Dans les pratiques du yoga, la dimension « spirituelle » s’est profondément transformée, d’une méthode de libération du cycle des réincarnations chez les hindous en des techniques de perfectionnement de soi chez les pratiquants contemporains. À la lumière de terrains ethnographiques menés en France, en Suisse romande et en Inde, l’analyse interroge le rattachement du yoga aux nouveaux mouvements religieux. Il montre des profils diversifiés parmi les personnes rencontrées, allant du ’curieux’, observateur tolérant, au ’croyant’ qui renforce sa foi et sa religion, en passant par l’’explorateur’ en quête de réponses existentielles. Certaines pratiques du yoga (les chants de mantra, la méditation, les rituels) apparaissent extérieurement comme des mises en pratique de cette « spiritualité ». En réalité, le sens donné à ces actions varie selon les pratiquants.
Mots-clefs : yoga, spiritualité, religion, nouveau mouvement religieux, nouvel âge
A focus on ’spirituality’ in modern yoga
In the contemporary practices of yoga, the “spiritual” dimension has been deeply transformed, passing from the liberation of the reincarnation cycle for Hindu into practices of self-development for modern practitioners. In the light of ethnographical fields in France, French-speaking Switzerland and in India, the analysis shows diverse profiles, starting with the “curious”, a tolerant observer, to the “believer”, who reinforced his/her faith and his/her religion, as well as the “explorer” who tries to answer existential questions. From the outside, some yoga practices (song of mantras, meditation, rituals) appear as practices of believes. In fact, the meaning given to those actions depends on the practitioners.
Keywords : yoga, spirituality, religion, new age
« Au début, le yoga me donnait une belle énergie, me permettait de me sentir centrée, ça m’apportait beaucoup de joie, de bien-être. Maintenant, c’est quand même aussi quelque chose d’assez spirituel. […] Aujourd’hui, je me relie. […] Pour moi, jusque-là, c’était assez terrible de me dire que la vie n’avait pas vraiment de sens, on pouvait être là, on pouvait s’adonner aux choses matérielles de la vie, être en prise avec l’ego et puis mourir et ça me mettait dans des états d’angoisse très forts. […] En même temps, j’ai déjà vécu des expériences où je me sens complètement connectée au Tout. Alors autant dans l’amour et dans la joie que dans la porosité de la souffrance. […] Donc en fait, cette énergie, c’est tout ce chemin spirituel, je me relie à cette énergie. […] C’est toute cette énergie d’amour, d’alliance, de sens de la vie, de te relier à la nature, de te relier à ce grand tout. » (Jade, professeure de yoga, 43 ans, Suisse)
Le discours de Jade témoigne de la manière dont sa perception du yoga et la finalité de sa pratique ont évolué dans son parcours de vie. Pour elle, comme pour d’autres pratiquants et professeurs, le yoga s’associe à la « spiritualité », une dimension qui s’exprime à travers l’idée d’« énergie », où l’expérience corporelle donne vie à une conception holiste d’un corps « relié » à la nature, au « tout ». Pour d’autres, certaines pratiques donnent vie à cette « spiritualité », comme la méditation, les chants de mantra.
Ces discours renvoient à certaines caractéristiques des nouveaux mouvements religieux et du Nouvel Ȃge (voir infra). Par ailleurs, ces discours complexifient le constat de nombreux chercheurs (Singleton, 2010 ; Hauser, 2013 ; De Michelis, 2005), qui ont démontré combien la pratique du yoga s’est progressivement détachée de ses origines philosophiques et ascétiques, visant à sortir du cycle des réincarnations, pour donner une prévalence à l’épanouissement physique, tant en Inde qu’ailleurs dans le monde depuis sa diffusion globalisée. Au point de laisser penser que les pratiquants de yoga actuels se seraient éloignés de la « spiritualité » pour ne viser que le bien-être. Le terme de « spiritualité » sera ici entendu dans le sens donné par Wouter Hanegraaff (1996), c’est-à-dire comme toute pratique humaine qui maintient le contact entre le monde quotidien et un cadre méta-empirique plus général de significations et qui donne la prévalence à l’expérience individuelle et subjective.
Ces deux constats témoignent de transformations profondes du yoga, de la « spiritualité » en lien avec les évolutions socio-historiques. Si certains courants de yoga peuvent en effet se rattacher à des nouveaux mouvements religieux, cet article souhaite aussi rendre compte de discours non uniformisés et d’itinéraires de pratiques plus diversifiés. Pour cela, il présente des profils de pratiquants pour illustrer la variété des finalités de cette « spiritualité » dans le yoga.
Grâce à l’analyse des discours des pratiquants rencontrés, la « spiritualité » revêt dans le sens émique des définitions disparates. Pourtant, certaines caractéristiques émergent dans leur perception de cette « spiritualité » dans le yoga. Pour eux, celle-ci (a) apparaît comme une expérience individuelle, située en soi, présentée souvent comme un « déjà-là » parfois non encore ressenti. Le corps est alors réhabilité en tant que pivot de l’engagement corporel et émotionnel, impliquant des pratiques et des symboles. La « spiritualité » (b) répond majoritairement à une recherche personnelle permettant de trouver des réponses à des questions existentielles avec un discours centré sur le « sens de la vie », la « quête » ou le « chemin ». Dans le yoga, toute « spiritualité » © s’inscrit dans une conception holistique du corps et d’un corps relié à l’environnement. Cet « environnement » peut revêtir une palette de signifiants allant de la « nature » au « grand Tout » comme à « dieu » ou à des « dieux ». Ensuite, bien que cette « spiritualité » (d) soit une transformation personnelle, elle ne se vit que socialement, par l’intermédiaire de l’enseignant qui aiguille la mise en mots et la mise en actes et par le groupe qui renforce ce sentiment « spirituel ».
