Pour citer l'article :
La publication de ce dossier thématique consacré à l’approche biographique associe des tenants de la recherche fondamentale avec ceux de la recherche-action et de l’intervention. Nous retrouvons donc l’aspect protéiforme de cette approche que nous avions mentionnée dans l’appel à contributions. Sa pluridisciplinarité et son interdisciplinarité sont aussi illustrées puisque six disciplines sont mobilisées, en l’occurrence l’anthropologie, la littérature et les lettres modernes, la psychologie, les sciences de l’éducation et la sociologie. À ces divers enracinements disciplinaires s’ajoute une portée internationale, ce dossier thématique réunissant en effet quatre nations : le Canada (le Québec plus précisément), la France, le Portugal et la Suisse.
Par ailleurs, l’approche biographique ne s’est pas déployée exclusivement à l’Université mais aussi dans les champs de la formation, de l’accompagnement et de l’intervention sociale. Il est de ce point de vue logique que certains de nos contributeurs proviennent d’autres horizons que l’Université et nous nous en félicitons. Tout comme nous sommes heureux que s’y trouvent mêlées plusieurs générations d’enseignants et chercheurs. Ce dossier thématique réunit ainsi, au moment de sa publication, une doctorante en socio-anthropologie (Sophie Chaxel), deux doctorants en sociologie (Frédérique Giraud et Aurélien Raynaud), deux chercheuses post-doctorantes en sociologie (Audrey Parron et Émilie Saunier), une ingénieur de recherche à l’INRA (Cécile Fiorelli), une maître de conférences en socio-anthropologie (Pascale Moity-Maïzi), une psychopédagogue et professeure des universités en sciences de l’éducation (Marie-Claude Bernard), un professeur de littérature (Etienne Beaulieu), un chercheur agrégé de lettres modernes (Hervé Baudry) et enfin une professeure formatrice en pédagogie (Katja Vanini De Carlo), qui est aussi actuellement doctorante en sciences de l’éducation.
Notre dossier thématique débute par l’article d’Hervé Baudry, « Témoignage et biographie : les limites d’un privilège ». Définissant le travail biographique comme genre littéraire « biodégradable » qui implique un double lien entre le biographé et le biographe, c’est à travers la figure du témoin que l’auteur aborde la délicate posture du biographe, à partir de la biographie consacrée à l’écrivain et philosophe Gérald Hervé. Mais l’exercice prend un fort accent auto-analytique puisqu’Hervé Baudry est l’auteur de cette biographie de Gérald Hervé, avec qui il était lié d’amitié. Hervé Baudry confronte alors le « témoin biographe » à ses obligations : celle d’effectuer un travail d’objectivation, en adossant sa narration à de solides bases documentaires et archives. Mais aussi celle d’être loyal et de s’effacer autant que possible face au biographé, quitte à malmener son propre désir narcissique de visibilité. Malgré tout, le biographe demeure un « traître », par l’opération de traduction qu’il opère nécessairement entre le vécu du biographé, l’organisation narrative et la mise en ordre rétrospective de son existence. Ce qui n’est pas sans rappeler les avertissements des sociologues Daniel Bertaux et Pierre Bourdieu face à « l’idéologie biographique » (Bertaux, 1976) et « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986).
L’article d’Étienne Beaulieu, « L’individu autobiographique », traite non pas de la biographie mais de l’autobiographie, genre littéraire qu’il distingue de l’écriture de nature autobiographique et dont il rend compte des conditions socio-historiques d’émergence, en situant en l’occurrence son apparition dans le contexte du romantisme, au tournant des Lumières. C’est notamment à partir de la sociologie de l’individuation de Danilo Martuccelli que l’auteur interroge « l’histoire, la culture et la singularité individuelle qui se nouent dans l’écriture de soi ». Même s’il ne constitue pas l’un de ses référents théoriques, on peut mobiliser le vocable de l’analyse institutionnelle et considérer que « le retranchement sur soi » et le « recours à la matrice conceptuelle du biographique » sont provoqués par des « analyseurs naturels », comme les guerres de religion ou l’Occupation (pour citer deux exemples proposés par l’auteur). Soit des situations qui révèlent la structure contradictoire des institutions et de la société, mettent en échec l’allant de soi de la vie ordinaire (la doxa) et favorisent des formes de réflexivité. Par ailleurs, plutôt que de réduire l’autobiographie à un exercice narcissique d’autoglorification, l’auteur souligne, à partir des « Œuvres autobiographiques » de George Sand, combien ce genre littéraire peut constituer une mise en prose humble de l’existence, rendant compte « des phénomènes contradictoires du vécu » et du caractère « décousu de la vie telle qu’elle se déroule ».
