Nous ne pouvons rendre compte en quelques milliers de signes de toute la richesse et la complexité de la thèse de doctorat en médecine de J. Lacan. Par conséquent, nous ne prétendons ici que proposer son intérêt épistémologique et sociologique à travers la présentation de sa monographie du « cas Aimée ».
Intéressons-nous donc dans un premier temps à l’approche épistémologique que J. Lacan adopte dans cette recherche.
D’une part, J. Lacan met incontestablement l’accent dans sa recherche sur l’histoire vécue des sujets. Ce faisant, sa thèse peut sembler en parfaite adéquation avec les recherches contemporaines en sciences humaines centrées sur la ‘‘compréhension’’, le ‘‘sens’’, le ‘‘vécu’’. D’ailleurs, K. Jaspers est une des principales références de la thèse auquel J. Lacan emprunte notamment le concept de « relations de compréhension ». Pour autant, nous ne devons pas ignorer les réserves et mises en garde que Lacan professe à ce propos. A la compréhension affective, effectuée par le biais de l’empathie, il oppose une compréhension rationnelle dont l’impératif méthodologique (à ne pas confondre avec une affirmation d’ordre ontologique) consiste bien plutôt à considérer le sens ‘‘comme une chose’’ : « Comprendre, nous entendons par là donner leur sens humain aux conduites que nous observons chez nos malades, aux phénomènes mentaux qu’ils nous présentent. Certes, c’est là une méthode d’analyse qui est en elle trop tentante pour ne point présenter de graves dangers d’illusions. Mais qu’on sache bien que, si la méthode fait usage de rapports significatifs […] leur application à la détermination d’un fait donné peut être régie par des critères purement objectifs, de nature à la garder de toute contamination par les illusions, elles-mêmes repérées, de la projection affective » (pp. 309-310). Par conséquent, le sens objectif des phénomènes de la personnalité n’est pas dévoilé suite à une identification affective mais en contextualisant de manière synchronique et diachronique chaque acte réflexif et intentionnel du sujet, contextualisation que J. Lacan conceptualisera plus tard par le concept de « chaîne signifiante ». Nous pouvons noter ici que c’est une objection semblable qui est au principe de la critique que P. Bourdieu réalise de L’illusion biographique, en démontrant qu’on ne peut comprendre une trajectoire sociale sans prendre connaissance des états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée.
D’autre part, incontestablement, J. Lacan refuse d’abandonner aux spiritualistes et autres idéalistes l’étude de la personnalité sous prétexte que cette dernière est riche en illusions et en rationalisations. En d’autres termes, il propose d’objectiver ce que les défenseurs de la « rupture épistémologique » rejettent a priori, à savoir la doxa, le sens commun, la subjectivité et plus spécifiquement ici la personnalité dans ses rapports avec la psychose paranoïaque.
Et c’est à la psychanalyse que revient le mérite d’avoir défendu une rationalité de l’illusoire en objectivant « ces phénomènes de conscience qu’on avait pris le parti si peu scientifique de mépriser tels les rêves dont la richesse de sens, pourtant frappante, était considérée comme purement « imaginaire », ou encore ces « actes manqués » dont l’efficacité, pourtant évidente, était considérée comme ‘‘dépourvue de sens’’ » (p. 248).
Bref, bien même les phénomènes de la personnalité seraient-ils essentiellement illusoires, ils n’en demeurent pas moins réels et je rejoins ici un exégète de Lacan, B. Ogilvie qui souligne que le principe du déterminisme « ne conduit pas du tout Lacan à considérer comme sans valeur où sans réalité ce qui semble lui échapper, mais au contraire à rechercher le type de déterminisme adapté à ce qui se présente justement comme lui échappant » [1] .
J. Lacan propose alors une définition objective des phénomènes de la personnalité et si le sujet n’y apparaît pas encore dépendant d’une chaîne signifiante, une place prépondérante est accordée à ses déterminations historique (ou biographique), psychique et sociologique. En effet, il situe la formation de la personnalité au carrefour de ces trois ordres de déterminations que sont la trajectoire biographique, le développement de cet instance psychique qu’est l’idéal du moi et enfin le milieu social qui se caractérise par une certaine « tension des relations sociales » se traduisant pour le sujet « par la valeur représentative dont il se sent affecté vis-à-vis d’autrui » (p. 43). Nous pouvons remarquer que ces deux derniers ordres de déterminations, « l’idéal subjectif du moi et le jugement social d’autrui » (p. 247), s’inscrivent pleinement dans les problématiques sociologiques contemporaines de l’identité mettant l’accent sur les négociations mais aussi les tensions entre « l’identité pour soi » et « l’identité pour autrui », pour reprendre la terminologie proposée par C. Dubar.
