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Jean Lukinson

Les travailleurs de la preuve en médecine. Sociologie d’un groupe professionnel « en formation »

 




Résumé : Les travailleurs de la preuve en médecine représentent un groupe professionnel en voie d’émergence et aux contours mal définis sur le marché du travail. Leur implication et investissement dans le métier doivent autant aux conditions de travail qu’à leurs trajectoires professionnelles ainsi qu’au système de valeurs qu’ils ont intériorisées tant au cours de leur formation que dans leur milieu social d’origine. Tout cela n’est pas sans effet sur leur rapport au métier et leur manière de concevoir, à chaque fois le ’vrai boulot’ et donc le sens du travail dans les essais cliniques multicentriques.

Mots-clés : Essai clinique - Investissement - Travailleurs de la preuve- Trajectoires - Vrai boulot

The biomedical workers. Sociology of an emerging occupational group

Summary : The biomedical workers represent an emerging professional group with poorly defined contours in the labour market. Their involvement in and commitment to their work depend a great deal on working conditions and professional career, on the one hand ; and on the value system that they internalized during their training and within their family of origin, on the other hand. That has implications on their attitude to work and on how the “authentic work” is to be understood and thus on the meaning of work in multi-centre clinical trials.

Keywords : Clinical Trial – Investment - Biomedical Workers – Trajectories – Authentic work

 Introduction

Les essais cliniques multisites jouent un rôle décisif dans la production biomédicale contemporaine et, plus précisément, dans ce que certains sociologues appellent l’« objectivité régulatoire » (Cambrosio et al., 2009). En effet, leur principe de production et de fonctionnement suppose un travail de régulation, de telle sorte que tous les centres puissent suivre les mêmes standards et soient saisis « comme des composantes d’ensemble à géométrie variables » (Cambrosio, Keating, Bourret, 2007 : 156). Ils constituent des plateformes permettant le « travail d’alignement » (Cambrosio, Keating, 2003 : 1283) des dispositifs et des pratiques et participent en ce sens d’une nouvelle forme de rationalité. La mise en œuvre de cet « objet social complexe » (Egrot, Taverne, 2006) implique donc de multiples acteurs individuels et collectifs (Castel, Dalgalarrondo, 2005). Autrement dit, ces dispositifs, au vu du nombre d’acteurs hétérogènes et diversifiés qu’ils mettent en rapport, demeurent le produit et le point de convergences, voire de frictions d’univers très différenciés : d’où la nécessité d’aligner les intérêts professionnels et disciplinaires (Jean, 2017). Il n’est pas inutile, d’ailleurs, de rappeler, à la suite de H. Marks, que la biomédecine n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis la Seconde Guerre mondiale (Marks, 1999) et que l’Evidence-Based Medicine a fini par s’imposer comme l’étalon d’or de la recherche médicale contemporaine.

Au nombre des acteurs individuels sur lesquels repose la mise en œuvre d’un essai clinique multicentrique se trouvent les Assistants de recherche clinique (désormais ARC). C’est à ce groupe professionnel souvent invisible car représentant les « petites mains » (Heaton, Proulx, 2012) de la recherche biomédicale qu’est consacré cet article. Nous donnons ici au concept d’Assistants de recherche clinique une extension assez large : il comprend aussi bien les travailleurs et travailleuses couramment appelés Attachés de recherche clinique que les Techniciens d’étude clinique. Le recours à cette catégorie se justifie par le fait que nous avons constaté que nos enquêtés ne tenaient pas compte - en tous cas dans le cadre de leur travail - de la différence officielle [1] établie entre « attaché de recherche clinique » et « technicien d’étude clinique » et que son usage semblait généralisé sur les deux sites où s’est déroulée l’enquête.

Salariés d’exécution, les ARC représentent aujourd’hui le personnel spécifiquement dédié à la recherche clinique [2] (Dalgalarrondo, 2000 : 165). Ils jouent un rôle décisif dans la mise en place et le suivi des essais multicentriques et c’est en grande partie de leur investissement et engagement au travail que dépend la réussite de ces derniers. Cet article se propose donc de décrire, dans la perspective de la sociologie des groupes professionnels, leurs trajectoires professionnelles, familiales et de formation, leur rapport au métier ainsi que leur implication dans le travail. Il explorera en particulier les questions suivantes :

Quelles sont les principales caractéristiques du groupe professionnel des ARC ? Leurs caractéristiques sociales influent-elles sur leurs manières différenciées de s’engager et de s’impliquer dans le travail biomédical ? En quoi consiste leur rapport différencié au travail ? Comment les ARC construisent-ils conjointement aussi bien leur rapport que leur identité au travail ?

 Méthodologie

Cet article est tiré d’une enquête que nous avons menée entre 2011 et 2016 dans le cadre de notre thèse de doctorat de sociologie à l’Université de Limoges. Le travail de terrain a porté sur l’essai clinique multicentrique MAPT (Multidomain Alzheimer Preventive Trial), lequel a recruté 1680 participants et s’est déroulé dans plusieurs villes de France dont les principales étaient Toulouse, Bordeaux, Montpellier et Limoges. Il s’agissait d’une étude à caractère préventif se déroulant simultanément dans plusieurs sites et dont l’objectif était d’évaluer, à partir de groupes randomisés, l’efficacité d’une supplémentation en Oméga3 sur des personnes âgées non Alzheimer mais confrontées quotidiennement à des troubles de la mémoire.

Comme l’étude comportait plusieurs sites de gestion des données et de suivi des participants, nous avons choisi d’enquêter auprès de deux sites numériquement importants (Limoges et Bordeaux). L’objectif était de voir s’il y avait une relation entre certaines caractéristiques sociales des travailleurs (origines sociales, niveaux de diplôme, trajectoires de formation et professionnelles) et leur degré d’implication et d’investissement dans l’étude biomédicale et si ce rapport au travail avait des incidences sur les chances qu’avaient les personnes âgées de rester dans l’essai en question.

Le matériau utilisé est assez diversifié : recherche documentaire préalable, entretiens semi-directifs avec des ARC (N=32) et observations directes de leur travail (N=3). Certains entretiens (N=12) ont été réalisés au téléphone, compte tenu des contraintes socio-économiques et spatio-temporelles du terrain.

À cela viennent s’ajouter des données résultant de la passation en ligne, de mai à novembre 2015, d’un questionnaire auprès des assistants de recherche cliniques (N=73) évoluant en milieu hospitalier (site de Limoges et site de Bordeaux). La confection du questionnaire ainsi que le traitement des données qui en sont issues ont été réalisés sous SPHINX.

