Ce gros ouvrage s’attache à une tâche considérable : débusquer la présence, tantôt massive (sous forme de dogmes articulés en propositions multiples et ramifiées), tantôt légère (à l’état de traces), là principielle, ici secondaire, de l’évolutionnisme à l’intérieur de l’ensemble des sciences humaines et sociales, en accordant cependant une attention particulière à la sociologie. L’auteur étant lui-même professeur de sociologie à l’Université de Caen, ceci expliquant cela.
Le pari engagé et largement tenu par Salvador Juan est de nous montrer que, loin de constituer un courant de pensée limité, trouvant sa source dans l’œuvre de Spencer et de son inspirateur direct Darwin, prenant place parmi d’autres dans l’histoire de ces disciplines, l’évolutionnisme constitue en fait le paradigme commun – il va même jusqu’à parler à plusieurs reprises de « pensée unique » à son sujet – qui a inspiré les principaux auteurs et écoles, avant comme après Spencer, dans les sciences sociales et humaines : la sociologie donc, l’ethnologie et l’anthropologie tout aussi bien qui en sont les sœurs, mais aussi la psychologie, la psychosociologie et la psychanalyse, etc. Montesquieu et Rousseau, Comte et Tocqueville, Hegel et Marx, Durkheim et les grands durkheimiens (Lévy-Bruhl, Bouglé, Halbwachs et Mauss), Weber et Pareto, Freud et Piaget, Lévi-Strauss et Merton, Bourdieu et Morin, etc. : tous évolutionnistes, peu ou prou, ouvertement ou non.
En dépit de l’érudition certaine et de l’exégèse de l’immense littérature sur laquelle elle s’appuie, la thèse pourra paraître excessive. Salvador Juan en a bien conscience, ce qui le conduit à procéder avec méthode. Tout d’abord en reconstruisant clairement le paradigme évolutionniste dont il traque l’ubiquité dans le champ des sciences humaines et sociales. Et de nous montrer que celui-ci combine toujours, en proportion cependant variable d’un auteur à l’autre, quatre dimensions constitutives : l’ethnocentrisme conduisant à dévaloriser les autres civilisations en survalorisant, le plus souvent, la civilisation occidentale ; le progressisme, consistant à placer toutes les sociétés humaines le long d’un imaginaire axe de développement allant du primitif au moderne via le traditionnel, confondu avec une progression du simple vers le complexe ; le productivisme qui érige les progrès de la production matérielle et de la productivité du travail en finalité majeure si ce n’est exclusive de la civilisation ; enfin le scientisme, entendu comme un fétichisme moins des résultats de la science que de ses principes, moins de la science constituée que de la science constituante, dont la méthode analytique est finalement donnée en modèle à tout savoir, si bien qu’en définitive un savoir est d’autant plus abouti qu’il est spécialisé, que son champ est limité et que, du même coup, il perd de vue toutes les questions relatives à ses propres fins et aux fins de l’action humaine en général. Bref, dans la perspective scientiste, la science n’est jamais aussi grande que dépourvue de conscience.
On ne manquera pas d’objecter à Salvador Juan qu’il ne suffit pas de déceler la présence, plus ou moins accentuée, de l’une ou de l’autre de ces quatre dimensions chez les différents auteurs, ou dans les différentes écoles de pensée ou disciplines qu’il passe en revue, pour être autorisé à les qualifier ou plutôt à les disqualifier comme évolutionnistes. Mais c’est aussi bien ce qu’il se garde de faire. Au contraire, il est d’autant plus soucieux de montrer les limites de la prégnance en eux du paradigme évolutionniste, de souligner en quoi ils peuvent par ailleurs s’en éloigner voire le critiquer, que cela lui permet de mettre en évidence le prix qu’ils paient pour ce qu’ils lui doivent malgré tout. Prix qui se compte au mieux en stérilisation de certaines intuitions ou en gauchissement (ou plutôt « droitissement » devrait-on dire s’il ne s’agissait d’un barbarisme) de certains concepts, comme il montre sur l’exemple de ceux de fonction, de structure, d’organisation et de système. Mais prix qui peut aller cependant jusqu’à une animalisation de l’homme, dont Salvador Juan nous montre qu’il constitue bien la logique profonde et l’horizon inévitable de l’évolutionnisme ainsi que la plus grave critique qu’on puisse lui adresser.
