridisciplinaire, dans le cadre d’une thèse de doctorat en philosophie dont nous proposons ici de mettre en relief les grands axes et les principaux résultats (Jouvenceau, 2011).

 Des phénomènes énigmatiques et préoccupants

À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, nombreux sont ceux qui ont interrogé l’implication du peuple allemand — et plus largement des populations européennes — dans les différentes versions du fascisme et dans le projet d’extermination nazi. Que ce soit T. W. Adorno et M. Horkheimer, dès leurs travaux sociologiques publiés en 1950 sur La personnalité autoritaire (Adorno, 2007), S. Milgram et son étude de psychologie sociale sur la Soumission à l’autorité réalisée entre 1960 et 1963 (Milgram, 2004), ou plus récemment des travaux d’historiens comme C. Browning (Browning, 2005), tous interrogent cette ambiguïté d’une action qui n’est pas absolument contrainte et peut pourtant conduire chacun à commettre des exactions contraires à ses propres valeurs ou convictions — ou, du moins, induisant des conflits de valeurs que la seule violence subie ou menaçante ne peut suffire à trancher. Nous pouvons aussi nous interroger, avec C. Lefort, sur les raisons qui ont pu conduire les membres du parti communiste soviétique et parfois de simples citoyens de l’URSS à tant s’impliquer dans la logique totalitaire, au point de se sacrifier pour le régime voire de se dénoncer lors des grands procès staliniens [1].

Aujourd’hui, en particulier dans les régimes politiques démocratiques, les situations sont différentes. Il n’en demeure pas moins que le paradoxe semble persister, sous d’autres formes. Depuis 1840, A. de Tocqueville nous donne à penser cette servitude douce — dans sa manière — à laquelle les citoyens consentent en démocratie dès lors que leur est concédée la possibilité d’une vie familiale et professionnelle confortable [2]. Comme en écho à ce texte sur les origines de la dynamique démocratique, les récentes analyses de W. Brown nous interrogent sur ce qui pourrait bien renvoyer à un effacement du désir même de démocratie, phénomène de dé-démocratisation des sujets politiques à l’ère du néo-libéralisme (Brown, 2007). De nombreuses approches sociologiques cherchent également à cerner les nouvelles dynamiques du travail, qui paraissent allier implication, autonomie et contrainte — voire asservissement dans certains cas [3]. La psychopathologie du travail permet et de dégager des logiques d’action paradoxales, comme le soulignent les travaux de C. Dejours [4].

 Retour aux sources

Pour commencer, mieux vaut revenir aux sources, avec le souci de dissiper les confusions et les malentendus, pour ensuite reprendre, à nouveaux frais, une réflexion née à l’aube de la modernité. En un premier sens, la source peut être entendue comme le lieu de naissance de l’expression même de « servitude volontaire » : le texte de La Boétie, en sa littéralité et son ancrage tout d’abord politique. Mais l’idée de revenir aux sources du phénomène nous oriente également vers les origines des motivations et du comportement humains : en deçà des valeurs et des convictions, le désir, avec toute la complexité de son élaboration sociale-historique. Or, en ce qui concerne la formation de la subjectivité moderne, les deux sources s’entrecroisent, en cette période de la Renaissance européenne qui constitue en même temps le berceau de formation de l’individu démocratique. En effet, La Boétie aurait écrit le Discours de la servitude volontaire entre 1546 et 1548. À cette date, les premiers linéaments d’une conception du sujet autonome se mettaient en place. Avec la Réforme protestante, puis les grandes révolutions (scientifique, politique, industrielle), s’élaborait une articulation spécifique entre l’individu et les institutions de la société. Et les grandes découvertes conduiraient progressivement à relativiser l’hégémonie de la culture occidentale. Selon une temporalité longue, rétrospectivement difficile à appréhender, la créativité sociale-historique contribua à un patient « travail de culture » (Freud, 2006 : 110) : la psyché de l’individu démocratique entrait dans sa phase de formation. Moment de naissance, moment des origines, avec probablement une dimension de radicale nouveauté qui nous échappe en partie aujourd’hui.

Or il en va de même, curieusement, du texte de La Boétie, puisque le manuscrit d’origine, confié à Montaigne, semble avoir totalement disparu. Ce texte matriciel a donc connu des débuts éditoriaux chaotiques. Publié d’abord en latin puis en français, dans une version partielle et un recueil anonyme (1574), il paraît dans sa version ’complète’ en 1577, dans le recueil d’un huguenot genevois, mais avec des modifications substantielles par rapport à la version du manuscrit devenu ’de référence’ : les copies vraisemblablement tirées de l’original et destinées à des amis de Montaigne, les manuscrits de Mesmes et Dupuy. En 1578, la version du recueil protestant est rééditée, transformée encore davantage ; de nombreuses éditions ultérieures la reprendront à l’identique. On ne retrouva les deux manuscrits jugés les plus fidèles qu’au XIXe siècle et Z. Payen édita le manuscrit de Mesmes pour la première fois en 1853. Le Discours de la servitude volontaire nous confronte donc d’emblée à l’énigme de sa naissance — la date exacte de rédaction reste indécidable, Montaigne lui-même ayant oscillé entre 1546 et 1548 — et à celle de la disparition du manuscrit princeps.