 Un groupe professionnel en formation

Les assistants de recherche clinique représentent un groupe professionnel aux contours flous et incertains tant du point de vue du titre que de celui du poste ainsi que des modes d’exercice du métier. Malgré l’existence d’une formation de technicien d’étude clinique (TEC) en France depuis la fin des années 1980 et d’un diplôme d’ARC depuis 1990, il n’exista pendant longtemps aucune attribution précise régie par une convention collective. Il a fallu attendre l’année 2005 pour qu’apparaisse une circulaire DHOS/OPRC 2005-252 [3] relative à l’organisation de la recherche clinique et au renforcement des personnels de recherche clinique. Ainsi ces derniers ont-ils pu faire leur entrée dans le répertoire national des métiers de la Fonction Publique Hospitalière.

D’un point de vue sociologique, l’une des caractéristiques fondamentales du métier est « l’attribution hétéronome de tâches » et, par conséquent, « une spécialisation hétérocéphale des prestations » (Weber, 2003 [1921]). Celles-ci n’ont pas toujours fait l’objet de codification, pas plus qu’elles n’ont été - comme c’est le cas actuellement- la résultante de formations professionnelles prévues à cet effet. Obéissant à des « considérations rationnelles en finalité », (Weber, 2003 [1921]), ces métiers consistent, pour l’essentiel, en l’exécution, sous l’autorité d’un ou de plusieurs médecins [4], des tâches diverses et variées, relevant aussi bien du management de la recherche que du domaine paramédical : recueil, production et gestion des données de la recherche biomédicale, gestion de stocks, suivi des participants, etc. Ces métiers sont d’autant plus flexibles et leurs définitions d’autant plus flottantes et décalées par rapport à la pratique que la législation ne leur octroie, - à l’inverse d’une profession de santé comme les infirmières -, aucun ‘rôle propre’ dont ils pourraient se prévaloir. Ainsi, selon l’humeur et l’arbitraire du chef de service et selon la structure administrative des équipes de recherche ou des entreprises pharmaceutiques, les ARC peuvent se voir demander beaucoup et sont susceptibles d’être mis à contribution en tant que « faisant fonction », par exemple en tant que neuropsychologue. Tout au plus, ces exigences peuvent donc varier selon les besoins et suivant la forme que revêt la division du travail au sein de la structure médicale en question.

Dans cet ordre d’idées, les ARC peuvent être considérés comme des individus partageant la même place et un statut similaire autant dans la division du travail que dans la structure sociale [5], le statut pouvant être simultanément entendu comme « condition de classe » (rapport au travail, environnement entre autres), et « position de classe » (le fait qu’une même condition puisse correspondre à des positions sociales différentes, suivant la configuration locale ou globale de la structure sociale) (Bourdieu, 1966). Sous ce rapport, l’analyse des trajectoires constitue un moyen efficace pour mettre la focale sur les principes d’organisation de ce groupe professionnel émergent.

 Des trajectoires incertaines

En dépit de l’existence d’une formation destinée aux Attachés de recherche clinique (entendus au sens strict), l’accès aux métiers de la recherche biomédicale clinique pouvait encore se faire, jusqu’à récemment, par différentes formations initiales (biologie, chimie, médecine, sciences humaines, sciences infirmières). Autrement dit, le droit d’entrée dans ce secteur professionnel était encore flexible et il suffisait d’avoir certaines compétences de base pour pouvoir y accéder.

L’enquête sociologique (questionnaire en ligne) a permis de découvrir un déséquilibre du sex-ratio au sein du groupe professionnel : 59% de femmes (n=43) contre 41% d’hommes (n=30) ainsi qu’une polarisation entre les ARC en CDD (69,8%) et ceux en CDI (30,2%). Le contrat à durée déterminée (CDD) demeure ainsi la forme de contrat dominante pour plus de deux tiers de nos enquêtés qui sont tous salariés par l’hôpital.

Nous avons, par ailleurs, identifié quatre types de trajectoires professionnelles parmi les participants de l’enquête en ligne.

Considérons d’abord les ARC qui sont entrés dans le secteur à la faveur du VIH/Sida, au moment où celui-ci commence à s’imposer comme un « nouveau régime d’épidémie » commandant des « régimes d’action » (Dodier Nicolas, 2003) inédits. Ce sont les premiers techniciens d’étude clinique (TEC), rattachés au Ministère de la santé, au moment où est votée, en 1988, la loi Huriet-Sérusclat, relative à la protection des personnes dans la recherche biomédicale (Jaillon, Demarez, 1988). L’expansion de l’épidémie a favorisé la création de nombreux postes et, du même coup, le recrutement de nombreux techniciens d’étude clinique dans des domaines de recherche auxquels ils ne semblaient pourtant pas destinés, au vu de leur formation initiale.

La trajectoire de Germaine [6] en est emblématique. Née d’un père ingénieur et d’une mère chef d’entreprise, elle passe un Bac C (aujourd’hui S), Option Maths-physique en 1984. Ayant fait une première année d’études médicales, laquelle ne lui a pas beaucoup plu, eu égard au mode d’organisation de l’enseignement et à la durée des études, elle choisit de passer le concours d’entrée à l’école de laboratoire de l’Assistance publique/Hôpitaux de Paris pour être technicienne de laboratoire. Sortie deuxième de sa promotion, elle s’est orientée en exploration fonctionnelle respiratoire, sur un poste qui n’avait guère de rapport avec sa formation et où il fallait faire passer des examens à des patients confrontés à des problèmes respiratoires. Elle a ensuite travaillé avec un chef de service qui s’est toujours soucié de l’associer « aux petites études qu’il faisait de temps en temps », jusqu’au vote, le 20 décembre 1988, de la loi bioéthique Huriet-Sérusclat, laquelle impose désormais la nécessité de former des gens à la recherche clinique. Ce changement de contexte juridique l’a poussée à entreprendre, outre un certificat en épidémiologie, la formation de technicien d’étude clinique ouverte en 1987, au moment où se mettent en place les Centres d’information et de soin pour l’immunodéficience humaine (CISHI).

