Dans une série de fiches techniques consacrées au concept de capital [1], en illustrant abondamment la fécondité théorique des analyses développées par Marx dans son ouvrage majeur, Le Capital, je pense avoir du même coup répondu par avance à la question préalable des raisons de (re)lire ce dernier aujourd’hui. Reste, pour clore cette série de fiches, à répondre à la question des manières dont il convient et surtout dont il ne convient pas de le (re)lire. Entendons bien : il ne s’agit pas ici de fournir un guide de lecture – et on comprendra tout de suite pourquoi. Plus simplement, plus fondamentalement aussi, il s’agit de donner quelques conseils élémentaires à qui se propose de le (re)lire [2].
Le premier et le plus fondamental des conseils que l’on puisse donner, c’est de lire directement Le Capital sans s’embarrasser des commentaires et, encore moins, par des soi-disant résumés de l’ouvrage. Plusieurs raisons plaident en ce sens.
Tout d’abord, les commentaires ne dispensent en définitive jamais de la lecture directe de l’œuvre et s’avèrent donc au mieux, le plus souvent, inutiles. Ajoutons que la plupart d’entre eux abordent l’œuvre d’une manière discutable (cf. les points suivants) et véhiculent même des erreurs, quelquefois grossières. Ils sont donc nuisibles et font même douter de ce que leurs auteurs aient pris directement connaissance du Capital, en se contentant souvent de reproduire une doxa à son sujet, confortée par l’ignorance ou la méconnaissance du public auquel ils s’adressent.
Quelques commentaires sont cependant excellents et serviront à éclairer l’œuvre : Grossmann (1975), Mandel (1867), Rosdolsky (1977), par exemple. Mais l’assimilation de leur apport présuppose précisément la connaissance (donc la lecture) préalable de l’œuvre et ne peut en rien la remplacer.
Comme toute grande œuvre – et elle fait partie des plus grandes –, l’œuvre de Marx et tout particulièrement Le Capital, continue de recéler des richesses inattendues parce que non encore décelées ou négligées par les commentaires antérieurs – y compris les meilleurs. Tout simplement parce que son sens se renouvelle sans cesse au gré des interrogations, nécessairement changeantes, avec laquelle on l’aborde. Lire directement l’ouvrage, c’est être assuré d’y faire des découvertes.
Tout au plus peut-on tenter de s’appuyer sur des présentations du Capital qui se présentent comme des guides de lecture, par exemple Bihr (2010). Mais il faut se méfier des guides qui quelquefois vous égarent ou se contentent de vous faire parcourir des chemins par trop balisés et parcourus. Il faut savoir ne pas suivre le guide…
Très longtemps, notamment à l’intérieur des organisations se réclamant du marxisme (et ce dès la IIe Internationale), on s’est contenté de lire des parties du Capital.
Cette logique, le fil conducteur de l’ouvrage, Marx l’a lui-même définie dans un passage célèbre des manuscrits de 1857-1858, plus exactement dans le fragment de ces manuscrits connus sous le nom d’« Introduction à la critique de l’économie politique ». Après avoir distingué entre la démarche d’analyse par laquelle la pensée dégage et s’approprie les différents éléments de la réalité et la démarche d’exposition méthodique des résultats de cette analyse, il définit cette dernière en ces termes : « (…) la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret est, pour la pensée, la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme du concret pensé. » [Marx, 1967, 1 : 30]
« S’élever de l’abstrait au concret » ? La formule peut se comprendre de différentes manières qui ne s’excluent d’ailleurs pas mais s’emboîtent, chacune approfondissant la précédente. En premier lieu, il s’agit pour Marx de passer de l’analyse des parties à celle du tout. Après avoir analysé séparément (donc abstraitement) les deux moments dont se compose le procès cyclique de reproduction du capital comme rapport social, le procès de production (Livre I) puis le procès de circulation (Livre II), Marx passe à l’analyse de leur unité, l’entrelacement de la circulation et de la production dans le procès d’ensemble de la production capitaliste (Livre III). Ou encore : après avoir analysé comment se forme la plus value absolue et relative (Livre I, sections III et section IV) puis comment elle se réalise (Livre II, section III), Marx analyse la manière dont elle se transforme en se décomposant en profit (Livre III, section I), profit moyen (Livre III, section II), profit industriel et profit marchand (Livre III, section IV), profit d’entreprise et intérêt (Livre III, section V), et comment elle donne finalement naissance à la rente foncière (Livre III, section VI).