Parmi les contributions sociologiques, celle de Marie-Claude Bernard s’ancre dans le courant interactionniste et mobilise la « présentation de soi », problématique élaborée par Erving Goffman, pour analyser les récits de vie qu’elle a recueillis auprès d’enseignant(e)s du secondaire de biologie, au Québec et en France. À partir de ce cadre théorique, l’auteure ne réduit pas la parole émise en situation d’interactions à un véhicule de locomotion d’un sens donné que réciterait l’individu, mais la définit comme un processus de production et de mise en forme des significations. Du même coup, à l’encontre d’une conception positiviste de la conduite des entretiens, l’auteure soutient que le sociologue ne se contente pas de recueillir des données mais participe à leur construction, en suscitant et en orientant nécessairement le discours de l’enquêté. Si Marie-Claude Bernard considère ainsi que les récits sont « des productions narratives co-développées », c’est en se penchant sur les manières dont les enseignant(e)s ’entrent en scène’ durant la conduite de leur entretien que l’auteure explore leur récit de vie. Analyser les différents positionnements identitaires que les enquêtés convoquent face au sociologue étant aussi une manière de saisir les effets du cadre de l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté sur la production du discours de ces derniers.
Si l’article de Marie-Claude Bernard s’ancre dans le courant interactionniste, la contribution collective réunissant Frédérique Giraud, Aurélien Raynaud et Émilie Saunier se revendique de la sociologie de la socialisation élaborée par Bernard Lahire. Les « principes, enjeux et usages de la méthode biographique en sociologie » sont donc situés dans le cadre de portraits sociologiques visant en premier lieu à rendre compte des processus et modalités d’intériorisation et d’incorporation du social, sous la forme de dispositions. Afin d’éviter les écueils d’une méthode biographique « anecdotisante, hagiographique et subjectiviste », les auteurs soulignent l’importance de croiser le matériau biographique avec d’autres types de données empiriques. Aussi prolongent-ils de ce point de vue la recherche fondatrice du Paysan polonais de Thomas et Znaniecki (Thomas & Znaniecki, 1998), recherche introduite dans l’article de Katja Vanini De Carlo, dans laquelle les récits de vie d’immigrés sont croisés avec la conduite d’entretiens semi-directifs, l’observation directe et l’analyse de documents publics (presse) et personnels (lettres, correspondances). La posture objectivante des auteurs apparaît aussi dans leur intention répétée de déconstruire les « scénarii élaborés par les enquêtés », permise par le croisement des données en obtenant d’autres versions de leur parcours de vie et en mettant à jour d’autres faces des acteurs. S’ajoute à cette pluralité des matériaux empiriques une grille de lecture structurale des récits de vie recueillis, dans laquelle chaque séquence narrative est simultanément inscrite dans un axe longitudinal (dans l’histoire de vie de l’individu) et transversal (relativement aux différents mondes sociaux traversés par l’individu). L’hétérogénéité, voire les contradictions qui peuvent alors se manifester, attestent de la pluralité dispositionnelle des individus. Les auteurs illustrent leur approche à partir de leurs propres recherches empiriques et celles de leurs proches collègues. L’approche biographique mobilisée par Émilie Saunier dans le cadre d’une sociologie de la création littéraire est particulièrement opératoire et permet de rendre compte finement de la façon dont des manières d’être et de penser issues de l’univers familial et incorporées par une écrivain comme Amélie Nothomb sont traduites, mises en forme dans ses œuvres littéraires, son désir d’écriture, mais aussi sous la forme de questionnements et d’obsessions qui « se trouvent travaillés dans le cadre de son activité littéraire ». L’approche biographique remet ici en question la théorie des champs de Pierre Bourdieu, en ne ramenant pas tous les aspects de l’écrivain à « des enjeux de placement » dans le champ littéraire. Ceci dit, on peut noter que dans l’étude qu’il consacre à Martin Heidegger (Bourdieu, 1988), Pierre Bourdieu s’intéresse lui aussi à la traduction, la mise en forme ainsi que la censure qu’opère l’activité philosophique au sein du champ universitaire vis à vis de représentations issues d’autres univers sociaux. Par ailleurs, les enjeux identitaires de classement, déclassement et reclassement social que relèvent de façon récurrente les sociologues (concernant l’écriture romanesque d’Amélie Nothomb, dans la recherche menée par Émilie Saunier ; concernant l’engagement littéraire d’Émile Zola, dans la recherche menée par Frédérique Giraud ; ou encore concernant la place des femmes chirurgiens, dans la recherche menée par Emmanuelle Zolesio) les conduisent à la marge de la sociologie et de la psychanalyse. Il est ainsi question du poids et de la reconfiguration d’un « héritage familial » ainsi que des « conflits psychiques » dont