Cette réflexion prend appui sur une démarche empirique qui, entre 2013 et 2017, a pris forme autour d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de pratiquants et/ou de professeurs à Paris, en Suisse romande (Gruyère et Lausanne) et en Inde (Bangalore, Mysore, Delhi, Rishikesh). Les observations participantes se sont déroulées lors de cours de yoga [1], de retraites en ashram (à Orléans, en Ardèche, en Suisse romande, à Neyyar Dam en Inde du Sud), de festivals (à Zinal, en Suisse romande, et à Rishikesh, en Inde du Nord). Les éléments présentés ici s’inscrivent dans une recherche plus générale [2] dont l’ambition était d’étudier comment, par l’apprentissage du yoga, les pratiquants changent ou non leur conception du corps et du monde ainsi que les conséquences sur leur mode de vie.
Avant d’interroger la question de la « spiritualité » dans les pratiques du yoga, il est important d’éclairer ces termes à la lumière de travaux d’historiens et de sanskritistes (Mallinson et Singleton, 2017 ; Mass, 2009). Le terme « yoga » vient du sanskrit yug et signifie littéralement « atteler », « unir », « joindre ». À travers une analyse rigoureuse des textes, James Mallinson et Mark Singleton (2017) soulignent que « yoga » désigne à la fois un but - la recherche d’union avec le divin, la libération du cycle des réincarnations - et un moyen psychocorporel, doté d’une palette de méthodes et de techniques. De cette recherche de salut chez les hindous à une pratique de « transformation de soi » (Diamond, 2017) chez les pratiquants contemporains, des bouleversements profonds ont eu lieu. Aujourd’hui, le yoga se définit comme un ensemble de techniques psycho-corporelles (postures, respirations et méditation) teintées, au gré des choix, de fitness, de santé, de réalisation de soi et/ou de « spiritualité » et visant à un « perfectionnement de soi » (Hauser, 2013).
Ces changements dans les finalités et les définitions du yoga donnent l’assise à la pensée d’Ysé Tardan-Masquelier (2002), pour qui le yoga se serait progressivement détaché de ses fondements philosophiques et « spirituels » pour mobiliser des arguments plutôt en faveur de la santé et du bien-être, surtout en Europe. Plusieurs auteurs (Altglas, 2005 ; Newcombe, 2005 ; Hauser, 2013) ont apporté des nuances à cette interprétation, même s’il reste indéniable que le yoga a gagné en popularité grâce à (ou à cause de) cette association avec le bien-être, depuis les années 2000.
Ce bien-être peut être compris dans le sens donné par Alain Ehrenberg (2011), c’est-à-dire comme un état qui s’inscrit dans une expérience subjective, centrée sur l’individu, les sensations, l’intériorisation, et oscille entre santé et détente. Par ailleurs, il ne peut être compris sans être replacé dans le contexte socio-historique actuel. Chez les pratiquants de yoga, la santé se place plutôt dans un sens proche du « soin » et dépasse le simple bien-être associé à la « détente » (Nizard, 2020).
Selon Nadia Garnoussi (2018) dans nos sociétés, la « multiplication des références au bien-être exprime plutôt le façonnage d’un idéal existentiel, pragmatique, utilitariste, où l’épanouissement individuel constitue avant tout un état qui se construit rationnellement, s’obtient et s’évalue ». Dans ce contexte socio-historique, ces modes de transformations de soi qui s’expriment à travers le yoga se déclinent autour de discours teintés plutôt de spiritualité, de santé et/ou de bien-être (Nizard, 2019).
Mes travaux rejoignent l’idée d’un glissement de la finalité de la dimension sotériologique du yoga vers une pratique de « transformation de soi » ou « d’auto-perfectionnement », dans le sens de Françoise Champion (1993). Les enquêtés valorisent ce processus « dont les bénéfices se mesureraient à l’échelle intime et à celle de la relation au monde » (Garnoussi, 2017 : 9). En s’inspirant de ces travaux, je fais l’hypothèse que ces modes « d’auto-perfectionnement » peuvent dans les pratiques du yoga moderne mettre l’accent sur l’épanouissement dans le bien-être (Nizard, 2021), sur la santé et/ou sur la « spiritualité » (Nizard, 2020). Sur mes terrains, ces trois modalités (spiritualité, bien-être et santé) se conjuguent, se mélangent, voire se chevauchent différemment selon les itinéraires de pratiques (Nizard, 2019). Par ailleurs, ces dimensions prédominent différemment selon les contextes socio-historiques (Nizard, 2017). Ici, je n’aborderai que les modes d’auto-perfectionnement tournés vers la dimension « spirituelle ».
Sur ce point, la sociologie, l’ethnologique et les sciences des religions tendent à montrer que les pratiques du yoga en Europe ne remplissement pas les finalités sotériologiques hindoues, comme sortir du cycle des réincarnations, même s’il est possible de voir de nouvelles formes de religiosité influencées par le contexte culturel et socio-historique. Ces chercheurs abordent le yoga soit comme un nouveau mouvement religieux (Altglas, 2005), soit pour montrer les complexités géographiques et politiques de la diffusion du yoga (Hoyez, 2012), soit pour se concentrer sur un courant particulier (Newcombe, 2005 ; Eisenmann, 2013). Dans ce registre, une mention plus approfondie peut être faite des travaux de Jörg Stolz (2015), Véronique Altglas (2005) et Suzanne Newcombe (2005).
