Pour citer l'article :
Pour la partie thématique de notre premier numéro, nous avions choisi de nous pencher sur le thème de l’actualité. Thème que nous savions riche de développements possibles dans de multiples directions et que nous avions retenu précisément à cet effet, pour marquer d’emblée la volonté d’ouverture de la revue ¿Interrogations ? L’appel à contribution, reproduit dans notre rubrique « Publier », témoignait de notre souhait de voir ce thème aborder sous des divers rapports ou entrées.
C’est dire notre surprise et, en partie, notre déception d’avoir dû finalement constater que la majeure partie des articles qui nous ont été proposés se sont concentrés sur deux entrées seulement. Le jeu de la sélection de ces articles, opérée par les experts du comité de lecture de la revue puis par le comité de rédaction, n’aura que partiellement corrigé ce déséquilibre.
Des sept articles finalement retenus, la plupart éclaire en effet les seules deux premières entrées dans le thème proposées par notre appel à contribution, à savoir respectivement les modes de construction médiatique de la réalité sociale et la double mimesis entre actualité médiatique et réalité sociale. Visiblement, sous le terme d’actualité, une majeure partie des contributeurs – comme sans doute plus largement tout en chacun – continue à penser d’abord et essentiellement médias.
Pour autant, ce n’est pas dire que ces articles se contentent de suivre des chemins déjà balisés et de répéter ce qui a déjà été dit à ce sujet. Sur les modes de construction médiatique de la réalité sociale, tant dans leurs dimensions mentales que dans leurs procédures organisationnelles, l’article de Julien Fragnon tout comme celui de Nicolas Hubé apporte quelques lueurs nouvelles. Le premier nous montre comment les médias s’y prennent pour rendre pensable l’impensable, le Réel aurait dit Jacques Lacan, quand celui-ci fait brusquement irruption, par effraction, dans notre champ d’expérience (sous la forme des attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center de New York) et nous contraint à réviser toute notre perception de la réalité géopolitique : tout en reconnaissant son caractère d’événement inédit et fondateur, son potentiel de rupture est en quelque sorte anesthésié par sa mise en scène et sa mise en récit. Quant à l’article de Nicolas Hubé, il nous donne à voir comment un événement d’abord simplement probable (l’agression militaire de la coalition anglo-saxonne contre l’Irak), puis annoncé et enfin programmé, distord le travail journalistique et comment les journalistes tendent de répondre à la double contraindre de devoir rendre compte d’une actualité « en temps réel » tout en voulant maintenir les exigences déontologiques que cette même pression met à mal.
La seconde entrée proposée par notre appel à contribution a encore plus répondu à l’intérêt de nos contributeurs que la précédente. De cette double mimesis qui fait que le spectacle produit le réel à son image autant qu’il se contente de le reproduire, on trouvera des illustrations tant dans les articles de Driss Abassi sur le sport (plus exactement le cyclisme et le handball), de Yves Patte sur les rapports entre actualité politique et actualité médiatique (en l’occurrence à propos d’un récent débat sur la prostitution et la traite des êtres humains en Belgique) et de Benoît Leroux sur la participation des Motivé-e-s aux élections municipales à Toulouse en mars 2001. Dans toutes ces circonstances, par ailleurs très différentes, il est montré comment l’impératif de faire parler de soi, de devenir visible, d’attirer l’attention et de retenir l’intérêt des médias et du public par leur intermédiaire conduit à façonner la réalité elle-même d’une certaine manière, avant même que les médias ne se chargent de représenter cette même réalité selon leurs normes propres. Et, dans tous les cas, il est indiqué ce qu’il en coûte au réel de se rendre ainsi (re)présentable par les médias : en parodiant la célèbre formule du philosophe irlandais Georges Berkeley « esse est percipi » (être, c’est être perçu), on pourrait dire que la loi qui préside aux rapports entre réalité et médias pourrait se formuler ainsi « percipi est abesse » (être perçu, c’est ne plus être).
Les autres entrées dans le thème de l’actualité que nous avons proposées ont beaucoup moins retenu l’attention de nos contributeurs. On doit cependant au mérite de David Gamet de nous avoir éclairé sur ce qui est en jeu dans l’appropriation de la réalité médiatique par ses récepteurs, lecteurs de journaux, auditeurs de la radio, téléspectateurs. Partant des travaux de Michel de Certeau, il montre que chacun choisit certes dans cette actualité ce qui, littéralement, l’intéresse ; mais que, pour autant, fonctionne une injonction de « se tenir au courant » qui, là encore, n’est pas neutre : elle façonne une forme d’individualité, un rapport à soi et donc une forme du soi qui est socialement très sélective. Sur le privilège accordé au présent, Alain Bihr nous propose une contribution radicale qui, au sens propre du terme, prétend aller à la racine de ce privilège, qu’il fait plonger dans cette « chronophobie » qu’il diagnostique comme une pathologie du rapport au temps propre aux sociétés contemporaines et dont l’étiologie accuse, selon lui, l’emprise sur ces dernières du capital, au sens que Marx donne à ce concept. L’article de Driss Abassi aborde d’ailleurs également ce thème par la bande, mais en faisant entendre un son de cloche dissonant par rapport au précédent : si, selon lui, l’actualité médiatique sportive annihile aussi, en un sens, le temps, ce serait plutôt en niant constamment le présent au profit d’un passé mythifié et d’un futur systématiquement présenté sous la bannière des lendemains qui chantent. Les trois dernières entrées que nous avions proposées sont restées sans preneur. Personne n’a voulu se pencher ni se prononcer sur la tendance d’une certaine sociologie à se faire l’auxiliaire sinon la complice des médias, voire à fonctionner sur un mode médiatique ; pas plus d’ailleurs que sur l’examen de l’existence ou non d’une « actualité sociologique ». Sujets trop pointus ou sujets trop brûlants ? Nous ne le saurons pas. Quant à l’idée d’une « actualité subjective », peut-être a-t-elle paru trop peu « scientifique » ou « académique » pour susciter l’intérêt. Il nous reste à espérer que ce premier numéro qui, comme tous ceux qui suivront, contient également trois autres rubriques particulièrement riches, sera bien reçu par les lecteurs. Quoi qu’il en soit de leur jugement, qu’ils sachent que leurs remarques, leurs suggestions et a fortiori leurs critiques nous seront précieuses, en ce qu’elles nous permettront de corriger les inévitables défauts d’un coup d’essai.
Le Comité de rédaction
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface,15 (Consulté le 13 octobre 2024).