L’énigme se prolonge avec la question des circonstances qui ont pu amener La Boétie à rédiger un tel texte. Certains contemporains comme De Thou n’hésitèrent pas à relier celui-ci à la Révolte de Guyenne, qui eut lieu précisément en 1548. Ce serait par ailleurs la crainte que certains établissent un lien trop étroit entre ces troubles, attribués en partie à la Réforme, et le propos de La Boétie, qui aurait fait prétendre à Montaigne que le texte de son ami avait été écrit deux ans auparavant, en 1546. Néanmoins, l’appropriation ’militante’ du Discours ne s’est pas faite attendre, puisque ses premières publications furent à l’initiative des réformateurs calvinistes. Dès lors, les lectures réduisant le Discours à un pamphlet d’opposition (au catholicisme, à la monarchie, à l’Etat,…) se sont succédées jusqu’à aujourd’hui, occultant en partie le travail de creusement problématique autour d’une énigme : celle d’une réalité paradoxale, qui paraît presque contre-nature et ne cesse de susciter l’étonnement, tout en résistant à sa nomination. Si la ’chose même’ se dérobe à la langue, comment lui assurer une pérennité dans l’esprit des hommes ? Si elle s’avère si difficile à conceptualiser, comment en maintenir toute la complexité en des périodes de troubles religieux, sociaux ou politiques conduisant à des interprétations réductrices et manichéennes ?

 Un réel innommable ?

Le texte de La Boétie nous confronte à un défi : il ne se laisse réduire par aucune ’explication’ ni ne renvoie explicitement à aucune situation strictement identifiée. On ne saurait déterminer à sa seule lecture les causes précises et assignables de la servitude volontaire. Tenons-nous en cependant, dans un premier temps, à la littéralité de ses propos, et surtout à ses hésitations marquées devant la ’chose même’, comme si le phénomène ne pouvait trouver de nom adéquat ou risquait de nous échapper. L’auteur du Discours évoque en effet ouvertement sa difficulté à désigner cette ’réalité’ avec un concept approprié :

« Doncques quel monstre de vice est cecy, qui ne merite pas ancore le tiltre de couardise, qui ne trouve point de nom asses vilain, que la nature desadvoue avoir fait, et la langue refuse de nommer ? » (La Boétie, 2002 : 132)

À quoi fait-il donc allusion ? Que cherche-t-il à cerner avec ce « monstre de vice » que vient par ailleurs qualifier l’oxymore de la « servitude volontaire » ? Et s’agit-il même d’une ’réalité’ unifiée et clairement appréhendable ? Comment peut-on désirer servir, désirer être esclave ? Comment concevoir et baptiser un tel « vice » que la nature elle-même semble désavouer ? Et pourtant, il y a là un fait incontestable, universellement constatable, écrit La Boétie : des êtres humains, par millions, consentent à leur état de servitude et l’alimentent de leur adhésion, de leurs croyances. Pire, ils y contribuent activement et y trouvent des satisfactions pulsionnelles. Aussi universel soit-il, ce fait est néanmoins presque incroyable. Du moins convient-il de le ’voir pour le croire’, tant il s’inscrit en faux contre le sens commun. Même si l’auteur du Discours nous suggère qu’il serait plus conséquent de s’en affliger que de s’en étonner, son propos nous conduit malgré tout vers l’étonnement d’un tel paradoxe et d’une telle formulation, qui stipule que les hommes obéissent :

« non pas contrains par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un » (La Boétie, 2002 : 129.)

En dépit d’une syntaxe surprenante, la parenthèse dénote la prudence de l’auteur à l’égard de cette hypothèse centrale relative à la fascination pour « le nom seul d’un ». Expression pour le moins obscure, qui constitue comme le point focal — et le point aveugle — de la servitude volontaire. D’autant plus que le « nom » en question n’est pas nécessairement illustre ni digne d’admiration : le tyran n’est pas toujours, loin s’en faut, un héros, et le plus souvent il s’agit, écrit La Boétie : « non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lasche et femelin de la nation  » (La Boétie, 2002 : 130-131). Ce ’tyran’ a pourtant un nom, est marqué d’un signifiant qui permet de l’identifier et de lui donner corps dans la langue. Par la médiation de ce signifiant, ce n’est donc pas le référent ’réel’ qui exerce son pouvoir de séduction, tant il est parfois aussi peu digne d’estime, mais autre chose dont il n’est que le ’représentant’.

