Accueil du site > Numéros > N°31. L’hygiène dans tous ses états > Fiches Pédagogiques > Sociologie et idéologie : réactiver le sens commun


Hamel Jacques

Sociologie et idéologie : réactiver le sens commun

 




Cette fiche pédagogique s’emploie à mettre au jour les nuances apportées à la notion du sens commun qui, pendant longtemps, sauf exception, a été conçue péjorativement en sociologie. Sur l’élan, nous montrerons que le sens commun se voit aujourd’hui conférer un statut positif grâce auquel il est considéré comme une connaissance et un mode de connaissance auxquels les sociologues ne doivent nullement s’opposer pour mener à bien leur entreprise.

Les enjeux théoriques et méthodologiques que soulève la « réactivation du sens commun » (Stengers, 2020) en sociologie sont abordés afin de montrer que cette dernière, comme entreprise destinée à expliquer, représente en définitive une « connaissance d’une connaissance » (Bourdieu, 1992 : 103). De ce fait, les rouages producteurs de la connaissance sociologique exposés dans la dernière partie du texte montrent combien les sociologues n’ont pas à s’opposer au sens commun, bien au contraire.

 Sociologie et sens commun

La sociologie, par définition, devait jadis s’opposer au sens commun. Le principe, on s’en souvient, a valeur de credo pour maîtriser le Métier de sociologue (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968), tout au moins aux yeux des auteurs de cet ouvrage qui fait encore office de manuel. Dans leur esprit, le sens commun se conçoit — en termes péjoratifs — sous les traits du “gros bon sens” et des “fausses évidences” qu’exprime le “langage commun”, marqué au coin de “notions communes” impropres à la connaissance exacte du social. Sous ce chef, la sociologie doit par conséquent « récuser radicalement le langage commun et les notions communes… afin de se couper du sens commun en opposant aux prétentions de [cette] sociologie spontanée la résistance organisée d’une théorie de la connaissance du social dont les principes récusent point par point les présupposés de la philosophie première du social » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968 : 29-30). En effet, faute d’une telle théorie, « les sociologues peuvent ostensiblement refuser les prénotions tout en édifiant l’apparence d’un discours scientifique sur les présupposés inconsciemment assumés à partir desquels la sociologie spontanée engendrait ces prénotions » (ibid.).

Il est donc de règle, en sociologie, de s’affranchir du sens commun pour, par exemple, déterminer exactement ce qu’elle prend pour objet. Dans l’esprit de nos auteurs, sa définition préalable et provisoire est destinée avant tout « à substituer aux notions de sens commun une première notion scientifique » (Fauconnet et Mauss, 1901 : 173). À cette fin, il est requis d’épurer la langue ordinaire — c’est-à-dire le langage en service tant dans le sens commun que sous la tutelle des sociologues — au fil de la « critique logique et lexicologique du langage commun indispensable à l’élaboration contrôlée des notions scientifiques » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968 : 28). Sur l’élan, sont mis en question les mots grâce auxquels l’objet qu’on cherche à expliquer se présente « comme configurations vivantes, singulières et, d’un mot, trop humaines » du sens commun. Il importe ensuite de substituer à ces expressions de sens commun des mots « abstraits qui les définissent sociologiquement en interdisant les inductions spontanées qui, par un effet de halo, conduisent à donner les traits de l’apparence » (ibid.). L’élaboration de concepts, souvent au moyen de mots ordinaires, vient dans cette veine distinguer la sociologie comme entreprise du sens commun faisant office de théorie spontanée.

Les méthodes représentent par ailleurs les moyens parfaits de la « critique logique » du sens commun, puisqu’elles permettent de le distinguer de l’ossature du raisonnement sociologique, lequel se formule explicitement sous le signe de la rigueur démontrable. Elles se révèlent les moyens par excellence pour se soustraire de l’emprise du sens commun mu par des notions, voire des prénotions, lâchement articulées entre elles sans véritable intention de produire des connaissances dont la valeur explicative peut être dûment vérifiée, comme c’est le cas pour les théories dignes de ce nom.

