Martine Court, Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale, Paris, La Dispute, 2010, 242 p.
Pourquoi les femmes accordent-elles plus d’importance à leur apparence physique et vestimentaire ? À l’inverse, pourquoi les hommes font-ils plus de sport, pratiquent-ils des sports différents et se déclarent-ils plus attirés par la compétition ? Ces différences sont observables dès la fin de l’école primaire chez des filles et des garçons d’une dizaine d’années. Comment de telles dispositions corporelles se construisent-elles et comment se constituent-elles en différences sexuées ?
Dans cet ouvrage rédigé à partir de sa thèse en sociologie [1], Martine Court part du constat de la différenciation sexuée de deux pratiques sociales que sont le sport et le travail de l’apparence. Afin d’essayer de mettre à jour les processus concrets de socialisation à la base de ces différences, elle a réalisé des observations et des entretiens pendant deux ans avec quarante enfants de CM2 et leurs parents.
L’intérêt porté au phénomène de socialisation différenciée entre filles et garçons n’est pas une chose tout à fait nouvelle et le présent ouvrage s’inscrit à la suite d’une lignée de travaux, initiés par des recherches désormais classiques comme celles de Margaret Mead et d’Elena Gianini Belotti [2], sur lesquelles Martine Court revient dans le premier chapitre du livre afin de s’en distinguer. En effet, l’originalité de la recherche de Martine Court tient à son angle d’approche : il ne s’agit pas seulement, comme l’ont souvent fait les chercheurs qui se sont intéressés à ce type de sujet, de décrire des pratiques sexuellement différenciées ou de montrer (voire seulement d’affirmer) que la socialisation est sexuellement différenciée, mais plutôt de mettre l’accent sur les processus sociaux concrets, détaillés et contextualisés, à travers lesquels cet apprentissage s’effectue. Pour cela, l’auteure s’inscrit d’emblée dans la lignée théorique des travaux de Pierre Bourdieu ou Bernard Lahire, en analysant la construction en acte de « dispositions » corporelles, sportives, esthétiques, spécifiques, c’est-à-dire autant de « manières d’agir et de penser que les individus ont constituées au cours de leur histoire et qui sont susceptibles de se transférer d’un contexte de pratiques à l’autre, sans présupposer toutefois […] que ce transfert se réalise systématiquement. » (p. 9).
Car le transfert n’est ni automatique ni unidimensionnel. Dans son étude, Martine Court met ainsi l’accent sur les « cas atypiques » d’enfants qui ne correspondent pas au modèle dominant de leur sexe, soit des garçons n’aimant pas particulièrement le sport ou des filles préférant au contraire cette activité à celles d’embellissement corporel. Par ailleurs, elle n’omet pas de nuancer son analyse de la socialisation sexuée en prenant en compte d’autres variables clés, comme le milieu social d’appartenance des enfants, qui influence également l’importance accordée à certaines dispositions ‘‘féminines’’ ou ‘‘masculines’’. En effet, elle montre bien que les enfants sont avant tout invités à se comporter comme « des filles et des garçons de leur classe sociale » (p. 11) et que les dispositions sportives et corporelles ne sont donc pas valorisées de la même façon en fonction de la position que leurs parents occupent dans l’espace social.
Par ces différents aspects, Martine Court se distingue à la fois des travaux (notamment quantitatifs) mettant l’accent sur les résultats de la socialisation différenciée sans s’intéresser au processus concret de construction de ces différences, et de certaines représentations communes et scientifiques qui considèrent les cas atypiques comme le résultat de dispositions naturelles ou innées [3]. Elle entend au contraire, par l’adoption d’une méthode qualitative (observations et entretiens ethnographiques), décrire précisément comment « les parents ainsi que les autres agents de socialisation [famille, groupes de pairs et secondairement médias] qui sont présents dans l’entourage de l’enfant peuvent amener celui-ci à constituer des […] dispositions à la pratique sportive et au travail de l’apparence » caractéristiques de son genre (p. 10). Il s’agit bien ici de mettre à jour un processus et d’en décrire le fonctionnement concret pour retracer précisément la genèse des différences entre les genres, plutôt que de simplement pointer ces différences.
Elle choisit en outre de présenter sa recherche sous forme de portraits individuels de dix enfants sélectionnés au sein du groupe des enfants interrogés (au total quarante enfants et vingt-six parents), les complétant par des analyses de cas d’autres enfants. Dans la lignée des travaux de Bernard Lahire, le portrait sociologique s’avère ici particulièrement approprié pour saisir les nuances qui apparaissent au niveau individuel et pour montrer comment les différentes influences socialisatrices qui s’incarnent dans des injonctions, des pratiques ou encore des gratifications implicites et explicites se combinent en une configuration singulière et ‘‘n’agissent’’ pas de façon autonome et décontextualisée. Il offre en outre l’avantage d’une lecture aisée, la théorie étant abondamment illustrée par des études de cas. Ainsi, la plupart des portraits décrivent des enfants exposés à des influences socialisatrices hétérogènes voire contradictoires, qu’il s’agisse de différentes personnes au sein de leur entourage ou bien de discours ou injonctions venant d’une seule et même personne. Par exemple, la mère d’une des fillettes critiquant ouvertement ses goûts musicaux (qui sont par ailleurs similaires à ceux des autres petites filles et amplement diffusés par les médias dédiés à cette tranche d’âge) mais lui offrant des magazines et posters de ses chanteuses préférées (p. 56). Ou bien cette autre fille, encouragée par son père à se comporter en « garçon manqué » (ce qu’elle fait) et par sa mère à accorder de l’importance au travail de l’apparence. Au contraire, on constate que les cas de socialisation cohérente sont rares.
