Notre propos s’intéresse à des travaux ayant pour objet d’approcher la mémoire de l’immigration turque et africaine en Lorraine. Cette région ne peut faire l’impasse aujourd’hui sur le fait qu’elle a sur son sol une population « métissée et bigarrée » [1]et que du point de vue du brassage des populations, elle se distingue d’autres territoires de France. Comme le souligne Pierre Bardelli, l’un des initiateurs du colloqueLorraine Terre d’accueilet de brassage des populations [2], elle est « historiquement exemplaire ». Du reste, Gérard Noiriel [3]insiste sur l’idée qu’il ne faut pas envisager son histoire comme une histoire figée, mais plutôt comme un va et vient constant entre le passé et le présent. Depuis 1890 environ, à cause d’une industrialisation régionale exponentielle et un manque de main d’œuvre crucial, des centaines de milliers d’immigrants ont été appelés à venir y travailler. Dès lors, ce sont des frontaliers, des personnes de l’Europe de l’Est et du Sud, du Maghreb, d’Afrique noire, puis des Turcs qui partagent ensemble les mêmes territoires. L’idée de tels travaux dont nous ne présentons ici que la partie méthodologique sur les recueils de témoignages repose sur le constat que la mémoire des populations africaines issues du Fleuve Sénégal et turques était peu mise en visibilité face à d’autres. Pour ce faire, nous nous sommes centré sur trois thématiques, à savoir le parcours migratoire, l’installation en terre d’accueil, les manières de transmettre des savoirs être et faire, soient des traditions culturelles, religieuses, comportementales que nous avons qualifié de mémoire des origines. Nous verrons qu’une telle démarche émanant de chercheurs et non pas des populations elles-mêmes, peut malgré les précautions prises, provoquer quelquefois des difficultés au recueil des témoignages [4]ou à la représentativité de ses contenus [5].
Nous avons mené cette étude [6]dans un lieu circonscrit, celui de la rue Saint-Nicolas de Nancy [7]parce que l’activité commerçante y est assurée depuis longtemps par des populations d’origine immigrée, dont des Turcs [8], et que parallèlement, les populations de ce quartier, au vu de la rénovation menée, sont en cours de dispersion et vont s’installer ailleurs. Porter des regards croisés sur la mémoire, ses modes de transmission, son parcours et ses supports, dans ce lieu, a été l’enjeu de ce travail. Pour questionner ces populations sur la place occupée par la rue dans leur parcours migratoire, nous avons, en amont, cherché les collaborateurs qui nous aideraient à rencontrer ce groupe de commerçants. Car nous devions, au préalable, leur expliquer le pourquoi de l’enquête et la nécessité des entretiens. Ainsi avons-nous établi des contacts avec l’associationAtaturquiequi nous a fourni la liste officielle des commerçants auxquels elle a expliqué les objectifs de la recherche. Elle nous a également fourni des éléments objectifs les concernant : date d’arrivée dans le quartier, activité professionnelle et éventuellement lien de parenté entre eux. Puis elle a mis, à notre disposition, une jeune femme turque salariée de l’association dont la fonction reposait sur deux missions : servir d’interprète, en cas de besoin et de médiatrice auprès des personnes interrogées.
Parallèlement, nous avons établi une bibliographie concernant l’histoire de l’immigration turque en France dont nous avons pris connaissance avant de rencontrer les futurs témoins, et ce, dans le souci de mieux saisir une culture et une histoire. Cela nous a permis de construirenos protocoles d’entretiens avec des questions larges, non fermées, pour ne pas enfermer les interviewés dans un moule, et pour avoir, en cas de silence, des questions de relance. Nous avons rencontré les personnes sur leur lieu de travail, sachant effectivement parAtaturquiequ’elles ne se déplaceraient pas à l’université. L’association s’est chargée des rendez-vous et les a établis en fonction des disponibilités des uns et des autres.Nous avons mené une dizaine d’entretiens entre le 24 septembre et le 5 octobre 2001, quelques jours après les attentats du 11 septembre. D’emblée, un sentiment de méfiance a été perceptible dans les précautions prises par les interviewés, ceux-ci redoutant notre regard, symbolisant celui des Français. Aussi avons-nous rencontré les difficultés suivantes exacerbées par le contexte politique : refus d’enregistrement sonore, de prise de notes, voire de l’entretien.