« Franchement, je suis arrivée au moment opportun, je suis arrivée au moment où il n’y avait pas assez de bras, on cherchait des personnes pour surveiller l’épidémiologie et l’évolution de la pathologie et pour faire des retours sur le coût de la maladie… J’en ai profité pour faire cette formation de technicien d’étude clinique et j’ai pris mon poste dans une de ces structures en décembre 92, exactement 20 ans, vous voyez ! A cette époque, on avait 50 % de notre temps pour renseigner le Ministère et 50% pour faire de la mise en place d’études cliniques dans le service.  » (Germaine, Entretien TEC, Paris, novembre 2012).

L’enquête a établi que, pour d’autres ARC, l’accès au métier s’est fait à la suite de leur formation universitaire, faute d’avoir pu trouver du travail dans d’autres secteurs professionnels. La trajectoire de Pauline, âgée de 32 ans et fille d’instituteurs, en est aussi emblématique. Après un DEA (aujourd’hui Master 2 recherche) de biologie cellulaire, elle a travaillé deux ans dans une multinationale du secteur cosmétique. Quelques temps plus tard, le coordonnateur du Centre mémoire de ressources et de recherche (CMRR) lui propose un poste d’ARC sur des recherches en cours sur la Maladie d’Alzheimer. Son apprentissage du métier s’est fait sur le tas, dans une sorte de compagnonnage, c’est-à-dire sous la direction du professeur qui l’a recrutée ainsi qu’au contact des ARC déjà rompus au travail biomédical. Ce n’est que par la suite qu’elle a suivi, à l’Institut Supérieur Vidal Médical (ISVM) de Bordeaux une formation ad hoc, laquelle vient ainsi légitimer, de surcroît, son poste ainsi que la fonction de responsable de l’Unité de recherche clinique qu’elle occupe depuis son inscription en doctorat de sciences de la santé.

La trajectoire d’Éric permet d’illustrer un troisième type de trajectoire. Si elle recoupe, en tous cas du point de vue académique, celle de Pauline, elle s’en écarte cependant par le niveau de diplôme ainsi que par le mode d’accès aux métiers de la Fonction publique hospitalière. En effet, ce docteur en chimie industrielle a décidé de suivre une formation payante afin d’obtenir le diplôme d’ARC et d’acquérir ainsi les connaissances de base nécessaires à l’exercice de la profession. En dépit du fait que ce soit l’incertitude quant à son avenir professionnel qui l’a poussé à cette reconversion, il n’en reste pas moins que sa formation scientifique de base lui a déjà fourni les connaissances utiles à la bonne gestion des problématiques liées aux médicaments. Ayant effectué un stage de six mois dans un grand hôpital lyonnais, il s’est vu recruter en tant qu’ARC à Lyon Ingénierie Projet. Mais compte tenu de sa formation initiale, il exprime souvent le souhait de s’orienter vers l’industrie pharmaceutique perçue par beaucoup comme un secteur d’avenir.

Le quatrième type de trajectoire concerne des enquêtés ayant déjà eu une formation médicale accomplie et qui se retrouvent à exercer le métier d’ARC dans une structure hospitalière. Tel est le cas de Lesly qui avait commencé à exercer sa profession médicale dans un service de Chirurgie vasculaire dans son pays d’origine. Arrivé en France, il intègre, en tant qu’interne, le service de Chirurgie orthopédique traumatologique du Centre hospitalier de Chambéry où il restera quatre ans. Là, il assure régulièrement des gardes, quand d’autres médecins ne sont pas disposés à le faire. N’ayant pas envie de retourner dans son pays natal, il entame des démarches en vue d’une reconversion et d’une bifurcation sur un poste d’ARC de laboratoire. L’entretien réalisé avec lui fait ressortir deux éléments centraux de sa trajectoire, lesquels permettent de mieux appréhender son rapport au travail : d’une part, le statut d’immigré crée chez lui une propension à inscrire sa situation dans le registre du « c’est déjà ça, il y a pire » ; d’autre part, il se sent en porte-à-faux, évoluant dans deux mondes professionnels antagonistes à bien des égards (celui des ARC et celui de la médecine). Il est conscient du fait que son « identité nominale » (celle d’ARC) cache une « différence réelle » (Bourdieu, 1975 : 95) d’avec ses collègues. En même temps, il éprouve des difficultés à s’avouer la « dévaluation » relative de son titre de médecin, lequel est constitutif de son identité sociale et auquel il est constamment identifié tant objectivement que subjectivement (Bourdieu, 1978) : ses compatriotes vivant aussi bien en France que dans son pays d’origine continuent de l’appeler « Docteur ».

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de trajectoires qui se sont construites au hasard, à la faveur des opportunités qui se sont offertes aux acteurs en question. L’incertitude ici renvoie aussi bien à la manière ʺopportunisteʺ d’entrer dans la carrière d’ARC qu’à l’ensemble des doutes et des inquiétudes relatifs à l’avenir. On peut faire l’hypothèse qu’elle n’est pas sans influence sur l’implication au travail des ARC ainsi que la construction de leur ʺidentitéʺ professionnelle.

Dans quelle mesure leurs trajectoires professionnelles et de formation influent-elles sur l’implication et le rapport au travail des Assistants de recherche clinique ? Quels sont les déterminants et les modalités de l’engagement au travail de ces derniers ?

 S’impliquer dans le travail biomédical

Plusieurs facteurs sont déterminants dans l’analyse et la compréhension des modes d’implication et d’investissement dans le travail biomédical.

Parmi ces facteurs, l’origine sociale, la trajectoire de formation et professionnelle ainsi que le niveau de diplôme de l’ARC constituent des déterminants décisifs pour appréhender le degré d’investissement différencié des travailleurs [7]. À cela viennent s’ajouter leurs conditions d’emploi, lesquelles sont loin d’être satisfaisantes et se traduisent le plus souvent par le désir de reconversion professionnelle.

En effet, l’enquête par questionnaire nous a permis de mesurer le degré d’implication des travailleurs dans l’essai et les stratégies mobilisées au quotidien pour gérer les participants. Il apparaît que celles et ceux qui sont animés par le sens du jeu se montrent toujours prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes en vue de la réussite de l’essai, en évitant qu’il y ait trop de désengagements de la part des participants.

Des degrés d’investissement variés

Parmi les principales formes d’investissement, nous avons repéré différentes modalités : échanges et discussion sur forum, nombre d’heures passées avec des collègues à discuter de l’évolution de l’étude clinique, stratégies mobilisées pour fidéliser les participants et prévenir les départs prématurés. À partir des critères de hiérarchisation que nous avons établis (notamment le temps consacré à l’essai, la fréquence des discussions sur des forums et le recours à des stratégie pour éviter les « sorties d’études ») nous avons pu distinguer trois niveaux d’investissement : intense, moyenne et faible [8].