Que peut donc représenter ce signifiant pour générer des charmes à ce point attrayants qu’ils suscitent une telle séduction chez tant de sujets ? Et tout d’abord quels peuvent être ces ’représentants’ de l’Un qui fascine, au-delà de la figure générique et assez indéterminée du ’tyran’ ? Nous pouvons songer notamment au représentant d’une famille ou d’une fratrie, ou bien à tel individu charismatique, dans le cadre de la sphère privée. Au niveau de la vie sociale, pensons au père et à ses substituts, dans un ordre patriarcal, ou bien à un cadre dirigeant, porteur d’une idéologie politique ou managériale. Enfin, des formes d’aliénation politique plus généralisées peuvent prendre corps de la dépendance servile envers un dirigeant autoritaire, lié à un Parti, à une institution religieuse ou à une Nation, ou bien encore envers un pouvoir bienveillant et prévenant.

 Pourquoi la pluridisciplinarité ?

Cependant, face à la radicalité du questionnement ouvert par le Discours de la servitude volontaire, les éléments de réponse qu’il nous apporte se révèlent décevants. Aussi bien s’agit-il d’un texte de la Renaissance, qui ne pouvait anticiper sur ce qui allait advenir. On lui ferait donc promettre plus qu’il ne peut tenir si l’on considérait que La Boétie nous fournit les clés d’une compréhension suffisante de la servitude volontaire. S’il prend acte, avec vigueur, de son existence universelle, de sa prégnance, de l’indignation qu’elle peut susciter de la part de tout homme libre, son Discours ne nous permet pas de saisir les ressorts des formes contemporaines qu’elle peut prendre. Par ailleurs, et sur le ton d’une apparente simplicité, La Boétie nous invite à penser que pour sortir de la servitude volontaire, il suffirait de le vouloir. Or, précisément, à quelles conditions est-on amené à désirer la liberté — ou son contraire ?

L’auteur du Discours va d’abord envisager le rôle de l’habitude, de l’accoutumance à la servitude qui la rendrait supportable voire désirable. L’hypothèse est faible, d’autant qu’elle ne porte pas exactement sur du volontaire mais sur de l’involontaire. Une seconde hypothèse, assez couramment mobilisée sur la question et que La Boétie ne fait que suggérer, est celle qu’il tire de certaines pratiques de l’Empire romain : la séduction du peuple par les divertissements publics (« du pain et des jeux »). Mais pourquoi chacun consent-il à ces bénéfices secondaires, pourtant bien maigres comparativement à la souffrance et à l’injustice endurées au quotidien ? La troisième hypothèse, enfin, que La Boétie considère comme « le ressort et le secret de la domination » (La Boétie, 2002 : 171), touche à la puissance aliénante des rapports hiérarchiques dans l’ordre social ou politique. Un tyran se maintient grâce à quelques-uns, auxquels il accorde des privilèges, ceux-ci conduisant à la servitude volontaire quelques autres qui dépendent de lui,… et ceci jusqu’au bas de l’échelle sociale ou de l’institution politique, dans une logique pyramidale devenue un des modèles de l’analyse politique. Le classicisme du modèle ne doit cependant pas nous faire oublier ses mécanismes, là encore assez énigmatiques. Pourquoi ceux qui obéissent à l’échelon supérieur dont ils dépendent (et auquel ils sont aliénés), « sont contens d’endurer du mal pour en faire non pas à celui qui leur en faict, mais à ceus qui endurent comme eus, et qui n’en peuvent mais » (La Boétie, 2002 : 174) ?

Nous rencontrons là comme une perversion du désir et une aberration de la praxis humaine : accepter de souffrir avec d’autres et contribuer à la souffrance collective, sans parvenir effectivement à vouloir autre chose. Pire : aggraver la souffrance d’autrui et la tendance générale à l’aliénation, en s’en prenant à d’autres victimes, à celles et ceux qui ne sont pas responsables de la situation et en pâtissent, tandis que les véritables responsabilités sont ailleurs. Nous devons donc entreprendre une analyse minutieuse de l’élaboration psychique de l’individu et de l’économie pulsionnelle des communautés, afin de déterminer ce qui peut les conduire à un tel ’consentement actif’ à l’aliénation. L’analyse est cependant rendue difficile par la diversité des approches susceptibles d’intervenir dans l’éclairage de la formation de la subjectivité, des groupes sociaux et des communautés politiques.

Pour les avoir mises successivement à contribution, nous avons fini par estimer que les perspectives strictement disciplinaires, qu’il s’agisse de philosophie, de linguistique, d’histoire, de sociologie, de psychologie sociale ou de psychanalyse étaient insuffisantes, lorsqu’elles étaient réduites à elles-mêmes. De leur confrontation en revanche est née une meilleure intelligence de la relation réciproque entre aliénation et liberté. De la comparaison des différentes grilles de lecture a pu résulter une clarification du type de rapport au réel engendré par la spécificité de chaque réseau conceptuel. Aucune approche univoque, aucune herméneutique cohérente, n’est en effet capable de réduire l’énigme de la servitude volontaire ni d’en rendre raison de manière satisfaisante et exhaustive. Il est cependant envisageable d’apporter des éléments de réflexion et de contribuer, dans une certaine mesure, à une pensée des fondements psychiques, linguistiques et institutionnels de la servitude volontaire. A quel type de ’savoir’ pouvons-nous néanmoins aspirer ? Et à prétendre saisir par la pensée le phénomène de la servitude volontaire, ne risque-t-on pas de prétendre le ’maîtriser’, ou s’ériger en ’maître’ au-dessus de ceux qui s’y trouvent pris ?