Pour ceux qui ont accepté l’échange, nous nous sommes pliées à leurs demandes : avec enregistrement ou non, avec prise de notes ou non, temps de parole à leur convenance, en présence d’autres témoins choisis par leurs soins [9]. Ce qui nous a obligé de revoir sur le champ notre démarche et de nous adapter aux interviewés, de sorte qu’à la suite de chaque entretien, nous avons dû noter tout ce qui avait été dit et ce que nous avions observé : durée et lieu de l’entretien, présence ou non d’autres personnes, silences, gestuel, remarquesa priorihors-sujet, pré-analyse du contenu, questions en suspens, vérifications à faire par la suite. Il va sans dire que des informations ont sans doute été perdues vu que le matériau recueilli était assez pauvre et reposait essentiellement sur ce que nous avions retenu. Cependant, nous avons constaté que tous exprimaient avec force l’idée de leur non-différence que la situation d’entretien, par son existence même, suggérait, et qu’ils tenaient souvent des propos conformes à ce qu’ils leur semblaient falloir répondre aux chercheuses que nous étions, comme l’abandon des particularismes, l’uniformisation des comportements, la fusion dans le modèle républicain et laïc [10]. Nous avons saisi l’enjeu de leurs réponses qui s’inscrivaient très certainement dans l’idée que nous pourrions peut-être servir de médiatrices auprès de représentants institutionnels pour défendre l’entrée de la Turquie au sein de l’Europe [11].
Cet ensemble de propos uniformes nous a obligées également de mener, quelques semaines plus tard, des entretiens complémentaires auprès d’Ataturquieet de relire des études similaires conduites dans des conditions de recueils particuliers comme la nôtre, à savoir en situation chaude (c’est-à-dire autour d’un événement [12]). Ces compléments d’informations nous ont permis de relever des contradictions, voire des réponses erronées ou incomplètes de la part des commerçants turcs. Cela étant, nous n’avons pas été entièrement satisfaites du travail entrepris, car notre méthodologie mise au point en amont a constamment été réadaptée dans l’urgence, laissant des traces d’ombre dans les réponses que étions venues chercher. Les attentats du 11 septembre, la méconnaissance de la langue, l’inexistence totale de liens avec les commerçants [13], le fait qu’aucune d’entre nous ne soit allée en Turquie, l’unique choix d’Ataturquiecomme moyen de médiation [14], ont sans doute été les principaux écueils à cette collecte formatée, voire uniformisée.
Les Africains du Fouta, celui du territoire sénégalo-mauritanien inscrit autour des rives du fleuve Sénégal, ne reconnaissent pas l’idée de frontières qu’ils considèrent comme une simple vue de l’esprit colonisateur. Avant de se définir par le biais d’une nationalité [15], ils se définissent au travers de leurs origines ethniques communes [16]. Ce travail a été mené dans un quartier de la ville de Saint-Dié [17]où j’ai pu recenser, aidée d’une médiatrice de même origine,une quarantaine de familles et établir une cartographie de leurs villages d’origine. Puis, sur une période de six mois, j’ai conduit une trentaine d’entretiens. Pour le recueil de ces paroles parfois personnelles, j’ai croisé deux façons de faire : celle que j’ai nommée informelle et à l’inverse, celle qui est restée tout au long de l’enquête, formelle.
C’est à force d’avoir partagé du temps, avec des femmes de première génération, en aidant leurs enfants à faire leurs devoirs ou en servant de lien entre elles et les enseignants [18]que je les ai connues à titre privé. Ces moments ont contribué à instaurer une relation de dialogue, à connaître et mieux comprendre quelques savoir-faire et être, tels que la polygamie, le mariage arrangé, l’école coranique. Différents thèmes qui pourraient sembler inconvenants d’aborder quand on ne connaît pas ces personnes et leur vécu. Ces temps d’échange ont toujours été illimités, libres, ne nécessitant aucun matériel d’enregistrement ou autre, puisqu’ils relevaient du pur échange amical. Cela m’a donné accès à des « morceaux » de vies privées, matérialisés parfois par des photographies, des films de famille, et j’ai pu percevoir des éléments relatifs à la mémoire des origines qu’il aurait été impossible de saisir sans ces liens de confiance réciproque. Je suis partie aussi du principe que pour mieux connaître ces personnes et leur histoire, il me fallait retourner à leurs origines. Ce que j’ai fait à plusieurs reprises en allant dans leurs villages [19], accompagnée de foutanckaises de Saint-Dié. J’ai vécu à leur manière, un temps, et j’ai rencontré des hommes et de femmes aux fonctions différentes (enseignants, agents de santé, matrones, paysans, infirmiers, pêcheurs, bergers) pour concevoir un peu mieux certaines traditions et appréhender autrement ce que peuvent être le témoignage et la mémoire.