 Sens commun et idéologie

La philosophie s’est employée dans cette voie à amalgamer le sens commun à l’idéologie, Louis Althusser concevant ainsi cette dernière comme « pure illusion, pur rêve, c’est-à-dire néant » (Althusser, 1976 : 99). La sociologie, du moins par l’intermédiaire de certains auteurs de la discipline, ne s’est pas fait faute de reprendre, explicitement ou de manière implicite, cette caractérisation pour le moins défavorable. Dans cette veine, le sens commun se voit réduit à des connaissances illusoires qu’imposent aux individus les institutions sociales dotées du pouvoir d’inflexion nécessaire pour les “assujettir” à de “fausses vérités”. L’idéologie tient sa force du fait que celles-ci s’imposent inconsciemment aux individus, lesquels alors se trompent sur la “vérité des choses” — que seule la science peut révéler.

En bref, l’idéologie correspond chez Althusser à « une représentation du réel, mais nécessairement faussée, parce qu’elle est nécessairement orientée et tendancieuse parce que son objectif n’est pas d’en donner aux hommes la connaissance objective, mais au contraire de leur en donner une représentation mystifiée pour le maintenir [comme telle] » (Althusser, 1966 : 30). La science, par contraste, se fonde sur des « propositions qui peuvent être dites vraies parce que démontrées ou prouvées » (Althusser, 1974 : 56-57), de sorte que « la science est alors le réel même, connu par l’acte qui le dévoile en détruisant les idéologies qui le voilent » (Althusser, 1972 : 19).

 Réactiver le sens commun [1]

Les sociologues n’ont toutefois pas tardé à constater qu’il est difficile d’aller en ce sens. C’est qu’en définitive, la sociologie appuie son entreprise sur le sens commun puisque, en tant que discipline empirique, la connaissance produite sous son égide requiert la collecte et l’analyse d’opinions, de propos, de savoirs ordinaires et de discours essentiellement formulés en termes tirés d’un langage commun et de notions communes. Comment peut-on s’y opposer radicalement ?

La sociologie, contrainte de jouer de nuances sur le sujet, s’est donc obligée à donner un statut positif au sens commun. Elle s’est d’abord employée à le distinguer de l’idéologie en reconnaissant de bonne grâce que les “notions communes” peuvent difficilement s’amalgamer à des illusions ou des faussetés qui s’imposent aux individus de manière inconsciente. Il est reconnu à ces derniers un pouvoir de réflexivité qui, sans s’exprimer en termes théoriques, ceux de la sociologie, leur permet néanmoins de comprendre et de s’expliquer à eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’ils font. En bref, le sens commun correspond dans cette veine à un mode de connaissance, lequel doit être considéré à tout prix afin de pouvoir élaborer les théories capables d’expliquer sous l’optique sociologique.

Anthony Giddens (1987 : 30) se fait fort d’affirmer que les individus peuvent parfaitement rendre compte « de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font et de ce pour quoi ils le font » à la lumière de leur expérience pratique de la vie sociale. Ils en ont la connaissance et celle-ci se formule en mots dès qu’on les invite, par exemple, à répondre aux questions des sociologues. Cette connaissance relève, pour Giddens, de la conscience discursive, laquelle se rapporte à ce que les individus, éventuellement sujets aux enquêtes sociologiques, sont capables d’exprimer dans le langage sur leur expérience pratique du social. Ils sont aptes à le faire puisque, faut-il le souligner, cette expérience pratique est la leur et teinte forcément la connaissance qu’ils en ont à leur échelle.

Selon Giddens, la connaissance de l’expérience pratique s’étend, par-delà la conscience discursive, à la conscience pratique, « laquelle est tout ce que les acteurs connaissent de façon tacite, tout ce qu’ils savent faire dans la vie sociale, sans pour autant pouvoir l’exprimer directement de façon discursive » (Giddens, 1987 : 33) au moyen du langage. La conscience pratique se forme ainsi, tacitement, du fait que, immédiatement attachée à l’expérience pratique, elle se manifeste en une routine susceptible de faire apparaître ses mobiles sous le mode de l’évidence. En raison de sa nature répétitive, l’expérience pratique devient à ce point routinière que sa connaissance prend les traits de l’évidence propre aux “lieux communs” et au “gros bon sens” associables au sens commun. Ainsi, pour Giddens, la conscience pratique correspond à ce que les individus connaissent de leur expérience pratique sans que ceux-ci puissent l’exprimer spontanément de façon discursive, la verbaliser explicitement dans le discours, du fait qu’elle leur apparaît sous la forme de l’évidence et devient inconsciente, refoulée, au sens où l’entend la psychanalyse depuis Freud.