Par ailleurs, nous ne sous-estimons pas les problèmes posés par une approche pluridisciplinaire, en particulier lorsqu’elle est conduite par un seul et même auteur. Chaque discipline comporte en effet ses exigences spécifiques, chacune construit ses objets grâce à des méthodes singulières. Irréductibles l’une à l’autre, elles revendiquent leur autorité dans leur domaine de compétence. Que dire néanmoins sur un champ qui n’est lui-même pas isolable ? Sur un réel qui non seulement pourrait déborder toute méthodologie donnée, mais exiger même une autre approche que celle de la division des savoirs ? Notre choix de la pluridisciplinarité n’est donc pas simplement une concession à l’air du temps, ni une volonté d’éclectisme arbitraire. Il tient à l’objet même de nos préoccupations, qui appelle une multiplication des perspectives et un dépassement de ce que C. Castoriadis appelle la logique « ensembliste-identitaire » (Castoriadis, 1975), imposée par la rationalité instrumentale et la division du travail intellectuel, elles-mêmes parties prenantes dans certaines formes d’aliénation contemporaines. Bien qu’elle reste probablement à développer, et surtout à confronter aux travaux d’autres chercheurs et d’autres disciplines, la démarche adoptée dans notre thèse (Jouvenceau, 2011) visait ainsi, au moins dans son principe, à prévenir le réductionnisme disciplinaire et le fétichisme conceptuel ; à faire apparaître la pertinence de l’intelligence collective ; et enfin à nous placer irrémédiablement devant un savoir divisé et ’intotalisable’.

 Une certaine ’écoute’

Nous avons appris de La Boétie et des investigations auxquelles nous a conduit son thème central, que la question de la liberté et de la servitude transcende la rationalité et tout type de discours. E. Canetti disait de K. Kraus qu’il lui avait « ouvert les oreilles » aux symptômes et aux failles de son époque (Canetti, 1993). Nous pourrions en dire de même du Discours de La Boétie. Encore en va-t-il d’une certaine sensibilité et d’une certaine écoute, qui tiennent elles-mêmes aux affects et à la capacité psychique d’affronter les difficultés de l’existence. L’enjeu — et probablement une partie des apories liées à notre démarche — réside dans les obstacles qui entravent la réceptivité à l’aliénation d’autrui — et à la nôtre. Nous ne tenons pas pour négligeables, en effet, les résistances psychiques, mais aussi linguistiques et institutionnelles, qui s’opposent à la prise de conscience de la servitude intériorisée.

D’une part, se soustraire à la servitude volontaire exige de ne pas rester sourd à l’oppression. Mais à quelles conditions puis-je entendre, ici et maintenant, l’oppression qui pèse sur l’autre — voire sur moi-même ? Ne vais-je pas être conduit à la rationaliser et, finalement, à la dénier, favorisant ainsi sa perpétuation ? Ainsi, si l’étranger, la femme, l’homosexuel, le serf ou le prolétaire sont opprimés, je pourrai toujours trouver des mobiles qui le légitiment — et ceci particulièrement si je suis leur contemporain et que je bénéficie moi-même, peu ou prou, de leur servitude. Tous les motifs de rationalisation sont bons à prendre et dissimulent, rétroactivement, l’atteinte à ma liberté et à mon humanité engendrée par de tels jugements faux et les actes injustes qu’ils rendent possibles. Ou encore si moi-même — quelle que soit par ailleurs mon apparente situation de pouvoir —, dans mon corps, ma sexualité ou mes préférences personnelles, je me laisse contraindre et convaincre par l’ordre social de « céder sur [mon] désir » (Lacan, 1986 : 368), comment pourrai-je percevoir encore les renoncements pulsionnels que je me suis laissé imposer ? Pourquoi prendrais-je conscience de la légitimité des revendications d’une partie, au moins, de mes satisfactions pulsionnelles ? Si en tant que citoyen, consommateur, cadre d’entreprise, membre d’une communauté ou d’un groupe, je partage un idéal et un objet de désir collectif, quel critère me permettra de juger de leur légitimité ?