Ce n’est qu’à la suite de ces liens tissés en amont que j’ai pu mettre en place la méthode formelle, par le biais des femmes dont une médiatrice qui a incité les Foutanckais du quartier à participer aux recueils de paroles, leur en a expliqué les tenants et les aboutissants, a organisé les rendez-vous et a participé aux entretiens [20]. Tous ont été menés de la même manière, dans un lieu neutre, un bureau du centre social de leur quartier, hors de la sphère familiale et privée. J’avais l’intuition que les personnes qui témoigneraient, aborderaient même indirectement l’essentiel de notre problématique. Aussi n’ai-je préparé que cinq questions – thèmes suffisantes à mes recherches. Le résultat a été positif, les interviewés ont longuement témoigné. Tout a pu être enregistré et à la suite de l’étude, une restitution des propos a été remise à chacun des intéressés [21].
De tels travaux me servent encore à nourrir une réflexion sur la question du témoignage qui excède celle centrée sur la seule immigration. En effet, les chercheurs qui s’intéressent au témoignage et à la mémoire dans un cadre par exemple historique ou ethnographique ont rencontré des problèmes similaires à ceux que nous posons ici : la mise au point des protocoles d’entretien, la relation sujet-interviewé, la fiabilité des données, les procédures de vérification, les formes de diffusion et les usages que les chercheurs peuvent ou doivent faire du témoignage.
[1] F. Roth, dir.,Lorraine, Terre d’accueil et de brassage, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2001, p. 21.
[2] Ce colloque (Longlaville - Longwy, 12/13 oct. 2000) a été la première étape d’un projet de recherche inscrit dans le contrat de plan Etat-Région : dynamique du développement des espaces régionaux et européens (2000-2006).
[3] G. Noiriel, « Conclusion, réflexion générale et perspectives », in F. Roth,op. cit., pp. 355-361.
[4] Par exemple, voici les questions que se posent légitimement les individus ciblés : pourquoi vient-on nous poser des questions et chercher à connaître notre passé, notre histoire ?
[5] L’interviewé répond ce qu’il croit qu’il faut dire pour être en conformité avec des vérités historiques ou autres.
[6] Nous étions deux chercheuses pour ce travail de recueils de témoignages.
[7] Meurthe-et-Moselle.
[8] Épiceries, snacks-bars, boucheries, boulangeries, restaurants, bars.
[9] Il semble que la présence d’autres turcs au cours des entretiens ait été importante pour les interviewés car cela leur permettait de faire valider leurs propos et d’engager ainsi d’autres personnes de même nationalité dans les réponses données.
[10] Ces thèmes ont été largement évoqués par les commerçants turcs.
[11] D’ailleurs, tous ont affirmé qu’ils étaient d’abord européens et que les différences, si tant est qu’elles aient pu apparaître, n’existaient plus à la suite du parcours migratoire. En insistant sur leur condition de commerçant et sur l’idée qu’ils n’étaient pas citoyens d’un pays particulier, mais de l’Europe, ils atténuaient ce paramètre identitaire fort que peut représenter le parcours migratoire.
[12] En effet, force est de constater que les sentiments des uns et des autres ne sont pas identiques après des attentats comme ceux du 11 septembre 2001, surtout avec les déluges médiatiques qui s’ensuivent.
[13] Malgré la présence de la jeune fille, membre de l’associationAtaturquie.
[14] Il existe en effet d’autres associations turques. Toutes sont plus ou moins inscrites dans des mouvances politiques etAtaturquien’échappe pas à la règle. Ce choix a peut-être généré des réticences à notre encontre.
[15] Sénégalaise ou mauritanienne.
[16] Ils se dénomment eux-mêmes foutanckais.
[17] Sous-préfecture des Vosges.
[18] Voire d’autres professionnels du monde l’éducation et du social : psychologue, assistante sociale, éducateur/trice, etc.
[19] Je ne me suis pas rendue en en Mauritanie à cause des problèmes politiques et des tensions entre les deux zones.
[20] Pour servir d’interprète en cas de besoin et ré-expliquer le projet.
[21] Étant seule à mener l’entretien, je n’ai pris aucune note et ce n’est qu’à la sortie des entretiens que j’ai écrit tout ce qui me semblait essentiel pour la suite de mes travaux.
Thiéblemont-Dollet Sylvie, « Quelles méthodologies pour le recueil de témoignages auprès d’immigrés ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Quelles-methodologies-pour-le (Consulté le 9 décembre 2024).