Les nuances sont toutefois de mise ici. À nos yeux, il paraît exagéré de prétendre que les individus sont incapables d’exprimer de façon discursive leur expérience pratique du social, de la décrire dans l’ordre de la connaissance pratique qu’est en définitive le sens commun. En d’autres mots, ils peuvent l’expliciter sous la forme d’une connaissance pratique, en ce qu’elle découle de leur expérience pratique elle-même. En effet, ce qui la constitue est immédiatement lié à cette dernière et se présente sous une forme pratique, et non sous la forme du discours théorique élaboré en sociologie. Le sens commun revêt donc le statut d’une connaissance, toutefois distincte de celle produite par les sociologues.

Giddens joue de paradoxe sur le sujet. Si, pour lui, la conscience pratique ne s’exprime pas verbalement, il reconnaît néanmoins que celle-ci se révèle l’« entrée herméneutique dans la description de la vie sociale » (Giddens, 1994 : 24), c’est-à-dire la connaissance pratique ouverte à l’interprétation des sociologues afin qu’ils puissent l’expliquer en théorie, cela du fait que la vie sociale « n’est pas “donnée” comme la nature, mais est élaborée par des acteurs dotés de conscience, du langage et d’un ensemble de connaissances collectives » (Giddens, 1987 : 402). La vie sociale ne se livre donc que par l’entremise de la connaissance constitutive de l’expérience pratique individuelle, ne peut être saisie qu’en œuvre dans cette connaissance qu’est la conscience pratique associable au sens commun.

Sans qu’il y fasse explicitement référence, Pierre Bourdieu reprend à sa façon la distinction faite par Giddens entre conscience pratique et conscience discursive en faisant preuve de nuances par rapport aux considérations développées jadis dans le Métier de sociologue. Au terme de son enquête sur La misère du monde (Bourdieu, 1993), il ne se fait pas faute de reconnaître que le sens commun — à l’œuvre dans les réponses données à ses questions dans le cadre d’entretiens sur le sujet — est loin de correspondre à des “lieux communs” ou au “gros bons sens”, conçus péjorativement, mais fait office de connaissance pratique grâce à laquelle les individus peuvent, sur le vif, rendre compte de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, « s’expliquer, au sens le plus complet du terme, c’est-à-dire construire leur point de vue sur eux-mêmes et sur le monde et rendre manifeste le point, à l’intérieur de ce monde, à partir duquel ils se voient eux-mêmes et voient le monde, et deviennent compréhensibles, justifiés, et d’abord pour eux-mêmes » (ibid. : 915).

Sous ce chef, les individus en proie à la misère rendent raison de leurs actions ou de leurs pratiques en évoquant des « réalités substantielles », c’est-à-dire des individus, des événements, des contextes et d’autres éléments tangibles propres à l’orbite sociale dans laquelle ils gravitent. La connaissance qu’ils affichent se formule ainsi sous forme de raisons pratiques qui, sans conteste, peuvent être conçues comme une connaissance de cet ordre : pratique.

Selon Bourdieu, la connaissance pratique donne corps à des « routines de pensée », celles de la « pensée ordinaire du monde social » (Bourdieu, 1994 : 9). Le terme « routine » sous sa plume vient qualifier — comme chez Giddens — la nature répétitive de la pratique des individus. Sur cette base, la connaissance pratique tend à en rendre raison sous le mode du « naturel », du « gros bon sens », du « c’est comme ça » ou de l’« évidence » qui désormais correspond chez lui à la nature routinière de leur pratique.