D’autre part, il ne s’agit pas uniquement d’être sensible à l’oppression mais de se laisser questionner par elle : d’être renvoyé à une réflexion sur ses conditions de possibilité. Ceci nous amène à examiner notre propre position dans l’existence, et en particulier les bénéfices, matériels et symboliques, autant qu’affectifs, que nous tirons de l’ordre établi. N’est-ce pas pour ’sauvegarder’ ces avantages, parfois bien maigres et dérisoires d’ailleurs, que nous consentons au statu quo voire participons plus activement à la perpétuation ou à l’aggravation de l’aliénation ? De plus, cette réflexion renvoie à notre mode d’être et à notre mode d’appartenance à la communauté. Remettre en cause une situation donnée, y compris lorsqu’on s’y trouve aliéné, implique de bouleverser les cadres de représentation et de pensée traditionnels, de sortir des logiques héritées à travers lesquelles pourtant s’était élaborée notre subjectivité. Ceci risque d’ébranler fortement notre ’identité’ et ’l’identité collective’ qui constituaient nos repères antérieurs. Un tel ébranlement est susceptible de réactiver les angoisses face à la finitude et à la mort, que la protection identitaire permettait d’atténuer. Enfin, cela ouvre la porte aux interrogations sur le juste et l’injuste, le bien et le mal, le vrai et le faux,… et mène donc ceux qui y prêtent l’oreille à une confrontation radicale avec les fondements du politique, de la morale et du savoir. Jusqu’où chacun — et chaque communauté — peut-il aller dans cette mise à l’épreuve, sans recourir à des figures consolatrices porteuses d’aliénation collective ?

 Imaginaire, langue et institutions

Grâce à un premier parcours [5], mobilisant des approches historiques, linguistiques, philosophiques et sociologiques, nous avons pu dégager la part importante que pouvaient prendre l’imaginaire social, la langue et les institutions, dans la constitution du sujet et dans ses modes de représentation du réel.

Sur le plan imaginaire, tout d’abord, il n’est pas aisé de se déprendre d’identifications collectives protectrices. Lors de la Révolution française, la crise de légitimation liée à l’effondrement de l’Ancien Régime a généré de nombreux débats sur l’identité du citoyen français, en particulier autour du rôle des arts et de la peinture. S’il s’est agi, comme le propose E. Balibar, de constituer une « ethnicité fictive » (Balibar, 2007), c’est-à-dire de produire artificiellement une identité collective, le parcours de J.-L. David aussi bien que les débats autour de la fonction de l’art sous la Révolution (Pommier, 1991), n’ont pas été dénués d’ambiguïtés. Il n’en demeure pas moins qu’une certaine image de la République et du citoyen a émergé au cours d’un siècle d’histoire, permettant alors que se forme un imaginaire social relativement univoque — reflété dans les manuels scolaires de la IIIème République —, propice à l’adhésion patriotique aveugle.

Selon une autre logique, la constitution de la République américaine, entre la Déclaration d’indépendance (1776) et la Guerre de Sécession (1861-1865) — à quoi nous pouvons ajouter les débuts du cinéma hollywoodien, entre 1920 et 1950 —, s’est accompagnée d’une représentation dominante de la nation états-unienne. Non sans ambiguïtés, là encore, nous pouvons retracer avec Tocqueville les débuts de l’ostracisme dont ont fait l’objet les Indiens et les Noirs dès les commencements (de Tocqueville, 1986 : 466-598), puis découvrir comment une part importante du cinéma américain l’a déployé dans l’imaginaire social [6]. D’autre part, toujours en partant des analyses historiques et sociales de l’auteur de la Démocratie en Amérique, apparaîtra l’origine biblique de certains traits de l’imaginaire national états-unien, avec ses accents puritains et manichéens, dont D. Duclos considère également le renforcement par une autre source : celle des mythologies du nord de l’Europe, incorporées dans les comics et les productions cinématographiques et télévisées mettant en scène la lutte entre le Bien et le Mal, en particulier dans la science-fiction, les films policiers et les westerns [7].

Ainsi, des traditions et des valeurs complexes tendent-elles à se cristalliser en un mode de représentation de soi dominant au sein d’une communauté, représentation de soi corrélative d’une certaine vision du monde et de la réalité. Dans ce cadre, les individus sont susceptibles, dans une certaine mesure, de s’aliéner imaginairement à l’ordre établi, parce qu’ils y trouvent également des bénéfices, matériels et symboliques. Surtout, ils rencontrent là un moyen d’éviter d’affronter l’angoisse d’une division irréductible du social (en classes, en genres, en ethnies, etc.) et d’une fondation originairement violente des institutions politiques.

La dynamique d’aveuglement dans l’imaginaire social est alors d’autant plus intense qu’elle se trouvera renforcée, dans certains cas, par une adhésion à la langue elle-même, langue investie psychiquement comme un symbole identitaire fort. Si B. Anderson en envisage certaines conditions de possibilités (Anderson, 2002), et que E. Benveniste nous éclaire sur l’articulation entre langue, subjectivité et catégories de pensée [8], c’est surtout le devenir de la langue allemande entre le XVIIe et la fin du XXe siècle qui peut nous offrir un modèle de réflexion paradigmatique. Restituer la complexité de son histoire en quelques lignes ne permet pas d’en faire apparaître la richesse et les paradoxes. Indiquons néanmoins que la focalisation nationaliste sur la langue allemande, de la part de certains courants de pensées, ajoutée à la violence totalitaire infligée à celle-ci sous le IIIème Reich [9], a pu en faire à la fois une source d’investissement psychique très forte et un vecteur de simplification voire de déformation du réel. L’ensemble des débats autour de cette question de la langue allemande [10], dans les années 1950-60, notamment avec T.W. Adorno et H. Arendt, ou encore de la part de poètes comme P. Celan, I. Bachmann ou N. Sachs, a montré l’importance d’une mise à distance de la langue afin de réduire les risques d’aveuglement dans l’adhésion à une culture et à une communauté politique.

