La pauvreté est un thème qui traverse les siècles, les espaces et les disciplines. Des artistes ont décrit, illustré ou chanté le quotidien des couches sociales les plus défavorisées de leurs époques. La question de la pauvreté fait aussi régulièrement l’actualité médiatique : au gré des changements de température, les journalistes s’intéressent aux conditions d’hébergement des sans-abris ou au départ en vacances des actifs pauvres. De leur côté, les femmes et les hommes politiques proposent des solutions pour lutter contre la pauvreté. Cette question traverse donc les différentes sphères de la vie sociale. Elle retient l’attention des responsables institutionnels, associatifs et politiques et celle des chercheurs. Mais qu’est-ce qu’être pauvre ? Et quels sont les enjeux qui entourent la définition et la « mesure » [1] (Desrosières, 2008) de ce phénomène ?
Pour répondre à ces questions, nous reviendrons tout d’abord sur les représentations sociales les plus répandues de la pauvreté, puis nous évoquerons la manière dont ce phénomène est conceptualisé par les sociologues. Ensuite, nous présenterons les principaux indicateurs utilisés pour l’appréhender. Enfin, nous exposerons les enjeux économiques, sociaux et politiques qui entourent la mesure de la pauvreté.
Dans les représentations communes, le pauvre à mille visages : celui du sans-abri, de la mère de famille monoparentale, d’un travailleur qui éprouve des difficultés à “joindre les deux bouts”, d’un chômeur ou d’un bénéficiaire du Revenu de Solidarité Active (RSA). En partie véhiculées par les médias (Zeggar, 2000), les représentations que l’opinion publique a de la pauvreté renvoient à des situations qui se réfèrent toutes à un manque d’argent et de ressources économiques, sociales et culturelles en rapport avec la satisfaction de besoins physiologiques. En effet, comme le montrent Marie-Thérèse Espinasse et Olivia Sautory (2008 : 255), les Français définissent les situations de pauvreté en les abordant sous l’angle de trois types de privations qui sont : le fait de « ne pas manger à sa faim, ne pas avoir de logement [et] ne pas pouvoir se soigner ».
Les proverbes populaires qui mettent la pauvreté en rapport avec des penchants réprouvés par la société française, comme le mensonge ou la violence, sont nombreux : « pauvreté engendre tricherie », « la pauvreté fait les voleurs comme l’amour les poètes » ou « quand pauvreté se montre à la porte, conscience se jette par la fenêtre ». En outre, l’opinion publique associe la pauvreté à l’idée de dépendance d’une personne ou d’un groupe vis-à-vis de la société. À ce sujet, certains des préjugés qui entourent les pauvres sont très parlants : « les pauvres font des enfants pour toucher des aides », ils « creusent nos déficits » et « ne veulent pas travailler » puisqu’« on peut gagner plus avec le RSA qu’avec le SMIC » (ATD Quart Monde, 2016).
Les représentations communes de la pauvreté renvoient donc à des réalités plurielles et multidimensionnelles qui rendent difficile l’appréhension des contours de cette catégorie. Différents sociologues ont contribué à mettre en valeur des dimensions spécifiques de la pauvreté : Georg Simmel (1998 [1907]) en analysant la pauvreté comme une relation sociale qui implique différents organes de la société ; Serge Paugam (1991) et Robert Castel (1995) en parlant respectivement de « disqualification sociale » et de « désaffiliation sociale » pour faire référence aux processus par lesquels différentes catégories de la population sont refoulées dans la sphère de l’assistance ; Nicolas Duvoux (2012) et Sophie Ponthieux (2009) en étudiant notamment les nouvelles formes de pauvreté en rapport avec les mutations du marché du travail et des statuts d’emploi ; Jacques Donzelot (2008) en insistant sur l’exclusion spatiale liée au chômage, et Ana Perrin-Heredia (2014) en s’intéressant aux sommes que consacrent les plus démunis à chaque poste de consommation. Nous considérons ici plus spécifiquement la question de la mesure de la pauvreté.
Adoptée par le Conseil européen, en 1986, la définition “officielle” de la pauvreté considère comme pauvres « toutes les personnes dont les ressources (matérielles, culturelles et sociales) sont si faibles qu’elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans l’État membre dans lequel elles vivent » (ONPES [2], 2006 : 16). Au-delà de cette définition, pour définir des indicateurs permettant de mesurer la pauvreté, l’usage est de travailler à partir d’au moins quatre approches conceptuelles distinctes de ce phénomène.