Le premier niveau concerne, pour les deux sites réunis, un peu plus d’une dizaine de personnes, soit 25% de nos enquêtés, tous détenteurs de diplômes allant de Bac + 2 à Bac + 4. Plusieurs éléments caractérisent un investissement intense  : forte implication consistant pour l’ARC à faire comme s’il était le promoteur ou l’investigateur coordonnateur de l’essai, discussion sur des forums en vue de surmonter les obstacles rencontrés, consécration d’au moins 25 heures hebdomadaires à l’étude en dehors des heures de travail et recours à des stratégies pour éviter les départs prématurés de participants.

Le niveau d’investissement que nous qualifions de moyen, se caractérise par une attitude rationnelle et doublement marquée par l’« éthique de la conviction » et l’ « éthique de la responsabilité » (Weber, 1963). Même agissant par conviction, les travailleurs ne se désintéressent pas pour autant des conséquences de leurs actes. Ils n’en souhaitent pas moins obtenir certains résultats, l’exigence éthique allant de pair, selon eux, avec la rigueur méthodologique.

Illustrent cette catégorie les discussions ayant lieu chaque semaine ou une à deux fois par mois au sujet de l’essai, le fait que les acteurs s’y adonnent pendant un temps ne dépassant pas 30 heures hebdomadaires, le rappel de la nécessité de respecter la charte de consentement signé.

L’enquête révèle que les travailleurs atteignant ce degré d’investissement - dont certains sont issus d’une double formation (université et école professionnelle) ou d’une formation CeNGEPS [9] - sont de ceux qui croient toujours bon, malgré leur désintérêt pour l’essai, de toujours assumer pleinement et jusqu’au bout leurs responsabilités professionnelles. L’engagement qu’ils ont pris n’est pas que d’ordre administratif (signature d’un contrat de travail), mais aussi éthique (respect de la parole donnée, preuve de confiance et d’« engagement crédibles » (Karpik, 1996). Bien honorer son contrat constitue une manière de ne pas « se griller  », de rester crédible à la fois professionnellement et moralement, surtout lorsque le travailleur entend faire carrière dans le milieu hospitalier.

Ce degré moyen d’investissement et d’implication dans le travail (laquelle traduit aussi un rapport à l’essai clinique) a pour corrélat le « travail sur l’habitus » (Perrenoud, 2001) réalisé dans la formation des Assistants de recherche clinique. En effet, en dépit du fait que la formation CeNGEPS soit assurée par des universités partenaires, il n’en demeure pas moins que ce centre, de par son caractère hybride, joue un rôle d’interface entre l’Université et l’industrie du médicament et s’évertue à déconstruire, à grand renfort de séminaires de formation, le manichéisme caractéristique de certains métiers de la recherche clinique, à savoir l’opposition tranchée entre, d’un côté, formation professionnelle dans les écoles privées et, de l’autre, formation professionnelle en milieu universitaire.

Qui plus est, il est constamment rappelé aux ARC, au cours des formations assurées par les universités, les principes éthiques de la recherche clinique : rigueur et sérieux dans la production et la gestion des données, nécessité d’être une personne de confiance à la fois pour l’investigateur coordonnateur, ne pas ʺbidouillerʺ les données cliniques, ni les informations recueillies sur le terrain, gérer efficacement les participants en vue d’éviter les départs intempestifs. Ces injonctions multiples, intériorisées progressivement, permettent aux ARC de n’adapter que marginalement leurs actions et comportements aux caractéristiques de chaque difficulté rencontrée et de faire face, grâce à cette « grammaire génératrice des pratiques » qu’est l’habitus (Perrenoud, 2001 : 133), et au prix d’accommodations mineures, à des situations ou à des obstacles qui auraient pu, pour d’autres, se solder par le laisser-aller ou par le ʺje m’en fichismeʺ absolu dans le travail.

Le dernier niveau d’investissement, que nous qualifions de faible ne présente que dans une moindre proportion les modalités décrites précédemment à propos des deux premières formes d’investissement. Cette catégorie de travailleurs déclare passer peu de temps à discuter de l’essai (tous les deux ou trois mois) et y consacrer très peu de temps (le nombre d’heures déclarées comme consacrées à l’essai ne dépassant pas vingt heures par mois).

En effet, formés pour la plupart dans des écoles professionnelles et titulaires, pour certains d’entre eux, d’un Master de l’Université, ces acteurs du travail biomédical avancent que l’essentiel est de se consacrer aux tâches les plus importantes à leurs yeux, c’est-à-dire les tâches techniques, telles que la perfusion et le monitoring des participants, la gestion des dossiers, la gestion des stocks et la mise en congélateur des produits médicaux. Il s’agit, selon eux, d’éviter de « se prendre la tête » avec d’autres aspects du protocole qu’ils jugent accessoires. Ils ne s’investissent donc qu’à minima et considèrent que, si certains patients décident de sortir prématurément de l’essai clinique, c’est aux investigateurs, voire au promoteur qu’il incombe de s’en occuper et de pallier ce problème, car cela ne relève aucunement de leur compétence, ni de leur responsabilité d’ARC. Au rebours de ce qu’on n’a pu observer chez ceux qui s’investissent de manière intense, cette dernière catégorie d’ARC semble persuadée qu’un échec relatif de l’essai ne leur serait aucunement imputable et serait même une démonstration par l’absurde de la nécessité de les reconnaître comme des acteurs à part entière de la recherche clinique.

Ainsi, cette perception de leur travail les amène-t-elle, sinon à ‘bidonner’ les données (Caveng, 2012 : 73-75) du moins à une gestion a minima des participants pourtant jugés « peu fiables et peu compliants  », c’est-à-dire susceptibles de se désengager d’un moment à l’autre. Concrètement, ils ne prennent aucune mesure visant à prévenir les décrochages potentiellement perturbateurs et risquant d’entraver le déroulement prévu des « arcs de travail » (Strauss, 1992) prévus. Leur action se limite donc, lors des visites ou des coups de fil de routine, aux informations recueillies quant au degré de motivation des personnes à rester dans l’essai et aux bénéfices qu’elles estiment en avoir retiré jusque-là. Ces écarts aux prescriptions (Caveng, 2012 : 77), fussent-ils légers, sont loin de constituer une faute professionnelle à leurs yeux. Se dessine ainsi, en creux, une critique des conditions de travail et des exigences du promoteur, comme cela ressort souvent en entretien :

« Si tu veux préserver toutes les personnes qui ne sont plus motivées comme au début, surtout celles qu’on avait convaincues d’accepter de participer, ça fait un très gros boulot, c’est très chronophage : il faut du temps mais aussi beaucoup d’énergie. On n’y arriverait pas seuls, il faudrait le double de notre effectif et ça, ça m’étonnerait que le promoteur le fasse. » (Entretien, ARC coordonnateur, Bordeaux, mai 2013.)