l’écriture littéraire peut constituer un mode de résolution. Pour autant, les concepts et problématiques élaborés selon une approche clinique d’orientation psychanalytique ne sont pas mobilisés. De même, la sociologie compréhensive de Frédérique Giraud, Aurélien Raynaud et Émilie Saunier est marquée par leur intention objectiviste, qui les encourage à considérer avant tout le matériau biographique comme un « objet » à déconstruire plutôt qu’un « outil » de réflexivité et d’accompagnement suscitant des déplacements subjectifs (les auteurs se réfèrent à ce propos à la posture sociologique défendue par Gérard Mauger, lui aussi attaché à l’héritage bourdieusien). Ceci n’enlève rien à la portée heuristique de leur analyse déjà soulignée à juste titre. Notre remarque ne fait que souligner de nouveau l’aspect protéiforme de l’approche biographique, qui se met en œuvre aussi bien dans le cadre d’une recherche fondamentale que dans celui d’une recherche-action interdisciplinaire.
Trois autres contributions tendent davantage vers le pôle interdisciplinaire de la recherche-action que vers celui de la recherche fondamentale. L’article collectif réunissantSophie Chaxel, Cécile Fiorelli etPascale Moity-Maïzi,« Les récits de vie : outils pour la compréhension et catalyseurs pour l’action », rend compte d’une recherche-action effectuée à la demande de l’Association pour le Développement de l’Emploi et de l’Activité Rurale (ADEAR), qui accompagne des porteurs de projet d’installation agricole. Il s’agit d’une recherche collaborative, co-construite entre des chercheurs et des professionnels de l’accompagnement, dans une double visée de connaissance et d’émancipation. Les récits de vie élaborés bénéficient d’un autre support réflexif, la cartographie cognitive, qui fait office de tiers dans le dispositif de recherche. De quoi encourager les processus de conscientisation dans lesquels s’engagent les professionnels participants. Les trois chercheuses présentent leur dispositif de recherche-action en distinguant deux principales phases : la première correspond à l’étude des trajectoires des nouveaux arrivants en agriculture, durant laquelle l’analyse des récits de vie ainsi que la cartographie cognitive sont testés ; la seconde correspond à la transmission de ces outils sous une forme simplifiée et adaptée aux compétences et besoins des accompagnateurs de futurs agriculteurs. Concernant l’adossement théorique des auteures, les trajectoires de vie sont conçues comme des processus non linéaires, marquées par des bifurcations, des transitions et des carrefours confrontant le sujet à un espace des possibles relatif à ses ressources et défini par une multiplicité de sphères sociales (professionnelle, familiale…), soit autant de cadres spatio-temporels et structurels qu’il est susceptible de mobiliser pour prolonger ou modifier le sens de sa trajectoire. À l’instar des contributeurs précédemment présentés, les trois chercheuses s’efforcent de minimiser « l’excès de sens et de cohérence » (Passeron, 1989 : 4) induit par la mise en récit de son existence. C’est de nouveau le pluralisme méthodologique qui est convoqué, à travers les apports de la cartographie cognitive, « démarche qui vise à projeter graphiquement les représentations mentales - énoncées - qu’un individu (ou par extension un groupe d’individus) se fait d’un problème ou d’une question problématique. C’est donc un graphe qui présente les liens entre des concepts (ou nœuds) ». Cette carte cognitive est d’abord élaborée par le chercheur, à partir de l’analyse du récit de vie préalablement recueilli, intégralement retranscrit puis séquencé à partir du modèle d’analyse des entretiens biographiques préconisés par Didier Demazière et Claude Dubar (Demazière et Dubar, 1997). La cartographie est ensuite soumise aux participants. Plusieurs représentations graphiques de leur trajectoire peuvent être réalisées, l’objectif étant « d’illustrer des dimensions de la trajectoire pouvant constituer des ressources pour la construction du projet d’installation (expériences, réseaux, motivations) ». Les participants ont la possibilité de commenter et modifier chacune de ces représentations graphiques, tandis que le chercheur provoque le dialogue et la confrontation des points de vue en relevant les thèmes récurrents, des paradoxes et contradictions, ou encore certains éléments potentiellement significatifs et pourtant passés sous silence. Enfin, une montée en généralité est opérée sous la forme de grilles de lecture co-construites à partir de la mise en parallèle des énoncés et des représentations graphiques de chaque participant. L’ensemble de ce dispositif méthodologique est l’objet d’une seconde phase de la recherche-action, visant à le traduire « en un outil mobilisable pour l’accompagnement, à travers un travail collaboratif entre accompagnateurs, scientifiques et porteurs de projet. » Ce qui nécessite à la fois un temps de formation et le test des outils en situation réelle d’accompagnement, afin d’améliorer et formaliser peu à peu un tel outil méthodologique.
