Université de Strasbourg EA 3402 Accra, Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques
Dans les années soixante des artistes vont créer des avant-gardes ludiques notamment à partir de leur lecture de Johan Huizinga : leur projet est la confusion entre l’art et la vie, le dépassement de l’art comme activité séparée. L’art envisagé comme jeu participe alors d’une position radicale qui s’oppose au marché et aux institutions. À rebours de ces théories, l’art contemporain est désormais indissociable des contraintes économiques et financières et s’est livré à la spéculation. La multitude d’artistes qui se consacrent à la création en dehors de l’art contemporain représente des extérieurs de l’art majoritairement délaissés par le point de vue esthétique des théoriciens et historiens de l’art pour qui les héritiers des avant-gardes se trouvent dans l’art contemporain. Pourtant la définition de l’art élargie revendiquée par les avant-gardes ludiques recommande de considérer le monde de l’art et ses extérieurs.
Mots-clés : art contemporain, travail, avant-garde, art brut, outsider
The Art as Play/Game(s)
In the sixties artists have created playful avant-gardes, especially from their reading of Johan Huizinga : their project is the deliberate fusion between art and life, the overcoming of art as a separate activity. Art seen as play then participates in a radical position that opposes the market and institutions. Eschewing these theories, contemporary art is now inseparable from the economic and financial constraints and has engaged in speculation. The multitude of artists who are dedicated to creation outside of contemporary art represent outsiders of art mostly ignored by the aesthetic point of view of art theorists and historians for whom the heirs of the avant-gardes are to be found in contemporary art. Yet the enlarged definition of art claimed by the playful avant-gardes of the past recommends reconsidering the world of art and its outsiders.
Keywords : contemporary art, work, avant-garde, art brut, outsider
L’art contemporain apparaît comme un monde de l’art au singulier, alors qu’il regroupe peinture, photographie, sculpture, installation et performance. Tous ces arts forment un monde organisé autour d’artistes professionnels. Équivalents des sportifs de très haut niveau, ces derniers sont une minorité au sommet d’une pyramide à la base de laquelle on retrouve une multitude d’amateurs et de non-professionnels. À l’opposé de la situation actuelle, les théories et les pratiques des avant-gardes faisaient du jeu un modèle qui devait servir au dépassement de l’art en tant qu’activité séparée, au rejet du statut d’artiste, au refus de la marchandisation de l’art. L’art contemporain, bien qu’établi dans la continuité historique des avant-gardes, se situe à l’opposé de ces considérations.
L’analogie de l’art comme jeu nous amène à considérer d’un côté l’art contemporain comme game, système de compétition réglé, qui forme un monde clos, et de l’autre côté des pratiques quotidiennes de l’art, informelles, rhizomiques, non hiérarchisées qui représentent un autre monde de l’art comme play, ouvert, qui correspond aux tentatives de confusion de l’activité artistique et l’activité ludique par les avant-gardes. Le jeu devait alors servir d’outil pour dépasser l’art en tant que travail et le placer au cœur de la vie.
L’analogie entre art et jeu est récurrente dans les analyses sur l’art du vingtième siècle. Elle devient centrale dans les discours des avant-gardes, qui réalisent un art suivant leurs propres règles et s’inspirent des conceptions anthropologiques et philosophiques du jeu pour définir un art libre, dénué de tout intérêt matériel et de toute utilité (Huizinga, 1951 [1938]). Le jeu sert de modèle à des projets esthétiques et politiques qui visent le changement social [1]. Aujourd’hui, le ludique est encore présent dans les expositions d’art contemporain mais le caractère subversif du jeu défendu par les avant-gardes semble avoir disparu au profit d’un système réglé, notamment par l’argent, où le jeu de l’artiste est soumis au marché et à la compétition. Cependant le projet ludique des avant-gardes n’a pas été abandonné et continue d’être expérimenté et mis en œuvre en dehors du monde de l’art contemporain. Cette dimension ludique peut permettre de rassembler les pratiques Outsiders, correspondant au sens donné par Roger Cardinal dans son ouvrage Outsider art paru en 1972, celles d’un art brut [2], mais aussi toutes celles qui répondent à la définition sociologique antérieure de Becker, dans le sens d’extérieur à une norme donnée (1963) : le dehors et la marge de l’art comme travail, les artistes extérieurs au monde de l’art mais aussi ceux qui travaillent dans l’art, produisent ou se produisent sans pour autant en faire un métier.
« Cette assimilation pure et simple de l’« art » au « jeu » - donc de l’activité ludique à l’activité artistique - ne devrait susciter ni surprise ni réticence » (Picard, 2002 : 162)
Dans les années deux mille, l’analogie entre art et jeu a servi de thématique à de nombreuses expositions [i]. Elle apparaît comme un lieu commun de l’art contemporain, qui célèbre la liberté du jeu et celle de l’artiste. Le jeu fait art : la réversibilité de l’analogie permet de trouver ses origines notamment au dix-huitième siècle où elle reposait en partie sur le culte de l’enfant dont les artistes honoraient et enviaient la spontanéité. Ainsi dans un article du Monde littéraire de 1853, Baudelaire voyait déjà dans le jouet l’origine de l’art : « Le joujou est la première initiation de l’enfance à l’art, ou plutôt c’en est pour lui la première réalisation… ».
Cette vision a depuis été renforcée par les travaux de la psychologie, dont l’incontournable ouvrage de Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité : l’espace potentiel, dans lequel il écrit « Jouer c’est toujours une expérience créative » (2002 [1971] : 188]. De grands historiens de l’art comme André Chastel (1958) et Ernst Gombrich se sont sérieusement intéressés à cette analogie. Dans ses Méditations sur un cheval de bois, Gombrich émet l’hypothèse selon laquelle l’art était à son origine mêlé au jeu et à la magie : « L’homme qui décida d’enfourcher son bâton pour chevaucher fièrement à travers la campagne, a-t-il fait ce geste par jeu ou en faisant appel à quelque pouvoir magique ? Et comment est-il possible de distinguer entre les deux incitations ? » (2003 [1963] : 28). Le jeu et la magie se recoupent également dans la pensée de Roger Caillois, pour qui « Le bilboquet et la toupie ont d’abord été des engins magiques » (1991 [1957] : 124). Si l’art n’est pas une catégorie du jeu clairement répertoriée chez Caillois, ses influences réciproques avec le surréalisme participent d’un mouvement majeur qui affirme sa passion pour l’archaïque, à la recherche duquel les artistes partiront à travers les moyens d’expression de l’enfant et du ‘primitif’, le jeu et le rituel. André Breton rejoindra Jean Dubuffet dans son entreprise de l’art brut, qui est l’aboutissement de la recherche d’un ‘primitif’ à l’intérieur de l’occident. Tous deux perçoivent l’art occidental comme trop sophistiqué et érigent la spontanéité comme méthode de création. Ils opposent l’activité artistique à la rationalité, et la place à cheval entre jeu et rituel. Le rituel, non pas dans sa dimension événementielle, mais dans sa dimension réglée. La figure de Jackson Pollock dansant sur sa toile résume cette recherche de spontanéité. L’art devient expression de l’inconscient et de la passion à travers la libération du geste, dans l’écriture ou la peinture. Pour atteindre cette liberté, les artistes passent par la création de cadres précis à l’intérieur desquels se succèdent une série d’opérations, d’expérimentations. Ils induisent du game, de la structure au sein de leur jeu, de leur play. Le peintre définit son activité, en lui appliquant des contraintes successives, en la délimitant. Il instaure les règles qui régiront sa pratique : un procédé, un protocole, un système qui peuvent dicter une pratique, une conduite répétitive, parfois sur des années. Ce possible entêtement tient à une spécificité du jeu : on ne peut rejouer la même partie. Si un artiste s’acharne à peindre le même sujet toute sa vie, il ne fera cependant jamais deux fois le même tableau : « La règle du jeu ne limite pas elle crée » (Duflo, 1997 : 64).
Les peintures abstraites ou surréalistes, sont deux formes d’expression de l’inconscient à l’intérieur de cadres de création préalablement établis. Elles demandent au regardeur de se familiariser avec leurs principes et leurs contextes de création au risque de susciter l’incompréhension ou le rejet, alors que ces types de peinture font appel à la spontanéité et à l’inconscient. La peinture apparaît comme un texte à déchiffrer. C’est au public de rejouer la partie : l’œuvre se lit alors comme le compte rendu d’une partie d’échec. Celui qui en maîtrise les codes peut juger de la virtuosité du joueur, celui qui ne sait pas la déchiffrer restera devant une énigme.
Dans les années soixante, certains artistes ont cherché à sortir de l’hermétisme de l’art et notamment celui de la peinture. Le jeu leur servira de modèle pour expérimenter un art qui soit une expérience directe, vécue, et non plus une représentation. Jouer dans la vie, hors du game, hors des limites établies pour ne garder que l’attitude, le play. Abolir la frontière entre l’artiste et le public, en les remplaçant tous les deux par le participant, le joueur, en opposition au spectateur. Ce regain du jeu dans l’art est directement tributaire de la lecture d’Homo ludens de Johan Huizinga par deux importantes figures des avant-gardes à cheval entre les années cinquante et les années soixante ; Allan Kaprow aux États-Unis, affilié au mouvement Fluxus [3] bien qu’il n’en fît jamais directement partie et Guy Debord fondateur de l’Internationale Situationniste [4], préalablement membre de l’Internationale Lettriste et du M.I.B.I [5].
Huizinga publie Homo ludens en néerlandais en 1938, mais il faudra attendre plus de dix ans pour que son œuvre soit plus largement diffusée : Kaprow et Debord se réfèrent respectivement à l’édition américaine de 1955 [6] et à l’édition française de 1951. Huizinga est cité dans les textes fondateurs de l’Internationale Situationniste, comme Contribution à une définition situationniste du jeu [7], et déjà dans le journal de l’Internationale Lettriste dans L’architecture et le jeu, texte paru dans le numéro 20 de la revue Potlatch le 30 mai 1955 : « Johan Huizinga dans son Essai sur la fonction sociale du jeu établit que « … la culture, dans ses phases primitives, porte les traits d’un jeu, et se développe sous les formes et dans l’ambiance du jeu ». L’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier apport que constitue son ouvrage ».
Les travaux de Huizinga sont considérés comme « un premier apport ». Derrière le ton pompeux des situationnistes, se cache la reconnaissance de l’importance que l’ouvrage a jouée dans la fondation du mouvement : la formule souligne la volonté d’aller plus loin dans les implications et les applications de la théorie de Huizinga. À partir de la description du jeu en tant que phénomène central de l’organisation humaine et en étendant sa définition à l’art, les situationnistes vont fonder un mouvement qui vise à transformer l’art et la société. Le caractère anti-utilitariste du jeu en fait une arme de choix pour ces artistes révolutionnaires. Tout comme Kaprow, ils utilisent la définition a minima du jeu, « qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits », (Huizinga, 2011 [1938] : 31) pour faire de l’art en fixant une action, une durée et un lieu. En s’appuyant sur la définition de Huizinga, ils s’émancipent des lieux de l’art et poussent jusqu’au bout la logique selon laquelle c’est l’artiste qui crée l’art par son geste et non l’institution. C’est le play qui doit engendrer le jeu et non le game. Ils vont ainsi anticiper les travaux de Jacques Henriot (1969) (1989) ou de Colas Duflo (1997) en faisant de leur art, de leur jeu, une attitude par rapport à l’activité et non plus une activité a priori. Allan Kaprow déclare ainsi « Partout comme aire de jeu » (2003 [1996]).
Pour Huizinga le jeu est une activité séparée de la vie courante, pour ces lecteurs il devient un cadre déplaçable avec l’artiste, qui peut en faisant de l’art un jeu, s’adonner à celui-ci n’importe où et n’importe quand. Cette définition du jeu donnera naissance à deux formes artistiques radicales, la construction de situations et le happening. Ce dernier est un terme emprunté à Huizinga que Kaprow cite : « L’acte rituel est un happening cosmique » (2003 [1996]). Il provient de la traduction américaine de Huizinga à laquelle Kaprow avait eu accès. Dans la traduction française d’Homo Ludens, le mot à l’origine de happening est Dromenon [8], dont le sens est action. Le happening prendra des formes diverses chez les hippies, notamment chez les Merry Pranksters [9] (Wolfe, 1996 [1968]) mais sa théorisation et sa formulation par Kaprow sont directement tributaires de sa lecture de Huizinga. Pour les situationnistes, le jeu prend la forme de « situation construite » dont ils donnent la définition suivante : « Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements ». Il s’agit de faire de la vie quotidienne un art en la transformant en une suite de moments consciemment construits.
Ces artistes partent du constat de Huizinga selon lequel le jeu est présent de manière diffuse dans nos sociétés et à partir de son analyse affirment l’importance de redonner consciemment au jeu une place centrale dans l’art et dans nos vies. Ils affirment la nécessité de sa réalisation en dehors des espaces qui lui sont dédiés. Car comme le souligne Becker (2010 [1982]), les structures spécifiques tendent à cristalliser un certain type de créations qui leur sont adaptées. Pour les artistes, c’est une occasion d’exercer leur créativité en jouant avec les contraintes, en les détournant mais ils peuvent aussi se placer en dehors du monde de l’art et ainsi choisir de « méconnaître les contraintes du système, si elles leur déplaisent » (2010 [1982] : 116). L’enjeu est de sortir des cadres et des contraintes extérieurs à l’activité.
L’analogie entre art et jeu a servi à sortir l’art de ses cadres. Pour Kaprow et les situationnistes, elle a été un outil de désaliénation des artistes par rapport aux normes et aux institutions. Aujourd’hui elle est couramment utilisée dans les discours sur l’art pour en faire une activité désintéressée, qui détacherait l’artiste de la vie courante pour ne répondre qu’aux contraintes de son art, qu’il exerce cependant au sein des institutions : le jeu n’a plus pour fonction de sortir l’art de ses lieux mais, à contre-courant des avant-gardes citées, il participe à l’autonomisation de l’art par rapport aux autres activités humaines. Désormais l’exposition et le musée sont concédés aux artistes comme « des espaces ludiques » (Trierweiler, 1998 : 48), le jeu est retourné au musée avec les artistes dans un mouvement inverse de celui des avant-gardes comme le remarque Catherine Grenier, ancienne directrice adjointe du Musée national d’art moderne : « contesté dans les années 1960-1970 par des artistes qui cherchaient à échapper physiquement et intellectuellement à l’institution en élisant domicile dans des friches ou dans l’espace public, ou en créant des œuvres « non collectionnables », éphémères ou « in situ », le musée est aujourd’hui un modèle valorisé dans leur système de référence » (2013 : 18). L’art comme jeu, conçu dans les années soixante comme subversif, s’exerce à nouveau dans les limites bien définies des institutions par des artistes professionnels. Les productions esthétiques des situationnistes et d’Allan Kaprow sont reprises sans tenir compte de leur positionnement politique. L’art contemporain est devenu le travail spécialisé d’une minorité d’artistes qui en tire des revenus confortables alors que pour le plus grand nombre il est synonyme de précarité. Certains artistes se placent volontairement en dehors de ce monde suivant les prérogatives des situationnistes et de Kaprow pour qui l’art ne devait pas être un travail. Pour Guy Debord, l’art ne devait pas non plus être une marchandise. En s’écartant du commerce et du travail, l’art devait rompre avec tout système pour devenir l’activité révolutionnaire par excellence. Il ne s’agissait pas de définir un art en particulier mais d’en faire un outil de subversion : l’art comme jeu était une opposition radicale au capitalisme. En opposition au travail, il se devait d’être ludique. De son côté Kaprow s’exclame : « Artistes du monde entier, laissez tomber ! Vous n’avez rien à perdre hormis vos professions ! » [10]. L’art contemporain n’est pourtant plus un travail comme un autre. Ce n’est plus le temps passé à faire l’œuvre qui compte, ce sont les péripéties du marché qui déterminent sa valeur et le travail de l’artiste est de produire des valeurs spéculatives.
Pour l’artiste professionnel, l’art comme jeu n’est pas une activité libre séparée de la vie quotidienne, il revêt un caractère quotidien, structure son temps libre et son temps de travail. L’artiste n’est plus un simple joueur : il devient gameur professionnel. Pour Bob Black, héritier des pourfendeurs du travail comme Paul Lafargue (1880), la spécialisation est responsable de la disparition de la dimension ludique de nos activités comme il l’explique dans Travailler, moi ? Jamais ! : « Même les activités qui recèlent quelque contenu ludique finissent par le perdre en étant réduites à des besognes que des gens formés à ces tâches, et seulement ces gens-là, sont contraints d’exercer à l’exclusion de toute autre activité » (2010 [1985] : 45).
La spécialisation à l’extrême a un effet néfaste et celui qui se spécialise abandonne au jeu une grande part de la liberté du play au profit du game. Selon le philosophe Colas Duflo (1997), le jeu se définit justement par le choix de la contrainte. Le joueur spécialisé, professionnel, renonce à une grande part de sa liberté quotidienne pour la consacrer au jeu et dans la compétition officielle, qui est la forme la plus réglée et ritualisée du jeu, il ajoute un grand nombre de contraintes à sa pratique ludique, qu’elles soient spatiales ou temporelles (devoir être présent à tel endroit, répondre à des deadlines, réaliser des œuvres pour le délai de telle exposition, répondre à telle demande des galeristes ou commanditaires publics ou privés). Le jeu reste libre, dans la mesure où il est choisi, l’artiste choisit son game mais sa pratique se trouve subordonnée à des fins extérieures à celles du jouer, bien qu’elles fassent partie du game : le succès, la renommée, le gain financier. Le jeu comme play ne disparaît pas derrière ces motivations. L’artiste joue ‘réellement’ et il semble difficile de trouver des arguments pour affirmer qu’il ne joue pas entièrement lorsque qu’on le voit soumis aux pressions et aux tensions du jeu comme n’importe quel joueur amateur ou professionnel. Pour qu’il y ait corruption du jeu (Caillois, 1957), il faut d’abord, ou plutôt en même temps, qu’il y ait jeu.
Les artistes contemporains acceptent les contraintes du système et son fonctionnement. Derrière les apparences d’anticonformisme des stars de l’art contemporain se cache une acceptation du système, du game, une soumission à ses règles. L’artiste contemporain se transforme en gameur, un joueur qui s’éloigne de la figure contestatrice et révolutionnaire des avant-gardes : « Il ne s’agit plus d’instaurer le jeu intégral mais de faire du jeu une manœuvre de diversion et une zone de dérèglement, en usant essentiellement de son pouvoir métaphorique. Les artistes n’espèrent plus transformer le monde mais résister au système, en jouant avec ses règles » (Orhan, 2009 : 643). Le constat de Daniel Orhan reste optimiste : si certains « font avec » le système, essaient de tirer leur épingle du jeu, d’autres, loin de résister, utilisent le système et y participent pleinement. C’est le cas de tous les artistes qui jouent avec la valeur de leurs œuvres et participent directement à la spéculation, ce game de l’art contemporain. Cette création de la valeur par le jeu des influences n’est pas le privilège des artistes contemporains et remonte à l’art moderne, notamment à Picasso, qui est l’un des premiers à avoir compris qu’il devait s’impliquer dans le système pour en bénéficier : « Le 11 septembre 1932 est inauguré à la Kunsthalle de Zurich une exposition de l’artiste. Elle innove pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’est la toute première exposition de Picasso dans un musée. Mais encore parce qu’elle est le fruit de la collaboration entre les dirigeants du musée et le marchand. Objectif pour les Suisses : montrer un artiste contemporain novateur. Objectif pour le marchand, mais aussi pour l’artiste : promouvoir, vendre. » (Benhamou-Huet, 2012 : 195).
Les musées sont soumis aux diktats de la valeur monétaire qui dicte la valeur esthétique, procédant à une inversion du phénomène de marchandisation, décrit par Becker (2010 [1982] : 128) à partir des travaux de Raymonde Moulin (1967), qui consistait en la transformation de valeurs esthétiques en données économiques. La valeur économique influe sur l’esthétique, la somme dépensée pour une œuvre définit en grande partie sa valeur artistique comme en témoigne l’anecdote contée par Don Thompson : « Après avoir fait don d’une grande partie de leur collection à des musées, Burton et Emily Tremaine ont découvert un autre lien entre l’art et l’argent. Lorsqu’ils donnaient simplement une œuvre à un musée, elle finissait souvent par être mise en réserve. Quand ils la lui vendaient, même en dessous du prix du marché, elle finissait accrochée et promue. Le prix élevé est présenté aux mécènes d’un musée comme l’étalon qui en fixe la valeur. » (2012 [2009] : 308).
L’art contemporain et l’art moderne atteignent des prix démesurés et c’est bien la conversion des œuvres en valeur économique qui attire les collectionneurs car comme le soulignait John Dewey, dans L’art comme expérience, « Le collectionneur typique et le capitaliste ne font qu’un. Pour prouver sa position supérieure dans le domaine de la culture d’élite, il amasse les tableaux, les statues, et les bijoux artistiques, de la même manière que ses actions et ses obligations attestent sa position dans le monde de l’économie. » (2010 [1934] : 27). Cette caricature peu flatteuse que Dewey donnait des collectionneurs nous rappelle qu’une pensée esthétique peut à la fois s’attarder sur l’art et mettre en évidence la confusion entre le monde de l’art et celui des affaires. Il est désorientant pour le public de constater que le mariage actuel entre l’art et la finance est consommé au point qu’il lui est désormais interdit de le remettre en question. Par la confusion totale entre l’art et l’argent, celui qui conteste la valeur monétaire d’une œuvre conteste à la fois sa valeur esthétique. Ceux qui s’indignent du prix obscène des œuvres sont disqualifiés car jugés incapables d’en apprécier la valeur. Cette domination des enjeux financiers nous rappelle le fonctionnement du football professionnel où les plus importants clubs sont financés par des multinationales et aujourd’hui des États, comme les Émirats arabes. Ceux qui ont le pouvoir financier dirigent les jeux : un Louvre s’ouvre à Dubaï et la coupe du monde de 2022 se déroulera au Qatar. L’art comme jeu est le terrain d’affrontement symbolique entre les riches collectionneurs. Le stade de football et le musée sont accessibles au public, mais les jeux qui s’y jouent dépassent celui visible sur le terrain, au grand désarroi des amateurs qui voient leur passion dépassée par la spéculation et les manipulations financières. Les valeurs que les supporters du foot continuent de lui attribuer ne sont qu’une vision de celui-ci, elles ne forment qu’une partie de sa définition. Il en est de même pour l’art : nous pouvons prêter à l’art contemporain toutes les valeurs positives du monde, il n’en reste pas moins lié à un marché dont les dérèglements et les abus devraient faire douter les plus croyants. Même si les artistes contemporains exposés ne sont pas tous Jeff Koons ou Damien Hirst [11], en entrant dans la compétition ils acceptent de jouer le jeu de la spéculation et du marché. Dans le sport comme dans l’art, nombreux sont ceux qui profitent des paris ou des jeux d’argent désormais indissociables de ces systèmes de compétitions réglés, games. L’artiste professionnel est un joueur qui a fait de son jeu un travail, qui enferme son play dans un game. Il est pourtant difficile d’établir une hiérarchie dans les motivations de l’artiste : les motivations économiques ne sont pas forcément premières même chez ceux pour qui les retombées économiques sont les plus importantes. Cependant les analyses de l’art devraient davantage prendre en compte la dimension marchande de cette activité et il faudrait accepter plus largement l’idée que même si elle ne régit pas entièrement l’activité, la valeur marchande l’influence et la contraint, au point extrême de parfois confondre l’art avec la création de valeurs spéculatives comme le reconnaît Christian Boltanski : « Ce qui est prodigieux lorsque tu es un artiste qui marche, c’est que tu fabriques de l’or comme un alchimiste. Tu sais qu’en deux heures de travail tu peux fabriquer de l’or, et c’est une très grande tentation […] Et puis il y a une autre source de tentations lorsque ton marchand te dit : “Christian, j’ai un collectionneur, quelqu’un de très bien, qui aimerait avoir une pièce de toi de cette série, pourrais-tu la faire ?ˮ J’ai bien évidemment fait ça, ça n’est pas bien mais c’est normal. » (Benhamou-Huet, 2012 : 9).
La création artificielle de valeur par la signature de l’artiste, la transformation instantanée de ce qu’il touche en valeur marchande, est installée comme norme dans le monde de l’art contemporain, depuis le ready-made de Marcel Duchamp qui visait pourtant à démythifier l’art et à mettre en évidence son fonctionnement. Encore une fois, l’art contemporain a retenu le geste et non la critique qu’il portait. L’ambiguïté du ready-made participe pourtant d’une posture critique que Duchamp développe jusqu’à la fin de sa vie : « Dans les 30 dernières années, l’artiste a petit à petit été entraîné dans une aventure d’intégration économique qui le lie poings et mains à une entreprise de surproduction pour satisfaire un public de regardeurs de plus en plus nombreux. Nous sommes loin des parias du début du siècle et je crois que l’artiste de génie de demain devra se défendre contre cette intégration et pour y arriver il devra d’abord prendre le maquis. » (Orhan, 2009 : 642).
Duchamp relève ici l’écart qui s’est creusé entre les positions radicales des artistes des avant-gardes et celle de l’artiste contemporain qui soumet sa production au système capitaliste. Le marché et la spéculation sont des éléments constitutifs du monde de l’art contemporain ils font partie du game. La sortie du monde de l’art, suggérée par Duchamp comme moyen pour échapper à ces emprises, a été suivie dans les années soixante et soixante-dix, mais ces pratiques ont été rapatriées dans le musée qui surplombe toujours et encore le monde de l’art et participe activement à la spéculation en se pliant à la surévaluation du marché. Cependant l’art comme jeu continue d’exister en tant que play en dehors du game.
Pour les artistes, sortir de l’art, ou plutôt rester en dehors de son monde se traduit comme une nécessité pour assurer que ce sont bien les valeurs artistiques et les contraintes intrinsèques à l’art qui dicteront la pratique, que le play façonnera son propre game. Ce hors-jeu de l’art est immense et difficile à délimiter. Un en-dehors de l’art contemporain qui pourrait regrouper toutes les productions et initiatives qui ne sont pas directement converties en valeurs marchandes, mais aussi toutes celles dont la valeur marchande reste liée au coût du travail et n’est pas spéculative et toutes celles dont la valeur marchande est inférieure au coût réel du travail. Il ne s’agit pas d’un mouvement artistique, ni d’un autre monde de l’art, mais d’un courant, d’un flux, d’une multiplicité de pratiques reliées les unes aux autres par rhizome. Un réseau informel formé par tous ceux dont l’art est d’abord plaisir, expression de soi, ou support de valeurs fortes qu’ils veulent mettre en pratique, tous ceux qui s’inscrivant consciemment ou non dans la lignée de certaines avant-gardes artistiques radicales, comme les situationnistes, refusent que leur art soit d’abord une marchandise et le pratiqueront sur un temps libre : il s’agit d’artistes classés dans l’art brut mais qui loin d’ignorer la culture dominante se placent volontairement en dehors, il s’agit d’artistes issus d’écoles d’art qui ont continué de pratiquer en dehors du monde de l’art, il s’agit de tout ceux qui font de l’art mais sans en attendre nécessairement de satisfactions autres que celles que peut apporter l’activité elle-même, qui pratiquent l’art comme une certaine forme de jeu : « Le jeu peut apporter des satisfactions plus profondes, celles qui résultent du sentiment de construire sa personne. Il peut en effet, et c’est son rôle essentiel, être une occasion de rencontre » (Jacquard, 2004 : 19).
Les récompenses intrinsèques au jeu, celles du jouer, du play, complètent celles qui lui sont extérieures, et peuvent suffire au joueur. Les artistes bohèmes de la fin du dix-neuvième siècle ont accepté des conditions de vie misérables car leur conduite était dictée par des valeurs artistiques considérées comme supérieures, qui leur permettaient de supporter leur misère et même d’y trouver du bonheur - aujourd’hui encore des milliers de jeunes mènent des vies semblables [12]. De nombreux sportifs ou artistes nourrissent le projet de ne pas réussir et ne pratiquent pas leur activité dans l’espoir de recevoir une reconnaissance ou de profiter d’une ascension sociale. Ils restent ainsi à l’écart des systèmes de compétitions, leurs motivations premières relevant de la diffusion de leurs valeurs et de leurs mises en pratique.
L’art comme jeu sous la forme du loisir tend à faire disparaître l’élément de compétition comme le souhaitaient les situationnistes : « La nouvelle phase d’affirmation du jeu semble devoir être caractérisée par la disparition de tout élément de compétition. » (1957). L’art en dehors du marché, de la compétition financière, est un art dont la fonction sociale d’échange et de rencontre est privilégiée et rejoint l’objectif ultime de toute vie en société « qui n’est pas de produire des biens mais ’des êtres humains, librement associés’ » comme le rappelle Noam Chomsky en citant John Dewey (1998 [1967] : 138). Dans le sport comme dans l’art contemporain, à très haut niveau, les éléments de compétition prennent le dessus sur les autres composantes du jeu et correspondent à une orientation de la société auquel le joueur participe activement. On pourrait comme le fait Albert Jacquard à propos des jeux olympiques, critiquer les jeux artistiques et demander qu’ils soient moins tournés vers la compétition (Jacquard, 2004).
L’art comme jeu tient une place importante dans les utopies artistiques : l’enjeu étant que chacun profite lui-même des bienfaits de la création. Ceux qui défendent cette utopie de l’art comme jeu, privilégiant la non-compétition dans le play, commencent par la mettre en œuvre en pratiquant un art quel qu’il soit, ou plusieurs, ou en appliquant leur créativité à leur cadre de vie. La pratique artistique s’inscrit alors dans une logique de développement et d’épanouissement personnel. Il s’agit de faire de l’art une activité quotidienne qui dépasse la production de marchandises. Sorti du cadre du travail et de la création de marchandise, l’art peut recouvrir n’importe quelle activité, et l’artiste se retrouve libre de ses matériaux de son format : en suivant la démarche des avant-gardes, chacun peut décréter faire de sa vie un art. Le projet des différentes avant-gardes qui visaient le dépassement de l’art par le jeu et que l’on pourrait résumer par l’expression « projet ludique », vise à libérer les passions, à changer le monde par l’art-jeu comme moyen d’expression partagé par le plus grand nombre. L’utopie d’un art pratiqué par tous remet en question l’art comme activité séparée et réservée à des spécialistes, et pose la question formulée par Simon Nicholson : « La société se satisfait-elle de ne laisser qu’un petit nombre de ses membres réaliser son potentiel créatif ? » (2010 : 89). Sans doute que oui, tant qu’on n’aura pas offert au plus grand nombre la possibilité de développer ce potentiel. Becker soupçonnait que l’organisation du monde de l’art était le premier barrage à ce développement : « Aucun art ne dispose d’assez de ressources pour offrir un soutien économique ou s’intéresser de près à tous les élèves, ou même à la majorité d’entre eux, dans le cadre des mondes de l’art auxquels ils se destinent. Cette précision est importante : si les arts étaient organisés différemment (moins professionnalisés, moins axés sur le vedettariat, moins centralisés), ces moyens existeraient sans doute. » (2010 [1982] : 75). L’organisation du game peut ainsi faire obstacle au développement du play.
Dans son ouvrage Artistes sans œuvres, Jean-Yves Jouannais, ancien directeur de la revue Art Press, conçoit que l’art puisse se passer des artistes tels que nous les connaissons : « L’écrivain n’est pas une nécessité de la littérature, pas plus que l’artiste ne représente une donnée indispensable de l’expérience esthétique. » (1997 : 139).
Les mondes de l’art en tant que mondes séparés réservés à des spécialistes, qu’il s’agisse de celui de la littérature ou de celui de l’art contemporain, apparaissent ainsi comme un frein à la pratique de l’art par le reste de la population : « La créativité est le domaine réservé à ceux qui ont du talent : nous autres sommes contraints de vivre dans un environnement construit par les talentueux, d’écouter la musique des talentueux et de lire les poèmes, les fictions et les pièces des talentueux. Voilà ce que notre culture et notre éducation nous encouragent à croire – un mensonge qu’engendre et perpétue notre culture. » (Nicholson, 2010 : 84).
Cette lutte entre un monde de l’art et son extérieur est inhérente à son organisation. C’est le rôle des exclus de défendre leur contribution à l’art tout en apportant une définition élargie capable de prendre en compte des productions qui sont ignorées par l’art dominant de leur époque. L’écrivain Hermann Hesse donnait sa propre définition élargie de l’artiste : « Par le terme d’ ”artiste”, j’entends tous ceux qui éprouvent le besoin et la nécessité de se sentir vivre et grandir, de savoir où ils puisent leurs forces et de se construire à partir de là suivant des lois qui leurs sont propres. » (2007 [1973] : 22). La volonté d’ouverture de la définition de l’art depuis son extérieur, aussi large et multiple soit-il, est constitutive du monde de l’art. Le monde de l’art est à envisager selon cette opposition entre un intérieur défini par les institutions et des pratiques extérieures, revendiquées ou non comme artistiques, qui peuvent un jour entrer dans le monde de l’art, parfois à titre posthume. Tout chercheur qui s’intéresse à l’art doit prendre en compte non seulement le monde de l’art mais aussi ces extérieurs.
Cette formule pourrait définir la multiplicité de mondes de l’art formés par toutes les pratiques en dehors du monde de l’art dominant, institutionnel. Il s’agirait de revenir à l’Outsider de Becker mais sans le détour esthétique qu’il a pris dans le champ de l’art en 1972 avec Roger Cardinal dont l’Outsider art ne définit qu’un nombre restreint d’œuvres, réduisant la portée de cette notion. L’Outsider art n’est pas tout à fait similaire à l’art brut mais il a en commun avec lui d’être un pôle construit en opposition au monde de l’art. Ces catégories ont été élaborées en opposition à l’art savant et manquent ainsi la diversité des pratiques extérieures au monde de l’art qui peuvent parfois être parfaitement semblables à ce que l’on expose dans le monde de l’art. Il s’agit de toutes les œuvres qui sont réalisées en dehors du monde de l’art, pour répondre à des motivations personnelles, intrinsèques, et qui peuvent être jugées selon des critères esthétiques traditionnels, même si parfois leurs auteurs n’ont que faire de ces critères. C’est le cas de l’art brut, dont les œuvres peuvent entrer dans un système marchand bien qu’initialement leurs auteurs pouvaient n’entretenir aucune relation avec le marché. De nombreux artistes classés dans l’art brut affirment un rejet conscient et construit de la marchandisation et leur classement dans cette catégorie atténue la dimension théorique et politique de leur positionnement pour les enfermer dans une catégorie qui les présume sans culture parce qu’ils ignorent la doxa. Ils sont nombreux à ignorer consciemment le monde de l’art et ils ont en commun avec d’autres artistes Outsider, de se référer à des normes qui leur sont propres, à l’instar des artistes qui ont formé les avant-gardes.
Les théories esthétiques n’ont eu de cesse d’ouvrir la définition de l’art. Pourtant celui-ci est toujours cantonné à ses institutions et la liberté qu’offrent ses définitions contemporaines en acceptant notamment la pluridisciplinarité, qui paradoxalement ne s’exerce que dans le monde de l’art. Tant que les artistes ne font pas les démarches nécessaires pour jouer le jeu de l’art contemporain pour entrer dans la compétition, le game, la liberté de création ne leur est pas octroyée, leur play n’est pas reconnu. Il y a donc un prix d’entrée à payer, qui est la soumission à l’idéologie de l’art contemporain qui signifie notamment s’inscrire dans un mode de production capitaliste. Ainsi les artistes qui fondent leur démarche sur des valeurs radicalement opposées ne sont pas exposés, dans les revues, ou sur les murs des musées et des galeries. À l’Université, l’art brut a pu faire son entrée, du côté de l’anthropologie, les études d’arts plastiques et d’esthétique restant largement dominées par l’art contemporain. Cela est compréhensible dans la mesure où la réputation et la carrière des enseignants en art ne sont pas uniquement déterminées par les travaux scientifiques mais en grande partie par leurs collaborations avec les institutions. Ainsi force est de constater qu’histoire et théorie de l’art s’intéressent majoritairement à un art qui rapporte financièrement ou symboliquement, bien davantage qu’aux formes d’art désintéressées, qui s’inscrivent largement en dehors des institutions. Les spécialistes et experts s’intéressent davantage à un art qui produit des richesses car ils peuvent s’attendre à bénéficier de retombées indirectes. En tant que critique ou professeur, si vous vous intéressez à un artiste prometteur, ce dont témoignera son C.V., et que vous produisez un écrit sur lui, vous pouvez vous attendre à ce que sa notoriété puisse vous servir. Le travail des critiques d’art se résume ainsi le plus souvent à faire la promotion des artistes comme le souligne les travaux de Jérôme Glicenstein : « En dépit de l’omniprésence des expositions dans les revues d’art contemporain, on constate l’absence presque totale d’une critique d’exposition en tant que telle. […] L’étude des numéros d’été de quatre revues de référence de l’art contemporain – Artforum, Art press, Frieze et Flash Art – le confirme. Bien qu’il soit question d’expositions dans un grand nombre d’articles, ainsi que dans la totalité des comptes rendus, il s’agit bien souvent d’un simple prétexte pour participer à la promotion des artistes concernés. À peine la moitié des comptes rendus font concrètement référence à l’exposition dont ils traitent » (2010 : 71). Il n’est alors pas surprenant que ce soit dans d’autres disciplines, dont les enjeux de carrière sont moins directement liés à l’art, que l’on s’intéresse aujourd’hui le plus aux arts extérieurs, et que l’on questionne le monde de l’art et ses limites. Il est difficile aux spécialistes de l’art intégré à son monde de dépasser leur conditionnement (Cooper, 1977) pour déplacer leur regard au dehors.
L’art ludique des avant-gardes sur lesquelles nous nous sommes attardés est un art qui vise la transformation sociale par le jouer, le play, et non la perpétuation du monde de l’art en tant que game. La position radicale des avant-gardes se perpétue dans des mondes de l’art extérieurs qui reconduisent des partis pris incompatibles avec les institutions conservatrices. Celles-ci, tout en reconnaissant les apports historiques de ces premières, atténuent la dimension politique des œuvres pour ne retenir que la dimension esthétique. Ce que constatait déjà le situationniste Raoul Vaneigem dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) : « La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel, consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre » (Chollet, Leroy, 2000 : 313).
Les musées en exposant des œuvres qui se sont construites contre eux, dans leur rejet, effectuent une séparation entre la dimension esthétique et la dimension politique de l’œuvre. L’art a toujours existé en dehors du monde de l’art, en dehors de ses institutions, dans des réseaux parallèles. L’expression art contemporain fait de l’ombre à toutes les créations que le monde de l’art ne veut pas accepter par manque de qualités artistiques, alors que ces créations demandent à être jugées sur d’autres critères : « Il faut cesser de juger les œuvres produites par des individus qui refusent de se plier à tous les jeux de la récupération et de la spéculation selon les seuls critères de l’ « art » et de son histoire, et commencer à mesurer leur rôle d’une manière beaucoup plus concrète selon leur action effective dans les domaines où se définit toute signification : mental, affective, politique, économique et social. Là où les signes mordent… » (Jouffroy, 2011 [1968] : 29). En acceptant la subordination des valeurs esthétiques aux valeurs marchandes, l’art contemporain ne remplit plus la fonction de subversion que lui avait attribuée les avant-gardes dans la continuité desquelles il se place pourtant. C’est à la marge du monde de l’art et en dehors que les valeurs artistiques des avant-gardes sont encore les plus prégnantes. Une définition de l’art élargie doit prendre en compte la vitalité de ses pratiques quotidiennes et non la définition imposée comme norme par une minorité : « Les normes officielles que font appliquer les groupes spécialement constitués à cet effet peuvent différer de celles que la majorité des gens estiment être réellement appropriées » (1998 [1963], 39). Les critiques et théoriciens de l’art intégrés au monde de l’art ne prennent en compte que leur définition de l’art, celle qui correspond à leur monde. Ils sont extérieurs au monde de l’art d’une majorité d’artistes qui le pratique dans l’ombre et la clandestinité. Peu nombreux sont les critiques à fréquenter les friches ou des lieux alternatifs où les artistes s’installent. Rares sont les critiques à aller voir les expositions dans les villages. Ils se déplacent de grand musée en grand musée où sont exposés toujours les mêmes artistes internationaux comme l’a décrit Yves Michaud dans L’artiste et les commissaires (2007 [1989]). Quelle définition de l’art peuvent-ils avoir ? Une vision forcément influencée par le monde de l’art et différente de celle des gens qui fréquentent l’art dans ses lieux communs : « Peut-être les soirées passées à jouer du piano dans les bars de Chicago et d’ailleurs, des années durant, m’ont-elles conduit à penser que ceux qui faisaient ce travail sans prestige avaient autant d’importance pour une juste compréhension de l’art que les créateurs des grands standards du jazz. » (2010 [1982] : 21). Toute définition, étude, de l’art qui s’appuie uniquement sur le monde de l’art contemporain est incomplète. Elle se limite à une sphère séparée qui ne concerne qu’une minorité de personnes. La définition de l’art est à remettre en question quotidiennement, car public ou artistes sont trop nombreux à ne pas partager la définition de l’art contemporain et à remettre en cause ses institutions et structures. L’art peut exister hors jeu, de nombreux artistes créent leur propre cadre, leur aire de jeu, en dehors du game dominant. Celui qui veut s’intéresser à l’art ne peut se contenter de suivre la programmation des institutions culturelles soumises au marché sinon il est condamné à une vision tronquée de la création, à un aveuglement qui occulte la diversité des manifestations de la créativité. Becker a mis en évidence que les mondes de l’art étaient définis par leurs acteurs. Si la sociologie ne peut qu’observer et décrire des mécanismes, les travaux de Becker ont cependant participé à l’essor d’une critique institutionnelle au sein même de l’art. Les analyses sociologiques et anthropologiques n’ont pas une influence directe sur le monde de l’art mais elles nourrissent la pensée des artistes et des théoriciens. Homo ludens de Huizinga a joué un rôle capital dans les utopies artistiques des années soixante et les travaux de sociologie de l’art offrent des analyses qui sont autant d’arguments qui viennent alimenter les réflexions politiques des artistes et renforcer leur positionnement. L’horizontalité du point de vue des sciences humaines permet de s’intéresser aux arts extérieurs en faisant fi des hiérarchies des théories esthétiques dominantes du monde de l’art et offre un contrepoint précieux dans les débats sur l’art, non pas au sein du monde de l’art mais dans la société. Or c’est bien la société dans son ensemble que les avant-gardes ludiques espéraient transformer.
Baudelaire Charles (1853), « Morale du joujou », Monde littéraire, 17 avril.
Becker Howard Saul (2010), Les mondes de l’art [1982], Paris, Flammarion.
Becker Howard Saul (1998), Outsiders : études de sociologie de la déviance [1963], Paris, A.-M. Métailié
Benhamou-Huet, Judith (2012), Les artistes ont toujours aimé l’argent : d’Albrecht Dürer à Damien Hirst, Paris, B. Grasset.
Black Robert (2010), Travailler, moi ? Jamais ! [1985], Montreuil, l’Insomniaque.
Caillois Roger (1991), Les jeux et les hommes : le masque et le vertige [1957], Paris, Gallimard.
Cardinal Roger (1972), Outsider art, New York, London & Praeger.
Chastel André (1965), « L’art et le jeu », Diogène, n° 50, juin, pp. 8-16.
Chollet Laurent, et Leroy Armelle (2000), L’insurrection situationniste, Paris, Éd. Dagorno.
Chomsky Noam (1998), Responsabilité des intellectuels [1967], Marseille, Agone.
Cooper David (1977), Qui sont les dissidents, Paris, Galilée.
Dewey John (2010), L’art comme expérience [1934], Paris, Gallimard.
Dubuffet Jean (1991), L’homme du commun à l’ouvrage [1973], Paris, Gallimard.
Duflo Colas (1997), Jouer et philosopher, Paris, Presses Universitaires de France.
Glicenstein Jérôme (2010), « La critique d’exposition dans les revues d’art contemporain » in
Comment parler de la critique d’exposition ?, Culture et Musées, n°15, Arles, Actes Sud, pp. 53-72.
Goguel d’Allondans Thierry (2012), « Passage, diversité, collectif… », Cultures & sociétés, n°23, juillet, pp. 38‑42.
Gombrich Ernst Hans (2003), Méditations sur un cheval de bois : et autres essais sur la théorie de l’art [1963], Paris, Phaidon.
Grenier Catherine (2013), La fin des musées ?, Paris, Éditions du Regard.