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Figure I : Distribution des travailleurs selon le nombre d’heures hebdomadaires consacrées à l’essai clinique (Source : Enquête auteur)
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Figure II : Répartition des travailleurs selon leur degré d’investissement professionnel (Source : Enquête auteur)

S’investir par vocation ?

L’origine sociale n’en demeure pas moins un facteur déterminant dans la mesure où l’on observe, chez certains travailleurs, une propension à vivre leur situation professionnelle comme une vocation. C’est surtout au cours des entretiens avec les ARC femmes que nous avons repéré ce discours sur la vocation, selon lequel « elles se sentent faites pour ce métier, malgré les difficultés auxquelles elles peuvent être confrontées ». On peut formuler l’hypothèse selon laquelle ce discours, sorte de nécessité faite vertu, trouve son principe à la fois dans l’origine sociale et la trajectoire de formation de ces acteurs et actrices professionnels (l’injonction à exercer leur métier de façon éthique, même dans la précarité) et dans les multiples expériences vécues au cours de leur carrière professionnelle. Comme l’a remarqué Josiane Pinto à propos des secrétaires (Pinto, 1990), c’est dans leur trajectoire que résident les conditions psychologiques et sociales de leur ajustement à leur condition précaire. En effet, couplés à l’enquête par questionnaire, les entretiens suggèrent une familiarisation diffuse de certains ARC avec leur univers de travail par le biais de leur famille d’origine. Ainsi, comme le montre le tableau I ci-dessous, les professions de santé et du travail social sont la catégorie socioprofessionnelle la plus citée (20,5%) après les employés (21.9%) et loin devant les autres catégories (artisans, commerçants, instituteurs, techniciens, etc.). À l’inverse, certaines catégories sociales sont largement sous-représentées : ainsi, les régions supérieures de l’espace social réunies (les professions intellectuelles, scientifiques et libérales, les cadres de la fonction publique, les professions de l’art et de l’information, les cadres administratifs et ingénieurs d’entreprise) ne totalisent que 23,3% des réponses concernant l’origine sociale des enquêtés.

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Tableau I : Distribution des enquêtés selon leurs origines sociales (Source : Enquête auteur)

Au travers, entre autres facteurs, des incitations tant explicites qu’implicites ayant marqué leur enfance, l’avenir de paramédical semble avoir été constitué en choix probable. Emblématique est à ce sujet le cas de Magali, comme tant d’autres ARC. Fille de brancardier et d’infirmière, elle a toujours rêvé de travailler dans le secteur paramédical, soit en tant qu’infirmière, soit en tant que technicienne de laboratoire (« On peut être peinarde quand on est infirmière, pourvu qu’on ait un bon patron. Tu pourras mettre à contribution presque tous mes contacts dans le milieu », lui répétait constamment sa mère au cours de ses années de lycée. Ces injonctions douces l’ont persuadée que l’engagement dans cette voie lui permettrait de s’en sortir professionnellement mieux que sa mère. Aussi, ayant raté le concours d’entrée à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), elle décide de poursuivre ses études jusqu’en master de Biologie. Si, par crainte d’un nouvel échec, elle a opté pour un métier beaucoup moins difficile d’accès, il n’en reste pas moins qu’elle a été « socialisée par anticipation » (Merton, 1997) et que, pour elle comme pour de nombreux autres ARC, les infirmières demeurent le groupe professionnel de référence (Jean, 2017).

Se former par les forums discussion

Certaines formes d’investissement contribuant à accroître les performances professionnelles des ARC sont le fait de la socialisation antérieure, acquise soit au sein de la famille, soit au cours de la formation professionnelle, soit à partir de communautés d’expérience. Elles permettent aussi l’émergence de « communauté de pratiques  » au sens de Etienne Wenger (Lièvre et al., 2016). En effet, certains ARC déclarent que c’est grâce aux discussions sur des forum en ligne avec des confrères qu’ils réussissent à surmonter certains obstacles ou à pallier certaines difficultés relatives, par exemple, au comportement d’un participant « non compliant  » ou sur le point de se désengager de l’essai préventif.

« - Enquêté : Les discussions avec mes confrères bordelais m’ont beaucoup aidé, par exemple, dans la gestion de certains groupes multidomaines où tu as des personnes qui peuvent devenir d’un jour à l’autre difficiles à encadrer. C’est pareil pour les intermittents, il n’y a pas de recette pour les gérer, tout comme on ne peut pas véritablement prévoir à l’inclusion ceux qui vont le devenir.

  • Enquêteur : Les intermittents ?
  • Enquêté  : Oui ce sont les patients qu’on voit une fois tous les trois mois par exemple. Pourtant, il y en a qui étaient très réguliers au départ et qui ont fini, peut-être par manque d’intérêt, par changer de comportement et d’attitude. Ceux-là, il n’y a que l’expérience qui peut aider à les gérer efficacement, d’où l’intérêt d’échanger avec les autres collègues, où qu’ils soient : ce qui est sûr c’est qu’on fait le même boulot, quelle que soit la spécialité, il y a des problèmes qu’on rencontre partout. » (Entretien, ARC coordonnateur, Bordeaux, mai 2013.)

Les discussions sur des forums peuvent avoir lieu soit à partir d’expériences communes entre ARC ayant déjà travaillé ensemble sur des essais cliniques, soit entre ARC qui ne se sont jamais rencontrés mais qui se décident, en dépit de leurs socialisations professionnelles hétérogènes, à partager leurs expériences de travail avec les nouveaux entrants. Comme l’affirment les protagonistes eux-mêmes, s’il est vrai que « chaque essai clinique est unique en son genre  », il n’en reste pas moins vrai que « certaines expériences dans le Cancer, par exemple, peuvent toujours servir dans le domaine de l’Alzheimer ». Car il s’agit d’un métier où, quel que soit le domaine, le contact avec autrui joue un rôle central surtout dans les essais à caractère préventif.