Le même mouvement permet à Marx de passer de l’analyse de la forme générale du capital (A – M – A’) à celle de ses formes particulières : le capital industriel, le capital commercial, le capital financier. Ou encore, il lui permet de progresser de l’essence (la réalité) à l’apparence, des lois aux phénomènes : de la structure du rapport capitaliste de production à la manière dont cette structure se reflète et s’accomplit dans et par les représentations et les actions des différents acteurs socio-économiques sous l’effet de la concurrence et du fétichisme [4].
Plus fondamentalement, en remarquant que le point de départ du Capital est la catégorie de valeur comprise comme forme fétichiste du travail social, Le Capital peut se comprendre comme une sorte de phénoménologie de la valeur au cours de laquelle Marx analyse l’autonomisation progressive de la valeur, depuis sa forme la plus simple, la plus immédiate, la plus exotérique (et donc la moins énigmatique) qu’est la marchandise jusqu’à ses formes les plus médiates et les plus ésotériques (les plus incompréhensibles en apparence, les plus fétichistes) que sont le profit, le profit moyen, l’intérêt, le capital fictif, la rente, etc. [5]
Simultanément et au rebours de ce qui vient d’être dit sur le caractère de totalité méthodiquement ordonnée du Capital, il faut lire ce dernier comme un ouvrage inachevé. Pour se convaincre de ce caractère d’inachèvement, il suffit de rappeler sommairement la chronologie de sa conception et de sa réalisation, son trajet théorique en somme.
De plus, au cours du trajet précédent, le projet de Marx s’est modifié. Au départ, sous le titre de « Critique de l’économie politique », il entend un vaste projet visant ni plus ni moins que l’analyse de la totalité du mode capitaliste de production. C’est ce dont rend encore compte le passage suivant de la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique : « J’examine le système de l’économie bourgeoise dans l’ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; État, commerce extérieur, marché mondial. » [Marx, 1957 : 3]. Or, dans le cours de la rédaction des manuscrits de 1861-1863, le projet se réduit à la seule des premières catégories précédentes, celle du capital.
« C’est la suite du fascicule I [la Contribution à la critique de l’économie politique paru en 1859], mais l’ouvrage paraîtra séparément sous le titre Le Capital, et ‘Contribution à la critique de l’économie politique’ ne figurera qu’en sous-titre. En fait, l’ouvrage n’englobe que ce qui devait constituer le troisième chapitre de la première partie : ‘Le capital en général’. N’y est donc pas incluse la concurrence des capitaux ni le crédit. Ce volume contient ce que les Anglais appellent the Principles of Political Economy. C’est (avec la première partie) la quintessence et le développement de ce qui va suivre pourrait facilement être réalisé par d’autres, sur la base de ce que j’ai déjà écrit (à l’exception peut-être du rapport entre les diverses formes de l’Etat et les diverses structures économiques). » [Marx, 1964 : 130]
Ainsi, tel que nous le connaissons, Le Capital résulte d’un double inachèvement. D’une part, de l’inachèvement du projet originel d’une critique de l’économie politique englobant l’ensemble de l’analyse du mode de production capitaliste, depuis sa structure (la triade : capital, propriété foncière, travail salarié) jusqu’au marché mondial en passant par l’État et les relations internationales, projet abandonné au profit d’un autre, plus restreint, portant sur la seule catégorie de capital. D’autre part, de l’inachèvement de ce second projet lui-même dont Marx n’est pas parvenu à bout et que Engels n’a qu’imparfaitement rempli, en tentant d’en pallier l’inachèvement (de manière partielle et partiale, donc discutable) plutôt que de publier les manuscrits de Marx en l’état d’inachèvement dans lequel il les a trouvés.