Dans son article « Travail biographique dans les situations de handicap psychique : de l’expérience individuelle à la parole collective », Audrey Parron interroge aussi les potentialités émancipatrices des récits de vie, à partir du travail biographique et identitaire opéré par des jeunes adultes en situation de handicap psychique. La pratique du récit de vie, entendu comme parole sur soi insérée dans un ordre social négocié, est ainsi conçue comme un « processus d’émancipation à une forme partagée de pouvoir dans la gestion des troubles psychiques » mais dont il faut préciser les conditions sociales de possibilité. En effet, si les professionnels du soin recourent au récit de vie dans le suivi individuel des patients, il faut distinguer cette parole sur soi émise dans un tel cadre thérapeutique et celle émise au sein d’un dispositif de recherche à caractère compréhensif ou clinique. Dans le premier cas, la pratique du récit de vie risque d’être surtout perçue comme une contrainte institutionnelle, voire une expérience aliénante, « si les personnes soumises à l’injonction de se raconter doivent construire un discours attendu en puisant dans des représentations psychologiques et médicales ». Parler de soi revient ici à parler avec la contrainte d’adopter le point de vue (supposé) de l’autre, en l’occurrence le point de vue médical et sa « grille de perception prédéfinie et désindividualisée ». Les résistances des patients face à cet ordre du discours médical tendent qui plus est à être discréditées, en tant que défenses pathologiques et la marque du déni du patient face à la ’vérité’ médicale, tout en étant définies comme une phase typique de la maladie psychique (selon un schéma comportementaliste, les réactions liées à la maladie suivent une ’courbe du deuil’, se déclinant en différentes phases allant du déni à l’acceptation, en passant par la dépression et la colère). Or, les résistances des patients ne doivent pas être réduites à un mode défensif, à l’encontre de l’entreprise de normalisation de sa souffrance et plus globalement de sa personne qu’opère le champ médico-social. Les résistances sont aussi créatrices. Ainsi,« face à cette injonction, les personnes ont développé un certain nombre de compétences pour gérer les différentes tensions liées à leur récit dans des stratégies de présentation de soi, comme l’utilisation du silence et des non-dits par exemple ou en sélectionnant les attributs identificateurs ». De même que Marie-Claude Bernard, Audrey Parron se réfère à la sociologie interactionniste d’Erving Goffman afin de traiter des différentes manières dont les patients gèrent stratégiquementleur « présentation desoi », affichant ou au contraire dissimulant tel ou tel attribut identitaire selon la personne avec laquelle ils interagissent. Autrementdit, « la personne souffrant de troubles psychiques effectue un travail de gestion du stigmate dans les relations sociales ». Or, l’un des intérêts du récit biographique livré au chercheur est qu’il est propice pour que le sujet produise « ses propres catégorisations du social », n’étant pas sous la contrainte de mettre en mots son expérience à partir des seules catégories officielles des professionnels du champ médico-social. Audrey Parron interroge alors « la parole sur soi comme processus d’empowerment » dans une perspective collective, soit non seulement la négociation mais l’appropriation par les patients du pouvoir organisationnel au sein des services de soin et d’accompagnement, « la capacité des personnes souffrantes à se réunir pour revendiquer une histoire commune et pour revendiquer au niveau politique des intérêts communs quant à leur position dans l’organisation des soins et des mesures de compensation du handicap psychique ». Or, l’enquête qu’Audrey Parron a réalisée au sein de différents centres psychiatriques et médico-sociaux de la Haute-Garonne atteste de la quasi absence d’une telle parole collective, alorsmême « que ces personnes sont familiarisées avec la pratique du récit de vie dans leur prise en charge des troubles ». L’article illustre toutefois l’émergence d’une telle parole à travers un autre terrain d’enquête, les Users-Focused Monitoring (UFM) du centre de santé mentale de Sainsbury, à Londres, démontrant « en quoi le récit d’une expérience, lorsqu’elle est partagée, permet de mettre en place des actions autour d’intérêts communs et une revendication en termes de droit et de reconnaissance ». Les débats mis en place dans ce dispositif excèdent de loin l’individualité de l’expérience de la maladie et traitent de questions sociales et politiques qui non seulement favorisent le passage de la parole individuelle à la parole collective mais participent à l’émergence de mouvements de citoyenneté.
