Laurent Ott, Travailler avec les familles. Parents-professionnels : un nouveau partage de la relation éducative, Paris, Éditions Érès, 2008 [2004]
Aujourd’hui, la parentalité fait partie des maîtres mots du travail social et de multiples actions mises en place par les travailleurs sociaux inscrivent le soutien à la parentalité au cœur de la relation éducative. Dans cet ouvrage, réédité en 2008 et dont la première édition date de 2004, Laurent Ott propose une perspective à la fois conceptuelle, pratique et critique sur la relation éducative liant parents et professionnels du travail social. Plusieurs pistes de réflexion sont dégagées et constituent une contribution susceptible d’intéresser autant les professionnels du travail social que les formateurs et chercheurs en sciences de l’éducation, sociologie ou philosophie.
Un des fils rouges de l’ouvrage consiste à souligner et interroger l’ambiguïté du partenariat associant les familles conjugales contemporaines et le travail social. Or, Laurent Ott conteste clairement la supposée non-directivité du travail social contemporain prétendant simplement « accompagner » et « soutenir » la fonction parentale : « si les familles sont à présent encouragées et soutenues, ce n’est pas pour inventer les solutions aux problèmes qu’elles rencontrent mais pour accompagner les solutions qui leur sont proposées, par des institutions qui gardent pour elles les fonctions d’ingénierie et d’expertise. » (p. 15) Ce faisant, « la parentalité est toujours ainsi officiellement bien plus invoquée que sollicitée, associée et invitée, dans le fonctionnement des institutions. » (pp. 69-70)
Laurent Ott ouvre ici une question fondamentale : le travail partenarial actuel élève-t-il la famille conjugale au statut d’acteur (co-auteur des politiques éducatives) ou d’agent (agissant pour le compte d’Autrui : l’Etat, l’Economie, etc.) ?
Autre piste de réflexion abordée par l’auteur, la focalisation des missions éducatives sur le soutien à la parentalité, outre qu’elle témoigne de la persistance de l’idéologie familialiste au sein des politiques et du travail social, exerce de terribles effets pervers sur les cellules familiales nucléaires. En effet, en accordant implicitement un poids déterminant à des parents fragilisés, cette focalisation peut conduire à l’épuisement, l’éclatement ou encore l’isolement familial : « Le constat le plus apparent de ce changement [la focalisation sur l’accompagnement de la parentalité] est qu’il contribue à épuiser les familles au point de les amener au bord de l’éclatement, en focalisant la pression exercée par les institutions sociales et éducatives sur les seuls parents, renvoyant ces derniers à l’exercice à plein temps de la parentalité. » (p. 15)
Le non-sens du travail social actuel consiste à sur-responsabiliser et à isoler des cellules nucléaires en crise. En focalisant ces actions éducatives sur la parentalité, le travailleur social tend « à ‘‘replier’’ davantage encore la cellule familiale sur elle-même, au risque d’augmenter l’isolement et la solitude de tout le groupe. De nombreux parents aujourd’hui survalorisent justement leurs responsabilités et en prennent prétexte pour ne pas s’impliquer dans la vie locale culturelle ou sociale. Ces parents mettent en avant le fait qu’ils ne sortent jamais le soir, qu’ils ne font jamais garder leur enfant, qu’ils ne se permettent pas davantage d’inviter d’autres personnes chez eux, pas plus qu’ils n’acceptent d’invitation. » (p. 79)
Or, il faut préciser que ce qui caractérise notamment les familles ne bénéficiant pas d’un accompagnement social est qu’elles mobilisent un vaste réseau de relations sociales qui met en scène non seulement la famille élargie mais aussi des associations, des clubs, des collègues, des groupes de pairs, etc. Il revient donc aux travailleurs sociaux de réfléchir au fondement idéologique qui les invite à enfermer leur ‘‘public’’ au sein de leur cellule familiale nucléaire, là où les familles qui ne bénéficient pas de l’étiquette d’assistées recourent à un autre mode de solidarité sociale dans leur quotidien.
Toutefois, si Laurent Ott interroge l’écart abyssal entre les interlocuteurs réels des travailleurs (la famille nucléaire) et ses interlocuteurs potentiels (groupe de pairs, voisins, associations, etc.), il se demande aussi quelle est la légitimité du travail social s’il mobilise un tel réseau : « les institutions publiques ne parviennent pas à convoquer d’autres interlocuteurs que les seuls parents. Le milieu familial, extraparental, social et culturel de l’individu est, pour les institutions, insaisissable : comment et en vertu de quelle légitimité une ou plusieurs institutions publiques pourraient-elles convoquer des amis, des relations ou des voisins, pour les inciter à accepter des missions éducatives ou de solidarité ? » (p. 21)
Si une telle interrogation d’ordre éthique s’impose, il est tout aussi fondamental d’interroger la légitimité des finalités vers lesquelles tend le travail social contemporain. Ainsi, le travail social doit-il avoir pour finalité l’autonomie parentale, engageant les individus vers l’idéal libéral du self made man ? Ou bien doit-il s’employer à compenser l’isolement social de certaines familles puis s’assurer de son inscription dans de multiples et hétérogènes réseaux sociaux. Réseaux sociaux qui sont susceptibles de générer une autre forme d’autonomie, puisque générée dans une multi-dépendance qui neutralise toute dépendance unilatérale et exclusive ?