La première approche de la pauvreté est monétaire. Elle considère comme pauvre toute personne qui vit dans un ménage dont le revenu est strictement inférieur à un instrument de mesure appelé « seuil de pauvreté monétaire » (Hourriez, Legris, 1998 : 35). Basée exclusivement sur un aspect pécuniaire, cette approche de la pauvreté permet de distinguer les individus et les ménages pauvres de ceux qui ne le sont pas à l’aide de deux seuils de pauvreté : l’un qualifié de seuil de pauvreté absolue et le second de pauvreté relative.
Le seuil de pauvreté absolue fait référence au prix d’un panier de biens et services considérés comme indispensables à une personne pour assurer la satisfaction de ses besoins nutritionnels vitaux et quotidiens. D’après les critères retenus par l’Organisation des Nations Unies (ONU), en 2014, ce seuil était de 1,90 dollar par jour et par personne. Selon la Banque mondiale (2018), en adoptant cette approche de la pauvreté, 736 millions d’individus faisaient l’expérience de cette situation en 2015.
D’autres organismes, comme l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) et l’office statistique de l’Union Européenne (Eurostat), mais aussi des organismes d’aide et d’action sociale, définissent un seuil de pauvreté relative qui correspond à une proportion donnée du revenu médian [3] des habitants d’un pays. Ce seuil varie en fonction de la zone géographique et de l’année étudiée. Il évolue selon la variation des ressources économiques de la population du pays considéré. Dans les pays européens, la règle est de fixer ce seuil à 60 % du revenu médian des habitants d’un pays. Dès lors, en France métropolitaine, en 2016, un individu était considéré comme pauvre lorsque les ressources économiques du ménage dans lequel il vivait, mesurées par le Revenu par Unité de Consommation (RUC), étaient inférieures ou égales à 1 026 € par mois (Observatoire des inégalités, 2018). La mesure du RUC permet de comparer le niveau de vie de ménages qui ont des tailles et des compositions familiales différentes. Elle repose sur un système de pondération qui attribue un coefficient à chaque personne présente dans le ménage, ramené à un nombre d’Unités de Consommation (UC). Ainsi, en fonction de la taille et de l’âge des membres qui vivent dans un foyer, ce dernier contient un nombre plus ou moins élevé d’UC. L’échelle d’équivalence dite de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) est la plus utilisée. Elle retient 1 UC pour le premier adulte du ménage, 0,5 UC pour les autres personnes du foyer de 14 ans ou plus et 0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans.
Comme l’INSEE, les membres du Secours catholique (2018) utilisent une approche monétaire de la pauvreté en soulignant qu’en 2017, 92,1 % des ménages de France métropolitaine accueillis [4] au sein de l’association avaient un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté à 60 % de la médiane.
De son côté, l’approche administrative de la pauvreté compte le nombre d’individus et de ménages pauvres en partant de ceux à qui les pouvoirs publics garantissent un revenu minimum, en raison de leurs faibles ressources. En France, il s’agit des bénéficiaires des minima sociaux en vigueur, à savoir les demandeurs d’emploi qui perçoivent le RSA, l’Allocation de Solidarité Spécifique (ASS), l’Allocation Transitoire de Solidarité de Remplacement (ATS-R) ou le Revenu de Solidarité Outre-mer (RSO) ; les demandeurs d’asile qui touchent l’Allocation Temporaire d’Attente (ATA) ; les personnes handicapées ou invalides qui bénéficient de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) ou de l’Allocation Supplémentaire d’Invalidité (ASI) et les personnes âgées qui peuvent prétendre à l’Allocation Veuvage (AV) ou à l’Allocation de Solidarité aux Personnes Âgées (ASPA).
En proposant des ateliers numériques aux personnes âgées dont la majorité touche le minimum vieillesse, c’est aussi l’approche administrative de la pauvreté qu’utilisent Les petits Frères des Pauvres (2018) pour sélectionner les personnes pouvant bénéficier de cet accompagnement.