Stolz (2015) montre qu’il y a eu, principalement dans les années 1960, une concurrence entre les fournisseurs religieux et séculiers pour satisfaire aux mêmes besoins de « paix intérieure », « d’interprétation du monde, de structuration de la vie », d’identité. À partir de ce constat, il élabore pour la Suisse, une typologie : les institutionnels, les alternatifs et les distanciés. Les institutionnels se caractérisent par une foi, des pratiques chrétiennes et la croyance en un Dieu unique, personnel et transcendant. Les alternatifs se définissent par le fait d’avoir des pratiques holistiques et ésotériques. Ils préfèrent le terme de « spiritualité » à celui de religion et ont des approches syncrétiques influencées par de nombreuses cultures dont certaines représentations de l’hindouisme. Enfin, ils conçoivent le monde en termes de « lien avec la nature ». Le dernier groupe, les distanciés, croient dans une « énergie », réfléchissent sur le sens de la vie, mais ne pratiquent pas.
Selon la typologie de Stolz, les pratiquants de yoga appartiendraient aux alternatifs. Cette typologie ne peut toutefois être transférée dans la présente étude, pour au moins trois raisons. Tout d’abord, Stolz fait référence plusieurs fois au yoga dans son ouvrage, mais ne s’y intéresse pas spécifiquement. Par ailleurs, certains des interlocuteurs rencontrés se définissent comme chrétien, juif, hindou ou musulman, c’est-à-dire comme des institutionnels et non comme des alternatifs. Ils se rattachent à une institution et perçoivent leur pratique du yoga comme un renforcement de leur foi (voir infra). Par ailleurs, bien que les mouvements de yoga ne soient pas clairement hiérarchisés comme l’Église, certains courants ont connu une forte institutionnalisation par le biais des fédérations. Par exemple, en France, le mouvement Sivananda est reconnu comme congrégation religieuse. Enfin, certains pratiquants de yoga lient la « spiritualité » à l’idée d’une « énergie » qui unirait tous les êtres vivants, dans une vision holiste, ce qui les placerait aussi du côté des distanciés.
Selon Françoise Champion, Danièle Hervieu-Léger (1990), Véronique Altglas (2005), entre autres, les années 1960-1970 marquent une rupture avec l’émergence de nouveaux mouvements religieux qui se développent à l’intérieur, voire en opposition aux grandes traditions religieuses, notamment catholique et protestante, plus spécifiquement dans la contre-culture. Champion et Hervieu-Léger qualifient ces nouveaux mouvements religieux (NMR) comme une « nébuleuse mystique-ésotérique » « composée de groupes, de réseaux très divers, pouvant se rattacher à de grandes religions orientales, correspondre à des syncrétismes ésotériques plus ou moins anciens ou à de nouveaux syncrétismes psycho-religieux » (1990 : 17). Ces auteures intègrent la Société théosophique et l’anthroposophie qui, dans les années 1920-1930, ont joué un rôle déterminant dans l’importation du yoga en France et en Suisse (Ceccomori, 2001) et plus tard ont participé à l’émergence de certains nouveaux mouvements religieux (Gisel, 1998).
Malgré les contours flous de cette notion, certaines caractéristiques apparaissent. Sur le plan historique, (a) les nouveaux mouvements religieux se sont formés en marge, voire en opposition à la religion et ses membres rejettent certains principes de la tradition chrétienne comme la soumission à un Dieu, à une institution, en valorisant la responsabilité personnelle. Ils s’organisent généralement autour d’un (b) leader charismatique qui se réfère à une « tradition », une « authenticité » afin d’asseoir sa légitimité et reconnu par les membres de la communauté comme un modèle de « réalisation de soi ». © Les NMR donnent une prévalence à l’expérience individuelle, mondaine, plutôt qu’une connaissance perçue parfois comme dogmatique. (d) Les membres de ces groupes opèrent des bricolages de croyances, de pratiques, mélangeant diverses influences religieuses principalement orientales ou ésotériques. Ces bricolages sont rendus possible grâce à (e) l’idée d’un universalisme dans la « spiritualité » et (f) d’une conception holiste où tous les éléments de l’univers seraient reliés par une même « énergie ». (g) Par ailleurs, les NMR recourent souvent à des études scientifiques pour légitimer leur pratique. Enfin, (h) ils répondent aux changements socio-historiques notamment par la montée de l’individualisme, de la modernité et sont marqués par le sceau de la nécessité de « faire un travail sur soi », que Champion nomme « auto-perfectionnement » (1993). Tous ces éléments ont mené à des recompositions religieuses.
D’autres sociologues des religions interrogent cette notion, comme George Chryssides (2001) qui montre que le terme NMR a été d’abord utilisé afin de se détacher de l’idée de secte ou de cult connotés péjorativement en français ou en anglais. Pour lui, cette notion revêt des contours imprécis. Certains mouvements se rapprochent d’organisations structurées, hiérarchisées. Par ailleurs, comme d’autres, il interroge le caractère « nouveau », puisque les NMR mélangent en leur sein des mouvements distincts, parfois aux origines très anciennes. Paul Heelas (1997) a déjà souligné que les grandes religions occidentales ont connu leur « spiritual turn », ce qui amène Raphaël Liogier à considérer que les NMR illustrent « des transformations culturelles et sociales du croire qui traversent l’ensemble du champ religieux » (2009 : 58).