Les considérations de Bourdieu à ce chapitre, formulées voilà longtemps, en 1993, sont aujourd’hui largement endossées sans qu’on note suffisamment qu’elles marquent un véritable tournant pour ce qui a trait au statut accolé au sens commun par rapport à celui développé dans Le métier de sociologue et préconisé par bien d’autres auteurs de la discipline. Toutefois, ce retour du balancier suscite à certains égards exagération et confusion.

  Statut positif du sens commun et relativisme épistémologique

D’abord réduit au “gros bon sens” et à des “évidences”, le sens commun correspond de nos jours, chez certains auteurs de la discipline, à une connaissance pratique de valeur égale à celle produite sous l’égide sociologique. Il est hâtivement associé à une explication aussi pertinente et robuste que celle formulée en science, en omettant qu’elle se révèle d’un autre ordre de connaissance. L’explication scientifique ne vaudrait sa suprématie qu’au fait de s’être imposée en vertu de “rapports de force” grâce auxquels les autres modes de connaissance ont été subordonnés à son autorité pour atteindre à la “vérité des choses”. Le relativisme épistémologique a surgi dans la foulée, et connu un certain succès en sociologie.

La vision anarchiste de la connaissance qu’a développée naguère Paul Feyerabend (1979) a induit avec éclat l’idée que la philosophie des sciences, incapable de décrire intégralement la science, notamment sous l’aspect de règles méthodologiques communément en vigueur, doit par conséquent renoncer à différencier les explications produites en science des connaissances ordinaires formulées quant à elles en termes de sens commun.

Dans cette voie, il est exagérément permis de formuler des positions voulant qu’entre sens commun et connaissance sociologique n’existe en définitive aucune différence notable ou, plus prudemment, qu’une différence minime. Si, en son temps, Alfred Schütz soulignait à bon droit que « les concepts construits par le sociologue, en vue de saisir “la” réalité sociale, doivent s’appuyer sur le sens commun des hommes vivant dans le monde social » (Schütz, 1964 : 102), la sociologie doit pour certains auteurs se renouveler en faisant l’impasse sur sa velléité de se reconnaître comme science, dont l’épistémologie contemporaine a parfaitement montré la relativité.

Le « scepticisme méthodologique » qu’affiche Paul Feyerabend vient battre en brèche « l’impérialisme un peu niais de la raison  », selon la formule de Michel Maffesoli (1985 : 74). Dans ces conditions, le relativisme épistémologique se présente comme la solution de rechange aux ratés de la rationalité de laquelle la science tire son autorité. Il convient à cet effet de réduire à zéro la différence entre sens commun et sociologie en reconnaissant à ces deux pôles une égale valeur épistémologique. En effet, l’un et l’autre cherchent à rendre compte du social, mais par des moyens différents qu’il paraît vain d’opposer. Il importe donc de les mettre en phase et, pour ce faire, de donner au sens commun le lustre d’une véritable connaissance capable de faire comprendre l’expérience de la vie sociale. La sociologie doit se muer à cette fin en une entreprise essentiellement compréhensive qui « décrit l’expérience vécue pour ce qu’elle est, se limitant à déceler le sens que les individus lui donnent » grâce « à l’accès intuitif des sociologues » (id. : 18) qui, chez Maffesoli, tient lieu de méthode.

La sociologie, refusant désormais de mettre à l’écart le sens commun pour élaborer son entreprise, devient un exercice axé sur l’interprétation rendue perceptible grâce au « langage sociologique fondé sur un certain esthétisme », par son recours à la métaphore, à l’analogie et à la correspondance, « procédés qui ne doivent pas être abandonnés à la poésie, la fiction ou la mystique  » (ibid. : 119). La recherche stylistique est donc de mise en sociologie afin qu’elle puisse décrire ce qui en fait l’objet sans chercher à l’expliquer rationnellement. Le style permet de mettre en exergue la connaissance sociologique en germe dans la connaissance de l’expérience du social à l’œuvre à l’échelle individuelle.