Ainsi, la tentative d’assassinat effectuée par Aimée sur une actrice parisienne et dont Lacan rapporte le cas dans sa thèse après un an et demi d’observation quotidienne étayée même d’une « enquête sociale » (p. 151), doit être interprétée tout d’abord comme un acte qui prend place dans un processus, une trame que Lacan relate : les troubles psychopathiques, et notamment les délires de persécution d’Aimée débutent dix ans auparavant sa tentative d’assassinat alors qu’elle est mariée depuis quatre ans, employée et enceinte. Ses collègues, les passants veulent du mal à elle et son futur enfant. Elle accouche malheureusement d’un enfant mort-né. C’est alors sur son ancienne meilleure amie qu’Aimée concentre ses hostilités. Puis un enfant vient à terme. Aimée se montre extrêmement maternante et son délire de persécution ne cesse de s’accroître : « Elle provoque un incident avec des automobiles qui seraient passés trop près de la voiture de l’enfant » (p. 160). Après un premier internement psychiatrique, Aimée demande à son administration un changement de poste pour Paris. On le lui accorde et c’est alors que commence sa fixation délirante sur l’actrice H. Duflos qui aurait menacée la vie de son enfant. La future victime n’est pas la seule persécutrice. On compte aussi un romancier et une romancière, ce qui laisse transparaître leur valeur symbolique plus que personnelle. Aux délires de persécution se lient des délires de grandeur, Aimée devant remplir une ‘‘mission’’, à savoir « la disparition du règne de la méchanceté sur la Terre ». En ce qui concerne sa petite enfance, la relation entre Aimée et sa mère est très fusionnelle, cette dernière étant elle aussi victime de délires de persécution bien que moins intenses. Très tôt, Aimée s’enferme dans la rêverie solitaire, ce qui, avec « ses lenteurs d’action » (elle est toujours en retard), « ses déficiences pratiques, son aboulie psychasthénique » (p. 228) forment le meilleur des objections parentales : « Tu ne seras jamais exacte. Les soins du ménage ne sont pas pour toi, etc. … ». A ceci enfin il faut ajouter l’ambiguïté marquée de son identité sexuelle : « Je me sens masculine » dit-elle à une amie. Mais l’événement biographique décisif est la cohabitation, huit mois après son mariage, avec sa sœur aînée. Aimée subit alors l’autorité de sa sœur veuve qui compense sa stérilité dans le rôle de mère qu’elle a conquis auprès de l’enfant d’Aimée. Humiliée, Aimée adopte une attitude ambivalente à l’égard de sa sœur : si elle persuadée qu’elle a toujours été contre elle et si elle avoue à Lacan qu’elle n’a jamais pu supporter sa présence inopportune, elle reconnaît pleinement ses qualités, vertus et les efforts qu’elle accomplit avec son enfant. H. Duflos apparaît alors comme le substitut de la sœur d’Aimée qui est l’objet réel de sa haine et la cristallisation de son idéal du moi qu’elle n’est pas parvenue à réaliser. Et si la guérison d’Aimée a lieu non pas après sa tentative d’assassinat mais vingt jours après son emprisonnement, c’est parce qu’il s’agit d’un acte d’autopunition : « Aimée frappe donc en sa victime son idéal extériorisé » et sa fixation sur les femmes publiques et de pouvoir laisse transparaître l’éclatement de « l’identité imaginaire des thèmes de grandeur et des thèmes de persécution : ce type de femme, c’est exactement ce qu’elle-même rêve de devenir » (p. 253). Seule la condamnation de son acte par cette instance symbolique qu’est la Justice lui donnera la satisfaction du désir accompli et permettra l’évaporation de son délire.
Nous pouvons conclure cette note de lecture en signalant l’étonnement qu’a été le nôtre durant la lecture de cette thèse face à la récurrence avec laquelle J. Lacan met l’accent sur la dimension sociologique du développement personnel de la personnalité. A l’encontre des thèses constitutionnelles, J. Lacan ne cesse en effet de mettre l’accent sur la « genèse sociale de la personnalité », sur « le point de vue du social », sur « l’influence du milieu », de « l’éducation », de « la situation vitale ». Il ramène d’ailleurs le choix d’objet des persécutrices de cette « paysanne déracinée » qu’est Aimée à la « forme moderne de la participation sociale, à savoir celle de la vedette du théâtre ou du livre ; homme, c’eût été du sport ou de l’exploration » (p. 318), mettant ainsi en évidence l’essence sociale du contenu de l’idéal du moi.
Tandis qu’il n’a cessé par la suite d’accorder un primat déterminant au registre non sociologique du réel, après s’être d’abord arrêté sur l’imaginaire puis sur le symbolique, nous ne pouvons qu’être frappé par la teneur sociologique du passage suivant de sa thèse : « On devra a priori n’admettre qu’en dernière analyse le caractère inné d’une propriété dite constitutionnelle, quand il s’agit d’une fonction dont le développement est lié à l’histoire de l’individu, aux expériences qui s’y inscrivent, à l’éducation qu’il subit » (pp. 51-52). Il nous semble à ce propos intéressant d’interroger les analogies, les nouages mais aussi les contradictions et oppositions entre la psychanalyse lacanienne et la sociologie, notamment dans sa variante bourdieusienne. Tel est en tout cas l’un des objectifs de la recherche doctorale que nous menons actuellement à partir de la problématique de l’identité.
[1] B. Ogilvie, Lacan. La formation du concept de sujet (1932-1949), Paris, Presses universitaires de France, 2005 (1987), p. 16.
Fugier Pascal, « Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Jacques-Lacan-De-la-psychose (Consulté le 13 décembre 2024).