Qu’en conclure quant à la manière de (re)lire Le Capital ? Qu’il nous faut le lire en tenant compte de l’ensemble des manuscrits qui l’ont précédé, préparé et dont il ne constitue qu’une partie. D’une part, parce que ces manuscrits gardent trace du premier projet de critique de l’économie politique et comprend sûrement quelques éléments de développement de ce projet. D’autre part, parce que ces manuscrits gardent trace des hésitations de Marx sur un certain nombre de points importants que Engels a cru devoir escamoter pour donner un tour plus parfait (plus systématique) au Capital.
Car nous venons de voir que tel est l’intitulé du projet d’ensemble de Marx dont Le Capital n’exécute qu’une partie. C’est donc lui qui en fixe le sens. Mais que faut-il entendre par « critique de l’économie politique » ? Je pense qu’on peut et doit lui donner au moins trois sens différents.
La critique des insuffisances de l’économie politique comme science positive, la critique des économistes. C’est le sens le plus superficiel mais il est bien présent dans Le Capital comme dans tous les manuscrits qui l’ont précédé et préparé. Pour preuve, les nombreux passages consacrés à cette critique dans les trois premiers Livres et, surtout, le projet du Livre IV se proposant une relecture critique méthodique de l’ensemble de l’économie politique depuis ses origines. Dans l’ensemble de ces passages, la critique marxienne effectue un double mouvement. D’une part, tout en tirant parti des acquis des économistes, il met en évidence leurs lacunes, leurs insuffisances, leurs erreurs théoriques en même temps que leurs illusions idéologiques, qui tiennent toutes en définitive à leur fétichisme économique conduisant à la naturalisation et à l’éternisation des rapports capitalistes de production.
D’autre part, il se propose de dépasser leurs limites, donc en un sens de parachever la science économique comme connaissance positive du procès global de la production capitaliste. Ainsi affirme-t-il dans la préface à la première édition allemande du premier Livre du Capital que « le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne » [Marx, 1948-1960, I : 19]. Ce qu’il a fait en dégageant la loi de la valeur, la loi d’accumulation du capital, la loi du nécessaire équilibre des échanges entre sections productives, la loi de formation d’un taux de profit moyen, la loi de baisse tendancielle du profit moyen, etc.
La critique du capitalisme comme monde à l’envers. Par delà la science économique, la critique marxienne s’en prend à la réalité même qui en est l’objet, c’est-à-dire aux rapports capitalistes de production et au mode de production capitaliste dans son ensemble qui se constitue sur la base de ces rapports. Autrement dit, par delà l’économie politique comme représentation, Marx s’en prend à l’économie politique comme monde : aux rapports capitalistes de production structurant le monde contemporain.
Si l’on avait à résumer en une seule formule la critique marxienne de l’économie politique comme monde, autrement sa critique de l’univers capitaliste, on pourrait dire qu’il dénonce en lui un monde à l’envers, c’est-à-dire :
Le projet de la fin de l’économie comme monde de la nécessité et de la rareté. Mais le but ultime de la critique marxienne est de montrer que, sous une forme certes contradictoire, dans le cadre des rapports capitalistes de production, s’accumulent aussi les conditions objectives (sous forme de la croissance et du développement de forces productives matérielles) mais aussi subjectives (sous forme de forces sociales à potentiel révolutionnaire) rendant possible un autre monde. Autrement dit, à ses yeux, la dynamique même de l’économie capitaliste crée les conditions de possibilité :
Marx Karl (1967 [1939]), Fondements de la critique de l’économie politique, deux tomes, Paris, Éditions Anthropos.
Marx Karl (1957 [1859]), Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales.
Marx Karl (1948-1960), Le Capital. Critique de l’économie politique, 1. Le développement de la production capitaliste [1867], trois tomes, 2. Le procès de la circulation du capital [1885], deux tomes, 3. Le procès d’ensemble de la production capitaliste [1894], trois tomes, Paris, Éditions Sociales.
Marx Karl (1974 [1905-1910]), Théories sur la plus-value (Livre IV du ’Capital’), Paris, Éditions Sociales.
Marx Karl (1964), Lettres sur « Le Capital », Paris, Éditions Sociales.
Grossmann Henrik (1975 [1929]), Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, Paris, Éditions Champ Libre.