La seule faiblesse de sa démonstration tient, me semble-t-il, au fait qu’elle soulève une question majeure sans vraiment y répondre : comment expliquer l’universalité de ce paradigme dans les sciences humaines et sociales depuis deux siècles ? Au fil des pages, Salvador Juan avance certes deux éléments de réponse, mais qui me paraissent insuffisants. Le premier pointe le poids et le prestige de la théorie darwinienne de l’évolution à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ceux-ci sont incontestables mais n’expliquent ni la présence et la prégnance du paradigme évolutionniste (ou de ses prodromes) dès avant Darwin, au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, ni la persistance de ce paradigme de nos jours, alors même que le prestige des travaux de Darwin est bien moindre et que certains de ses résultats sont même discutés, y compris sur leur propre terrain – ce que la démonstration de Salvador Juan rappelle d’ailleurs elle-même. L’autre élément de réponse avancé par l’auteur souligne la portée idéologique du paradigme évolutionniste, en ce que celui-ci peut facilement servir et sert d’ailleurs couramment de justification aux pouvoirs politiques et économiques contemporains. Mais sauf à défendre une conception instrumentale de l’idéologie, celle-ci ne peut jamais s’expliquer seulement par les fonctions qu’elle remplit ni par l’usage qui en est fait par ceux dont elle justifie la situation dominante.
Pourtant c’est incontestablement dans cette voie, celle qui souligne la nature et la portée idéologique du paradigme évolutionniste, qu’il conviendrait à mon sens de chercher à en expliquer l’existence. L’hypothèse que j’avancerai est que les quatre dimensions constitutives de ce paradigme procèdent toutes d’une conception fétichiste et apologétique du monde capitaliste, du monde qui résulte de la dynamique de reproduction du capital comme rapport social. L’ethnocentrisme en exprime la structure spatiale fondée sur le développement inégal et combiné : sur la séparation et l’opposition entre centre et périphérie, entre formations dites « développées » et formations encore naguère qualifiées de « sous-développées », aujourd’hui euphémiquement rebaptisées « en voie de développement », alors que le sous-développement constamment aggravé des secondes a été la condition historique du surdéveloppement des premières. Le progressisme exprime, pour sa part, la dialectique temporelle de ce monde, dans laquelle la permanence des structures d’exploitation et de domination passe par le changement continuel des éléments inclus dans ces structures ; ce qui conduit à valoriser le changement pour lui-même, à voir dans tout changement un progrès, une amélioration par rapport à l’existant. Du productivisme, Marx déjà avait montré qu’il est inhérent à un procès de reproduction du capital, qui consiste à accumuler des moyens de production, donc à produire pour produire, ce qui est la définition même du productivisme, sans considération aucune ni des hommes ni de la nature, ni de la peine et des besoins des premiers ni de l’empreinte écologique imposée à la seconde – sur ce point au moins, Marx était en rupture avec le paradigme évolutionniste. Quant au scientisme, tel que l’entend à juste titre Salvador Juan, il n’est que trop évident qu’il n’est jamais que la transposition dans l’ordre du travail intellectuel de cette division technique du travail dont Marx, encore lui, nous a montré qu’elle est la marque propre de l’appropriation capitaliste du travail matériel dès la manufacture, et que les formes ultérieures de cette appropriation n’ont fait que développer jusqu’à l’absurdité la plus inhumaine.
Bihr Alain, « Salvador Juan, Critique de la déraison évolutionniste. Animalisation de l’homme et processus de « civilisation » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Salvador-Juan-Critique-de-la (Consulté le 5 novembre 2024).