 Le sens du travail biomédical

Le degré de satisfaction des travailleurs de la preuve, selon qu’ils jugent gratifiantes ou non les tâches accomplies, représente un facteur décisif dans les formes d’engagement au travail. Certaines activités sont considérées comme relevant de la catégorie de « vrai boulot » dans la mesure où les travailleurs y trouvent leur compte et souhaitent les conserver (Bidet, 2010), puisqu’elles font sens pour eux. Tandis que d’autres activités sont renvoyées dans l’ordre du « sale boulot », c’est-à-dire des tâches à déléguer parce que dégradantes et indignes et ne permettant pas au travailleur de se réaliser en personne. On le voit, le sale boulot n’est jamais sui generis, il n’existe pas en soi, mais toujours de façon relative, en fonction de la position de l’individu dans la division du travail et aussi en fonction de ce qui est culturellement considéré comme dégradant.

Ainsi, l’enquête montre que seuls 35,6% des enquêtés se déclarent plutôt satisfaits de leur travail contre 32,9% ayant choisi la modalité « plutôt pas satisfaits ». Sur la même échelle, le taux de ceux ayant fait le choix de la modalité « pas du tout satisfait » est nettement supérieur (15,1%) à ceux ayant répondu par la modalité « tout à fait satisfait » (11%). Par ailleurs, le faisceau de tâches jugées peu reluisantes ou source de gratification symbolique (Hughes, 1996 [1971] : 72) comporte différents éléments et peut varier en fonction de plusieurs facteurs, notamment du niveau de diplôme du travailleur.

Trois catégories de tâches jugées gratifiantes ont été identifiées, sur la base de leur contenu :

  • les tâches technico-scientifiques, dont l’analyse et le traitement des données, la préparation des médicaments ainsi que celles relatives à la mise en place de l’essai ;
  • les tâches technico-managériales, au nombre desquelles se trouvent le remplissage du formulaire de rapport (Case Report Form), le design et les statistiques de l’étude, la saisie et la gestion des données, le contact des participants, les visites à six mois ainsi que les réunions autour de la progression de l’essai ;
  • enfin les tâches clinico-thérapeutiques consistant, pour l’essentiel, en des suivis personnalisés des participants : soins infirmiers, exercices cognitifs et activités sportives avec les personnes âgées, écoute des participants et animation de groupe.

A contrario, les tâches taxées d’ingrates sont de deux ordres. D’une part, les tâches administratives et managériales : classement des dossiers, démarche réglementaire, gestion de stock et mise en congélateur des gélules et prise en charge des problèmes logistiques. D’autre part, les tâches d’ordre clinico-thérapeutique composées essentiellement d’actes paramédicaux, tels les prises de sang, la perfusion des personnes âgées, les soins corporels.

Une première interrogation s’impose ici : pourquoi les tâches clinico-thérapeutiques (soin et prise en charge notamment), qui constituent pourtant une composante essentielle du travail biomédical, sont-elles perçues à la fois comme gratifiantes et ingrates ?

Force est de constater, dans un premier temps, que l’opposition tâches ingrates vs tâches gratifiantes n’est jamais figée et demeure, dans l’ensemble assez poreuse et flottante. A tel point que les deux types de tâches peuvent en venir à se télescoper, voire s’interpénétrer sous l’effet de plusieurs facteurs : la situation et la position professionnelles des acteurs, leur niveau d’études ainsi que leur expérience de travail dans l’essai préventif.

À cela s’ajoute, dans un deuxième temps, l’existence, chez certains acteurs, de rapport différencié avec un certain nombre de tâches. En effet, selon leur formation académique, les travailleurs les plus diplômés ont une propension à s’intéresser davantage à tout ce qui relève de la recherche, l’analyse et l’interprétation des données. S’il leur arrive de s’adonner à d’autres tâches peu gratifiantes, c’est toujours par obligation et par défaut. La gratification comporte ici avant tout une dimension symbolique et sociale dans la mesure où elle est de l’ordre de la représentation et porte autant sur la perception sociale de ces tâches que sur le sentiment de satisfaction qu’elles procurent à l’ARC. À cet égard, une tâche comme la production d’une analyse statistique de données est jugée autrement plus stimulante et davantage intéressante par les ARC doctorants, que le fait de faire passer des batteries de test ou encore de poser une perfusion en l’absence de l’infirmière. La valorisation de cet aspect de leur travail tient au fait que ces professionnels se représentent avant tout comme des chercheurs en sciences de la santé et non comme de simples exécutants de la recherche clinique. Comme l’a observé Alexandra Bidet à propos des agents de supervision téléphonique, « l’attachement à une partie de l’activité se manifeste par une série de valorisations touchant au détail fin du travail en actes » (Bidet, 2010 : 125).

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Figure III : Répartition des travailleurs selon leur niveau de diplôme (Source : Enquête auteur)

Une troisième remarque s’impose enfin : si le rapport au travail des ARC semble partiellement corrélé au niveau de diplôme, l’enquête montre qu’elle l’est aussi à leurs trajectoires de formation. En effet, certaines tâches valorisées par les hauts diplômes ne le sont pas toujours par un certain nombre de personnes interrogées. Aussi, nombreux sont ceux qui trouvent, a contrario, les tâches intellectuelles « fastidieuses » et pensent que le travail de l’ARC est essentiellement « un travail de manager et non de scientifique ». Toutefois, ils n’en jugent pas moins négativement tout un faisceau de tâches, dont celles consistant en soins corporels (escarre, dégénérescence maculaire liée à l’âge, déplacements en ville chez les personnes âgées). Ce sont justement ces tâches qui représentent le « sale boulot » (Hughes, 1996 [1971] : 72) aux yeux certains travailleurs biomédicaux la plupart du temps formés dans des écoles privées ou ayant déjà eu une expérience de travail dans l’industrie du médicament. Il faut noter, par ailleurs, que l’importance de ces tâches dans le travail des ARC n’en rappelle pas moins la place du care dans le fonctionnement de l’essai à caractère préventif en question et que « le soin est un enjeu irréductible des pratiques de recherche clinique » (Derbez, 2018 : 24).

« Les personnes âgées savent que nous ne sommes pas médecins, ni infirmiers, mais les soins corporels, quoique pas toujours intéressants, n’en font pas moins partie de notre boulot. Tu vois, c’est un essai a qui recruté que des vieux, c’est le cas de le dire, puisque ce sont des gens âgés d’au moins 70 ans. Or il est fréquent que les escarres se développent chez cette catégorie de patients, même s’ils ne sont pas alités dans des hôpitaux ou des établissements de soins de longue durée. Le pire, c’est que beaucoup de ces vieux habitent dans des bleds reculés de la Haute-Vienne, il faut se rendre chez eux régulièrement, qu’il pleuve, qu’il tonne, on n’a pas le choix. » (Entretien ARC, Limoges, septembre 2014.)