Mandel Ernest (1967), La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, Maspero.
Rosdolsky Roman (1977 [1969]), La genèse du Capital chez Karl Marx, Paris, Maspero.
Bidet Jacques (2000), Que faire du Capital ? (1985), Paris, Presses Universitaires de France.
Bidet Jacques (2004), Explication et reconstruction du Capital, Presses Universitaires de France.
Bihr Alain (2001), La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, deux tomes, Lausanne, Éditions Page 2.
Bihr Alain (2010), La logique méconnue du ’Capital’, Lausanne, Éditions Page 2.
Tran Hai Hac (2003), Relire « Le Capital ». Marx, critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique, deux tomes, Lausanne, Éditions Page 2.
[1] Bihr Alain, 2009, « Le concept de capital chez Marx », ¿Interrogations ?, n°9, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-concept-de-capital-chez-Marx ; 2010a, « La critique de la valeur, fil rouge du Capital », ¿Interrogations ?, n°10 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/La-critique-de-la-valeur-Fil-rouge ; 2010b, « Le capital comme pouvoir », ¿Interrogations ?, n°11 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-capital-comme-pouvoir ; 2011, « Le capital financier », ¿Interrogations ?, n°13 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-capital-financier ; 2012 « Capital et propriété foncière », ¿Interrogations ?, n°14, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Capital-et-propriete-fonciere ; « Critique des représentations fétichistes du capital », ¿Interrogations ?, n°16, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Critique-des-representations.
[2] Au lecteur potentiel du Capital se pose tout d’abord le problème de la disponibilité de l’ouvrage en français. En attendant une nouvelle traduction d’ici quelques années dans le cadre de la Grande Édition Marx-Engels (GEME) entreprise par les Éditions Sociales (mais aucun délai n’a encore été fixé par les éditeurs), le lecteur devra se contenter en librairie de la traduction sur bien des points discutable fournie par Maximien Rubel dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Économie, Paris, Gallimard, collection Pléiade, 1963 et Karl Marx, Œuvres, tome II, Économie (suite), Paris, Gallimard, collection Pléiade, 1968. En bibliothèque, il trouvera Karl Marx, Le Capital, huit tomes, Paris, Éditions Sociales, 1948-1960, traduction plus satisfaisante puisqu’elle reproduit notamment la traduction du Livre I publié en 1875, revue et corrigée par Marx lui-même et qui fait donc autorité. L’intégralité des trois Livres du Capital est également accessible en ligne, d’une part sur le site de l’Université du Québec à Chitoumini (UQAC) à l’adresse suivante http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/marx_karl.html, d’autre part sur le site militant Marxist International Archive à l’adresse suivante http://www.marxists.org/francais/marx/works.htm mais souvent sur la base de traductions plus anciennes encore, souvent fautives. Ceux et celles qui ont la chance de lire l’allemand, qui est la langue dans laquelle Marx écrivait le plus souvent, pourront lire l’intégralité des écrits ayant accompagné l’élaboration et la publication du Capital dans la seconde section de la Marx Engels Gesamtausgabe 2 (MEGA 2) éditée par l’International Institute of Social History (IISH) d’Amsterdam qui servira de base à la nouvelle traduction française prévue dans le cadre de la GEME.
[3] Soi-disant accumulation primitive car Marx montre que, loin d’être le fait d’une épargne laborieuse et minutieuse, elle se réduit en fait à l’expropriation violente de la paysannerie et de l’artisanat précapitalistes et à l’appropriation privative, par une minorité, des moyens de production ainsi libérés de leurs propriétaires ou possesseurs antérieurs.
[4] Pour une explicitation de ces différentes formes du capital et des catégories que je viens d’évoquer, je ne peux que renvoyer à la série des fiches techniques précédentes sur le concept de capital mentionnées en début d’article.
[5] Sur une analyse de l’ensemble de ce processus d’autonomisation, cf. « La critique de la valeur, fil rouge du Capital », ¿Interrogations ?, n°10.
Bihr Alain, « Comment (re)lire Le capital aujourd’hui ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Comment-re-lire-Le-capital-aujourd (Consulté le 11 décembre 2024).