Enfin, nous clôturons ce dossier thématique par la contribution de Katja Vanini De Carlo, « Se dire e(s)t devenir -La recherche biographique comme choix épistémologique ».Dans une perspective interdisciplinaire qui associe la psychologie (particulièrement la psychologie historico-culturelle), les sciences de l’éducation et la sociologie, elle explore les fondements épistémologiques sur lesquels repose la recherche biographique. La question étant de « savoir si l’approche biographique constitue uniquement une méthode ou si elle peut prétendre au statut d’épistémologie ». La problématisation de l’auteur se propose de dépasser l’opposition entre les usages objectiviste et clinique du récit de vie, soit les cas où le récit de vie constitue avant tout un objet de recherche, un matériau empirique recueilli et analysé par le sociologue, et ceux où il constitue un outil d’accompagnement, au service de la subjectivation et de l’émancipation des sujets. L’hypothèse de Katja Vanini De Carlo est que chaque narration biographique produit la « construction d’un savoir tant intrinsèque qu’extrinsèque au narrateur » qui participe à sa construction identitaire. L’enjeu épistémologique de la recherche biographique repose ainsi sur la capacité de saisir laconstruction de significations et de savoirs « qui prend place au moment même de la narration ». Si l’approche biographique s’est principalement définie en opposition à d’autres approches, en l’occurrence nomothétiques, positivistes, quantitatives, généralistes, en quête de vérités absolues, univoques et d’un savoir totalisant (au risque de devenir totalitaire), elle s’inscrit dans la famille des épistémologies compréhensives qui, refusant la distinction cartésienne du sujet et de l’objet, mettent au coeur de leurs dispositifs de recherche et d’intervention la subjectivité des individus ainsi que celle du chercheur, au même titre que l’approche clinique dans les sciences humaines dont ne traite pas l’auteur (même si elle se réfère en tête d’article à l’approche biographique défendue par Christophe Niewiadomski et qui se traduit par la mise en oeuvre d’une « clinique narrative » (Niewiadomski, 2012). La cohérence épistémologique structurant l’approche biographique se révèle aussi dans le fait de concevoir la narration non pas comme « une simple remémoration » mais comme « la construction d’une nouvelle histoire, et donc de significations nouvelles ». L’originalité de Katja Vanini De Carlo se situe notamment dans le dialogue constructif qu’elle opère entre les courants ’classiques’ de l’approche biographique (l’histoire de vie en formation inaugurée par Gaston Pineau, la méthode biographique en formation proposée par Alex Lainé, la biographie éducative de Pierre Dominicé…) et deux auteurs fondamentaux de la psychologie historico-culturelle : Jérôme Bruner et Lev Vygotski. Le premier considère l’être humain comme l’auteur incessant de constructions narratives qui, en tant que simples « versions de la réalité », sont « validées par leur niveau de vraisemblance ». Katja Vanini De Carlo résume les caractéristiques propres à la narration selon Jérôme Bruner, dont la diachronicité narrative, l’implication intentionnelle, la composition herméneutique, la négociabilité intrinsèque. Ces caractéristiques du récit de soi, conçu comme « art narratif », font transparaître une de ses principales fonctions : « le Moi, loin d’être transparent à lui-même, nécessite de se construire et reconstruire, au fur et à mesure qu’il fait face aux situations de la vie qui le bousculent en permanence », en trouvant appui sur des « modèles culturels qui guident [et non pas déterminent ou conditionnent] l’acte narratif ». Les travaux de Lev Vygotski permettent quant à eux de concevoirl’identité comme un « travail de construction narrative » qui surgit grâce à nos capacités de biographisation.L’hypothèse générale qu’élabore progressivement Katja Vanini De Carlo dans son article apparaît à la fois comme un aboutissement auquel mène la réflexion épistémologique sur l’approche biographique et le point de départ de multiples recherches et interventions à venir : « le sujet narrant apprend, en interaction dialogique, à se dire. Cela revient à considérer que la narration fonctionne comme une forme d’apprentissage qui devance le développement de la connaissance de soi, en tant que fonction psychique. »