La pauvreté peut aussi être appréhendée à l’aide d’une approche en termes de conditions de vie qui identifie les personnes et les foyers pauvres au regard du nombre de privations qu’ils rencontrent par rapport à ce que la majorité des foyers d’un pays donné détient. C’est Peter Townsend (1979), un sociologue anglais, qui a été le premier à mener une réflexion sur la mesure de la pauvreté à l’aide du concept de « deprivation ». Dans le prolongement de ses travaux, différents chercheurs français, comme Stéfan Lollivier et Daniel Verger (1998), ont ensuite construit des indicateurs de pauvreté en conditions d’existence en s’appuyant sur une liste de biens et services dont il est considéré comme “normal” de disposer dans un pays donné. Différentes catégories, telles que l’alimentation, les loisirs, l’éducation, la santé ou les conditions de logement, ont permis de classer les items répertoriés afin d’estimer un revenu en-dessous duquel un ménage connaît des difficultés pour accéder aux modes de vie “ordinaires”.
Pour mesurer la pauvreté en termes de conditions de vie, les instituts de statistiques s’intéressent au cumul de désavantages subit par les personnes et les foyers dans différents domaines de la vie quotidienne. Pour cela, ils utilisent un ensemble d’indicateurs qui identifient des privations et, en fonction du nombre de privations cumulées par un ménage, ce dernier est dit ou non pauvre en conditions de vie. Pour appréhender la pauvreté en conditions d’existence, les mesures utilisées par Eurostat et l’INSEE sont couramment admises. D’après le premier, toute personne ou tout ménage est pauvre s’il cumule au moins trois des neuf items suivants : 1) avoir des retards de paiements, 2) ne pas pouvoir faire face à des dépenses inattendues, 3) partir une semaine en vacances par an hors du domicile, 4) manger un repas avec de la viande tous les deux jours, 5) chauffer le domicile, 6) acheter une machine à laver, 7) acquérir un téléviseur, 8) s’offrir un téléphone, 9) financer une voiture personnelle (Pan Ké Shon, 2015). De son côté, l’INSEE utilise annuellement le dispositif Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie des personnes (SRCV) qui dénombre vingt-sept items de privations regroupés en quatre domaines qui sont l’insuffisance des ressources, les restrictions de consommation, les difficultés liées au logement et les retards de paiement (Observatoire des inégalités, 2014). Par convention, toute personne ou tout ménage est considéré comme pauvre s’il cumule au moins huit des vingt-sept items répertoriés.
D’après les critères retenus par l’INSEE, 14,6 % des ménages de France métropolitaine étaient pauvres en termes de conditions de vie en 2004 et 12,8 % faisaient l’expérience de cette situation en 2014 (INSEE, 2017). De la même manière, les membres de l’Observatoire des Restaurants du Cœur (2018) utilisent des indicateurs de pauvreté en conditions d’existence. Par exemple, ils observent qu’en 2017, 12,5 % des familles accueillies au sein de l’association déclaraient ne pas avoir de couverture santé.
Enfin, l’approche subjective de la pauvreté compte le nombre d’individus et de ménages pauvres en partant de la manière dont ils se définissent, c’est-à-dire à l’aide de la perception qu’ils ont de leur niveau de ressources et de consommation, et les considère comme pauvres dès lors qu’ils se déclarent comme tels. Avec cette approche, tous les individus et les ménages qui disent éprouver des difficultés à équilibrer leur budget sont considérés comme pauvres. Selon Jean-Michel Charbonnel (2014 : 13), l’approche subjective de la pauvreté permet donc aux chercheurs de « cerner la perception qu’ont les ménages de leur aisance matérielle et/ou psychologique, ainsi que la plus ou moins grande facilité avec laquelle ils font face à leurs dépenses de consommation ». Dans le baromètre annuel de la pauvreté de 2018, en indiquant que « les Français considèrent qu’on est pauvre quand on a un revenu mensuel inférieur à 1 118 € (pour une personne seule) », les responsables du Secours populaire français (SPF-IPSOS) (2018 : 3) s’appuient aussi sur une approche subjective de la pauvreté.
La perception qu’ont les individus et les ménages de leur situation économique n’est pas sans lien avec leur expérience passée. En effet, d’après Marc Fleurbaey et al. (1998 : 27), « un individu qui a vécu depuis son enfance dans une situation de pauvreté […] a de fortes chances d’avoir des goûts, des compétences et un organisme lui permettant de mieux survivre [à la pauvreté] qu’une autre personne qui n’a jamais été préparée dans son passé à subir une expérience de cette nature ». Ainsi, l’approche subjective de la pauvreté soulève un questionnement sur une forme de pauvreté que Jean Labbens (1978 : 125) qualifie d’« héritée » pour signifier qu’elle se reproduit de génération en génération.