Mais les questions de l’imaginaire social et de la langue s’articulent aussi à celle des institutions, et particulièrement aux institutions d’Etat et aux institutions culturelles. Comme on peut le faire apparaître avec M. Weber (Weber, 1995 : 64-74), la formation de la subjectivité s’articule à l’édification des institutions bureaucratiques et à leur mode de légitimation, fondé certes sur la rationalité en finalité mais n’excluant pas les autres types de déterminants de l’activité sociale. Il en résulte là encore un risque — toujours tendanciel et non absolument avéré ni strictement déterminé — que les individus se conforment aux modes de comportement et de représentation véhiculés par l’institution à laquelle ils appartiennent (on se souviendra notamment de l’insistance de Weber sur la figure du fonctionnaire d’État). L’institution génère donc bien, elle aussi, des dynamiques susceptibles d’alimenter des effets de servitude volontaire. Et ceci sera d’autant plus le cas si elle a recours à de puissants bénéfices matériels et symboliques, capables d’alimenter le désir de ses membres. Dans le cadre des régimes totalitaires, notamment celui du régime soviétique [11], le monopole du contrôle de toutes les institutions, la terreur politique et la différenciation des salaires et des statuts, ont joué un rôle central. Quant aux régimes démocratiques depuis les années 1920, avec leur capacité à générer du désir et de la frustration grâce aux industries de la culture et du loisir, ils ont trouvé un autre mode, certes plus respectueux de l’individu et des libertés fondamentales, pour générer de l’adhésion envers un système dont nous percevons chaque jour davantage les limites. Bien que les analyses abondent sur cette question, elle aussi très discutée, nous pouvons nous référer aux analyses d’E. Bernays (Bernays, 2007) ainsi qu’à celles d’Adorno [12], afin de déceler combien c’est avant tout du désir et de sa captation dans les leurres de son appropriation marchande qu’il est ici question.

 Changement de plan, changement de scène

Mais alors, pourquoi ne pas se satisfaire de l’hypothèse d’une servitude passionnelle ? Et pourquoi tenir à l’idée qu’intervient, tout particulièrement à l’horizon du désir, une dimension de servitude volontaire ?

L’hypothèse spinoziste ne peut être dissociée de la thèse du déterminisme absolu. Or, nous l’avons dit, celle-ci est indémontrable. Et elle s’étaye sur le présupposé d’un savoir absolu, bien que celui-ci soit difficilement accessible à l’homme comme le reconnaît le philosophe (Spinoza, 1965 : 341). Mais un tel savoir risque bien de se révéler partie prenante dans notre problème. En effet, à présupposer un tel savoir, même si cela s’opère parfois à son insu, l’économiste, le sociologue ou le philosophe ne sont-ils pas aveugles à la présence en arrière-fond d’un Sujet supposé savoir, Tiers garant d’un déterminisme non plus méthodologique mais ontologique ? Et ne trouvons-nous pas ici non seulement un renoncement à penser une plus grande complexité du réel, mais l’occultation de la division du sujet et de son désir, telle qu’a été portée à la concevoir la pensée psychanalytique issue de Freud et Lacan ?

L’insuffisance des ’explications’ précédentes, tirées de perspectives historiques, linguistiques, sociologiques,… pertinentes mais hétérogènes et partielles, n’a ainsi pas été la seule raison de notre orientation vers cette « autre scène » (Freud, 1999 : 455) de la psychanalyse. Nous y a également conduit l’ambiguïté du désir de savoir, toujours implicitement situé entre la tentation du pouvoir (de la domination) et l’intérêt pour l’émancipation, au sein d’un sujet humain qui rencontre bien des impasses sur les voies de la connaissance et de l’exercice de son ’propre’ désir. Que signifie en effet le projet d’une connaissance des déterminants et des motivations de la servitude ? Et pour quelle raison exactement faudrait-il mettre l’accent sur la dimension passionnelle, plutôt que volontaire  ?

Plusieurs raisons nous ont conduit à mettre l’accent sur le volontaire, mais un volontaire resitué dans ses conditions d’exercice singulières et contingentes. Paradoxalement, du moins en apparence, c’est en particulier l’analyse de la formation du désir chez Freud et Lacan qui nous y a incité. Certes, dans cette optique, le désir se forme toujours dans des conditions d’hétéronomie : il n’y a pas de désir absolument libre, si l’on entend par là un désir qui fonctionnerait de manière strictement autonome. En revanche, la psychanalyse esquisse l’idée d’un désir relativement autonome, qui fonde d’ailleurs cette maxime de Lacan « ne pas céder sur son désir » (Lacan, 1986 : 368). Probablement impossible à énoncer comme tel, le désir du sujet se constitue et se déploie par des mouvements oscillatoires, entre détermination par autrui et détermination par soi. La servitude volontaire apparaît ainsi, selon nous, lorsque l’on cède sur son désir, au profit de déterminants hétéronomes par rapport à ’notre’ désir directeur.