Dans le cas du yoga, cette discipline a connu de très nombreuses transformations au cours de l’histoire depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui. Les historiens et les sanskritistes s’accordent sur l’idée que la réévaluation et la diffusion du yoga s’inscrivent notamment dans des mouvements indiens de réformes et de construction du nationalisme, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, en se réappropriant tout à la fois des références hindoues et des arguments scientifiques européens, au point de parler de « yoga moderne » (Singleton, 2010 ; De Michelis, 2005). Selon Singleton (2010), il faut attendre les années 1920 pour que, en Inde, le yoga se modernise en empruntant des éléments à la gymnastique, à l’hygiénisme et à la culture physique. Ainsi, le yoga n’en est pas à ses premiers bouleversements lorsqu’il apparaît en France en 1895.
Sans revenir sur toutes les périodes marquantes de l’histoire du yoga, les années 1960-1970 marquent, comme le souligne Altglas (2005) une nouvelle rupture. Le yoga s’ouvre à un public plus large. Un double mouvement se crée alors, le premier diffuse la parole de maîtres « spirituels » indiens, le second s’appuie sur des figures françaises qui mêlent Advaïta Vedānta [3], christianisme, postures, « spiritualité » universelle, donnant naissance à des réinterprétations très libres. Le yoga se cristallise autour de courants de yoga identifiables avec un gourou fondateur, des spécificités, en termes de postures, de matérialités, de mélanges. Il correspond tout à la fois à une occidentalisation du mouvement afin de « l’adapter à son public » et à une autonomisation de la transmission du yoga par rapport à l’Inde. L’engouement des années 1970 défend un yoga légitimé par la science, le médical, le bien-être, où le corps est revalorisé (par rapport à la moralité chrétienne). Cette période voit aussi apparaître les premières institutionnalisations et la naissance des fédérations.
Certains mouvements de yoga, comme les courants Sivananda et du Siddha Yoga, étudiés par Altglas, s’institutionnalisent dans le monde dans les années 1960 (Altglas, 2005 ; Ceccomori, 2001), à la suite d’une importation antérieure en France. Parfaitement hiérarchisés, ils se structurent autour d’une figure charismatique, un gourou [4], qui se réfère à la « tradition » de l’Advaïta Vedānta [5], d’une « authenticité » et d’une filiation de maître à disciple depuis Shankara, comme l’indique le site de l’institution Sivananda [6], permettant d’asseoir sa légitimité et de mobiliser comme le souligne Heelas (1997) une idéalisation d’un passé réinterprété.
Ces courants prônent un universalisme inspiré des traductions du néo-hindouisme [7]. Par exemple, dès l’importation du yoga au début du XXe siècle, Vivekananda [8] défendait l’idée que, dans toute religion, il existe « une base de croyance universelle » qui relève d’une « science de l’esprit », la « spiritualité » (Vivekananda, 2007 : 17-18). Cette universalité réside dans l’expérience directe avec le divin et passe par le corps. Dans cette perspective, Vivekananda valorise la pratique du Raja-Yoga, consistant notamment à observer ses états intérieurs et à y constater la présence divine décrite comme « unique, omnisciente et transcendantale ». En ce sens, le pratiquant ne cesse jamais de se perfectionner. Ces trois éléments : l’universalité, l’expérimentation corporelle et le perfectionnement de soi posent les bases de la possibilité pour le yoga d’être rattaché à un NMR. Plus tard, les courants Sivananda et Siddha Yoga mobilisent les mêmes arguments. Ainsi, comme l’a décrit Altglas (2005) les courants Sivananda et Siddha yoga embrassent l’ensemble des caractéristiques des NMR.
Pourtant, Raphaël Liogier (2009), Pierre Gisel (1998), Nadia Garnoussi (2007) défendent l’idée que les NMR, comme le Nouvel Âge, qui en serait une déclinaison avec des formes plus disparates, se sont transformés afin de répondre à de nouvelles configurations sociales. Liogier parle d’une idéologie « individuo-globalisante » qui marque des modifications non seulement des croyances, des NMR, mais de l’ensemble du social, de la politique, de la consommation, du sport, où le yoga, la méditation prennent de nouvelles colorations en lien avec ces changements sociaux en mettant l’accent sur les dimensions sanitaires. Garnoussi (2019) préfère décrire l’intérêt pour la méditation ou les méthodes de développement personnel comme significatif de bouleversements sociaux et d’« une psychologisation du religieux ». Sur ses terrains, la centralité des références au bien-être permet de mettre en évidence des mutations des croyances contemporaines. Ces changements s’inscrivent dans l’articulation entre modernité, responsabilité individuelle et la possibilité « d’auto-perfectionnement » en rétablissant des valeurs, des normes, des règles de conduite qui « permettent aux adeptes de restructurer leurs conceptions, de modifier leurs attitudes et d’adopter des comportements précis » (Champion, 1990 : 68). Ainsi, les individus sont incités à valoriser une intériorité, un cheminement personnel où les termes de « quête », de « chemin » prennent tout leur sens. Depuis les années 2000, le yoga met l’accent sur des « transformations de soi tournées vers la santé et le bien-être » (Garnoussi, 2007 : 45). Christian Ghasarian (2002) et Alain Ehrenberg (2011) montrent que le principe de responsabilité individuelle est au centre des croyances issues du Nouvel Âge, avec l’idée que la transformation du monde commence par une « optimisation intérieure ».
Si l’on se place à l’échelle des pratiquants et non de l’institution, il apparaît sur mes terrains des profils plus diversifiés que ceux décrits par Altglas. Dans sa recherche (2005), elle a choisi d’exclure ceux qu’elle nomme les « clients » qui viennent dans ces centres pour pratiquer un yoga proche du bien-être ainsi que les « virtuoses » qui ont choisi de rentrer dans la vie monastique. Or, sur mes terrains, je me suis intéressée à tous les pratiquants autant à ceux qui valorisent le bien-être que ceux qui défendent une « spiritualité » dans le yoga. Par ailleurs, comme de nombreux pratiquants naviguent entre les professeurs, j’ai suivi des professeurs affiliés à sept courants de yoga afin d’observer des cours plus portés sur la dimension physique (ashtanga, vinyasa), thérapeutique (Iyengar, nidra) et/ou « spirituelle » (Sivananda, kundalini, de Shribhashyam). Si chaque professeur peut valoriser un aspect plutôt qu’un autre, toutes ces dimensions se conjuguent généralement dans tous les cours de yoga. Ce parti pris a mis au jour d’autres itinéraires de pratiques et plusieurs conceptions de la « spiritualité ».
De son côté, Newcombe (2005) montre qu’il existe aussi un spectre plus large de pratiquants et non une catégorie unique, allant de la personne religieuse à l’indifférent, et cela même dans les courants les moins portés sur la « spiritualité ». Newcombe s’intéresse au courant Iyengar, mouvement qui, lui, met l’accent sur la dimension corporelle et thérapeutique et exclut les pratiques qui peuvent, aux yeux des Occidentaux, s’apparenter à la « spiritualité » , tels que les chants de mantras [9], du OM [10], les pūjā [11], l’āratī [12]. Dans le sillon creusé par les travaux de Singleton (2010), Newcombe (2005), Hauser (2013), Hoyez (2012), cette étude de quelques terrains en France, en Suisse romande et en Inde, tend à approfondir cet argument par une typologie des pratiquants, mais surtout à comprendre les sens donnés à la « spiritualité » et à une des pratiques perçues comme « spirituelles » selon les pratiquants.
Parmi les pratiquants de yoga rencontrés, trois profils sont apparus qui portaient un intérêt plus ou moins important à la « spiritualité » : les curieux, les explorateurs et les croyants. Ces profils [13] renvoient aux observations et aux discours recueillis sur les terrains français, suisse ou indien. Ils sont mobiles, certaines personnes peuvent, au cours de leur vie, être croyants, puis explorateurs ; d’autres curieux peuvent devenir explorateurs. Cette idée de processus est fondamentale, des retours en arrière sont possibles. Cette typologie vise à mettre en avant des spécificités bien plus qu’à catégoriser des personnes.
Les caractéristiques communes aux définitions données à la « spiritualité » (voir supra) renvoient à celles du Nouvel Âge avec une importance donnée à la dimension expérientielle, un objectif de transformation de soi par le biais de méthodes psychocorporelles, un salut mondain et immanent, une accentuation de la responsabilité individuelle, une dimension holiste (Hanegraaff, 1996). Contrairement aux NMR, le Nouvel Âge a un caractère plus diffus, sans leader clairement institué, ce qui est le cas de la majorité des cours de yoga aujourd’hui. Certains professeurs s’affilient à un courant spécifique, mais la plupart des professeurs exercent sans rattachement précis, comme le souligne Luca Mori et Federico Squarcini (2008). Par ailleurs, les tensions, voire la position contestataire avec les religions instituées tendent à s’estomper dans les discours de mes interlocuteurs.
Enfin, comme le soulignait déjà André Mary (1994), les pratiquants n’assemblent pas n’importe quels éléments ensemble. Certains assemblages ou recompositions ne viennent pas seulement des transformations sociales européennes, mais existaient déjà en Inde lors des mouvements de réformes au début du XXe siècle (Singleton, 2010). Aussi, le yoga qui s’est exporté était déjà une recomposition d’éléments auxquels les importateurs du yoga ont donné une cohérence (Nizard, 2017). Ainsi, tous les pratiquants du yoga n’opèrent pas n’importe quel mélange, certains se réfèrent clairement aux formes revêtues par le néo-hindouisme.
Certaines pratiques (la méditation, les techniques de respiration, les actes de nettoyage du corps, les chants de mantras et certaines cérémonies) sont décrites comme « spirituelles » par les professeurs et pratiquants européens rencontrés et même par quelques sociologues des religions (Altglas, 2005). Sans pouvoir détailler chacune d’entre elles, mon choix s’est porté sur l’une des pratiques les plus communément observées quel que soit le courant de yoga : le chant de mantras.
En Inde, le chant de mantras est une pratique très ancienne et centrale des rituels qui accompagne les rites de passage brahmaniques, mais aussi bouddhistes et jaïns. Plus généralement, les mantras sont des syllabes sanskrites qui peuvent être associées à des pratiques méditatives et à une voie de libération du cycle des réincarnations. Parmi ces mantras, le chant du OM est la pratique la plus courante dans les cours de yoga. Il est souvent présenté par les professeurs de yoga actuels comme un « son sacré, primordial ». Dans les Upaniṣad du yoga (700 à 1300 de notre ère), le OM se réfère à une « formule sacrée, un son mystique ».
La pratique des mantras est loin d’être systématique en France et en Suisse romande, alors qu’elle se généralise en Inde. Il est intéressant de constater que les Indiens m’ont rapporté que les mantras étaient connus, chantés et pratiqués par tous. Ainsi, cette pratique existe dans de nombreuses cérémonies, il s’agit plus d’une donnée culturelle que d’un apport du yoga. Au contraire, pour de nombreux professeurs européens rencontrés, la dimension « spirituelle » du yoga s’exprime notamment par le chant des mantras qui débutent et clôturent les cours.
Extérieurement, l’observation de ces pratiques pourrait donner l’impression que toutes les personnes qui chantent le OM ou des mantras perçoivent le yoga comme une « spiritualité ». De nombreux chercheurs comme Tardan-Masquelier (2002) mettent en garde contre ces représentations, puisque les pratiquants européens ne connaissent généralement pas l’origine de ces pratiques, ni son importance dans l’hindouisme. De plus, au-delà de l’apparence des actes, les discours mettent au jour des conceptions différentes selon les profils de pratiquants.
Dans la pratique des mantras, il existe une ligne de partage entre les curieux qui écoutent sans chanter, les explorateurs et les croyants qui les apprennent, voire les chantent hors des cours de yoga. Parmi ces mantras, Jade présente le chant du OM comme une « vibration objective », car « palpable », à travers un travail sur le souffle. Plusieurs professeurs rencontrés le détachent des dimensions symboliques hindoues. Les curieux peuvent alors le chanter avec le groupe en recherchant seulement les sensations corporelles de la vibration du son. Noémie explique :
Pour cette curieuse, le chant du OM ne revêt clairement aucune connotation « spirituelle », alors que pour les explorateurs le OM paraît comme un acte symbolique ayant « un pouvoir », comme la « vibration première qui insuffle la vie », à la fois comme une « énergie », une « vibration » et un « lien entre les êtres humains » ou « entre soi et l’univers ». Véronique exprime ce glissement de significations tel qu’elle l’a expérimenté en passant du discours d’un curieux qui imite à celui d’un explorateur qui ressent :
Cette description de Véronique montre une transformation du statut de la pratique grâce aux explications du professeur, qui dans un premier temps, détache le OM de cette dimension « spirituelle », pour l’assimiler à une vibration. Ensuite, une fois que cette exploratrice ressent physiquement les sensations décrites, elle les associe à ce « sentiment spirituel ».
À travers ces trois témoignages, il est possible de voir une gradation des sens donnés à cette pratique. Si Noémie imite, Véronique « ressent les vibrations du OM » tandis que chez Sylvia, il « résonne comme un lien divin ». Le groupe incite Noémie à chanter, Véronique le pratique régulièrement alors que Sylvia l’a introduit dans son quotidien, sa famille.
Dans le discours agnostique de Thomas, il existe une énergie assimilée à la « spiritualité » sans que cela n’éveille ni une volonté de comprendre, ni d’approfondir autrement cette dimension dans sa pratique du yoga. Le discours de Thomas dénote cependant une adhésion à une vision holistique qui le place parmi les curieux.
Les curieux n’arrivent pas au yoga avec un intérêt pour la « spiritualité », ils évoquent souvent un étonnement, une découverte. Ils considèrent le yoga comme un processus de transformation dont la dimension « spirituelle » pourrait faire partie, sans l’avoir mise en pratique. Si ces curieux ne perçoivent pas, ne ressentent pas de « spiritualité » dans les pratiques du yoga, ils peuvent cependant pratiquer des chants de mantras, participer à des rituels qui pourraient être décrits extérieurement comme des pratiques « spirituelles ». Ces itinéraires de pratiques montrent qu’ils privilégient le yoga comme un auto-perfectionnement d’abord dans le bien-être et/ou dans la santé (Nizard, 2020). Certains curieux ont une pratique assez superficielle alors que d’autres vont suivre des formations, s’intéresser aux dimensions philosophiques, adhérer aux valeurs du yoga (comme l’honnêteté, l’humilité, la compassion, l’humanité, le respect et la tolérance) (Nizard, 2019). Par conséquent, pour les curieux, le yoga n’apparaît pas comme une forme de salut.
Patrick pratique depuis plus de quinze ans le yoga au minimum cinq fois par semaine. D’autres passages de son entretien montrent qu’il recherche une forme de perfectionnement de soi porté plutôt sur la santé. Il a perdu son épouse d’un cancer et veut garder une « hygiène de vie irréprochable ». Dans cet itinéraire de pratique, la volonté d’auto-perfectionnement apparaît au travers de la santé, mais ne s’exprime pas par la « spiritualité » dans le yoga.
Le témoignage d’Amélie exprime sa perception de la « spiritualité » qui passe d’abord par une pratique corporelle et des sensations, une manière de sentir cette « présence » qu’elle identifie comme « une sensation globalisante, enveloppante ».
À travers le yoga, certains explorateurs recherchent un changement de vie - suite à une période de deuil, une rupture, une maladie psychique ou physique - et adhèrent non seulement aux méthodes corporelles, mais aussi aux dimensions immatérielles. Cette idée se retrouve chez Patrick mais, comme l’illustre Amélie, les explorateurs disent avoir toujours été attirés par la « spiritualité » sans trouver de réponses dans les institutions religieuses, voire dans d’autres pratiques séculières (psychanalyse notamment). Certains ont reçu une éducation religieuse, d’autres estiment être de culture catholique, hindoue, musulmane, protestante, sans pratiquer les rites. Généralement, ils estiment chercher des réponses à leurs questions existentielles souvent restées latentes et remises à l’ordre du jour suite à une rupture qui marque ce que Grossetti, Bessin et Bidart (2009) nomment une bifurcation [14], déclenchant une remise en question profonde.
Les explorateurs se rapprochent le plus des descriptions des membres des nouveaux mouvements religieux ou du Nouvel Âge. Ces personnes s’intéressent à la « spiritualité » en l’associant parfois à la méditation et au bouddhisme, ce qui forme un « butinage » au sens utilisé par Édio Soares (2009). Ce butinage n’est pas un bricolage d’éléments disparates dont le pratiquant ne connaîtrait ni l’origine, ni le sens ; il s’agit pour la personne de rechercher des réponses à ses questions existentielles tout en étant prise dans un environnement social et culturel, donc influencée par ses rencontres. Comme pour Soares, les pratiquants de yoga fabriquent leur rapport à la « spiritualité ». Souvent, ils perçoivent les institutions comme figées et dogmatiques. Or, ces pratiquants sont mobiles, ils naviguent et créent. Le yoga participe à ce processus permettant d’expérimenter, d’être au centre de la démarche « spirituelle » sans culpabilité, ni jugement.
Chez les explorateurs, cela peut se traduire par l’introduction de nouvelles pratiques à travers une hygiène de vie, des exercices physiques, l’adoption d’un régime végétarien, des pratiques régulières : méditation, chants de mantra, rituels à la maison, d’actions corporelles et par l’adhésion à des valeurs et une conception holiste du corps en lien avec l’environnement.
Françoise s’inscrit volontairement dans les rites et les institutions catholiques. Sa religion a été revivifiée par la « spiritualité » du yoga.
La « spiritualité » apparaît souvent au cours d’un processus de transformation chez les explorateurs, tandis qu’elle « renforce une foi religieuse » préexistante chez les croyants. Comme Françoise, les croyants rencontrés revendiquent leur foi, avec une pratique religieuse plus ou moins régulière. Les pratiquants croyants s’inscrivent volontairement dans une institution religieuse et se soumettent à ses dogmes, à Dieu. Ils pratiquent les rites, les fêtes, se rendent à l’église, à la synagogue ou dans les temples. Yoga et religion se complètent. Selon les pratiquants, le yoga répond à des dimensions décrites comme « manquantes » dans la religion instituée. Par exemple, les croyants catholiques, protestants ou juifs rencontrés témoignent souvent de la possibilité donnée par le yoga d’expérimenter par le corps. Le yoga rend tangible une voie de transcendance grâce à l’importance et à la valorisation de la dimension corporelle perçue comme positive. Ici, ces croyants cherchent à exercer des formes d’auto-perfectionnement qui passent par l’ascèse, le jeûne, la méditation ou la prière, le renoncement à certains comportements, à certaines relations ou désirs. Ainsi, le discours universaliste et expérientiel défendu dans le yoga, permet aux croyants d’adhérer et de vivre le yoga en y adjoignant une figure divine, christique, un avatar ou même plusieurs divinités. Les croyants voient le yoga comme un approfondissement d’une foi déjà vivante.
Françoise, comme d’autres croyants, ne s’est pas tournée vers le yoga afin de contester sa religion. Il n’y a pas de bricolage d’éléments disparates. Pour Didier, « la spiritualité dans le yoga […] ne me fait pas bouger dans ma doctrine, il y a un échange pratique. Je ne ressens pas de danger dans cet échange » (Didier, 54 ans, français, pratiquant). Pour les professeurs, la « spiritualité dépasse toutes les particularités religieuses » et ils perçoivent plutôt des universaux rapprochant des éléments qui leur semblent cohérents.
Pour revenir aux caractéristiques de la « spiritualité » dans le yoga, les trois catégories s’accordent sur l’importance donnée au corps et sur le sentiment holistique d’une union au sein du corps et entre le corps et l’environnement. Les explorateurs et les croyants s’inscrivent dans une recherche. Les premiers parlent plutôt de « quête », les seconds de « chemin » ou de « voie spirituelle ». Ils se rejoignent aussi autour de valeurs morales, d’une éthique transmise dans l’enseignement du yoga : amour, tolérance, respect de chacun, quels que soient son sexe, son âge, ses croyances. Les explorateurs parlent d’une relation avec le « grand Tout » ou avec la nature, les croyants évoquent Dieu ou des dieux. Il est pertinent de rapprocher ces groupes de pratiquants de la spiritualité décrite par Hanegraaff (1998). Pour lui, la « spiritualité » s’adresse autant à des personnes appartenant à des religions instituées, qu’à des personnes se rattachant à ce qu’il nomme un « new age spirituel », ce qui renverrait respectivement ici aux croyants et aux explorateurs. Enfin, l’une des spécificités du yoga est justement de voir cohabiter, dans un même espace, des pratiquants qui perçoivent le yoga plutôt comme « spirituel » alors que d’autres mettent au premier plan le bien-être et/ou la santé.
Cet article a mis en avant deux aspects. Si les transformations socio-historiques démontrent un intérêt plus marqué pour le bien-être et la santé depuis les années 2000, pour les pratiquants rencontrés, la « spiritualité » garde une place importante, voire primordiale. Par ailleurs, certains courants de yoga clairement institués comme ceux décrits par Altlgas (2005) peuvent être rattachés aux NMR. Pourtant, si les pratiquants peuvent se retrouver à effectuer les mêmes gestes, les mêmes pratiques, comme chanter des mantras, ils n’y attribuent pas le même sens. La typologie a eu pour effet de montrer des profils plus diversifiés parmi les pratiquants de yoga autour de la « spiritualité ». Parmi les pratiquants de yoga contemporains, les croyants et les explorateurs, revendiquent un perfectionnement de soi par des exercices corporels, par la répétition des chants, par certains rituels. Certains s’astreignent à changer de mode de vie, en introduisant une nouvelle hygiène de vie, des pratiques corporelles, alimentaires et d’autres vivent ces répétitions comme des moyens de rendre vivante leur relation holiste avec Dieu, des dieux, la nature, l’environnement.
Enfin, la « spiritualité » apparaît comme l’une des modalités de ces processus d’auto-perfectionnement qui impliquent un ensemble de méthodes, de pratiques, de répétitions. À travers ces terrains, j’ai pu observer qu’il existe deux autres processus d’auto-perfectionnement de soi : la quête de santé et la recherche de bien-être. Ainsi ces trois formes d’auto-perfectionnement de soi – la spiritualité, la santé et le bien-être – peuvent coexister, se reconfigurer et dominer différemment selon les itinéraires de pratiques. D’autres s’inscrivent dans des modes de perfectionnement de soi qui entraînent des changements dans les pratiques corporelles, alimentaires, l’hygiène de vie, sans mettre en avant la dimension spirituelle (Nizard, 2021).
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[1] Les cours de yoga ont été suivis hebdomadairement, pendant cinq ans, dans deux centres l’un à Lausanne, l’autre dans la campagne, en Gruyère ; les cours à Paris ont été suivis plus ponctuellement, au moins une fois par mois pendant trois ans ; enfin, les cours en Inde ont été suivis lors de mes six mois de terrains en 2013, 2014 et 2017.
[2] Cet article s’appuie sur des résultats présentés dans mon ouvrage (Nizard, 2019). Le présent article développe une analyse approfondie autour de l’articulation du yoga avec les nouveaux mouvements religieux et porte sur l’analyse des pratiques en tant que modes d’auto-perfectionnement.
[3] Il s’agit d’un courant fondé à l’époque médiévale par Shankara, valorisant la non-dualité, c’est-à-dire que l’Absolu divin (Brahman) serait unifié aux âmes individuelles (ātman). Ce courant s’est ensuite imposé comme une version officielle de l’hindouisme dans la bourgeoisie indienne de l’époque coloniale, car il lui donnait une vision unitaire et respectable.
[4] Issu du sanskrit, le terme « gourou » se compose de « gu », ignorance et « ru », dissiper, le « guru » serait ainsi celui qui a pour vocation de dissiper l’ignorance. En Inde, le gourou désigne un maître, un guide spirituel et ne revêt pas de connotation péjorative.
[5] Il s’agit d’un courant fondé à l’époque médiévale par Shankara, valorisant la non-dualité, c’est-à-dire que l’Absolu divin (Brahman) serait unifié aux âmes individuelles (ātman). Ici, la libération du cycle des réincarnations revient à dépasser toute opposition conflictuelle, toute dualité, pour finalement accéder au seul infini. Ce courant s’est ensuite imposé comme une version officielle de l’hindouisme dans la bourgeoisie indienne de l’époque coloniale, car il lui donnait une vision unitaire et respectable.
[6] « [L]e lignage de l’enseignement du Yoga de Sivananda est en étroite filiation avec le sage Adi Sankara (8ème siècle) qui a unifié diverses pratiques spirituelles autour de la non-dualité. Son enseignement a été transmis de gourou à disciple sans discontinuité » - (ma traduction) source :
http://sivanandaonline.org/public_html/?cmd=displaysection§ion_id=1060&parent=1056&format=html, consulté le 12 avril 2019.
[7] Au milieu du xixe et au début du xxe siècle, l’Inde connaît plusieurs mouvements de réformes qui donnent naissance au « néo-hindouisme », c’est-à-dire à un processus de réinterprétation des traditions hindoues et des valeurs et concepts modernes de l’Occident.
[8] Vivekananda, disciple occidentalisé de Ramakrishna et l’un des promoteurs du Vedanta, apparaît comme une figure clef de la diffusion du yoga (De Michelis, 2005).
[9] Les mantras sont des syllabes et formules sacrées, dont la récitation invoque les forces divines et cosmiques.
[10] Considéré comme un mot sacré et le mantra le plus important de l’hindouisme, bouddhisme et jaïnisme. Il se compose de trois phonèmes : A+U+M, le « a » renverrait au brahman, le « u » à l’univers et le « m » à la terre, l’univers, le paradis.
[11] Ce sont des actes de dévotion, d’hommages ritualisés envers une divinité, comportant des offrandes de diverses sortes, et dont la forme actuelle remonte au Moyen-Âge.
[12] En Inde, il s’agit d’un acte de dévotion aux divinités qui implique un rituel où les personnes allument une lampe à huile ou du camphre.
[13] Il s’agit plutôt de profils qui catégorisent des types d’activités autour des pratiques religieuses/ « spirituelles », bien plus qu’une construction de types-idéaux weberiens, car il s’agit surtout de mettre en évidence certaines étapes, comportements.
[14] La notion de bifurcation se caractérise par (a) une rupture forte avec un « avant » et un « après », (b) une prise de conscience de l’événement, © une redéfinition de soi, (d) des pratiques ascétiques et des changements profonds dans les modes de vie (Grossetti, Bessin, Bidart, 2006).
Nizard Caroline, « La « spiritualité » dans le yoga moderne : nouveau mouvement religieux, méthode de perfectionnement de soi ou désintérêt ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-spiritualite-dans-le-yoga (Consulté le 11 octobre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747