Doit-on pour autant en déduire que le rapport négatif au corps vieillissant du participant résulterait du niveau de diplôme ou de la situation professionnelle des travailleurs ? Les données de l’enquête semblent confirmer cette interrogation dans la mesure où un certain nombre de travailleurs sont, comme nous l’avons montré précédemment, soit des docteurs (en médecine [10] ou en sciences de la matière) soit des doctorants ou aspirants doctorants en sciences de la santé. Ceux-ci, notons-le, envisagent sérieusement une entrée en thèse en vue de faire carrière dans la recherche, soit en tant que chercheurs, soit en tant que managers de la recherche clinique. Il en ressort que la proximité au corps vieillissant, en tout cas pour certaines tâches, les répugne manifestement, l’administration des soins corporels étant perçue et vécue comme dégradante, comme un déclassement par le bas et donc un déni de reconnaissance de leur investissement professionnel, en regard de leur niveau d’étude. Autrement dit, les tâches qu’ils estiment être au cœur de leur métier et qui, selon eux, leur donnent la possibilité d’un plein accomplissement de soi sont celles marquées par une certaine distance au corps en général.

« Il y a des jours où on fait des trucs super stimulants, on travaille dur c’est vrai, mais ça fait avancer intellectuellement, tout comme on fait aussi pas mal de trucs qui font vite tomber dans la routine. Moi j’aime bien booster mon cerveau en m’essayant à des tâches nouvelles. Bon, en même temps, ça fait partie de notre boulot, faire fonction de secrétaire est moins motivant que faire fonction de biostatisticien, par exemple. » (Entretien, ARC, doctorant en sciences de la santé, Bordeaux, janvier 2013.)

Vu sous cet angle, leur rapport au travail peut être analysé comme le corrélat d’une « désillusion collective qui résulte du décalage structural entre les aspirations et les chances, entre l’identité sociale que le système scolaire semble promettre et l’identité sociale qu’offre réellement, au sortir de l’école, le marché du travail  » (Bourdieu, 1978 : 9). Certes, leur niveau de diplôme n’est pas forcément corrélé à leur classe de provenance ou à leur condition de naissance. Il n’en reste pas moins que leur sentiment de déclassement, leur « frustration relative » en raison de leur position sociale ‘désajustée’ trouve son principe à la fois dans les capitaux scolaires et familiaux dont ils disposent. En effet, la comparaison de leurs diplômes et de leur situation professionnelle aux propriétés symétriques de leurs parents permet de comprendre pourquoi ces derniers n’ont eu de cesse de leur reprocher, fût-ce à mots couverts, d’avoir fait le choix d’un métier précaire (notamment du point de vue du statut et des conditions de travail), alors que la possibilité s’offrait à eux de mener des études leur permettant d’intégrer un secteur professionnel autrement plus protégé et plus stable (par exemple infirmière diplômée d’Etat ou encore technicien de laboratoire). Sans doute est-ce cette situation de précarité qui les pousse à se constituer en groupe de pression afin de mieux défendre les intérêts de leur métier et donner du sens à leurs activités.

 L’appartenance associative comme facteur de socialisation

Outre le « vrai boulot », la dynamique associative constitue un facteur contribuant à la construction du sens du travail biomédical pour les assistants de recherche clinique. Parmi les deux principales associations représentant le groupe professionnel, EPI’GEST est celle qui a sans doute joué un rôle décisif dans les luttes pour donner une « conscience collective » à ces acteurs professionnels. Composée essentiellement de techniciens d’étude clinique, cette association, malgré la diminution progressive de son nombre d’adhérents, n’en occupe pas moins une place centrale dans l’organisation ainsi que la représentation du groupe professionnel. La notion de représentation ici employée à la suite de Bernard Zarca (1988 : 247) doit s’entendre dans un double sens : « travail symbolique nécessaire à la constitution puis au maintien de la cohésion du groupe, voire à sa redéfinition lorsqu’il devient important d’en modifier les frontières pour lui conserver sa visibilité et son poids fonctionnel et processus de désignation des agents habilités à effectuer un tel travail, à parler et à agir au nom du groupe. »

Le fait d’être membre d’une association permet de prendre conscience que l’existence du groupe n’est jamais donnée d’avance ni totalement garantie. Un groupe professionnel n’a d’identité collective réelle que s’il réussit à construire une puissance corporative. En ce sens, l’association peut être considérée comme un espace où les membres apprennent autant les formes élémentaires que les « répertoires de l’action collective » (Offerlé, 1998) et donc la défense ainsi que la promotion d’intérêts directement matériels (Zarca, 1988 : 247) [négociation des grilles salariales et des conditions de travail] mais aussi symboliques (l’entrée de ces métiers dans le Répertoire national des métiers de la Fonction publique hospitalière, harmonisation des niveaux de recrutement). L’appartenance à un groupe professionnel ne se résume pas à une série d’activités purement techniques, mais revient aussi à se lancer dans le militantisme associatif, surtout lorsqu’une « visée de profession » (Dubar et al., 2011) est clairement exprimée. L’association est ainsi le lieu où le « désir de métier » semble se matérialiser et où chacun fait l’apprentissage du travail politico-administratif nécessaire à l’obtention de la reconnaissance d’une sphère d’autonomie dans le travail (Osty, 2003). Ce dernier aspect joue un rôle d’autant plus déterminant dans la « construction des identités professionnelles » (Dubar, 1991) que la catégorie « métiers de la recherche clinique » demeure encore floue sur le terrain et que, du fait de leur position d’emploi varié et de leur manque de cadrage, elle a partie liée avec ce que certains sociologues appellent des « métiers flous » (Jeannot, 2005).

 Conclusion

Les données sur lesquelles nous nous sommes appuyé pour administrer la preuve comportent certaines limites qu’il convient de relever et de prendre en compte dans le cadre d’une recherche ultérieure. Nous en retiendrons deux :

D’une part, le nombre de cas que nous avons décrits se révèle largement insuffisant pour affirmer catégoriquement que les propriétés sociales influent systématiquement sur le cours de l’essai clinique en question. Il eût été par ailleurs important de prendre en compte le rôle de la socialisation de genre pour mieux appréhender, entre autres éléments, le rapport négatif au corps entretenu par certains ARC, d’autant que cette attitude se rencontre davantage chez les hommes que chez les femmes enquêtées. Sans doute cela aurait-il permis de mettre le doigt sur l’effet produit par le genre en tant que « système hiérarchisé du monde social » (Bereni et al., 2012) sur la perception de l’hygiène et des soins corporels en direction des personnes âgées.

D’autre part, l’enquête n’a pas suffisamment creusé le discours sur la vocation rencontré majoritairement chez les ARC femmes, pas plus qu’elle n’est allée jusqu’au bout des modalités d’engagement en fonction des conditions de travail et d’emploi. Car selon que l’ARC a été recruté avec un Contrat à durée déterminée (CDD) ou indéterminée, selon la durée de son CDD et selon la charge de travail qui est exigée de lui, on peut supposer que son rapport au travail, et, corrélativement, ses modalités d’implications sont sujettes à variation.

Au terme de cet article, force est de constater que la diversité des trajectoires de formation et professionnelles renforce la situation en porte-à-faux des ARC (ni chercheurs, ni personnels soignants au sens courant du terme) et, par conséquent, accroît leurs difficultés à se tailler une place respectable au sein du champ sanitaire. Ils semblent rester « des petites mains  », « au carrefour du soin et de la recherche » (Rosman, 1998), condamnées à « l’anonymat des exécutants » (Heaton, Proulx, 2012).

Cependant l’enquête a mis en relief les différents facteurs influençant l’engagement au travail de ces acteurs ainsi que leur perception de leurs activités professionnelles – pas seulement ʺpetites mainsʺ, mais aussi ʺmanagersʺ des essais cliniques. Outre les conditions d’emploi (selon qu’ils sont en CDD ou CDI, à temps plein ou à temps partiel, avec un fort niveau d’autonomie ou non), des facteurs tels l’origine sociale, le niveau de diplôme, la trajectoire de formation, entre autres, jouent un rôle crucial dans l’implication des travailleurs biomédicaux et, corrélativement, influent sur la construction de leur identité au travail.

Certes, l’appartenance associative constitue une ressource décisive pour ces acteurs professionnels qui ‘font carrière dans la précarité’, dans la mesure où ils y font l’apprentissage des « logiques de l’action collective » (Offerlé, 2008) et des techniques efficaces pour exprimer publiquement leur « désir de métier » (Osty, 2003) et construire ainsi leur identité collective. Toutefois, celle-ci peine à se cristalliser et à trouver ses propres principes de constitution (Zarca, 1988 : 253). Un des obstacles majeurs au processus de cristallisation qui mériterait d’être examiné ailleurs est, sinon la diversité des tâches imparties aux travailleurs selon le domaine de l’essai clinique, du moins la polarisation du métier entre ARC hospitaliers (étudiés ici) et ARC CRO (Contract Research Organisation). À la fois prestataires de service et salariés pour la plupart dans l’industrie du médicament, en quête permanente de mission tant à l’échelle nationale qu’internationale et « en concurrence les uns avec les autres », ces derniers forment une figure centrale du « salariat libéral » (Caveng, 2011), un aspect décisif pourtant jusqu’ici peu pris en compte dans l’analyse socio-anthropologique des plateformes biomédicales.

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Notes

[1] Sur la différence entre « attaché de recherche clinique » et « technicien d’études cliniques », voir : http://metiers-fonctionpubliquehospitaliere.sante.gouv.fr/spip.php?page=nomenclature consultée le 29 septembre 2020.

[2] Dans cet article, il n’est question que de la recherche clinique biomédicale.

[3] Voir http://affairesjuridiques.aphp.fr/textes/circulaire-dhosoprc-n-2005-252-du-26-mai-2005-relative-a-lorganisation-de-la-recherche-clinique-et-au-renforcement-des-personnes-de-recherche-clinique/, consulté le 13 novembre 2014

[4] Les ARC travaillent sous la supervision d’un.e (ARC) coordinateur/trice d’étude clinique (CEC) qui s’occupe de la mise en œuvre et du suivi des protocoles de recherche clinique. L’essai sur lequel a porté notre enquête étant multicentrique, le travail du CEC est lui-même supervisé par le médecin investigateur-coordonnateur désigné par le promoteur, lequel est toujours une personne morale (en l’occurrence le CHU de Toulouse). Sur les deux sites de notre enquête, il arrive que l’investigateur-coordonnateur désigne des médecins investigateurs, supérieurs hiérarchiques du CEC et dont la fonction est de veiller au bon déroulement de l’essai clinique.

[5] La situation des ARC fait penser à la « service class » analysée par le sociologue britannique J. Goldthorpe. Pour une analyse de cette notion, voir C. Bidou-Zachariasian, 2000.

[6] Tous les prénoms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des enquêtés.

[7] Nous n’avons pas eu le temps de prendre en compte la dimension du genre dans le cadre cette recherche. Pourtant, il pourrait s’agir, compte tenu de la présence accrue des femmes sur ce marché du travail, d’une dimension intéressante à explorer pour saisir de nouvelles facettes de l’emploi féminin.

[8] Cette hiérarchisation est fondée notamment sur, entre autres éléments, le temps, plus précisément le nombre d’heures consacrées par les ARC au travail dans l’essai clinique en question. (Cf. Figure I).

[9] La formation proposée par le CeNGEPS (Centre National de Gestion des Essais de Produits de Santé) est accessible à partir du Bac+2 et ouvertes aux personnes issues des filières scientifiques ou ayant validé le premier cycle d’études médicales ou de pharmacie (2 ans). À la suite de cette formation assurée dans les villes de Bordeaux, Limoges et Toulouse, l’impétrant, s’il réussit, devient titulaire d’un diplôme interuniversitaire de Formation des Assistants de Recherche Clinique et de Technicien d’Étude Clinique (DIU-FRAC-TEC).

[10] Il s’agit de docteurs en médecine diplômés à l’étranger (certains pays des Suds) et dont le diplôme n’est pas automatiquement reconnu en France au grade de docteur.

Articles connexes :



-L’appropriation d’une sexualité minorisée, par Chetcuti-Osorovitz Natacha, Girard Gabriel

Pour citer l'article


Jean Lukinson, « Les travailleurs de la preuve en médecine. Sociologie d’un groupe professionnel « en formation » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Les-travailleurs-de-la-preuve-en (Consulté le 11 octobre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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