Ce plaidoyer en faveur de la connaissance ordinaire, ou du sens commun, peut paraître extravagant à bien des égards et a fait l’objet de vives critiques (voir Tréanton, 1987). Force est toutefois de constater que le renouvellement de la discipline sous les traits de la sociologie narrative s’inscrit aujourd’hui dans ce sillon. Ce courant théorique considère le sens commun à ce point positivement qu’il pose que la « théorie sociologique » y pointe et requiert en quelque sorte les services des sociologues pour surgir en substance. Le sens commun fait ainsi office de pierre angulaire de la théorie qui prend corps au fil de la narration faite de l’expérience vécue du social. La narration élaborée dans cette intention ne cherche pas à « atteindre la théorie, avec un grand T, cela d’autant moins qu’elle en fait son lit » (Murard, 2016 : 9). En d’autres termes, les sociologues, devenus narrateurs, « n’ont pas besoin d’expliciter leur cadre théorique puisque celui-ci informe le texte sans en occuper le centre : les formes d’expression du social et l’expression des formes du social ne font qu’un ». La preuve est faite que sens commun et connaissance sociologique rivalisent à armes égales et tendent à se confondre dans cet exercice grâce auquel se produit l’explication recherchée au nom de la discipline.

Il nous semble cependant que la sociologie narrative, pour instructive qu’elle soit, force le trait en ce qui concerne le statut donné au sens commun et à la théorie sociologique avec ou sans un “grand T”. Si l’on doit certainement voir d’un bon œil le statut positif attribué au sens commun, il paraît pour le moins abusif à nos yeux de le confondre avec la connaissance sociologique destinée à expliquer, au sens qu’a ce mot en science, et cela sans vouloir donner à cette dernière une autorité indue ou, pire, un pouvoir de domination.

  La sociologie comme « connaissance d’une connaissance »

À cet effet, il est d’abord opportun de donner sa juste valeur au sens commun en tant que connaissance. Si l’on ne peut pas exagérément l’assimiler à une connaissance théorique, propre à la science, il doit être conçu à notre sens comme une connaissance pratique en vertu de laquelle l’explication se forme en termes de réalités substantielles ou tangibles : individus, événements, contextes et autres choses concrètes. Force est d’admettre que, par principe, les sociologues s’y appuient afin de pouvoir élaborer la théorie requise pour expliquer sous l’optique de leur discipline.

La sociologie se révèle de ce fait une « connaissance d’une connaissance » (Bourdieu, 1992 : 103) ou en termes plus éloquents une « explication d’une explication » (Geertz, 1998 : 89). En effet, la discipline correspond à une connaissance théorique qui se fonde d’office sur la connaissance pratique de ce que les sociologues s’emploient à vouloir expliquer en théorie. L’explication sociologique se forme donc en vertu d’un chiasme épistémologique, c’est-à-dire du croisement de la connaissance pratique et de la connaissance théorique. Ce chiasme présente le risque de confondre l’une et l’autre connaissances dans l’élaboration de l’explication sociologique. Comment dès lors bien les distinguer ?

  Sens commun, langage commun, idéologie et sociologie

L’épistémologie comparative (Granger, 1986) permet de bien les différencier à la lumière de la distinction faite entre l’idéologie, à laquelle est confondue le sens commun, et la science susceptible d’être associée à la sociologie. Sous le signe de la nuance, idéologie et science sont l’une et l’autre envisagées comme des « mises en forme de l’expérience pratique », à la différence que « dans l’idéologie il y a une vie immédiate de la forme » (Granger, 1967 : 775). Elle se borne à l’expérience pratique « qu’elle met en vedette selon une fonction métonymique de représentation » (ibid.), de sorte que celle-ci demeure la « simple transposition d’un vécu » (ibid.) qui n’appelle pas à une forme abstraite, pour ne pas dire théorique.

Si on veut bien la considérer comme science, la sociologie, par différence, élabore — voire impose — une mise en forme de nature abstraite puisque celle-ci fait l’objet d’efforts ou, pour mieux dire, d’un travail délibérément affranchi de l’expérience pratique vécue individuellement. À ce titre, celui de science, elle procède par approximations successives pour élaborer les explications faites en son nom. La connaissance sociologique, continuellement révisable, constitue donc l’expérience pratique sous le mode de l’objectivité, c’est-à-dire sous les traits d’une représentation, explicitement conçue et capable de la faire connaître au moyen d’une image par nature abstraite. Cette image abstraite fait office de « modèle » formé d’« éléments abstraits » par rapport aux « éléments qui appartiennent au vécu » (Granger, 1967 : 772) et qui donnent forme à l’idéologie.

