Arnaud Daniel

L’Identité nationale relève-t-elle d’une fiction ?

 




 Résumé

Le thème de l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, revient en force depuis quelques années. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, la France s’est même dotée d’un ministère de l’Identité nationale. Mais comment définir cette dernière, et la nation qui lui sert de support ? S’agit-il seulement, dans un sens ethnique, d’une collectivité qui partage une origine commune ? Le passé auquel elle ferait référence pourrait bien alors se révéler n’être qu’une fiction, reconstruite a posteriori pour servir une idéologie du présent. Ou bien la nation doit-elle être comprise en tant que communauté de destin ? Elle accueillerait désormais chacun de ses membres dans le cadre d’un projet commun, et elle serait tournée vers l’avenir…

Mots clefs : peuple, nation, fiction, ethnicisme, universalisme.

 Abstract

The theme of the identity, whether individual or collective, has been doing a strong comeback for a few years. Under the five-year term of Nicolas Sarkozy, France was even equipped with a ministry of the national Identity. But how can we define this last one, and the nation which is its support ? Is it only, in an ethnic sense, a community which shares a common origin ? The past to which it would refer to, could be only a fiction, reconstructed a posteriori to serve an ideology of the present time. Or can the nation be understood in a community of fate ? It would henceforth welcome each of its members within a common project, and it would become a forward-looking nation…

Keywords : people, nation, fiction, ethnicism, universalism.

 Introduction

« Dans un Etat despotique, le chef de la nation est tout, la nation n’est rien ; la volonté d’un seul fait la loi, la société n’est point représentée. » Telle est l’affirmation que nous trouvons dans l’article de l’Encyclopédie intitulé « Représentants » et rédigé par D’Holbach [1].

Nous pouvons y voir l’annonce du bouleversement qu’opèrera la Révolution. Sous la monarchie absolue de droit divin, le roi est effectivement le détenteur exclusif de l’autorité politique. Pour le dire autrement, la souveraineté se trouve incluse toute entière dans la fonction royale. A partir de 1789, émerge en revanche le nouveau lieu d’où sont prises les décisions, à savoir la nation : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », stipule le troisième article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [2].

L’Ancien Régime, puisque la nation n’était rien, ne reconnaissait que des devoirs aux sujets, voués à obéir au monarque et à Dieu. Devenue quelque chose, et représentée en tant que détentrice de l’autorité politique, la nation permet, elle, l’attribution de droits aux individus qui la composent. Le sujet devient un citoyen entretenant une relation contractuelle avec un Etat chargé de garantir son statut. Dans la tradition politique française, la République conserve depuis un lien fort avec la nation. Cette dernière, assimilée au peuple souverain, sert ainsi de clef de voûte au régime représentatif. Le terme demeure néanmoins ambigu. Certes, en tant que principe détenteur de la souveraineté, la nation permet d’édifier un mode de gouvernement de la cité. Mais un tel principe n’implique rien quant à l’identification du peuple concerné. Comment fixer les limites à l’intérieur desquelles une population pourrait être dite « souveraine » ?

Devons-nous entendre le peuple pouvant se prévaloir du « droit à disposer de soi-même » comme une collectivité dont l’unité, selon une acception courante, reposerait sur une communauté de langue, de culture ou d’origine ? Ou bien en tant qu’association politique au sens de Rousseau, par exemple, dans son Contrat social ? La première, définie sur des critères ethniques, regarderait vers le passé. Le problème serait alors de distinguer ce qui relèverait de l’histoire, du mythe, du symbole, voire de la fiction. La seconde, elle, serait universaliste et tournée vers l’avenir. Le citoyen, d’où qu’il vienne, pourrait y être admis par sa participation à un projet collectif, et nous pourrions parler d’une « communauté de destin ».

Afin que la nation en tant que socle de la représentation devienne opératoire, il s’avèrerait par conséquent nécessaire d’interroger la nature de la population qui lui servirait de « support ». Et de déterminer dans quelle mesure l’identité nationale renverrait soit à un agrégat d’éléments fictifs, soit à un critère d’appartenance objectif.

 La « nation » française

Nous pourrions objecter qu’il n’y aurait pas lieu de poser le problème de cette façon-là dans le cas de la France. En effet, la nation française, entendue comme une communauté humaine liée non seulement par le partage d’une même identité historique et culturelle mais encore par l’unité linguistique, serait le « support » à partir duquel nous pourrions penser le peuple souverain.

Nous nous réfèrerions alors à une représentation courante de la France, comme ensemble uni par une langue et par une histoire, et ayant transcendé les siècles. Un tel ensemble pourrait d’ailleurs se reconnaître dans quelques figures historiques telles que Napoléon, Jeanne d’Arc, Clovis, voire Vercingétorix. Cette vision d’une « France éternelle », dont la population aurait inlassablement cherché à réaliser son unité politique, est communément admise. Elle suppose que, de tout temps, les individus présents dans les limites actuelles du territoire français se sont sentis Français. C’est-à-dire qu’un sentiment national qui les aurait toujours rassemblés aurait procédé à l’unification sous forme d’Etat de la France.

L’organisation politique de cette dernière serait en somme la conséquence de la préexistence d’une nation française. La fameuse formule « nos ancêtres les Gaulois » s’inscrit d’ailleurs dans une telle représentation, puisqu’elle implique une filiation au travers des siècles entre les lointains occupants du territoire compris entre la Manche et la Méditerranée d’une part, et entre l’Atlantique et le Rhin d’autre part, et les Français du vingt-et-unième siècle. La nation, dans son sens étymologique de natio, groupe d’hommes unis par l’origine, par une « naissance » commune, aurait transcendé plus de deux mille ans d’histoire…

Dans un article paru en janvier 2001 [3] intitulé « Faut-il fédéraliser la France ? », Jacques Julliard écrivait ainsi :

« Il n’y a pas lieu de rougir de la tradition française de centralisation, comme il est de bon ton de le faire aujourd’hui. Elle s’est accompagnée d’un haut niveau de civilisation. La culture nationale qui en est résultée a parfois étouffé les cultures régionales, c’est vrai. Mais au total, elle a plus créé qu’elle n’a détruit ; elle a contribué à faire de la France un des hauts lieux de l’esprit et a permis à des populations disparates de se fondre et de vivre en paix. Certes on peut toujours rêver avoir le beurre et l’argent du beurre, la culture nationale et la culture régionale. Mais, historiquement, quand le choix était entre la cohésion et l’émiettement, il a fallu choisir, et il faut être bien coiffé de la morgue anglo-saxonne pour avoir honte de nos aïeux. » [4]

En parlant de « cultures régionales » et de « populations disparates », Jacques Julliard ne va pas jusqu’à présenter la France comme un vieil ensemble culturellement homogène : il tient compte d’une certaine diversité des identités. Mais dans son propos, elles apparaissent comme émanant de régions, c’est-à-dire de subdivisions, de parties du tout. Comme si les cultures que nous pouvons aujourd’hui qualifier de « régionales » avaient toujours été chapeautées par une nation française - et une « identité nationale » - préexistantes.

Or, ces cultures en tant que spécificités régionales ne sont, d’un point de vue historique, que des réalités plus ou moins récentes. Avant leur rattachement à l’ensemble français, les territoires qui portent de telles spécificités constituent souvent des nations indépendantes, pour lesquelles la France n’est qu’une puissance étrangère. Les cultures qui leur sont associées ne sont alors non pas des « cultures régionales  », mais des cultures nationales à part entière. Occulter cet aspect de l’histoire contribue à la reconstitution a posteriori du passé à partir de nos représentations contemporaines. D’où une vision anachronique de la formation territoriale de la France, qui est particulièrement marquée dans la dernière phrase du passage cité. Jacques Julliard y parle du choix qu’il a fallu faire, historiquement, « entre la cohésion et l’émiettement ». Mais à quel moment de l’histoire fait-il donc allusion ?

Evoquer un risque d’émiettement suppose d’admettre un tout - ici la nation française - qui puisse se désagréger. Il n’y aurait pas de sens à mentionner un tel risque dans le cas d’éléments épars, ne constituant pas un ensemble unifié. Or, en ce qui concerne la France, il est vain de chercher un tout préexistant - et susceptible de s’émietter - ­ à l’Etat que nous connaissons aujourd’hui. Le sentiment national qui peut exister à présent n’est que le résultat, et non pas la cause, du rassemblement de plusieurs peuples sous une seule autorité, au terme d’un processus expansionniste.

Nous pouvons situer le point de départ de la formation territoriale de la France en 843, date du partage de Verdun. Avant, aucune entité géographique, ethnique ou politique ne saurait être assimilée à un commencement d’Etat français.

Les Gaulois n’étaient pas Français, et se caractérisaient d’ailleurs par leur volonté, comme tous les Celtes, de ne pas constituer un Etat dans le sens où nous l’entendons. Aussi la formule « nos ancêtres les Gaulois » est-elle abusive.

La venue des Francs, elle, pourrait davantage faire figure de début du processus d’expansion. A cela près que la présence et l’influence franques, dans un premier temps, ne sont pas spécifiques à ce que nous appelons aujourd’hui « la France ». L’empire carolingien couvrait de cette manière à la fois la France et une partie de l’Allemagne actuelles. Sa capitale, Aix-la-Chapelle, se trouve maintenant chez nos voisins d’outre-Rhin. Charlemagne n’appartient dès lors pas plus à « notre » histoire qu’à celle de l’Allemagne.

Nous ne pouvons pas le considérer comme un souverain « français ». Le vocabulaire qui tourne autour du mot « franc » lui-même, du reste, n’est pas lié strictement à ce qui a produit la France contemporaine. Lorsque l’empire carolingien est partagé, en 843, il est ainsi divisé en plusieurs « Francia », parmi lesquelles la Francia orientalis, à l’est du Rhin.

Seule la Francia occidentalis issue de ce partage peut être admise comme le point de départ de la formation territoriale de la France. C’est effectivement à partir de cette Francia occidentalis qu’il est possible de suivre, de manière linéaire et de siècles en siècles, une telle formation territoriale.

 Une identité nationale reconstruite a posteriori

L’extension du territoire français a consisté surtout dans une progression vers l’est, jusqu’au Rhin et aux Alpes. Le Dauphiné a de cette façon été acheté par Philippe VI en 1343 ; le duché de Bourgogne, véritable Etat souverain capable de rivaliser avec le roi de France, a définitivement été annexé à la couronne en 1477, à la suite des guerres opposant Charles le Téméraire et Louis XI ; la Franche-Comté a été conquise sous Louis XIV, en 1678 ; la Corse, elle, est une acquisition de Louis XV. Cette liste est loin d’être exhaustive.

Nous pourrions par exemple y ajouter la Bretagne qui, cette fois à l’ouest, a été rattachée à la France par l’Acte d’union à la couronne de France en 1532. Avant cette date et même jusqu’à la fin du XIXème siècle, pour la plupart des Bretons, le français était une langue étrangère. Evidemment, dans le cadre d’une Europe féodale, plusieurs de ces territoires entretenaient un lien avec le roi de France en tant que suzerain. Mais un tel lien n’impliquait pas un sentiment d’appartenance à une nation, et encore moins la reconnaissance dans une « identité nationale ».

Historiquement, le prétendu choix entre la cohésion et l’émiettement dont parle Jacques Julliard n’a dès lors pas pu avoir lieu. Pour la simple et bonne raison que la représentation de la France comme nation ayant transcendé les siècles, et ayant toujours tendu à réaliser son unité politique, bien que couramment admise, ne tient pas. Plutôt que de procéder d’une nécessité liée à un sentiment national préexistant, l’unité politique de la France est issue des contingences de l’histoire. C’est pourquoi l’usage du terme de « nation » pour mettre au jour le « support » du peuple souverain ne fait qu’entretenir l’ambiguïté, comme l’observe Claude Nicolet : « […] le mot [« Nation »] n’est pas défini, il est donné comme allant de soi. », écrit-il à juste titre [5]. Mais il ajoute aussitôt :

« […] Il est clair cependant que, s’il peut encore, à la rigueur, s’accommoder d’un qualificatif ethnique - et il s’agit bien sûr de la Nation française, elle-même synthèse des diverses nations, au sens plus précis d’ethnies, que l’Ancien Régime avait agglomérées -, le mot prend, employé en droit public ou dans un texte constitutionnel, une valeur beaucoup plus générale. » [6]

Or, lorsqu’il évoque une « synthèse » qu’aurait réalisée l’Ancien Régime entre différentes ethnies et qui aurait donné la France, il ne lève pas complètement l’ambiguïté. Admettre une « synthèse », en effet, implique là aussi que des éléments épars se soient combinés afin de former un tout, avec pour corollaire une sorte d’équivalence et d’interaction entre eux. La France, toujours selon cette vision courante, « aurait mis longtemps à faire son unité ». Un sentiment national en quelque sorte supérieur et préexistant à toute unité politique aurait initié la « synthèse des diverses nations », et la nation en tant que détentrice de la souveraineté ne serait que la conséquence d’une telle transcendance.

Les occupants successifs du sol délimité par les frontières de l’Etat actuel auraient progressivement pris conscience d’une communauté d’intérêts devant motiver leur rassemblement en un seul peuple. Pourtant, la représentation des Français formant une nation qui aurait traversé l’Histoire et qui n’aurait jamais cessé de tendre à la réalisation de son unité politique ne tient pas, puisque plusieurs territoires, sur lesquels vivaient souvent des peuples à part entière, avec leur propre langue et leur propre culture, se sont vus intégrés à l’ensemble français les uns après les autres à la suite de mariages arrangés, d’achats ou, plus simplement, de conquêtes.

Il s’agit là non pas de ce que nous pourrions appeler une « synthèse », mais d’un processus expansionniste au cours duquel un peuple est parvenu à s’imposer politiquement, militairement et culturellement à d’autres peuples. En d’autres termes, les intérêts de ces derniers ne recoupaient pas forcément l’intérêt de la puissance dominante, et les individus qui les composaient ne pouvaient pas éprouver un sentiment national supérieur et préexistant les incitant à se rassembler dans l’Etat que nous connaissons aujourd’hui.

Le roi de France ne représentait pour eux qu’un souverain étranger, et rien ne les prédisposait particulièrement à s’en rapprocher ou à se soumettre à son autorité. S’il existe désormais un « code de la nationalité » qui détermine ce qu’est un Français en fonction du « droit du sang » et du « droit du sol », l’adhésion qui l’accompagne éventuellement n’est que la conséquence, et non pas la cause, d’un tel processus.

C’est pourquoi, dans les territoires de la République qui occupent une position périphérique, et dont la population se trouve quelquefois marginalisée, il arrive encore que des mouvements autonomistes ou indépendantistes mettent en cause leur appartenance à l’ensemble français. Et que, même si la loi privilégie une conception universaliste de l’identité, des individus en viennent à s’extraire eux-mêmes de la communauté nationale en se revendiquant d’une identité particulière. Aussi des formules telles que la « volonté de vivre ensemble » ou l’« identité nationale » doivent-elles être considérées avec prudence.

Affirmer, afin de justifier les annexions et les conquêtes successives, qu’« il fallait bien que l’unité de la France se fasse », c’est dans une telle optique recourir à un anachronisme. La référence à des « frontières naturelles » est également illusoire [7]. Elle renvoie quelquefois davantage au « droit du plus fort » que dénonce Rousseau [8].

La Corse, comme d’autres régions périphériques, est tardivement annexée dans un ensemble avec lequel elle n’entretient pas a priori de communauté d’intérêts. Alors qu’elle s’émancipe en 1755 de la tutelle génoise sous l’égide de Pascal Paoli, qui la dote d’institutions républicaines, elle est conquise par les troupes de Louis XV en 1769. Ce n’est donc pas par un libre consentement qu’elle devient française, et c’est ce qui explique la permanence de mouvements dits « nationalistes » dans l’île. Sur certaines cartes, cette dernière se trouve certes artificiellement rapprochée du continent, comme pour produire une sorte d’harmonie dans le tracé des frontières françaises. Si bien qu’au bout du compte, de nombreux Français continentaux ignorent où se trouve la Corse, et ne savent pas qu’elle est en fait beaucoup plus proche des côtes italiennes. Toutefois, s’il fallait vraiment se référer à des frontières dites « naturelles  », elle s’insèrerait sans doute mieux dans l’espace « botte » italienne - Sicile ­- Sardaigne…

Issues des contingences de l’histoire, les seules frontières des Etats existants ne suffisent pas à l’identification de l’être collectif détenteur de l’autorité politique légitime. Les limites de l’Etat français actuel ne reposent nullement sur une sorte de conformité à des « frontières naturelles », comme pourrait le laisser accroire une représentation courante, mais sur l’intégration plus ou moins forcée à un territoire de populations porteuses d’identités très diverses. Si nous entendons par « nation » un ensemble d’individus réunis par une culture commune, le mot pourrait dès lors se révéler inapproprié en ce qui concerne la France. Clef de voûte du système républicain dans sa version française, elle s’appuierait au bout du compte sur des fondements peu solides, ce qui confèrerait à l’identité nationale envisagée sur des critères ethniques un caractère non seulement ambigu, mais encore fictif. Se référer à une « nation française » qui aurait transcendé les siècles pour expliquer la formation de l’Etat français revient à véhiculer une vision faussée de l’histoire. La France est le produit du brassage de plusieurs peuples. A cet égard, elle est multiculturelle, pour ne pas dire « plurinationale » [9].

La convocation d’une identité nationale dont il serait possible de suivre la construction de façon linéaire, au travers de grandes figures telles que Vercingétorix, Clovis ou Jeanne d’Arc, relève davantage de la fiction que de la réalité.

Tout le problème de l’« identité nationale » qui privilégie l’invocation du passé, c’est qu’elle peut servir à déterminer une citoyenneté sur une base ethnique, alors même que ses fondements demeurent illusoires. Des acteurs du débat public qui s’emparent de ce thème vont renvoyer des individus à une origine vraie ou supposée afin de les distinguer de ceux qui s’inscriraient dans l’histoire collective, jusqu’à leur dénier la qualité de Français et leur contester l’égalité des droits.

 Des fictions identitaires qui servent à exclure l’autre

L’ethnicisme, de ce point de vue, met en avant le « droit du sang », même s’il ne repose sur rien de tangible, comme critère d’appartenance exclusif, et il s’avère foncièrement conservateur. Son obsession est la continuation de ce qui existerait déjà, en préservant ou en restituant fidèlement un existant original. C’est la fidélité à ce dernier qui déterminerait la réussite, ou non, de la reproduction d’une hypothétique « nation naturelle ». Le fait de ne pas rester tel que c’était serait en revanche dénoncé comme une altération, c’est-à-dire un glissement du même vers un autre ; en d’autres termes, à une perte d’identité. Nous ne reconnaîtrions plus ce qui existait au départ. La déperdition des éléments originels laisserait la place à la survenue d’une figure nouvelle, ne correspondant pas à la précédente. Que ce soit celle de « l’étrange » ou de « l’étranger », en l’occurrence. Le rejet de l’altérité impliquerait celui du neuf, de l’inédit, ou de tout élément non assimilé par l’identité originelle. C’est pourquoi l’identité collective, lorsqu’elle est mise en avant, peut exclure autrui dans sa singularité, l’individu devant se borner à se conformer aux normes de la nation ou de la communauté. Ses membres se bornent à « faire comme tout le monde » ou « comme on a toujours fait », sous peine de susciter leur exclusion du corps social.

Parce qu’il tend à rejeter les individus qu’il ne reconnaît pas comme « identiques », et à les discriminer en les étiquetant « étrangers », ce nationalisme-là oppose « identité nationale » et « immigration », la seconde étant perçue comme un danger pour la perpétuation de la première. Pour lui, les « allogènes » sont inassimilables à la « nation naturelle ». Ils menacent son homogénéité (même si elle est fictive ou fantasmée), et ils doivent par conséquent être dénoncés en fonction de critères tels que l’origine, la pratique religieuse, la langue maternelle, voire la couleur de la peau, l’accent ou le patronyme.

Il exacerbe au bout du compte un sentiment d’appartenance teinté de xénophobie, et peut aller jusqu’à enfermer l’individu dans un stéréotype fixé selon la « race ». Au moment de l’affaire Dreyfus, Maurice Barrès assurait de cette façon : « […] Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race.  » [i] Et, dans un article intitulé Les Sources historiques du Front national, Michel Winock montrait comment le Front national, au travers de Jean-Marie Le Pen, faisait figure de continuateur d’une telle tradition identitaire :

« […] Tout comme Barrès, Le Pen juge improbable, voire impossible, l’assimilation de ces nouveaux venus : “Les Immigrés ne veulent pas s’intégrer” titre National Hebdo (1er juin 1995), qui ne cesse de reprendre le thème de “notre droit à la différence, à notre spécificité, à notre identité”. Quant au métissage, réalité historique et démographique de la nation française, Le Pen le dénonce comme un effet mortel d’une mondialisation qui altère la qualité génétique de la population. […] » [10]

Si l’universalisme se présente comme étant tourné vers l’avenir et rassemblant les citoyens dans un projet fondé sur l’intérêt public, l’ethnicisme, lui, se révèle au contraire obsédé par le passé et par une « pureté » supposée des origines. L’altérité lui fait peur, et l’autre devient son bouc émissaire, surtout en période de crise.

Les nationalismes « locaux », que ce soit en France ou dans le reste de l’Europe, n’échappent pas à cette dichotomie. Il existe ainsi au sein même des mouvements autonomistes et indépendantistes corses, et cela depuis leur résurgence dans la seconde moitié du XXe siècle, la tentation d’un glissement vers le nationalisme ethnique. Dans une libre opinion publiée dans le mensuel Corsica sous le titre Peuple, langue et citoyenneté, Denis Luciani se livre par exemple à une lecture ethnicisante de la démographie insulaire sur les cinquante dernières années, qui se réfère à l’« ascendance corse par le jus sanguis », et qui suggère à chaque ligne qu’une partie de la population locale ne saurait être reconnue comme « corse » :

« Entre 1962 et 1975, écrit-il, la population passe de 170000 a 225000 personnes soit 55000 habitants de plus de 13 ans (environ 20000 Rapatriés [d’Algérie], 20000 Maghrébins, plus vraisemblablement une dizaine de milliers de Français continentaux). […] C’est le début de la décorsisation de l’île. Celle-ci est principalement la résultante de l’apport de populations allogènes qui ne vont que partiellement s’intégrer au peuple corse. » [11]

Un discours que n’auraient renié ni Barrès ni Le Pen, puisqu’il n’est que la transposition au niveau de la Corse de leur analyse pour la France : le peuple corse, à l’instar de la « nation naturelle », est en danger, et menacé de disparition par un apport de population inassimilable. Agiter la nécessité d’une « sauvegarde », dans une telle optique, débouche logiquement sur la promotion de politiques natalistes.

Denis Luciani ajoute donc : « Il faut une politique de la famille en Corse, une politique nataliste qui permette d’avoir un solde naturel positif » [12]. Etant entendu que les « étrangers » ne sont pas inclus dans ce programme, puisqu’il précise juste avant : « Il y a un solde naturel catastrophique, si l’on enlève les populations immigrées à la natalité plus forte, cumulé avec un nombre record d’avortements » [13].

La « sauvegarde », chez les ethnicistes de toutes les époques, sert également à justifier les mesures discriminatoires, notamment en ce qui concerne l’accès à la propriété et aux emplois. D’où les propositions que les nationalistes tentent de faire passer à l’Assemblée de Corse, avec suffisamment d’habileté pour les motiver par des arguments « consensuels », en vue de la création d’une « citoyenneté » à plusieurs vitesses. En 2011, sous couvert de lutter contre la spéculation immobilière, il était question d’imposer dix ans de résidence dans l’île avant de prétendre accéder à la propriété. Une façon de restreindre les droits d’une partie de la population, en raison de son origine géographique, tout en entretenant l’amalgame entre « allogènes » et « spéculateurs ». En 2012, la grande affaire semblait être la « co-officialisation » de la langue corse. Au prétexte de défendre une langue régionale ou minoritaire, le but étant d’abord de disposer d’un moyen juridique pour exiger la compétence « langue corse » à l’embauche, comme l’expliquait le chef de file de Corsica Libera au moment de déposer une motion allant dans ce sens. Donc d’appliquer la « préférence nationale » en « corsisant les emplois », et de signifier à certains des 305674 [i] insulaires qu’ils ne sont pas Corses à part entière.

