J-C. Kaufmann nous propose dans cet ouvrage une théorie sociologique de l’identité. Ambitieux projet qu’il élabore pour autant avec modestie en reconnaissant d’une part son caractère non exhaustif exposé à la critique et en ne déniant pas d’autre part les apports de ses prédécesseurs, en l’occurrence des philosophes (d’Aristote à Ricœur en passant par Hume et Kant), de la psychanalyse (freudienne et américaine avec Erikson), des anthropologues (Lévi-Strauss, Héritier, etc.), de l’école de Chicago (Becker, Goffman, Strauss, etc.), de l’école dite de l’« interactionnisme symbolique structurel » (située dans l’héritage de G.H. Mead, ses principaux représentants en sont Stryker et Burke) et enfin des sociologues français contemporains (Dubar, Dubet, Lahire, de Singly, etc.).
La reconnaissance de sa dette à l’égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains s’effectue à travers un dialogue, parfois critique, Kaufmann prenant par exemple ses distances avec Ricœur en rappelant que « l’identité biographique ne se réduit pas à l’identité narrative » (p. 159) et que les individus, du fait qu’ils ont conscience de leurs ruptures biographiques, s’attachent moins à raconter et se raconter « des belles histoires de vie complètes et limpides » en déniant toute contradiction qu’à tisser un lien entre chacune d’entre elles.
Le lecteur pourra aussi apprécier la critique que Kaufmann réalise de l’interactionnisme symbolique. Paradigme essentiel à la sociologie, appréhendant l’individu comme un acteur engagé dans des interactions en face à face et non comme un simple épiphénomène de structure, l’interactionnisme symbolique a en commun avec le structuralisme le refoulement du « marquage historique de la production identitaire » (p. 33).
Ainsi, si Kaufmann retient de l’interactionnisme symbolique le fait que l’identité ne doit pas être envisagée comme une substance mais comme un processus, il refuse de réduire la trajectoire sociale à la trajectoire biographique (ou encore à la « carrière ») et de négliger le poids déterminant « des cadres sociaux de la socialisation » (p. 73).
De même, si l’identité doit être considérée comme une construction subjective, il n’est pas question de succomber à un idéalisme naïf postulant une subjectivité désincarnée, « une abstraction sans limites » (p. 49).
L’analyse sociologique de l’identité consiste par conséquent à articuler l’identité avec ces deux ordres de détermination que sont le contexte et la « mémoire sociale » (p. 54).
Cette mémoire sociale, nous la retrouvons dans son aspect individualisé et intériorisé sous la forme de « self-schemas » (p. 75), produits « des socialisations passées » (p. 75) qui sont définis par Kaufmann comme « autant de grilles de filtrage de l’information et de guidage de l’action » (p. 75). Nous ne sommes ici pas très loin de B. Lahire, théorisant lui aussi cette dialectique de la diachronie (les dispositions, la mémoire, etc.) et de la synchronie (le contexte, la logique de la situation) à partir du concept de schème.
Reprenant sa thèse développée dans Ego selon laquelle la réflexivité, loin de tomber du ciel, présuppose et des « conflits de schèmes » qui ont souvent leur fondement dans « une socialisation contradictoire » (p. 93) et une trajectoire atypique [1] (cas de désaffiliation, transfuge de classe, etc.), J-C. Kaufmann tient à relativiser la place déterminante que certains sociologues accordent à la « distance au rôle ». Cette dernière s’opérant selon lui à un certain type de rôle seulement, « ceux du programme institutionnel » [2] (p. 65), et non au nouveau type de rôle qui tend à devenir de plus en plus prégnant aujourd’hui et que l’on peut caractériser de « rôles souples, changeants, auto-définis collectivement, ne socialisant l’individu que pour des durées brèves » (p. 65).
De même, si un véritable champ des possibles identitaires tend à s’offrir aujourd’hui aux individus sociaux, ainsi amenés à appréhender leur position ou leur condition sociale non plus comme un destin ‘‘taken for granted’’ (admis comme allant de soi) pour reprendre une expression chère à Bourdieu, mais comme une simple expérience possible, la reconnaissance identitaire par l’Autre demeure toujours aussi déterminante. Dès lors, puisque toute identité est « confirmée ou sanctionnée par autrui » (p. 74), l’indifférence d’ego à l’égard de son « identité pour autrui » (Dubar), qu’il reçoit selon Kaufmann « sur un mode émotionnel » (p. 74), ouvre la porte aux psychoses. D’autre part, la « capacité d’arbitrage » (p. 99) d’ego parmi tous ses ‘‘soi’’ possibles est aussi limitée du fait qu’elle dépend du « niveau et de la diversité des ressources » (p. 205) dont il dispose (ressources qui peuvent être économiques, sociales et culturelles).
Pour autant, J-C. Kaufmann ne semble pas à nos yeux prendre l’exacte mesure de certains faits et arguments que ses recherches l’ont amené à mettre en évidence. Nous pensons qu’un éclairage supplémentaire du processus identitaire peut être réalisé à partir de cet ouvrage de Kaufmann qui demeure une importante contribution à la sociologie de l’identité. Nous avons ici moins l’intention de réfuter les propos de ce dernier que de proposer un autre point de vue qui, loin de s’opposer, peut s’articuler avec celui de J-C. Kaufmann.
Présentons succinctement notre argumentation : Kaufmann met en évidence une des contradictions fondamentales avec laquelle est prise le sujet, dont la modernité exige réflexivité et identité. En effet, si la réflexivité, parce qu’elle exige déconstruction et rupture doxique, s’inscrit dans « une logique fissionnelle », l’identité, à l’inverse, s’inscrit dans une « logique fusionnelle » (p. 110). L’identité tend vers la mêmeté et la totalité, et elle ne veut rien savoir de la béance et des contradictions que tend à dévoiler l’effort réflexif. Par ailleurs, selon lui, la tradition et les identifications collectives, loin de se confondre avec le sujet, sont instrumentalisées par ce dernier. Elles lui servent de « ressources », constituent de simples « plus ».
On retrouve d’un côté une identité holiste, assignée, où l’individu, assujetti « à des principes supérieurs » (p. 67) n’est que la personnification d’un rôle ou d’une fonction symbolique ; il est « dirigé d’en haut » (p. 291).
De l’autre côté, on retrouve une identité individualiste, à travers laquelle « chacun se [sent] créateur de lui-même » (p. 153), chacun s’invente à partir d’un matériau sociologique (la mémoire sociale, les interactions) convoqué en tant que ressource et faisant l’objet de négociations, de bricolage.
J-C. Kaufmann a pleinement conscience des effets pervers qu’engendre la quête, la revendication d’une telle identité : repli sur soi ou à l’inverse « explosions confuses et violentes » (p. 227). L’individu se retrouve dans une « lutte des places » (de Gaulejac), où chacun attend d’autrui qu’il reconnaisse sa complétude, ses compétences, sa créativité, bref, qu’on le reconnaisse en ‘‘self made man’’, pour ne pas dire en démiurge.
Or, comme chacun le sait, il ne peut exister qu’un dieu, et les propos concluants de Kaufmann ont à ce sujet valeur de véritable verdict. Dans cette forme identitaire, « je existe parce qu’un autre est mauvais, parce qu’un autre est vaincu » (p. 292).
Telle est alors notre interrogation : que décrit ici Kaufmann sinon les vicissitudes du moi évoquées par J. Lacan il y a désormais plus de cinquante ans ?
En effet, le moi selon Lacan est l’héritier du narcissisme primaire, phase durant laquelle le petit d’homme se suffit à lui-même. Toutefois, sa « prématuration spécifique » [3] provoque chez lui le fantasme du corps morcelé et le contraint à conquérir une unité de soi à l’extérieur, par l’image et la reconnaissance du semblable. Ce n’est qu’à travers l’identification à l’imago de l’autre que l’individu accède à la représentation de soi, faisant ainsi du moi une source de jalousie, d’agressivité. La quête identitaire, lorsqu’elle est régie par le registre imaginaire du moi, est de l’ordre du cannibalisme, « c’est moi ou c’est l’autre » ! Par contre, lorsqu’elle est régie par le registre symbolique, la quête identitaire de l’individu résulte d’une identification par le biais de la parole et non de l’image de l’autre et elle l’inscrit dans la chaîne signifiante qui lui préexiste et lui survivra. Mais cette inscription symbolique a un coût, elle nécessite une perte, que Lacan nomme castration, et la reconnaissance d’une dette (que Nietzsche et Mauss ont parfaitement su dévoiler).
Le moi ne veut rien savoir de cette dette et de cette béance. Il attend de l’autre (le semblable) et des figures de l’Autre (les énonciateurs collectifs, les institutions, etc.) qu’il soit reconnu non pas comme l’élément d’une chaîne signifiante mais comme un sujet auto-fondé. Le comble est que ce désir provient aujourd’hui de diverses figures de l’Autre (l’Ecole, l’Etat, etc.), et Kaufmann ne cesse de le souligner : les sujets ont désormais le devoir de se désigner comme des sujets autonomes et de se définir de manière auto-référentielle. L’identité imaginaire est devenu le nouvel impératif catégorique, moyennant quoi, paradoxalement, nous demeurons dans la première forme identitaire, celle de l’assignation.
Nous développerons bien davantage cette thèse dans une prochaine contribution mais nous pouvons conclure cette lecture de l’ouvrage de Kaufmann par l’interrogation suivante :
Longtemps réduite à sa dimension symbolique, la réalité tend à être désormais réduite par le sociologue à sa dimension imaginaire. Or, ce n’est pas parce que le sujet moderne ne veut rien savoir de sa dette symbolique que cette dernière n’en demeure pas moins déterminante, prête à agir tel un retour du refoulé.
Quel est le prix à payer d’une telle focalisation sur l’ego ? Car édifier une nouvelle sociologie focalisée sur une fiction imaginaire, le moi auto-baptisé, fût-elle « socialement nécessaire » (p. 55), n’est-elle pas aussi dangereuse qu’une philosophie annonçant fièrement jadis la mort de l’Homme ?
[1] Nous avons tenté d’illustrer cette thèse à partir du cas P. Bourdieu dans « Un inquiétant sentiment d’étrangeté au principe d’une sociologie hétérodoxe », Revue ¿ Interrogations ? [en ligne], http://www.revue-interrogations.org&hellip ;
[2] Programme parfaitement présenté par F. Dubet dans Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
[3] J. Lacan, Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1999 (1966), p. 96.
Fugier Pascal, « Jean-Claude Kaufmann. L’invention de soi. Une théorie de l’identité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Jean-Claude-Kaufmann-L-invention (Consulté le 9 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747