Chacune de ces approches revêt un caractère conventionnel qui conduit à s’interroger sur les enjeux économiques, sociaux et politiques entourant la définition et la mesure de la pauvreté.
Les différentes approches de la pauvreté classent généralement les individus et les ménages parmi les pauvres à l’aide de critères arbitraires de calcul : soit grâce à des conventions établies par les instituts de statistiques et/ou les organismes d’aide et d’action sociale (identification d’un seuil de pauvreté, utilisation d’une échelle d’équivalence, rétention d’items de privation, définition de critères institutionnels qui relèvent de choix politiques, tels que l’âge, le niveau de revenu, la situation familiale ou professionnelle des personnes), soit à l’aide d’indicateurs plus subjectifs et sociaux (perception d’un niveau de consommation, normes sociales).
Or, la mesure de la pauvreté repose sur la définition qu’on lui donne et sur les choix techniques qu’on effectue pour la simplifier. Cette définition engage un certain traitement de la pauvreté dont l’analyse peut mettre en évidence des rapports de force politique, qui reposent eux-mêmes sur des représentations sociales différentes du pauvre. En effet, les critères retenus pour définir la pauvreté conduisent à s’interroger sur plusieurs éléments. D’un côté, ils invitent à se questionner sur le nombre d’individus et de ménages que les pouvoirs publics reconnaissent comme pauvres et sur les catégories de population qu’ils identifient comme telles et par là même, sur ce qu’ils sont prêts à leur accorder en termes de niveau de vie et de dépenses publiques. De l’autre, ils témoignent de représentations sociales différentes de la pauvreté, entre stigmatisation ou reconnaissance des pauvres, qui contribuent elles-mêmes à favoriser des phénomènes de distinction sociale ou, à l’inverse, des processus de cohésion sociale.
La définition de la pauvreté est en rapport avec des questions de dépenses publiques, mais aussi de communication politique. En effet, si les pauvres font l’objet d’un comptage régulier, c’est pour définir les politiques publiques dites de lutte contre la pauvreté mais aussi parce que les mesures de la pauvreté servent à évaluer ces politiques (Jany-Catrice, 2009).
Tout ajustement dans la définition de la pauvreté modifie l’effectif d’individus et de ménages pauvres. Ainsi, dans le cas de l’approche monétaire, si les organismes de statistiques européens et français fixent le seuil de pauvreté relative à 60 % du revenu médian des habitants d’un pays, l’INSEE publie aussi des données aux seuils de 40 %, de 50 % et de 70 % du revenu médian. De la même manière, il existe des débats entre les chercheurs sur la base théorique des indicateurs à retenir pour compter le nombre d’individus et de ménages pauvres en conditions de vie puisque le choix de ces items est arbitraire, tant du point de vue de la nature des privations sélectionnées que du nombre et du poids qui leur est attribué (Godefroy, Ponthieux, 2011).
Or, selon le seuil utilisé, l’importance de la pauvreté peut doubler, voire tripler. Par exemple, en France métropolitaine, en 2001, si l’on considère les personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré était positif ou nul et dont la personne de référence n’était pas étudiante, il y avait 3,5 millions de pauvres au seuil de 50 % du revenu médian, 7,1 millions au seuil de 60 % et 12 millions au seuil de 70 % (ONPES, 2004). Dans un État soucieux de sa population, il est vraisemblable que plus l’effectif d’individus et de ménages pauvres est élevé, plus les instances étatiques seront amenées à mobiliser de moyens humains, matériels et techniques pour atténuer leur pauvreté, diminuant ainsi la pauvreté au sens monétaire mais l’augmentant au sens administratif. Par exemple, augmenter le plafond des ressources mensuelles à 868 € pour une personne qui vit seule au premier janvier 2019 en France, plutôt qu’au seuil précédent de 833 €, conduit davantage de personnes âgées à pouvoir bénéficier du « minimum vieillesse » ou de l’ASPA. Cela peut contribuer à faire reculer la pauvreté monétaire des personnes âgées en France, tout en faisant augmenter, avec le nombre des bénéficiaires de ce minimum social, la mesure de la pauvreté administrative (Sondag, 2005) et les ressources de l’État allouées à cette catégorie de bénéficiaires.