La rubrique Fiche Technique accueille deux contributions. La première, celle d’Alain Bihr,s’inscrit dans la continuité des fiches portant sur la notion de capital. Plus précisément, cet article nous éclaire sur les modalités de lecture contemporaine de l’ouvrage majeur de Marx, en rappelant que la lecture du Capital ne doit pas se limiter au premier tome mais doit être considérée dans son ensemble. « Comment (re)lireLe Capitalaujourd’hui ? » fournit au lecteur des clés pour comprendre, dans son contexte et dans ses logiques propres, l’œuvre majeure de Karl Marx. Celui-ci n’a d’ailleurs pas eu le temps d’y mettre un point final : elle est donc inachevée. Son sous-titre, « Critique de l’économie politique » (qu’il ne faut pas oublier, comme le rappelle très justement Alain Bihr), renvoie à la nécessité de comprendre, par-delà « la loi économique des sociétés modernes », que Marx visait dans Le Capital à déterminer les conditions de possibilité du dépassement révolutionnaire de ce « monde à l’envers » qu’est l’économie politique, selon lui.
La seconde Fiche, proposée par Bernard Traimond, traite de la situation d’enquête en anthropologie. En évoquant certains terrains réalisés, l’auteur met en exergue leurs apports pour la recherche d’aujourd’hui. Trois grands axes organisent cette fiche : d’abord, les enquêtes sont appréhendées sous l’angle du contexte, élément central pour comprendre les échanges ayant lieu dans une situation donnée et pour lier le texte à sa situation d’émergence. Ensuite, l’implication est analysée, notamment à l’aune des enquêtes menées par Yvonne Verdier et Jeanne Favret-Saada. Cette posture souligne la nécessité de la prise en compte de la réflexivité dans le cadre des études dans le champ de l’ethnologie. Enfin, le dernier point traité est celui du « tournant linguistique », qui révèle le poids des échanges et des « communautés de langage », créées entre locuteurs. Au final, cette fiche nous présente un véritable« voyage anthropologique », visant à souligner l’interdépendance du contexte et de la position du chercheur sur son terrain, principes au fondement de toute étude portant sur des groupes sociaux.
La rubrique Des travaux et des jours a vocation à accueillir la présentation de travaux en cours, qui ne sont pas nécessairement achevés mais doivent cependant déjà présenter quelques résultats tangibles, ne fût-ce qu’en termes de construction de leur objet. L’article de Paul Kawczak sur le roman d’aventures français de l’entre-deux-guerres répond parfaitement à cette exigence. Il pourrait même passer pour un modèle dans l’exposition méthodique qu’il réalise de la construction de son objet, qui n’élude aucune des questions relatives à la définition du genre (le roman d’aventure), au contexte socio-historique de son étude (la France de l’entre-deux-guerres) ou à sa relevance de l’histoire de la littérature. Le parti pris adopté par Paul Kawczak, adossé aux travaux de Gérard Genette, l’oriente ainsi vers un abord du genre roman d’aventures en tant que tel, indépendamment de son contexte historique, tout comme de la hiérarchie établie (mais nécessairement discutable) des œuvres et des auteurs classés dans ce genre, en se donnant ainsi les moyens (du moins est-ce le pari de la recherche engagée) d’en renouveler la compréhension et celle, plus large, de l’histoire littéraire.
Ce numéro comprend également six notes de lecture. Sont ainsi présentés les ouvrages suivants :
• Joëlle Deniot et Jacky Réault (dir.), 2012, Éros et Société. Vouloir vivre, vouloir jouir, vouloir mourir, vouloir tuer, par Pascal Fugier ;
• Dominique Glasman, 2012, L’internat scolaire. Travail, cadre, construction de soi, par Eric Monnin ;
• Emmanuel Bellanger et Julian Mischi (dir.), 2013, Les territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, par Mathieu Gateau ;
• Maurice Bedel, 2013, Journal de guerre 1914-1918, par Alain Bihr ;
• Ferréol Gilles (dir.), 2013, Souffrance et maltraitance, par Piero-D. Galloro ;
• Lucy Baugnet et Thierry Guibert (éd.), 2011, Discours en contextes, par Jean-Marie Seca.