Grâce aux portraits sociologiques, Martine Court réussit donc à illustrer en quoi la socialisation genrée est bien un processus plus complexe que ne le laisserait entendre une conception classique et un peu trop homogène et automatique de ce processus. En effet, la socialisation genrée telle qu’elle se réalise effectivement n’a rien d’un processus mécanique et cohérent de “ transvasement” de certaines dispositions entre parents et enfants du même sexe. D’une part parce que les enfants se sont pas de simples réceptacles passifs. D’autre part parce que la transmission n’est pas un phénomène unilatéral et uniforme : différents agents, à différents degrés, agissent à différents moments de la socialisation. Ils véhiculent rarement un message clair et uniforme, notamment parce que messages implicites (les comportements par exemple) et messages explicites (les ordres, les injonctions) se contredisent.
On découvre par exemple dans ces divers portraits que l’enfant ne s’identifie pas automatiquement à des modèles du même sexe et ne le fait que si ce type d’identifications est valorisé autour de lui. Ainsi, la mère d’une des fillettes enquêtées, en critiquant ouvertement les conceptions éducatives de son mari, contribue à amoindrir l’influence symbolique de ce dernier auprès de sa fille. On découvre également que les adultes exerçant une influence socialisatrice sur les enfants ne remplissent pas toujours un rôle conforme à leur sexe, telle cette mère esthéticienne valorisant les amitiés masculines de sa fille.
De même, les enfants ne sont pas exposés de la même façon aux différents discours et injonctions, même quand ceux-ci proviennent de personnes toutes aussi proches. Ainsi, les critiques soulevées par le père d’une enquêtée concernant son souci de l’apparence ne font pas le poids face au modèle maternel qui encourage ce type de pratique. À l’inverse, les éventuelles injonctions à faire du sport restent vaines.
Dernière nuance de taille : la socialisation ne peut pas se résumer à des injonctions ou des énoncés explicites. Elle s’effectue aussi à travers de subtils discours, gratifications, encouragements ainsi que des pratiques et que l’enfant perçoit et imite. Telle mère va prêter attention à son apparence et inciter ainsi sa fille ou son fils à faire de même. Telle fille va abandonner le sport faute de côtoyer des individus sportifs, malgré les éventuelles injonctions à poursuivre. Tel autre parent va inciter explicitement son enfant à adopter un comportement conforme à son genre, mais dévaloriser implicitement ce même comportement dans son attitude quotidienne, etc.
Au final, au-delà des problématiques de l’acquisition des dispositions sportives et de l’embellissement de soi, le travail de Martine Court permet d’éclairer la complexité du processus de socialisation. Le choix des portraits sociologiques, qui permet une lecture stimulante, est réellement efficace pour dévoiler les nuances, détails et inflexions du processus de socialisation et qui s’avèrent en fait fondamentales dans l’acquisition des dispositions par l’enfant. Martine Court apporte ainsi un éclairage nouveau à la sociologie du genre qui ne s’était pas suffisamment penchée sur la formation en acte des dispositions genrées, notamment chez les individus dérogeant aux règles de leur genre. Elle nous propose une approche solide et convaincante du processus de socialisation qui repousse systématiquement toute explication naturalisante.
Delphine Moraldo
[1] M. Court, La socialisation corporelle des enfants : différences entre garçons et filles et variations inter-individuelles. Les exemples du sport et des pratiques d’embellissement du corps, thèse de doctorat soutenue le 19 mai 2008, Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Bernard Lahire.
[2] M. Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1928 et E.G. Belotti, Du coté des petites filles, Paris, Éditions des femmes, 1974.
[3] D’où sa démarcation d’avec les travaux classiques de Margaret Mead et d’Elena Gianini Belotti (p. 30-34), qui selon elle ne s’interrogent pas assez sur les processus concrets à l’œuvre dans la construction des différences sexuées et qui, en outre, laissent parfois libre cours à une pensée naturalisante de ces différences en expliquant la résistance de certains individus à la socialisation genrée par des « pulsions innées » ou des « tendances naturelles » qui leur sont propres.
Moraldo Delphine, « Martine Court, Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale », dans revue ¿ Interrogations ?, N°11 - Varia, décembre 2010 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Martine-Court-Corps-de-filles (Consulté le 6 décembre 2024).