Henriot, Jacques, (1969), Le jeu, Paris, Presses Universitaires de France.
Henriot, Jacques (1989), Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, J. Corti.
Hesse Hermann (2007), L’art de l’oisiveté [1973], Paris, Calmann-Lévy.
Huizinga Johan (2011), Homo ludens essai sur la fonction sociale du jeu [1938], Paris,
Gallimard.
Jacquard Albert (2004), Halte aux Jeux !, Paris, Stock.
Jouannais Jean-Yves (1997), Artistes sans œuvres : I would prefer not to, Paris, Hazan.
Jouffroy Alain (2011), L’abolition de l’art [1968], Falaise, Impeccables.
Kaprow Allan (2003), Essays on the blurring of art and life [1996], éd. par Jeff Kelley, Berkeley, University of California Press.
Lafargue, Paul, (1994), Le Droit à la paresse [1880], Paris, Ed. Mille et une nuit.
Michaud Yves (2007), L’artiste et les commissaires : quatre essais non pas sur l’art contemporain mais sur ceux qui s’en occupent [1989], Paris, Hachette littératures.
Orhan Danielle (2009), L’art et le jeu aux XXe et XXIe siècles ou du jeu comme modèle et outil de subversion, Thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne.
Picard Michel (2002), La Tentation : essai sur l’art comme jeu, Nîmes, Jacqueline Chambon.
Schmitt Florent (2015), L’art comme jeu : pratiques et utopies, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg.
Simon Nicholson (2010), La théorie des éléments indéterminés, dans Anthologie : aires de jeux d’artistes, Vincent Romagny, Vélizy-Villacoublay, l’Onde, Quimper, le Quartier, pp. 83-92.
Thompson Don (2012), L’affaire du requin qui valait douze millions : l’étrange économie de l’art contemporain [2009], Marseille, Le Mot et le reste.
Trierweiler Denis (1998), L’art de l’exposition : une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle Paris, Éd. du Regard.
Vaneigem Raoul (1967), Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris,
Gallimard.
Winnicott Donald Woods (2002), Jeu et réalité : l’espace potentiel [1971], Paris, Gallimard.
Wolfe Tom (1996), Acid test : chronique [1968], Paris, Seuil.
[1] Schmitt Florent (2015), « La contestation ludique », dans L’art comme jeu : pratiques et utopies, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, pp. 181-228.
[2] L’art brut est une notion inventée par Jean Dubuffet en opposition à l’art ‘culturel’, elle regroupe des artistes situés en dehors du monde de l’art, un art hors de l’art professionnel, académique, reconnu : « Il y a des gens qui détestent les matches, les comptages de points, les champions, qui trouvent tout cela bête, et faux. […] Le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito. » (Dubuffet, 1991 [1973] : 90). Au départ, l’art brut exclut les artistes une quelconque connaissance artistique.
[i] En-jeux, à la galerie Faux Mouvement centre d’art contemporain de Metz, du 11 juillet au 8 novembre 2006, ou Artgames : Analogien zwischen Kunst und spiel, au Ludwig Forum für Internationale Kunst Aachen, du 17 décembre 2005 au 6 mars 2006, la plus importante étant Kunst und Spiel seit Dada : Faites vos jeux !, au Kunstmuseum Liechtenstein, du 10 juin au 23 octobre 2005, à Berlin, à l’Akademie der Künste, du 17 décembre 2005 au 29 janvier 2006, et à Siegen, au Museum für Gegenwartskunst Siegen, du 12 février au 7 mai 2006, L’art est un jeu. Tant pis pour celui qui s’en fait un devoir, du 3 mars au 16 mai 2010 au Frac Alsace à Sélestat.
[3] « Le mot « fluxus » (flux, courant) a été choisi en 1961, par George Maciunas pour désigner ce nouveau courant […] À la fin des années 1950, de jeunes artistes influencés par les enseignements de Marcel Duchamp et de John Cage rejoignent le groupe rassemblé autour de Maciunas et de la galerie qu’il créé à New York en 1961, consacrée à des expositions, aux happenings naissants, à la musique contemporaine, concerts de John Cage, Dick Higgins ou La Monte Young. Durant près de vingt ans Fluxus restera fidèle à un humour provocant, à l’explosion des limites de la pratique artistique, à son désir d’abolir toute frontière entre l’art et la vie. » Fondation du doute, http://www.fondationdudoute.fr/1604-les-artistes.htm, 27/08/2016. Voir également les définitions données par l’artiste Ben Vautier, http://www.ben-vautier.com/fluxus/fluxus_tout.html#fluxus_est
[4] L’Internationale situationniste existe de 1957 à 1972, date de sa dissolution. Le mouvement entame une violente critique de la vie quotidienne et de la séparation de l’art. C’est une avant-garde politique et artistique, dont les actions et les écrits ont joué un rôle important dans l’incubation de mai 68.
[5] Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste.
[6] La 1ère édition en langue anglaise date de 1949.
[7] Internationale situationniste, n°1, juin 1958.
[8] Le terme dromenon qui signifie action, trouve sa définition la plus pertinente dans la bibliothèque d’Aby Warburg où il regroupait les ouvrages sur les rites, les institutions sociales et les lois.
[9] Groupe fondé et financé au début des années soixante par l’écrivain Ken Kesey grâce aux recettes de son roman One Flew over the Cuckoo’s Nest (Vol au dessus d’un nid de coucous) et de ses adaptations théâtrales.
[10] « Laissez-tomber ! » est la traduction de drop out, que l’on retrouve dans la formule de Timothy Leary, « Turn on, tune in, drop out », traduit plus généralement par décroche.(Kaprow, 2003 [1996] : 109).
[11] Jeff Koons fait partie avec Damien Hirst des artistes qui ont abandonné la pratique manuelle pour devenir des capitaines d’industrie à la tête d’usines. Ils sont à la fois chef de produit et directeur marketing et communication. Ils sont des artistes vendeurs, marchands de leur propre marque et de leur image. Ils sont connus pour leurs œuvres scandaleuses et les ventes record dont un fameux requin conservé dans du formol (Thompson Don, 2012 [2009]).
[12] « La précarité, c’est d’abord dans la tête. Ici, la majorité d’entre nous vit – au regard de critères objectifs– sous le seuil de pauvreté. Mais, d’une certaine manière, nous vivons dans l’opulence. » citation extraite d’un article sur la maison Mimir à Strasbourg. (Goguel d’Allondans, 2012).
Schmitt Florent, « L’art comme jeu(x) », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/L-art-comme-jeu-x (Consulté le 13 octobre 2024).