Ces nationalistes-là auront toujours du mal à accepter qu’un champion corse d’athlétisme s’appelle Mourad Amdouni. De la même manière que leurs homologues continentaux ne se sont jamais faits à l’idée qu’on puisse s’appeler Zinedine Zidane et jouer en équipe de France de football un soir de juillet 1998…

Sous Le Désordre des identités, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Sampiero Sanguinetti [14], sommeille toujours un danger : la tentation de la balkanisation, telle qu’a pu la subir l’ex-Yougoslavie dans les années 1990. Cette séquence de l’histoire européenne récente rappelle comment l’exacerbation identitaire peut conduire, sur un même territoire, de simples voisins à se déchirer alors que rien de « sérieux » ne les sépare ; et même si la surenchère mémorielle à laquelle ils se livrent s’appuie, en réalité, sur un passé revisité au service d’une idéologie. Les fictions identitaires servent en fin de compte de mobiles aux meurtres, comme pourrait le dire Amin Maalouf [15], que nous les qualifions de « génocides » ou d’« épurations ethniques »…

Si le problème du « support » s’est souvent vu contourné ou occulté [16], il a en revanche été posé par Renouvier au dix-neuvième siècle, en particulier après 1848, alors que le « principe des nationalités » se voyait mis en avant dans toute l’Europe ; c’est-à-dire l’idée selon laquelle les frontières des Etats doivent coïncider avec les nations, au lieu d’être déterminés par la fidélité d’une population à un seigneur, un roi ou un empereur. La promotion d’une telle idée aboutira notamment à l’unification de l’Allemagne et de l’Italie, et au démantèlement, après la Première Guerre mondiale, de l’Empire austro-hongrois.

De quoi s’agit-il au juste ? Selon les promoteurs d’un tel principe, de la continuation du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » proclamé dès la Révolution, les ethnies devant servir de « supports » justifiant la formation de nouveaux Etats. Cependant, Renouvier y dénonce plutôt une contradiction, voire un détournement des acquis issus des Lumières :

« Les guerres européennes et les guerres civiles qui ont éclaté en 1848 après trente-trois ans de paix, ensuite la politique étrangère du second Empire français ont apporté dans le monde ce qu’on a nommé le principe des nationalités, c’est-à-dire la triple négation de l’esprit moral et politique du dix-huitième siècle et de sa doctrine philosophique du droit des gens : 1°, par l’abandon des sentiments cosmopolitiques ; 2°, par la recherche de tout ce qui sépare les nations et les rend hostiles les unes aux autres […] ; 3°, et c’est le point le plus important, par le renoncement à l’idée capitale de la supériorité de la raison sur la coutume […]. », écrit-il [17].

Alors que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » renvoie à la nation en tant qu’association politique affranchie de tout gouvernement qui ne procèderait pas d’elle (d’où le lien étroit qu’elle entretiendrait avec la république définie comme gouvernement de soi-même), le « principe des nationalités », lui, mettrait en avant les « nations naturelles », c’est-à-dire les communautés unies par la langue, la tradition ou la religion. Renouvier anticipe et prévient à cet égard le risque de rupture avec l’universalisme au profit de l’ethnicisme. Le premier s’inscrirait dans une tradition républicaine spécifiquement occidentale et individualiste, qui assignerait à l’Etat comme but la garantie des libertés individuelles, tandis que le second se contenterait de la seule émancipation d’un être collectif. Or, cette dernière pourrait se traduire par l’asservissement d’individus sommés de se conformer aux normes régissant une identité communautaire.

C’est que la « nation naturelle » est par essence conservatrice : elle suppose la préservation d’un « mode de vie » entretenu par la reproduction des mêmes pratiques au fil des générations, y compris lorsqu’elles ne sont pas fondées en raison. Les Lumières et la Révolution, au contraire, entendent sortir l’individu de son état de tutelle par le développement de l’esprit critique : elles s’inscrivent dans une démarche progressiste et l’encouragent à mettre en cause les croyances pour leur substituer des savoirs. D’où, en réalité, une opposition foncière entre, d’une part, le fait d’assujettir l’individu à un ordre initié par la coutume, et, d’autre part, l’idéal de la raison qui émerge à partir du milieu du dix-huitième siècle et qui vise l’autonomie d’un citoyen intégré dans un système de gouvernement protégeant ses droits. Aussi la « nation naturelle » signifierait-elle en définitive un retour en arrière et la négation de la nation rationnelle indissociable de la modernité républicaine.

 L’« universalisme républicain » et ses usages anti-démocratiques

Le « principe des nationalités » ne continuerait nullement le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Il réduirait plutôt toute perspective à la conservation du passé et à la répétition des pratiques qui en seraient héritées. Le souvenir d’une hypothétique « pureté originelle », et plus ou moins fictive, comme horizon indépassable, en somme. Renouvier stigmatise la régression qu’impliquerait ce principe en enfermant l’individu dans une appartenance résultant d’un état de fait, afin de mieux défendre un lien rassemblant les membres d’une collectivité autour d’un projet commun. « Pour Renouvier, l’association volontaire est préférable aux coopérations spontanées, une république d’agents libres à une ruche d’abeilles. […] », souligne Marie-Claude Blais [18].

L’Etat-Nation serait tourné vers l’avenir (« se construit au lieu de se continuer », soutient Renouvier [19]), et la citoyenneté, ainsi que les droits et les devoirs qui s’y rattacheraient, ne relèveraient que d’une codification prescrite par la loi. La question du « support » n’apparaîtrait plus dès lors déterminante : il suffirait de la résoudre par la prescription. En d’autres termes, puisqu’il ne s’agirait pas tant de réaliser l’émancipation d’un être collectif que celle de ses composantes, peu importe les frontières existantes ; peu importe la façon dont, historiquement, elles ont été tracées ; peu importe qu’elles soient le produit de mariages arrangés, d’achats ou de conquêtes. Seules compteraient désormais les modalités de la garantie des libertés individuelles dans une communauté de citoyens : « […] la nature d’un contrat social légitime, de laquelle et les divisions et les réunions des Etats et des nations ont à résulter exclusivement, est tout entière dans le consentement et dans l’accord des hommes à se régir par une constitution commune qui garantit leurs libertés.  » [20]

La nation qui sert de matrice à la souveraineté populaire, dans l’optique républicaine, doit être comprise au sens de Rousseau. C’est-à-dire en tant que réunion d’hommes en société fondée sur un contrat. Un tel pacte, qualifié de « social », consisterait dans le consentement tacite des contractants à quitter un état dans lequel tous auraient un droit illimité sur tout pour un état dans lequel chacun se verrait garantir des droits égaux. Le passage à cette seconde situation, appelée « état civil », se traduirait par la préservation de droits fondamentaux, qui ne pouvaient être assurés dans l’« état de nature » : « Ce que l’homme perd par le contrat social, écrit Rousseau, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède.  » [21]

Les individus formeraient alors un corps social uni autour d’un bien commun. Aussi la gestion de la chose publique prendrait-elle un caractère rationnel, et serait désormais l’affaire de « tous » dans l’intérêt de « tous ». Ici, le terme de « nation », à l’instar de celui de « peuple », prendrait une signification spécifique : il s’agirait d’une communauté souveraine, qui réunirait des citoyens autour d’un projet fondant le « vivre ensemble ». Une telle définition, exclusive de toute considération ethnique, diffèrerait du sens premier donné à ce terme, en tant qu’ensemble humain lié par une culture ou une par une origine commune. C’est pourquoi Claude Nicolet écrit : « Puisqu’elle est, dans la théorie, le détenteur et le support de la souveraineté, il faut que la Nation ne soit autre chose que […] l’association politique dont avaient parlé tous les écrivains politiques, et en particulier Rousseau. » [22]

En tant qu’espace visant le bien commun, la République pourrait être définie, dans la tradition politique française, comme une collectivité dont les membres, ayant en vue le même intérêt au-delà de leurs préoccupations particulières, détiendraient le pouvoir de décider. En tant que détenteurs de la souveraineté, ils seraient des citoyens qui participeraient à un régime dans lequel la collectivité se gouvernerait elle-même.

La République, pour le dire autrement, aurait opté pour la mise en avant d’une identité nationale à caractère universaliste. Elle réunirait en outre ces deux propriétés : elle serait une et indivisible. Par le terme d’« unité », nous entendons le caractère de ce qui se présente sous une seule et même forme, à l’exclusion de toute autre. Celui d’« indivisibilité », lui, désigne le caractère de ce qui ne peut pas être séparé en plusieurs parties. Partager la communauté politique, fondée sur le contrat social, équivaudrait à la fragmenter en plusieurs communautés de second ordre, en rapport avec l’identité géographique, ethnique, religieuse ou sociale de groupes d’individus. L’universalisme républicain ne garantirait plus la préservation de l’intérêt de tous s’il se révélait fractionné.

Toutefois, ce discours qui se légitime lui-même comme « républicain » et « universaliste » ne recèle-t-il pas ses propres contradictions ? Et, derrière les intentions, ne dissimule-t-il pas lui aussi ses propres usages anti-démocratiques ? Les principes d’« unité » et d’« indivisibilité », au lieu de garantir l’égalité entre les citoyens de la République, ont pu servir à justifier un centralisme autoritaire, finalement générateur d’inégalités territoriales entre la capitale et les régions périphériques. Ces dernières, pour un certain nombre, ont souvent été considérées comme de simples dépendances de l’Etat central, cette position entretenant quelquefois leur sous-développement.

Sur le plan économique, la Corse, par exemple, a longtemps subi un traitement inégalitaire. Elle a notamment été pénalisée par la « loi douanière de 1811 » qui détaxait tout produit continental débarqué dans l’île, et qui taxait en retour toute production à l’export de l’île vers le Continent. Ce système s’est appliqué pendant plus d’un siècle. Il a eu pour conséquence d’étouffer une production locale qui, devenue trop chère, ne pouvait plus maintenir sa présence sur le marché. L’université de Corte, fermée à la suite de l’invasion française de 1769, n’a quant à elle été rouverte qu’en 1981. Jusqu’à cette date, les insulaires étaient obligés d’aller étudier sur le continent, avec les difficultés que cela suppose. La Corse étant bien plus distante des côtes françaises que ne le laisse supposer son rapprochement artificiel sur les cartes météorologiques visibles dans les médias, ceux qui ne pouvaient pas assurer le déplacement devaient renoncer à poursuivre des études supérieures. Probablement une des applications du principe d’égalité entre les citoyens dans la République « une et indivisible »… Aujourd’hui, l’aménagement de ce territoire au cœur de la Méditerranée souffre encore d’un centralisme qui conduit à entretenir une liaison aérienne régulière entre Ajaccio et Paris, mais pas vers l’aéroport international de Rome (beaucoup plus proche), ce qui faciliterait pourtant les voyages vers des destinations telles que l’Italie, la Grèce ou la Turquie. Cette situation est certes avantageuse pour les Parisiens qui visitent la Corse, mais pas pour les Corses qui sont contraints au détour par la capitale (avec le surcoût que cela implique) pour s’envoler vers Athènes ou Istanbul. En d’autres termes, certains citoyens français ne disposent pas de la même liberté d’aller et venir que d’autres.

Sans doute faut-il démystifier un vocable « républicain » qui, invoqué de façon abusive, sert surtout à cacher des rapports de dominants à dominés sous le masque de fictions telles que l’« unité nationale » et l’« égalité civique ». Au Moyen Age, la république, au travers de l’expérience de la commune, consistait déjà dans le gouvernement d’un être collectif par soi-même. Cependant, elle supposait alors la rupture du monolithisme du domaine du comte, du duc ou du roi. Aussi les concepts d’unité et d’indivisibilité, si chers, depuis 1792, aux plus fervents défenseurs du modèle républicain édifié par les jacobins, s’avèrent-ils n’être que de beaux restes de l’époque médiévale. Et si la thématique de l’unité nationale, bien loin de garantir l’égalité des citoyens, n’était pas plus monarchique que républicaine ?

« […] Elle [la Convention] puisait ainsi dans l’héritage monarchique […], qui rejette le fédéralisme (alors qu’à l’époque la République est assimilée au régime fédéral des Etats-Unis d’Amérique), un principe qui ne cessera de marquer, jusqu’à aujourd’hui, notre droit et nos Constitutions républicaines. Charles Péguy ne s’y était d’ailleurs pas trompé en illustrant ce paradoxe par sa fameuse comparaison : “La République une et indivisible, c’est notre royaume de France… Rien n’est aussi monarchique et aussi royal, et aussi ancienne France que cette formule.”  », observait Stéphane Beaumont dans un article intitulé La République est-elle vraiment indivisible ? [23].

La « souveraineté populaire » réduite à l’état de fiction

La République nécessiterait encore, pour être autre chose qu’une fiction, que le bien commun ne soit jamais perdu, et que l’autorité procède toujours de ce que Rousseau appelle la « volonté générale ». D’où l’importance de la transparence dans le rapport du gouvernant au gouverné, qui suppose un réel contrôle démocratique. Dans un régime représentatif, le dèmos, s’il jouit de son autorité par délégation, conserverait la possibilité d’adhérer à un programme ou de le rejeter. Aussi Philippe Ardant souligne-t-il, dans un ouvrage collectif intitulé Démocratie :

« L’important est de bien comprendre que, avec lui [le régime représentatif], le peuple ne se dessaisit pas de sa souveraineté, de son pouvoir ; il en délègue l’exercice aux représentants et ceux-ci s’expriment en son nom. » [24].

Pourtant, certaines conditions pourraient entraîner une perte de la représentation. Nous pourrions envisager que le candidat à un scrutin, une fois élu, ne tienne nullement ses engagements. Il n’appliquerait pas le projet pour lequel il aurait été choisi. Par définition, le lien de confiance entre le gouvernant et le gouverné se verrait alors brisé, et le peuple ne serait ni représenté ni souverain.

Un candidat pourrait, de la même façon, passer des accords avec des individus influents qui contribueraient à « faire » son élection. Arrivé aux responsabilités, il orienterait alors en retour sa politique dans le sens d’intérêts particuliers qui diffèreraient de l’intérêt général. En d’autres termes, le « représentant » n’agirait pas tant au nom du « représenté », ni du peuple ou de la nation, qu’au nom d’une fiction de « souveraineté populaire ».

L’opacité règnerait d’autant plus que les centres décisionnels ne relèveraient pas uniquement de la sphère politique. L’économique, le financier, tout comme le médiatique soumis à des groupes de pressions, risqueraient d’interférer sur le processus démocratique. Or, c’est seulement par rapport au politique que l’électeur est appelé à se prononcer lors d’un scrutin. S’il voulait contester le bien-fondé d’une mesure dont il subirait les effets, le citoyen ne serait donc pas en mesure d’interpeller le véritable décideur. La souveraineté de la collectivité serait illusoire. C’est pourquoi des auteurs, à l’instar de Cornelius Castoriadis, n’hésiteront pas à rejeter le terme de « démocratie » pour qualifier les Etats contemporains :

« […] Pourquoi parler d’oligarchies libérales là où journalistes, politiciens et écrivains irréfléchis parlent de démocratie ? Parce que la démocratie signifie le pouvoir du dèmos, du peuple, et que ces régimes se trouvent sous la domination politique de couches particulières : grands financiers et industriels, bureaucratie étatique et politique, etc. Certes, la population y a des droits […] Mais la population n’a pas le pouvoir : elle ne gouverne ni ne contrôle le gouvernement […] » [i].

Alain Dewerpe, quant à lui, considère que la distribution des pouvoirs distingue inévitablement ceux qui savent de ceux qui ne savent pas, le contrôle du secret renforçant les uns et marginalisant les autres. Cela quel que soit le régime, ou le secteur social concerné :

« […] Il n’existe pas, d’autre part, d’institution, Etat ou parti, où la conception des projets et le processus de décision, quelle que soit l’étendue des consultations et de la participation de l’ensemble des agents concernés, ne soient fondés sur une distinction entre insiders et outsiders, initiés et exclus […]  » [25].

La figure du labyrinthe s’avère peut-être plus appropriée pour analyser une telle distribution des pouvoirs. Elle renvoie à un espace dans lequel s’enchevêtrent de multiples chemins, et où une seule voie permet de se rendre de l’entrée jusqu’au centre ou à la sortie. On s’y perd et, du fait d’une telle complexité, l’issue y est maintenue secrète. Il s’agit par conséquent d’un lieu qui piège celui qui y pénètre, ou plutôt celui qui en ignore les spécificités. C’est à cet égard qu’il impliquerait une distinction entre initiés et exclus, qui pourrait se traduire par l’exercice d’un pouvoir lié à la maîtrise d’un secret.

Dans une telle perspective, la république d’une part, qui exige la participation de chacun à la chose de tous, et le labyrinthe d’autre part, qui favorise l’opacité au détriment de la transparence, désignent des formes antithétiques. Or, la mondialisation néolibérale tout particulièrement, qui favorise l’accroissement des échanges transfrontaliers, aboutit à l’effacement de la première derrière le second. Le marché, lorsqu’il se joue des frontières, accumule effectivement des zones d’ombre sur lesquelles le citoyen a peu de prise.

Dans un article intitulé « Ces firmes géantes qui se jouent des Etats », publié alors qu’émergeait la mouvance dite « altermondialiste » [26], l’économiste Frédéric F. Clairmont indiquait ainsi que, depuis 1982, la croissance annuelle des deux cents premières multinationales représentait le double de celle des vingt-neuf pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour le dire autrement, l’économique et le financier concentrent des pouvoirs face auxquels le politique aurait finalement peu de poids. L’action publique manifesterait par conséquent ses limites. Si nous considérons que les orientations fixées par des acteurs occultes peuvent avoir des répercussions sur le bien commun, alors il nous faut admettre qu’elles impliquent une mise en cause de la démocratie elle-même, dont le corollaire est précisément le contrôle par le peuple de ce qui intéresse le peuple tout entier. Le vocabulaire qui sert traditionnellement à rendre compte de l’agencement de la matrice républicaine - « nation », « peuple », « souveraineté », « loi » - renverrait dès lors à un schème conceptuel dépassé, et c’est à cet égard que la figure du labyrinthe apparaîtrait plus appropriée afin de peindre la complexification des réseaux d’influence et de domination :

« […] Le contrôle démocratique, poursuit Alain Dewerpe, ne s’exerce donc que sur les aspects secondaires du jeu politique, celui qui est ouvert et public - tant dans le processus de décision, toujours opaque, que sur la ligne politique réellement suivie, souvent obscure. » [27]

Certes, le peuple peut être régulièrement consulté, et les problèmes sur lesquels il est amené à se prononcer peuvent faire l’objet de débats publics largement relayés par les différents canaux d’information. Mais les sujets qui bénéficient d’un traitement médiatique reflètent-ils véritablement l’essentiel des enjeux politiques ?

Nous pourrions imaginer que l’initié soit en mesure de sélectionner les faits portés à la connaissance du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur ; soit par connivence (il entretiendrait des relations privilégiées avec les propriétaires des principaux organes de presse et des grands groupes audiovisuels) ; soit par contrainte (il profiterait de sa position pour exercer des pressions à leur encontre) ; soit par manipulation (ses conseillers en communications lui indiqueraient la meilleure forme à donner à une proposition afin d’obtenir l’effet escompté sur le récepteur). Par son appropriation des pouvoirs distribués selon un mode labyrinthique, il disposerait toujours d’un avantage considérable sur le non initié, et il contribuerait à faire de la démocratie un mythe ou une fiction, davantage qu’une réalité.

 Conclusion

Depuis que le monarque absolu a cessé d’être le détenteur exclusif de la souveraineté, les révolutionnaires, puis les républicains, ont dû faire un choix entre deux définitions de la nation : l’une ethnique et l’autre universaliste.

La première renvoie au sang et à l’origine. Elle se révèle alors plus souvent fictive que réelle. Surtout s’il est question de reconstruire l’histoire afin de la mettre au service d’une idéologie, et d’un projet de société différentialiste. La seconde considère seulement des individus unis dans une communauté de destin, c’est-à-dire qu’elle accueille dans la poursuite d’un projet commun, indépendamment de critères d’ordre ethnique. Cette dichotomie se traduit désormais dans des termes similaires dans le cadre de la construction européenne : faut-il la poursuivre en se référant aux « racines chrétiennes » du Vieux Continent ? Avec le risque d’encourager la montée d’extrémismes identitaires, qui utiliseront eux aussi la fiction pour mieux rejeter ce qui « n’appartient pas » à « l’Occident ». Ou bien faut-il progresser, comme le préconise Henri Pena-Ruiz [28], en édifiant un espace laïc tourné aussi bien vers l’Europe que vers la Méditerranée, motivé par la poursuite d’un projet fédérateur, et dégagé de toute considération ethnicisante ?

Cependant, quel que soit le niveau envisagé - commune, nation, continent -, la mise en avant d’une identité définie sur une base « universaliste » ne doit pas non plus ignorer les difficultés qui se cachent sous ce vocable. En particulier lorsque se pose la question de la représentation. Afin d’éviter une perte de l’intérêt général au travers d’une perversion du rapport entre le représentant et le représenté, il s’avère indispensable d’encadrer et de contrôler l’action de ceux qui gouvernent. Or, la multiplication des labyrinthes du pouvoir, surtout dans un monde où le marché se joue des frontières de l’Etat-Nation, ne rend pas toujours possible la satisfaction d’une telle exigence démocratique. Aussi le dèmos, autour duquel s’articulent les concepts de « gouvernement de soi-même » et de « souveraineté populaire  », ne se révèle-t-il peut-être pas moins mythique, fictif et illusoire que d’autres acceptions du mot « nation ».

 Bibliographie

Arnaud (Daniel), La Corse et l’idée républicaine, Paris, L’Harmattan, 2006.

Blais (Marie-Claude), Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000.

Castoriadis (Cornelius). Les Carrefours du labyrinthe. Paris, Seuil, 1978. 6 vol.

Dewerpe (Alain). Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain. Paris, Gallimard, 1994.

Nicolet (Claude), L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994.

Renouvier (Charles). Science de la morale. Paris, 1869. 2 vol.

Rousseau (Jean-Jacques), Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1959. 5 vol.

Thiesse (Anne-Marie). La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle. Paris, Seuil, 1999.

Winock (Michel), La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003.

Notes

[1] Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 294.

[2]  In Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 112-114.

[3] Le transfert d’une compétence d’« adaptation législative » à la Collectivité territoriale de Corse, suite aux accords de Matignon sous le gouvernement de Lionel Jospin, avait alors suscité un vif débat sur les rapports entre la nation et les régions.

[4] Le Monde des débats de janvier 2001.

[5] L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 400.

[6] Id, pp. 400-401.

[7] Sur le caractère imaginaire des « frontières naturelles », voir les travaux du géographe Claude Raffestin. Par exemple l’article « La Frontière comme représentation : discontinuité géographique et discontinuité idéologique », publié en 1990 dans Relations internationales n° 63.

[8] Du Contrat social, I, III.

[9] Voir sur ce point l’ouvrage La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe- XXe siècle (Paris, Seuil, 1999), dans lequel Anne-Marie Thiesse démontre comment le caractère pluri-ethnique des « nations » européennes a été occulté pour imaginer des « identités nationales », bien plus fictives que réelles.

[i] In Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 241.

[10] Id., p. 284.

[11] Corsica de mars 2012.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[i] Recensement de l’Insee au 1er janvier 2012.

[14] Gémenos, Autres Temps, 2007.

[15] Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1999.

[16] Le mérite de Renouvier concernant la France est de ne pas contourner la difficulté dès qu’il s’agit de cette question. Claude Nicolet, comme nous l’avons vu, ne fait que l’effleurer. 

[17] Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, Paris, 1896, vol. III, p. 665.

[18] Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 222.

[19] Science de la morale, Paris, 1869, vol. II, p. 418.

[20] Id., p. 430.

[21] Du Contrat social, I, VIII.

[22] L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 401.

[23] In Le Monde, dossiers et documents n° 292, novembre 2000, p. 4.

[24] Démocratie (ouvrage collectif sous la direction de Robert Darnton et Olivier Duhamel), Paris, Editions du Rocher, 1998, p. 165.

[i] Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, vol. II (Domaines de l’homme), pp. 133-134.

[25] Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.

[26] In Le Monde diplomatique n° 549, décembre 1999, p. 19.

[27] Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.

[28] « L’Europe a besoin de laïcité », in Le Monde diplomatique de juin 2000.

Articles connexes :



-Jouer avec ou sans monde : le cas du jeu de rôle sur table, par Caïra Olivier

Pour citer l'article


Arnaud Daniel, « L’Identité nationale relève-t-elle d’une fiction ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°16. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/L-Identite-nationale-releve-t-elle,290 (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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