La rubrique Variapropose un article de Constance Margain qui s’interroge sur la méthode prosopographique, l’étude des biographies collectives, qu’elle utilise dans sa recherche. Il ne s’agit pas ici d’une présentation de travaux en cours, mais davantage, et le texte n’en est que plus intéressant, de partager les questionnements d’un chercheur, questionnements servis par une méthode riche. « La méthode prosopographique appliquée aux militants du syndicat de l’Internationale des gens de la Mer (1930-1937) : des résultats croisés entre vécu et événements historiques » nous apprend beaucoup. Initialement l’article était prévu pour la rubrique Des travaux et des jour,nous sommes heureux qu’il se soit transformé en Varia, l’auteur a ainsi pu prendre plus de place pour s’exprimer, et outre le sujet même de l’article, son tour de force réside dans le chemin qu’elle nous fait suivre, celui de sa propre réflexivité sur son sujet, et ça fait du bien !
Que soient ici remerciés l’ensemble des chercheurs, enseignants, enseignants-chercheurs qui, alors qu’ils ne sont pas membres du comité de lecture permanent de la revue, ont pris le temps de mener les expertises qui leur étaient confiées et qui ont ainsi permis la mise en ligne de ce dix-septième numéro de la revue :
Normand Boucher (chercheur régulier au CIRRIS, professeur associé à l’École de service social, Université de Laval), Martine Boyer-Weinmann (MCF, Université Lyon 2), Jean-Philippe Bouilloud (Phd, ESCP Europe), Philippe Cardon (MCF, Université Lille 3), Pierre Concialdi (Institut de Recherche Economiques et Sociales), Christine Delory-Momberger (PU, Université Paris 13/Nord), Didier Demazière (directeur de recherche au CNRS), Noël Denoyel (MCF, Université de Tours), Pierre Dominicé (professeur honoraire, Université de Genève), François Dosse (PU, Créteil), Olivier Fillieule (directeur de recherche au CNRS, professeur ordinaire à l’Université de Lausanne), Matthias Finger (Professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne), Gérard Gasarian (Ph.D. French, Université de Californie à Berkeley), Jonathan Harm (doctorant en psychologie, Université de Franche-Comté), Alex Lainé (chargé de formation et de recherche en travail social et sur le processus d’accompagnement en validation des acquis de l’expérience), David Le Breton (PU, Université de Strasbourg), Agnès Lhermitte (Professeur agrégée, docteur ès Lettres), Régis Malet (PU, Université Bordeaux IV), Danilo Martuccelli (PU, Université Paris-Descartes), Christophe Niewiadomski (PU, Université Lille 3), Françoise Olivier-Utard (MCF, Université de Strasbourg) Sophie Orange (MCF, Université de Nantes), Claude Pennetier (Chercheur au CNRS), Annie Pibarot (MCF, IUFM de Montpellier), Christine Plasse-Bouteyre (MCF, Université catholique de Lyon), Jacques Rhéaume (professeur au département de Communication sociale et publique de l’Université du Québec), Anne Roche (Professeur émérite, agrégée de Lettres Classiques), Jean-Pierre Tabin (Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne) et Bernard Vallerie (MCF, Université Pierre Mendès France).
Bertaux Daniel (1976), Histoires de vie ou récits de pratique ? Méthodologie de l’approche biographique en sociologie, Paris, C.O.R.D.E.S.
Bourdieu Pierre (1986), « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, pp. 69-72.
Bourdieu Pierre (1988), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit.
Demazière Didier et Dubar Claude (1997), Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, Paris, Nathan.
Niewiadomski Christophe (2012), Recherche biographique et clinique narrative, Toulouse, Erès.
Passeron Jean-Claude (1989), « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 31/1, pp. 3-22.
Thomas William I. & Znaniecki Florian (1998), Le Paysan polonais en Europe et en Amérique : récit de vie d’un migrant [1918-1920], Paris, Nathan Université.
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, Fugier Pascal, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface,391 (Consulté le 12 décembre 2024).