Ainsi, pour étayer un argumentaire, un responsable politique pourra non seulement privilégier telle ou telle approche de la pauvreté mais aussi un seuil au sein de cette approche : à 40, 50, 60 ou 70 % du revenu médian dans le cas de l’approche monétaire de la pauvreté. Il existe donc un risque d’instrumentalisation des données chiffrées par les décideurs politiques, puisque ces derniers peuvent sélectionner seulement les informations qui justifient les résultats de leur action et passer sous silence tout ou partie des indicateurs de pauvreté qui viennent fragiliser des orientations politiques qu’ils ont choisies (Elbaum, 2009).
Les indicateurs sur lesquels reposent les différentes approches de la pauvreté contribuent tour à tour à rendre visibles ou à masquer les différents visages du pauvre : personnes âgées, individus en situation de handicap, familles monoparentales, jeunes actifs inoccupés, travailleurs pauvres, etc. La pertinence du caractère dichotomique des différentes mesures de la pauvreté interroge car elle engendre une séparation forte entre des individus et des ménages considérés comme pauvres ou non pauvres alors même que leurs caractéristiques socio-économiques peuvent être proches, voire très proches. En effet, comme le signale Claire Pignol (2009 : 95), « on est toujours […] le riche des uns et le pauvre des autres », c’est-à-dire qu’être en situation de pauvreté monétaire ne signifie pas a priori se penser comme pauvre, notamment au regard de la situation d’autres individus, que l’on juge se trouver dans une configuration moins favorable, en termes de ressources économiques, sociales ou culturelles.
La mesure de la pauvreté soulève des enjeux sociaux puisque tout ajustement dans la définition de la pauvreté modifie la composition de la population des individus et des ménages dits pauvres. Par exemple, dans le cas de l’approche monétaire de la pauvreté, Jérôme Accardo (2007 : 45) signale que « plus une échelle [d’équivalence] donne du poids aux individus supplémentaires […], plus elle abaisse le revenu des ménages les plus nombreux », c’est-à-dire des ménages en couple avec enfant(s). Dès lors, ceux-ci sont surreprésentés parmi les ménages pauvres. De la même manière, les critères retenus par les pouvoirs publics pour attribuer les minima sociaux mettent plus en évidence certaines formes de pauvreté que d’autres. Par exemple, si le RSA n’était pas ouvert aux jeunes de moins de 25 ans, sous certaines conditions, leur pauvreté serait rendue moins visible.
Pour bénéficier d’aides sociales liées à la pauvreté, il faut être reconnu mais aussi se reconnaître en tant que pauvre. Dans le cas de l’approche de la pauvreté en termes de conditions de vie, la construction des indicateurs de privation met en lumière les représentations sociales qui se rapportent à la pauvreté dans une société donnée à un moment T, mais aussi l’évolution des usages et des pratiques qui caractérisent cette société. En effet, en fonction de spécificités territoriales, certains items de privation seront davantage retenus par les habitants d’un pays que par ceux d’un autre, puisque comme le signale Jean-Louis Pan Ké Shon (2015 : 39), « à Malte les items relatifs au chauffage de la maison sont très peu cités comme privation [pendant que] dans les pays de l’Est pouvoir recevoir chez soi et décorer son logement sont des items importants ». De façon implicite, l’approche subjective de la pauvreté repose aussi sur des critères conventionnels puisque les représentations individuelles et collectives de la pauvreté varient en fonction des stéréotypes et des normes sociales, c’est-à-dire selon ce que les personnes jugent bon de posséder dans une société donnée à une époque donnée. Ainsi, en France, une personne qui est dans l’impossibilité d’acheter un téléphone aura une probabilité plus forte de se sentir pauvre qu’un membre d’une tribu indigène qui vit en autarcie.
Les indicateurs qui sont retenus pour objectiver les situations de pauvreté dépendent de la façon dont on se représente les individus et les ménages pauvres : soit comme responsables de leur situation, soit comme des victimes de dysfonctionnements sociaux (Boismenu, Dufour, Lefèvre, 2011). Or, d’après Jeanne Lazarus (2012 : 5), les aspects politiques en rapport avec la sociologie de la pauvreté reposent aussi sur cette question centrale de « l’imputation de la responsabilité » : cette dernière conditionne la mise en place des politiques publiques dites de lutte contre la pauvreté et le développement de processus de distinction sociale ou de cohésion sociale.
