Alors que le nouveau système productif apporte son lot de contraintes (maintien du flux tendu, évaluation permanente du comportement, auto-mobilisation, disponibilité, flexibilité, réduction des temps morts pour les uns, allongement du temps de travail pour les autres, charge mentale accrue, etc.), les salariés de l’industrie et des services non seulement les supportent et les acceptent sans révolte ni hésitations durables mais également s’engagent aveuglément sur les objectifs de l’entreprise. Situation ambivalente, elle est le résultat d’une mystérieuse alchimie que J.-P. Durand se propose d’interroger puis d’analyser comme une nouvelle “servitude volontaire”.
Inspiré du toyotisme japonais et initié par T. Ohno dans le milieu des années 1950, le nouveau modèle productif est conceptualisé par J.-P. Durand en termes de “nouvelle combinatoire productive”. Parmi ses différentes composantes (flux tendu, travail en groupe, modèle de la compétence), c’est le principe du flux tendu, c’est-à-dire son non arrêt, qui en constitue le maillon central : dans la mesure où un salarié l’accepte, il se plie à ses exigences et cela d’autant plus “naturellement” qu’elles ne sont pas médiatisées par un “chef”. L’engagement est inhérent au flux, telle est la thèse soutenue par l’auteur.
S’ils veulent conserver leur emploi et/ou accéder à des statuts plus favorables, les salariés n’ont pas d’autres choix que de se soumettre aux conditions de travail imposées. En recourant à la notion de fragmentation des marchés du travail, J.-P. Durand vise à dépasser le modèle d’opposition binaire issu des théories de la segmentation ou de la dualité pour souligner d’une part la cohabitation actuelle, au sein d’une même structure, de salariés “de la périphérie” (ex-chômeurs, intérimaires, CDD, temps partiel, contrats aidés… directement ou indirectement utilisés par l’entreprise) avec des salariés “du cœur” (CDI, temps plein) ; d’autre part, pour mettre au jour la double fonction que remplit cette fragmentation : organiser la concurrence entre les salariés de la périphérie pour leur accès éventuel au cœur ; mobiliser les salariés sur les objectifs de l’entreprise en rappelant, aux moins performants, le risque de demeurer ou de rejoindre “la périphérie”. Fragmentation et précarisation de l’emploi se font ainsi les complices du nouveau système productif.
Enfin, à partir d’une observation ethnographique des relations de travail, J.-P. Durand se propose de dégager la dynamique subjective de l’engagement individuel dans des situations initialement contraintes. Si les méthodes participatives de management sont à considérer, la ressource essentielle des salariés réside en la possibilité de construire et reconstruire de multiples jeux individuels et collectifs qui donnent un sens et un intérêt détournés à l’activité de travail. Par exemple, sauvegarder un temps inutile de préparation, se maintenir dans une routine, se constituer la plus belle valise de dépannage, adhérer aux principes managériaux pour mieux s’évader… sont autant de pratiques qui visent à l’expression individuelle, à la fois pour soi et pour autrui, et qui s’opèrent à l’insu de la rationalisation croissante –bien que relative– de la subjectivité individuelle. Moteur du consentement à l’implication contrainte, elles manifestent cette capacité d’invention des individus, permanente et infinie et cependant susceptible d’investir d’autres scènes tant au sein de l’entreprise l’échange est déséquilibré et les satisfactions dérisoires eu égard à la soumission globale des salariés aux exigences de la production.
Gamba-Nasica Christine, « Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Jean-Pierre-Durand-La-chaine (Consulté le 6 décembre 2024).