Encore faut-il préciser que ce désir est loin d’être aisément identifiable — si tant est même qu’il le soit ’pleinement’ — tant précisément il s’est constitué comme inconscient. Et c’est avant tout à une mise à l’épreuve de toutes les déterminations hétéronomes ou passionnelles que nous convie la psychanalyse. La famille, le milieu social et culturel, l’époque,… et la langue même par laquelle on s’adresse à nous, ont une très forte incidence sur les modalités de formation du désir. Il y aura donc à affronter toutes les figures du grand Autre dans lesquelles le moi se trouve aliéné et à circuler au sein de la multiplicité des objets a, objets du désir qui ne cessent de se difracter en figures multiformes. Un tel parcours nous confronte à ce que Lacan nomme le « plus-de-jouir » (Lacan, 2006), c’est-à-dire à la fois la castration, liée à l’entrée en institution de la vie psychique, et le désir de ’récupération’ des effets de perte qu’elle engage. Or le savoir, autant que le pouvoir, représentent deux modalités, parfois conjointes, de cette récupération. Et il risque toujours d’en résulter une substantialisation du grand Autre, Sujet supposé savoir ou Sujet supposé omnipotent, dont on attend les bénéfices tout en s’aliénant à telle ou telle de ses formes privilégiées.

Au cœur de la question de la servitude volontaire se situe donc celle du grand Autre, ce qu’avait entrevu La Boétie et que suggère l’analyse de C. Lefort à propos du Discours [13]. Dans la mesure où l’Autre me constitue — par le biais du désir de mes parents, de mes proches, par la langue, par l’imaginaire social et les institutions,… — je ne peux totalement échapper à une détermination hétéronome de mon désir. Cependant, parce que cette détermination n’est jamais totale ni surtout univoque, j’ai à assumer et à faire exister à ma manière la résultante de déterminants partiels et souvent contradictoires. Aussi bien y a-t-il là un acte de volonté, non pas absolu mais pris dans une contingence irréductible, qui tranche sur l’état de choses antérieur et produit un acte, au sens fort du terme.

Dès lors apparaît le bénéfice éthique et politique du concept de servitude volontaire. Sur le plan éthique, il engage non seulement la responsabilité de l’individu vis-à-vis de son désir (et du renoncement à son désir), mais aussi un horizon de sens où la liberté du jugement, du sens critique, de l’adhésion à des valeurs, constituent comme des horizons régulateurs. Quant au plan politique, il permet d’envisager un acte qui puisse véritablement trancher sur l’ordre établi et produire de l’événement, un « miracle » [14]. Ce concept, pris en un sens métaphorique et non religieux, renvoie au surgissement déroutant de ce qui paraissait infiniment improbable. Il est le signe de la liberté. Inversement, le fait d’inscrire son activité dans le cadre strict de l’ordre établi et du déterminisme, risque de conduire à la perte du sens des responsabilités et de l’initiative.

 Vers un conflit interminable des interprétations

Comme l’analyse, elle-même sans fin, ces propositions nous conduisent à un interminable conflit des interprétations, non seulement entre les tenants du déterminisme et ceux du libre-arbitre, mais plus largement entre les différentes approches de l’humain et entre les différentes conceptualités disciplinaires. L’aliénation centrale, peut-être constitutive de toutes les autres, se révèle en effet être une aliénation interprétative ou herméneutique. Une situation de servitude volontaire risque en effet de se mettre en place dès lors qu’à un moment donné, une seule ’ lecture’, univoque, est envisagée par un individu ou un groupe. Nous prenons ici le mot ’lecture’ en un sens assez large, à la manière de Ricœur (Ricœur, 1991), ce qui peut aussi bien renvoyer à la lecture d’un texte proprement dite qu’à celle d’une situation ou encore du désir. Tout texte, toute situation, tout désir sont loin d’être univoques et aucune lecture strictement littérale ne peut se prétendre exclusive des autres. Aussi la liberté, au sens d’un jeu, d’un espacement du sens, apparaît-elle avec la pluralité des interprétations et l’ouverture que cette pluralité fait exister.

Aucune Transcendance, ni aucune Immanence absolutisée, ne sauraient nous garantir d’une juste et ultime interprétation du réel, dont toute approche conceptuelle ne nous fournit qu’un découpage partiel. Irréductible au concept, le réel peut ainsi être envisagé comme ce « trésor toujours plein de choses à dire », inépuisable en son « polymorphisme » [15]. Il en résulte l’impératif de construire une pensée qui fonctionne par « constellations », telle que W. Benjamin et T. Adorno l’appelaient de leurs vœux (Adorno, 1992 : 131 ; Benjamin, 2000 : 478-479), pensée qui vise à circonscrire le ’réel’ sans pour autant le réduire à l’emprise d’une conceptualité univoque, ni clore la liste des voix qui lui donnent corps, dans leur singularité et leur hétérogénéité. Les langues rationnelles ou conceptuelles ne pouvant se faire poème, il leur incombe particulièrement de mettre à l’épreuve leur incomplétude et de déjouer les risques d’abstraction dont elles sont porteuses, à la fois dans leur confrontation mutuelle et dans leur commun affrontement à la langue poétique.