Or, cette autonomie parentale libérale n’est pas seulement un objectif professionnel (une mission éducative) mais constitue aussi une injonction sociale. Ce faisant, lorsque des parents perçoivent ce familialisme comme un impératif catégorique, et s’évaluent en tant que parents d’après leur capacité à gérer seuls l’éducation de leurs enfants, il peut en découler une perte d’estime de soi et corrélativement une réaction de défense les amenant à s’enfermer dans un rôle parental, tout en enfermant leurs enfants dans l’enceinte du foyer familial : « On a tellement mal jugé les familles qui ne s’occupaient de leurs enfants et qui les confiaient à n’importe qui, que de nombreux parents isolés préfèrent aujourd’hui laisser leurs enfants enfermés seuls chez eux, de peur que leurs problèmes éducatifs se sachent. (…) L’assignation parentale à ‘‘s’occuper de ses enfants’’, sans cesse réactualisée, à travers des campagnes médiatiques accusatrices et offensantes, cause dans la réalité des dégâts considérables. Personne ne supporte de se voir taxé de ‘‘démissionnaire’’ et, du coup, de plus en plus nombreuses sont les familles qui n’exercent leur autorité que dans le refus : refus que l’enfant aille voir des amis éloignés ; refus de confier l’enfant aux parents d’un camarade ; refus d’envoyer l’enfant au centre pourtant voisin dont on ne connaît pas les animateurs ; refus de laisser l’enfant partir en classe transplantée. » (p. 47)
Afin d’éviter un tel isolement familial, Laurent Ott met en place des missions éducatives en milieu ouvert qui permettent notamment aux individus de se (ré)approprier l’espace public. De telles actions se situent à contre-courant de l’idéal sociétal vers lequel on tend et qui promeut une société calme, dans laquelle l’espace public n’est qu’un espace de transit entre le travail et le foyer, un lieu de passage, un « non-lieu » dirait l’anthropologue Marc Augé. À ce sujet, Laurent Ott propose une fois de plus une réflexion pertinente sur les travailleurs sociaux et interroge quelles représentations des espaces publics ils peuvent avoir et quelles en sont les conséquences sur leurs actions éducatives selon qu’il s’agit, sur « un mode républicain un peu répressif, d’espaces vides et tranquilles, ou bien d’espaces investis par les individus et les familles pour y mener les activités et les actions qui ne peuvent trouver place dans les foyers ? » (p. 77)
À travers ce travail en milieu ouvert, il ne s’agit pas de protéger l’enfant d’un espace public dangereux ni de soutenir une fonction parentale recroquevillée dans son espace privé. Il s’agit au contraire d’inviter l’enfant et ses parents à habiter (de nouveau) l’espace public : « On voit comment le travail avec les familles en ‘‘milieu ouvert’’ contrevient à la vision sécuritaire de la société que véhicule la pratique des ‘‘couvre-feux’’ ; le scandale n’est plus que les enfants soient ‘‘dehors’’ mais plutôt qu’ils y soient les seuls et que les adultes ne les y rejoignent pas. » (p. 73) Laurent Ott présente la mise en œuvre de ces actions éducatives en milieu ouvert et les principales étapes par lesquelles ils tentent d’impliquer les parents en les inscrivant, en tant que simples maillons, dans une chaîne communautaire au sein de laquelle s’inscrit d’autres maillons : amis, voisins, famille élargie, travailleurs sociaux, acteurs économiques, politiques, culturels, etc.
En résumé, cet ouvrage de Laurent Ott met en scène un travailleur social qui co-produit, avec les personnes qu’il accompagne, les normes, valeurs et finalités de son métier. Or, la réalité témoigne surtout de l’assujettissement du travail social aux politiques sociales et de la réduction des travailleurs sociaux en DRH, « au service de prestations ou de dispositifs dont ils ne sont acteurs ni dans la définition ni dans l’évaluation ». (p. 107)
Ce faisant, cet ouvrage nous renvoie à la question de la finalité première du travail social : s’agit-il d’adapter des inadaptés à une réalité jugée universelle (‘‘la loi du marché’’) ou s’agit-il d’accompagner des individus dans la co-production d’une autre réalité ?
Fugier Pascal, « Laurent Ott, Travailler avec les familles. Parents-professionnels : un nouveau partage de la relation éducative », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Laurent-Ott-Travailler-avec-les (Consulté le 11 décembre 2024).