Il importe dès lors de constater que si tant est qu’on la conçoit comme « connaissance d’une connaissance » (Bourdieu, 1992), la sociologie fait problème puisque son entreprise se forme largement au moyen du “langage commun” en vertu duquel prennent corps les “notions communes” associées d’emblée au sens commun que matérialise notamment l’idéologie. Dans ces conditions, la sociologie doit parvenir à se différencier du sens commun dans le prolongement du langage en lui imposant la forme ouverte à la connaissance scientifique afin de produire la rupture épistémologique requise à cette fin.

En science, l’opération consiste à « épurer le langage ordinaire et à substituer des symboles univoques à des termes communs  » (Berthelot, 2008 : 60). Il importe de ce fait, pour les sociologues, de s’y plier en substituant aux notions sous-jacentes au “langage commun” des sens distincts, en vertu desquels ce dernier pourra susciter la forme abstraite que requiert la représentation capable d’expliquer en termes scientifiques.

Il s’agit dans ce cas d’accoler aux éléments du langage commun susceptibles d’être mobilisés à cette fin des sens notablement différents de ceux auxquels ils correspondent d’emblée et qui, de ce fait, peuvent être qualifiés sans faute de sens commun. La transition de ce sens commun au nouveau sens délibérément attribué au terme du langage usuel doit s’opérer de manière à produire la nette distinction utile pour démarquer le langage propre au sens commun de celui créé spécialement pour susciter la connaissance sociologique (voir Hamel, 2018). Il est utile à ce stade de recourir à un exemple simple pour être clair.

 Sens commun et explication sociologique

La théorie de Bourdieu, loin d’être parfaite en la matière, permet néanmoins d’illustrer l’exercice que requiert la sociologie en tant que « connaissance d’une connaissance » (Bourdieu, 1992). Si, comme son auteur, on tient pour acquis que la discipline a pour objet « les relations sociales dans lesquelles s’insèrent les individus  » tout au long de leurs trajectoires biographiques, relations « largement indépendantes de la conscience et de la volonté individuelles » (ibid. : 72), l’expérience pratique du social est d’entrée de jeu considérée en termes relationnels. Sous son égide, les relations entre individus au fondement de leurs expériences vécues se conçoivent de manière abstraite en fonction du « capital » qu’ils mobilisent selon des dispositions que forme l’« habitus ».

Outre l’ « habitus », terme inusité, le « capital » appartient au langage usuel et désigne selon le dictionnaire Larousse une « somme d’argent constituant l’élément principal d’une dette et rapportant des intérêts ». Afin de marquer la différence, Bourdieu a soin de définir le même mot indépendamment de son sens commun en lui accolant le sens de « ressources, pouvoirs et énergies matérialisés sous forme de force dans un espace social » (Bourdieu, 2016 : 35). Sur le registre de la théorie, le capital ne désigne plus une somme d’argent, mais correspond à des ressources et des pouvoirs pourvus abstraitement de la force d’inflexion qu’a la force magnétique en physique, comme on le verra plus loin. Ainsi, tout individu, doté de ressources et de pouvoirs associés au capital, les mobilise selon l’habitus. Ce dernier mot, qui désigne en philosophie « l’arrangement suivant lequel un être est bien ou mal disposé » (Grange, 2009 : 35), correspond différemment en sociologie à des dispositions sous la forme de « schémas mentaux et corporels de perception, d’appréciation et d’action » (Bourdieu, 1992 : 24) nés des contraintes ou des forces sous-jacentes aux relations dans lesquelles l’individu s’est inséré au fil de sa trajectoire biographique.

Bref, grâce aux efforts consentis à leur définition, les deux mots, capital et habitus, deviennent ainsi des concepts, puisque leur sont attachés de nouveaux sens — distincts du sens commun — grâce auxquels ils rendent possible des opérations nécessaires à la formation éventuelle de la connaissance sociologique. En effet, ces sens nouveaux, fruits d’un véritable travail d’élaboration, correspondent à des charges opératoires en fonction desquelles ces mots, en s’articulant entre eux, gagnent le pouvoir de représenter abstraitement l’orbite sociale sur le plan proprement théorique.