Il en va du sens et de la praxis que les langues et les systèmes conceptuels peuvent éventuellement motiver. Or, comme le note Y. Bonnefoy, ce sens est solidaire de celui de l’existence et ne va pas de soi :

« (…) il est masqué, constamment, par des entreprises presque aussi originelles que lui dans le rapport de l’être parlant et du monde. Ce qui fait accéder au sens, c’est de savoir qu’on est mortel : mortel, c’est-à-dire unique. Et de par ce sentiment de la finitude — laquelle fait corps avec ses hasards, sachant que ce sont eux le réel —, c’est de pouvoir rencontrer à même niveau d’autres êtres, et de les tenir pour un absolu eux-aussi : un absolu, ce que l’on ne peut régenter. Le sens, c’est de fonder l’échange social sur l’adhésion à la liberté de l’Autre [l’individu radicalement différent de moi]. Mais la pensée qui doit suivre cette intuition pour que la communauté s’organise est de nature conceptuelle, elle ne retient de la réalité empirique que des aspects, abstractions qui substituent leur intemporel au sentiment de la finitude. C’est pourquoi le sens est constamment en péril » (Bonnefoy, 2007 : 35.)

Grâce à la reconnaissance de la liberté de l’autre, chaque voix sauve l’autre de sa partialité, sans qu’on n’en ait jamais fini, avec les vivants comme avec les morts. Car il n’y a pas d’Autre de l’Autre qui garantirait une langue ou un mode d’énonciation dans leur consistance ultime. Aussi est-ce toujours en aveugle et en paralytique que nous oscillons entre servitude volontaire et trait de liberté, idéologie et éclair de lucidité.

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Notes

[1] Cf. en particulier C. Lefort, La complication, Retour sur le communisme (Lefort, 1999).

[2] Cf. A. de Tocqueville, La démocratie en Amérique. Tome 2 (de Tocqueville, 1986).

[3] On en trouvera notamment une illustration avec le recueil d’articles dirigé par J.-P. Durand et M.-C. Le Floch, La question du consentement au travail, sous-titré De la servitude volontaire à l’implication contrainte (Durand et Le Floch, 2006).

[4] Notamment C. Dejours, Souffrance en France (Dejours, 2009) et Observations cliniques en psychopathologie du travail (Dejours, 2010).

[5] Cf notre thèse, Première partie, « La servitude volontaire et les voies multiples de la fascination » (Jouvenceau, 2011 : 33-235).

[6] Cf. en particulier J.-M. Frodon, La projection nationale, Cinéma et nation (Frodon, 1998).

[7] Cf. D. Duclos, Le complexe du loup-garou, La fascination de la violence dans la culture américaine (Duclos, 2005).

[8] Cf. certains articles dans E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome I, en particulier « Catégories de pensée et catégories de langue » (Benveniste, 2000 : 63-74) ainsi que « De la subjectivité dans le langage » (Benveniste, 2000 : 258-266).

[9] Violence très bien décrite par le philologue V. Klemperer, dans LTI, la langue du IIIème Reich (Klemperer, 2002).

[10] Cf. en particulier M. Crépon, « La langue sans communauté », dans Le malin génie des langues (Crépon, 2000).

[11] Comme le montrent les essais de C. Lefort réunis dans le recueil Eléments d’une critique de la bureaucratie (Lefort, 1979).

[12] Cf. en particulier la conférence d’Adorno sur « L’industrie culturelle » (Adorno, 1964 : 12-18), conférence disponible sur Persée, portail des revues en sciences humaines et sociales, [en ligne] http://www.persee.fr/web/revues/hom… (consulté le 19 juillet 2012), ainsi que le texte plus connu, en collaboration avec Horkheimer, « La production industrielle des biens culturels » (Adorno et Horkheimer, 1994).

[13] Cf. « Le nom d’Un », dans Le discours de la servitude volontaire (Lefort, 1976 : 269-335).

[14] Au sens d’H. Arendt, dans La crise de la culture (Arendt, 1989).

[15] Pour reprendre les termes de M. Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible (Merleau-Ponty, 2011 : 300).

Articles connexes :



-Repères interdisciplinaires sur les notions de public(s) et non-public(s) en sciences de l’homme et de la société, par Gerber Nathalie, Thévenot Pauline

-De la précarité de l’emploi à la négation du vivant, par Burgi Noëlle

Pour citer l'article


Jouvenceau Nicolas , « La servitude volontaire : un innommable qui pourtant existe », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-servitude-volontaire-un (Consulté le 6 novembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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