En France, le développement de politiques assistantielles et assurantielles repose sur une distinction forte entre les personnes qui ne peuvent pas travailler en raison de leur état de santé et celles qui le peuvent (Geremek, 1987) et, parmi celles-ci, entre celles qui ne désirent pas travailler, qualifiées de « mauvais pauvres » par les politiques publiques, et celles qui cherchent activement du travail sans toujours en trouver et qui sont pour leur part considérées comme des « pauvres méritants ». Or, en fonction des catégories d’appréhension et d’action publique appliquées aux pauvres, « le traitement politique de la pauvreté » diffère (Boismenu, Dufour, Lefèvre, 2011 : 33). En effet, si les pouvoirs publics insistent sur les effets désincitateurs du versement des minima sociaux sur la recherche et la durée d’emploi des personnes qui en bénéficient, ils développent plutôt des réformes qui assurent un revenu minimum, conditionné à des contreparties en termes de recherche d’emploi, aux individus et aux ménages pauvres. À l’inverse, s’il considère que les pauvres sont des victimes de dysfonctionnements sociétaux, l’État se doit d’intervenir au nom de ce qu’Axelle Brodiez-Dolino (2013 : 11) appelle le « devoir républicain de solidarité sociale » afin que chaque personne puisse participer activement à la vie sociale.
Ainsi, en fonction de la définition que l’on donne de la pauvreté d’une part, et des indicateurs que l’on retient pour la mesurer d’autre part, deux visions du rôle de l’État et de la protection sociale s’opposent : les tenants de la première vision cherchent plutôt à « (re)mettre les pauvres au travail » et développent un discours moralisateur axé sur les « devoirs » des personnes pauvres, pendant que les seconds insistent sur les « droits » de ces individus et proposent des solutions pour leur assurer l’accès à des conditions économiques, sociales et culturelles qui assurent le développement de la personne. Or, quand l’attribution d’aides sociales est associée à des stigmates forts (“bons” ou “mauvais” pauvres), il existe des formes de concurrence et de distinction entre des catégories de population dont les caractéristiques socio-économiques sont proches. Ces formes de concurrence menacent la cohésion sociale (Schwartz, 2009). Alimentées par la précarisation du marché du travail et l’accroissement des inégalités, elles peuvent être à l’origine de la montée d’un vote contestataire (Lehingue, 2017).
La mesure de la pauvreté est conventionnelle. Elle dépend des critères qui sont retenus pour la définir et recouvre, en cela, des enjeux économiques, sociaux et politiques. En effet, comme l’écrit Didier Gelot (2011 : 1), « le choix d’un indicateur est un acte normatif qui résume des choix politiques, résultant eux-mêmes de représentations sociales et de considérations techniques ». Dès lors, les changements qui affectent les conventions statistiques et sociales ont à la fois des conséquences sur l’évolution numérique de la pauvreté, le ciblage et la caractérisation des populations pauvres par les pouvoirs publics et l’élaboration de politiques sociales de garantie de revenus. Ils ont aussi une influence sur les analyses sociologiques et économiques de la pauvreté, particulièrement si ces dernières réduisent l’analyse de la pauvreté à des critères monétaires reposant sur les conventions statistiques établies, elles-mêmes réductrices du contenu de la réalité sociale de la pauvreté. Comme le précise Jeanne Lazarus (2012 : 6), en analysant les facteurs et les processus relatifs à la pauvreté, « les enjeux qu’affrontent les sociologues de la pauvreté ne sont pas seulement théoriques et méthodologiques mais bien également politiques ».
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[1] « Mesure », dans cet article, est entendue au sens que lui donne Alain Desrosières (2008), en tant que partie du processus de quantification. Selon lui, deux moments interviennent dans la quantification : d’abord le fait de convenir d’indicateurs pour exprimer un phénomène sous forme chiffrée, puis la mesure de ce phénomène grâce à la mise en œuvre des conventions statistiques retenues.
[2] Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
[3] Le revenu médian partage une distribution de revenus en deux. Ainsi, la moitié de la population perçoit moins que ce revenu et l’autre moitié plus que celui-ci.
[4] Le Secours Catholique parle de « ménages accueillis » pour faire référence à tout ménage rencontré au cours de l’année, en France métropolitaine, au travers de sa personne de référence, à savoir toute personne de plus de 15 ans qui se présente à l’accueil de l’association.
Auzuret Claire, « La mesure de la pauvreté : approches et enjeux socio-économiques », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-mesure-de-la-pauvrete-approches (Consulté le 11 décembre 2024).