Sous cette égide, celle de la théorie, la conjugaison du capital et de l’habitus se conçoit sous la formule [capital  habitus = position / champ] [2] à l’origine d’une espèce de géométrie sociale (Gautier, 2012 ; Crozier, 2002). La mobilisation des ressources et des pouvoirs selon les dispositions associées ici à des schémas gouvernant la perception et l’action individuelles permet de déterminer la position occupée dans le « champ » défini sous diverses enseignes (économique, politique, culturelle, linguistique, etc.) comme un « espace de relations objectives » ou « comme un réseau ou une configuration de relations objectives entre positions, ces positions étant définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, individus ou institutions, par leur situation actuelle ou potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoirs et de capital » (Bourdieu, 1992 : 72).

La théorie permet donc d’expliquer en toute objectivité la position occupée en la situant par rapport aux autres positions identifiables par des points, entre lesquels s’établit le jeu des relations objectives que Bourdieu associe au champ conçu comme espace social (voir la figure 1). Sous cette optique, celle de la théorie, le social se « représente » — le terme importe ici — sous les traits de la géométrie à la lumière de laquelle « les agents sociaux et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés, sont situés en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position relative qu’il occupe par rapport à d’autres lieux (au-dessus, au-dessous, entre, etc.) et par la distance (dite parfois “respectueuse” : e longinquo reverentia) qui le sépare d’eux » (Bourdieu, 1997 : 161).

Figure 1 - Représentation théorique du marché de l’emploi en termes de champ
Figure 1 - Représentation théorique du marché de l'emploi en termes de champ
Source : (Hamel, 2018 : 83).

Ainsi, il ressort que Bourdieu conçoit sa théorie en substituant aux éléments du langage commun des sens différents de leur usage familier. Cette substitution manifeste, pour ne pas dire matérialise, la rupture épistémologique entre les connaissances en jeu grâce auxquelles se forme la théorie sociologique associable, on s’en rappelle, à une « explication d’une explication » (Geertz, 1998). La figure précédente, de par son abstraction, témoigne sans nul doute qu’on a affaire ici à une connaissance résolument théorique sous l’angle des forces qui déterminent la position des parties en présence dans un champ donné. La théorie représente de manière abstraite des forces dont la matérialité trouve son fait à la lumière des différentes positions occupées dans l’espace social, entre lesquelles se manifeste un pouvoir de supériorité de certaines positions par rapport aux autres. Afin d’illustrer la nature de ces forces, Bourdieu ose une analogie avec le champ magnétique en notant que, pour lui, un champ social « est à la manière d’un champ magnétique un système structuré de forces objectives, une configuration relationnelle dotée d’une gravité spécifique qu’elle est capable d’imposer à tous les objets et les agents qui y pénètrent » (Bourdieu, 1992 : 24). En d’autres mots, le jeu des relations génère une force d’inflexion sous le coup de laquelle les parties en présence ne sont pas sur un pied d’égalité, mais dans des rapports d’infériorité ou de supériorité susceptibles d’expliquer en termes théoriques, ceux de la sociologie.

 En guise de conclusion

Il ressort de cet exposé que si la sociologie s’oppose au sens commun, ce n’est nullement pour répudier les “lieux communs” ou le “gros bon sens”, exagérément associés à cette forme de la connaissance envisagée ici comme connaissance pratique issue de l’expérience immédiate du social. Si elle s’y oppose, ce n’est pas pour échapper à de “pures illusions” ou à d’éventuelles “faussetés”, de nature idéologique, mais dans l’intention positive de marquer la différence entre cette connaissance pratique et la connaissance théorique qu’elle constitue dans son principe même.

La sociologie se révèle de la sorte une « connaissance d’une connaissance » (Bourdieu, 1992), voire une « explication d’une explication » (Geertz, 1998), puisque pour pouvoir rendre raison elle doit dans tous les cas s’appuyer sur le sens commun, lui reconnaître par conséquent un statut positif, parce que c’est par son analyse que prend forme la connaissance attendue des sociologues, connaissance qu’ils doivent avoir soin de produire en termes abstraits dignes de la théorie, pour ne pas dire de la science, distincte du sens commun — sans vouloir s’y opposer au nom du « principe souverain d’une distinction sans équivoque entre le vrai et le faux » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968 : 47) , qui paraît dérisoire plus que jamais.

 Bibliographie

Althusser Louis (1976), « Idéologie et appareils idéologiques d’État », dans Positions, Paris, Éditions Sociales, pp. 67-125.

Althusser Louis (1974), Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero.

Althusser Louis (1972), Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero.

Althusser Louis (1966), « Théorie. Pratique théorique. Formation théorique, idéologie et lutte idéologique », Casa de las Americas, no 34, pp. 3-42.

Berthelot Jean-Michel (2008), L’emprise du vrai. Connaissance scientifique et modernité, Paris, Presses universitaires de France.

Bourdieu Pierre (2016), Sociologie générale, vol. 2 : capital, Paris, Raisons d’agir / Seuil.

Bourdieu Pierre (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.

Bourdieu Pierre (1994), Raisons pratiques, Paris, Seuil.

Bourdieu Pierre (dir.) (1993), La misère du monde, Paris, Seuil.

Bourdieu Pierre (1992), Réponses, Paris, Seuil (avec Loïc Wacquant).

Bourdieu Pierre, Chamboredon Jean-Claude, Passeron Jean-Claude (1968), Le métier de sociologue, The Hague, Mouton.

Chapoulie Jean-Michel (2001), La tradition sociologique de Chicago, Paris, Seuil.

Crozier Jacques (2002), « Géométrie dans l’espace social », Revue internationale de philosophie, vol. 56, no 220, pp. 195-225.

Fauconnet Paul, Mauss Marcel (1901), « Sociologie », Grande encyclopédie française, tome XXX, Paris, [En ligne]. http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/oeuvres_3/oeuvres_3_05/sociologie.html (consulté le 27 mars 2020).

Feyerabend Paul (1979), Contre la méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil.

Gautier Claude (2012), La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Cerf.

Grange Juliette (2009), « L’habitus, de la philosophie à la sociologie et retour », dans Marie-Anne Lescourret (dir.), Pierre Bourdieu, un philosophe en sociologie, Paris, Presses universitaires de France, pp. 33-63.

Geertz Clifford (1998), Savoir local, savoir global, Paris, Presses universitaires de France.

Giddens Anthony (1994 [1990]), Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan.

Giddens Anthony (1987 [1984]), La constitution de la société, Paris, Presses universitaires de France.

Granger Gilles-Gaston (1998), Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob.

Granger Gilles-Gaston (1986), « Pour une épistémologie du travail scientifique », dans La philosophie des sciences aujourd’hui, Hamburger Jean (dir.), Paris, Gauthier-Villars, pp. 111-129.

Granger Gilles-Gaston (1967), « Idéologie philosophie, idéologies », Tijdschrift voor filosofie, tome 290, no 4, pp. 772-780.

Hamel Jacques (2018), Savoir écrire en sociologie et en sciences sociales, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Maffesoli Michel (1985), La connaissance ordinaire : précis de sociologie compréhensive, Paris, Librairie des Méridiens.

Murard Numa (2016), « Présentation : déplacer les points de vue », Sociologie et sociétés, vol. 48, no 2, pp. 5-19.

Schütz, Alfred, (1964), Collected Papers, tome 1, La Haye, Martinus Nijhoff.

Stengers Isabelle (2020), Réactiver le sens commun, Paris, Éditions La Découverte.

Tréanton Jean-René (1987), « Un autre son de cloche », Revue française de sociologie, vol. 28, no 1, pp. 187-191.

Notes

[1] Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Isabelle Stengers publié aux Éditions La Découverte (2020).

[2] La formule se lit ainsi : Capital (fonction) habitus détermine position dans le champ.

Pour citer l'article


Hamel Jacques, « Sociologie et idéologie : réactiver le sens commun », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Sociologie-et-ideologie-reactiver (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation